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GUICHARDET, Francis(18..-18..) : Petits métierslittéraires(1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (09.V.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
PETITSMÉTIERS LITTÉRAIRES
PAR
Francis Guichardet

~ * ~

LE mendiant de lettres est une des plaies de la littérature, un desplus horribles ennuis de la gloire que nous espérons tous.

Je vous suppose aussi inconnu que le dernier rapin littéraire, et, sousl’influence d’un cauchemar dramatique, vous vous abandonnez aux rêvesde vos prochains succès, encore endormi dans les bras de Morphée,comme le disait M. E. Dupaty, de l’Académie française.

Le bruit de votre sonnette vous a jeté bien loin de vos illusionslittéraires. La figure grimaçante d’un créancier est venue se glisserdans le brouillard de votre réveil ; tous les bottiers aiment à voirlever l’aurore !

Votre tête est encore farcie de scènes sanglantes, de lugubrespersonnages, divines créations de votre esprit. La veille, vouscombiniez le plan de votre premier drame ; et vous rêvez encoremeurtre, poignard, poison, duel, supplice, extermination, apparitionsnocturnes, traître incorrigible, Moëssard, Chilly, Harel, AnicetBourgeois, Bocage, et toute cette galerie fantastique vient de faireplace au visage du traître qui vient vous réveiller. Mort etdamnation !

Oppressé par votre drame, vous saisissez votre bonne dague, fleuretinnocent destiné à percer le cœur de votre premier critique ; et, lefer d’une main, la chandelle de l’autre, vous vous disposez à soutenirbravement une scène dont l’acteur supposé vous jette dans un douteaffreux. Un homme vient de faire son entrée ; sa figure noble etdistinguée tout à la fois, ses manières élégantes, son organeaffectueux, sa diction facile, vous désarment aussitôt, et vous donnentinstinctivement l’idée d’un directeur de théâtre à la piste de votretalent. Vous recevrez ce visiteur matinal avec toute la politesse quecomporte votre costume improvisé. Vous offrez un siége, et, débarrasséde la sombre physionomie que donne toujours la crainte d’unfournisseur, vous demandez à ce monsieur l’objet de sa visite.

« Monsieur, vous dit avec assurance votre interlocuteur, j’ai beaucoupparcouru le monde, et partout votre renommée est venue frapper monoreille.

- Ah ! monsieur, je n’osais pas espérer… De faibles essais…

- Quelquefois, un début est un vrai coup de maître.

- Je le désire assurément, mais…

- Vous ne manquerez pas de puissants appuis, et s’ils vous font défaut,votre talent seul vous soutiendra.

- Mon œuvre est à peine terminée, et je ne sais pas si elle vousconviendra.

- Elle me conviendra certainement, et le succès vous est acquisd’avance.

- Quand pourra-t-on me jouer ?

- Quand vous voudrez ; le théâtre vous est ouvert.

- J’aurais cependant quelques corrections à faire.

- Corrigez, corrigez : Boileau l’a dit ; et, grâce à ce conseil, Racinea fait des chefs-d’œuvre. »

Ici les rayons de la gloire frappent vos yeux ; vous éteignez votrechandelle. Votre interlocuteur reprend :

« Victor Hugo m’a parlé de vous !

- Je le connais fort imparfaitement.

- Il vous a distingué ; il fait le plus grand cas de vous, et je croisvraiment que c’est lui qui m’a donné votre adresse, que tout passant,du reste, aurait pu m’indiquer. Voilà de quoi il s’agit. Je viens detraduire un ouvrage inédit de Tacite, découvert dernièrement dans labibliothèque du Vatican, et je viens vous demander la permission devous compter au nombre de mes souscripteurs. L’ouvrage est sous presse,et coûtera vingt francs. J’ai oublié ma bourse ce matin, et je vousprierai de vouloir bien m’avancer cette somme ; vous recevrez les deuxvolumes franco, et vous lirez votre nom imprimé à la fin de l’ouvragedans la liste des souscripteurs.

Étourdi, anéanti, vous balbutiez ces quelques mots :

- Mais vous n’êtes donc pas directeur ?...

- Je l’ai été pendant plusieurs années. Je dirigeai le Biribilittéraire ! journal qui eut longtemps une grande influence sur lepublic ; mais nous n’avons pas voulu faire de concessions aux novateursmodernes, et l’amour de l’art nous a tués. Alors, j’ai demandé desconsolations aux vrais classiques. »

Vous vous creusez le cerveau pour trouver une excuse, lorsque votrevisiteur ajoute :

« Entre confrères, il ne faut pas se gêner. Dites-le moi franchement :si vous n’avez pas vingt francs, donnez-m’en dix ; je m’en contenterai.Tous mes souscripteurs ont, il est vrai, payé d’avance. Tenez, voici maseconde liste, toutes nos illustrations : V. Hugo, Balzac,Chateaubriand, Lamartine, Soulié… Il ne manque plus que vous. Ainsidonc vous me devrez dix francs : c’est une affaire arrangée. – Lemendiant parti, vous vous frottez les yeux, vous retombez, de toute lahauteur où vous étiez monté, dans le monde réel ; et vous vousapercevez que vous venez d’être victime d’un nouveau genred’escroquerie, le vol à la traduction.

Dernièrement le nom d’un littérateur plus célèbre par ses malheurs quepar son talent a été exploité par deux flibustiers de ce genre. Ilscouraient d’homme de lettres en homme de lettres, étalantcomplaisamment des infortunes imaginaires. Chez l’un, ils déroulaientle tableau du plus misérable intérieur ; chez l’autre, la suppositiond’un suicide était mise sur le tapis. Les ombres de deux amis étaienthabilement invoquées ; Gilbert et Malfilâtre venaient ensuite, et cetriste cortége excitait la pitié ; et la recette fut brillante !

Le mendiant de lettres subit mille transformations. Aujourd’hui c’estun amant des Muses toujours sur le point de publier son recueil : couronne poétique, guirlande poétique, macédoine poétique, mélangespoétiques, pot-pourri poétique, débris poétiques, fragments poétiques,dont une pièce est toujours dédiée au confrère sollicité. Ces nouveauxindustriels savent supporter toutes les avanies, revenir à la chargemalgré vingt refus ; le métier est productif, ils en vivent depuis dixans. Souvent, fatigué de leurs importunités, vous vous décidez, paravarice ou faute d’argent, à écrire sur un papier qu’ils vousprésentent l’adresse d’un de vos amis, chez lequel ils se disent fiersde se recommander de votre nom. Demain vous recevrez la visite d’unevieille femme dont le fils, dit-elle, doit faire vivre sa famille duproduit de ses ouvrages… et des quelques écus que vous allez luidonner. Depuis deux ans, cette mendiante semi-littéraire colported’étage en étage les vertus, le mérite, le dévouement, la piété filialede ce fils pour lequel il faudrait créer un prix Montyon, si ce modèlede toutes les perfections s’était donné la peine de naître.
F. G.