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ROUX, Louis(18..-18..) : Un Foyer dethéâtre(1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (10.V.2014) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. Un Foyer dethéâtre par Louis Roux ~ * ~ C’EST à la lueur de mille bougies, parfaitement éclairées au gaz, qu’ilfaut voir ce que Paris a de plus saisissant, un foyer. Je ne parlepoint de celui d’un verre lenticulaire, bien qu’il soit question d’unfoyer de lumières. Toujours placé au dernier degré de l’échelle thermométrique, le foyerde théâtre contient des bûches d’une entière froideur ; le feu y estun paradoxe comme l’eau sucrée. Néanmoins c’est de là que partl’étincelle électrique qui doit embraser Paris et la province.L’enthousiasme et la chaleur s’y développent par le frottement : le banet l’arrière-ban de la critique, convoqués pour une pièce de choix,trouvent celle-ci assez froide, s’y rafraîchissent peu, et en revanchey gèlent beaucoup. Pour le commun des martyrs, la pièce est sur la scène ; dans lescoulisses, pour les papillons de cinquante-cinq ans et au-dessus, quiont un bout d’aile à brûler au foyer des acteurs, l’encens d’un bon motsemi-séculaire, à faire fumer sur le trépied toujours incandescent dela curiosité sceptique des habitués de coulisses. Pour les initiés, aucontraire, le spectacle est au foyer. Comédie bourgeoise, en frac et en gants glacés, le foyer de théâtreréunit l’élite de la fashion journalisante. L’aristocratie de l’esprity tient ses assemblées hebdomadaires ; c’est le conclave del’esthétique dramatique, une salle des maréchaux pour les titulaires dela grande armée de la presse. Voyez, c’est une femme à la mode quientre avec son gérant responsable, un rédacteur en chef déjà gros d’unpremier-Paris, un amateur, surnommé avec raison le fléau des lettres,qui vous parle chevaux et chasse, ce qui vous enrage, à cause de votreprofession, et ensuite à cause de la sienne. Vous coudoyez des hommesimmenses sans vous en apercevoir ; il se fait autour de vous un papillotage tranchant et moqueur, qui résonne comme le premier bruitde l’atelier cyclopéen de la presse périodique. J’arrive, et je demande à chacun : de quoi est-il question ? Est-ce unViennet que l’on dissèque ? Est-ce une candidature à l’Académie, donton dépouille le scrutin ? Est-ce une gloire que l’on coule en bronze àgrand renfort de feuilletons ? On va, on vient, on se groupe ; un homme, un seul, ce bon gros Jules,que vous savez, tient la plume de Damoclès suspendue sur un drame ouune comédie : la pièce n’est encore qu’au troisième acte, elle estjugée en dernier ressort. Autour du prince de la critique se pressentles suzerains du moyen format, chacun selon l’élévation de sa colonne ;scène mouvante et animée, quasi muette, qui organise un succès ou unechute. Dans ce pêle-mêle, il ne faut croire qu’à ce qu’on ne voit pas.Les apparences sont si trompeuses ! La province court les rues pour voir, quoi ? Ce qu’on rencontrepartout, des boutiquiers, et des gens riches ; mais ce qu’on ne voitnulle part qu’à une première représentation, c’est J. Janin et V. Hugo,Alph. Karr, Léon Gozlan, de Balzac, G. Sand, Alex. Dumas et M. deLamennais ; mais jamais un provincial ne s’avisera de l’aller chercherau théâtre. Je ne parle point, et pour cause, de la petite artillerie de la presse,de toute l’école buissonnière du petit format, qui compte ses chevronspar milliers, qui se construit pièce à pièce une individualitépuissante et redoutée, de tous les grands noms trop inconnus pour êtreillustres, trop spirituels pour être encore beaucoup connus. C’est une soirée qui diffère de toutes les autres : on flane et on agit; on babille et on pense en même temps ; on est distrait, et on faitmouvoir des ressorts puissants ; on formule une réputation avec unaxiome, on écrase avec un mot, on ressuscite quelqu’un par unesentence. L’homme est à la fois tout yeux et tout oreilles. Il consulteSchelegel et le voisin sur ses principes et son prochain. C’est lafoire aux consciences, le prétoire de Melpomène, les assises du goûtfrançais. L’ange du jugement se promène un crayon à la main. Et puis c’est le feuilleton qui touche déjà à sa première périoded’incubation. Les paragraphes s’échelonnent, se superposent. Unenouvelle pièce, entée sur la pièce nouvelle, s’implante avec effortdans la pulpe cérébrale de la critique. Un verre de champagne, etj’accouche ! Seriez-vous le métromane en personne, n’approchez point de ce lieumaudit. On y danse sur un volcan. La vérité y prend des alluresrailleuses et distraites ; Prométhée s’y trouve en proie à millevautours ; les serpents de l’analyse y sifflent de terribles paroles.Le mane tecel fares est écrit sur les murs d’un foyer de théâtre. Ces yeux qui passent et s’en vont, qui montent et descendent, quifluent et refluent, paraissent et s’éclipsent, croyant n’avoir vuqu’une pièce ; ces oisifs qui demandent leur voiture comme au bal del’Opéra, odi profanum, ils ne sont ni littérateurs, ni poëtes, nicritiques, ni dramaturges ; ils n’ont rien compris au foyer de théâtre,au désespoir d’un auteur, au triomphe d’un grand homme. Ce n’est rien,c’est un public qui s’en va ! S’il est à Paris un salon où se soit succédé tout ce que la France a eud’hommes d’esprit, d’intelligence et de cœur, où, après Corneille,soient venus Molière et Racine, après eux, Le Sage, après Le Sage,Marivaux et Beaumarchais, après Beaumarchais, Fabre d’Églantine, quilie les générations anciennes à la génération nouvelle, qui renfermeles fastes de l’esprit français, les bustes de Corneille et de Molière,de Voltaire et de Racine, ce salon, qu’on me le montre, et j’ôte monchapeau en y entrant, à moins que ce salon ne soit justement un foyerde théâtre où l’on se promène bourgeoisement, le chapeau sur la tête,en rêvant à la pièce de la veille, et au feuilleton du lendemain. L. ROUX. retour table des auteurs et desanonymes |