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OURLIAC, Édouard(1813-1848) : Le Martyr de la liberté(1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (09.V.2014) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. Le Martyr dela liberté par Édouard Ourliac ~ * ~ CERTAINEMENT s’il y eut jamais un martyr de la liberté, c’est celui-là.Il a passé les deux tiers de sa vie en prison ; il a été bâtonné parune foule d’esclaves qu’il a délivrés, et ses biens ont enrichi troisou quatre de ces hommes qui quêtent pour les peuples malheureux. Dans ce temps-là, le croissant menaçait la croix grecque ; les juifs,les protestants, les athées et les déistes se prirent d’un grand amourpour cette croix. Il partit pour la Grèce. Il y avait une bourgade de ce pays, dont la population, pleine de bonvouloir, mais sans chef et sans ressources, gémissait particulièrementsous la dure loi des persécuteurs ; il fut délégué pour s’aller mettreà la tête de cette bourgade et lui communiquer les bienfaits de latactique européenne. Il fut reçu à bras ouverts. On s’attroupa autour de son brillantuniforme : l’un lui arracha ses épaulettes ; l’autre son hausse-col ;un troisième sa montre. On le dépouilla de la tête aux pieds. Cesgens-là ne parlaient pas le français : il crut que c’était unmalentendu, il essaya de s’expliquer. On l’étourdit de quelques coupsde crosse de fusil, et on le laissa tout nu sur le chemin. Un homme grave et d’un âge mûr, qui passait, eut l’air de le plaindre.Philogène (c’est le nom du martyr) lui fit entendre ses infortunes.L’homme grave blâma sévèrement ses compatriotes. Philogène s’abandonnaà son indignation, et versa ses chagrins dans son sein ; mais l’hommegrave devenait de plus en plus compatissant, et finit par lui tenir despropos dont la délicatesse s’effarouchait. Philogène prit sa course parmonts et par vaux jusqu’au port, et revint en France. Quels chrétiens ! s’écriait-il ; certes ce ne sont pas tout à fait deschrétiens comme nous, ainsi qu’on disait. Entre Grec et Turc il ne fautpas mettre le doigt. A quelque temps de là, une révolte éclata en Pologne. Philogène pensaque ce pouvait être d’honnêtes gens qui, les premiers, étaientdescendus sur la place pour escarmoucher à tort et à travers au milieude leurs villes. Ces honnêtes gens furent battus, la plupart pendus ;les autres, chassés de leur pays, refluèrent vers le midi de l’Europe. Philogène fut des premiers à fêter ces débris vénérables : il offrit samaison à l’un de ces héros malheureux, qui s’appelait Petrouski. ̶ Bone Dious ! s’écria-t-il en levant les yeux au ciel ; etpleurant de tendresse, il embrassa sur la bouche, selon la coutume deson pays, Philogène et toute sa maison, y compris sa femme et sa fille,qui comptait à peine quinze ans. Il continua ainsi de les saluer chaque matin, quoi qu’on pût lui dire,répliquant qu’il savait trop les devoirs que lui imposait lareconnaissance. Tout allait donc pour le mieux, si ce n’est quePhilogène s’aperçut, au surcroît d’effusion de l’étranger à la fin desrepas, qu’il aimait extraordinairement l’eau-de-vie. En effet, ils’enflammait alors à vue d’œil, il roulait des yeux furibonds, etcassait son verre à la moindre contradiction, en s’écriantamoureusement : Bone Dious ! de façon faire trembler les convives. Un soir, à souper, comme il entamait une septième bouteille, Philogènel’avertit qu’il pourrait s’incommoder, et la lui retira. Petrouski leregarda, comme stupéfait d’un tel outrage à l’hospitalité, puis il lesupplia d’une voix tendre et mourante. Philogène tint ferme. BoneDious ! dit Petrouski, en lui fendant le crâne d’une autre bouteille ;et se jetant sur lui, il l’eût étranglé, pour peu qu’on l’eût laisséfaire. Les gens du Nord sont plus vifs qu’ils ne le paraissent. Quand on fut revenu de ce trouble, le Polonais avait quitté la maison.On retrouva sa chambre vide, comme il l’avait prise ; il n’avaitemporté que les draps du lit et quelque pièce d’argenterie. Comme il entrait en convalescence, Philogène rencontra, dans un jardinpublic, un bel homme brun, les traits mâles, l’œil vif et beau, dans unéquipage fort ruiné. Cet homme l’intéressa. « Monsieur, lui dit celui-ci, je suis Espagnol : mes compatriotes sontdes sortes de brutes qui croupissent encore dans la plus profondeignorance ; ils ne savent, depuis tantôt treize cents ans, que plier ledos sous le joug des rois et des moines. J’avais ouvert un des premiersles yeux à la lumière, et pour leur avoir voulu prouver, les armes à lamain, combien ils étaient malheureux, ils m’ont chassé de mon pays,dans l’état que vous voyez. - Quoi, un Espagnol constitutionnel ! vous n’êtes donc plus catholique ? - Pas si bête, dit le Castillan ; j’ai lu Voltaire complet. - Brave homme ! reprit Philogène, venez chez moi ; je ne permettrai pasqu’un étranger si éclairé souffre plus longtemps pour une si bonnecause. » L’Espagnol répliqua que ses diverses connaissances lui permettraient dereconnaître ce service. Tout compte fait, il se trouva que ce qu’ilsavait encore le mieux, c’était de râcler quelques vieux airs andaloussur la guitare : il proposa de les enseigner à la fille de la maison ;Philogène accepta avec gratitude, s’applaudissant de voir cette foisses bienfaits si bien placés. Mais comme il passait, un jour en rêvant, derrière un berceau dujardin, il vit par hasard le professeur qui donnait à cette heure saleçon de guimbarde à la jeune fille. Sa façon de démontrer ne plut pasà Philogène : il se fâcha. « Vous n’êtes donc pas philosophe, lui dit le Castillan. - Pas si bête, » dit Philogène ; et, ramassant un rateau, ilreconduisit très-vite le musicien à la porte. Un heureux incident le vint distraire de ses chagrins : un banquierbelge, compromis dans deux ou trois conspirations européens, et traquépar la police de sa nation, le fit demander pour le prier de contribuerà une souscription considérable au profit des enfants errants de laliberté. Le banquier ajouta qu’il n’avait plus que ce moyen de servirses opinions ; qu’il y avait consacré toute sa fortune, mais qu’ilétait obligé d’appeler à son aide le peu d’âmes libérales qu’il pouvaity avoir de par le monde. Le banquier tira là-dessus un magnifiqueportefeuille appuyé de toutes sortes de garanties et de signatures.Philogène signa à son tour, et pour une somme un peu plus fortepeut-être qu’il ne lui convenait. Le banquier devait revenir ; il ne revint plus. Philogène écrivit à B.,centre des affaires de ce grand capitaliste. On lui répondit, longtemps après, qu’on ne savait ce qu’il voulaitdire, mais qu’on avait connu autrefois un homme du nom qu’il citait,lequel avait été condamné pour une banqueroute, et, depuis ce temps,courait le monde en vivant d’escroqueries. A ce coup, Philogène sentit se refroidir son enthousiasme pour lesinfortunes politiques ; il se promit d’être plus circonspect à l’aveniren matière si délicate. A quelque temps de là, il reçoit une lettred’un correspondant de commerce qu’il avait dans le Piémont ; il luiannonçait, dans cette lettre, qu’elle lui serait remise par un jeunehomme de bonne famille qu’il lui recommandait bien vivement, et quis’était vu forcé d’expatrier pour une malheureuse espièglerie dejeunesse, pour laquelle il avait été condamné à être pendu… Philogène pâlit et s’arrêta, se demandant quelles étaient donc cesespiègleries de jeunesse qui faisaient pendre les gens dans ce pays-là. La lettre continuait en disant que ce jeune homme avait été entraîné,par la générosité de son caractère, dans une de ces conjurations sifréquentes alors en Italie ; que le complot avait été découvert, et quele gouvernement, ayant vu clairement que ces messieurs se proposaientde l’égorger une nuit, avait trouvé assez naturel de les pendre. « Ce n’est que cela ! dit Philogène. Bon jeune homme ! noble jeunehomme ! c’est une victime ; moi qui croyais… » Il se rassura tout à fait ; car il pensait encore qu’il est beaucoupplus grave d’assommer un homme au coin d’un bois, que de faireentretuer deux ou trois mille personnes, plus ou moins, dans une villeou dans un royaume enflammés. Le jeune homme ne s’était point présenté, comme le portait la lettre ;il admira tant de timidité et de délicatesse, et le fit chercherpartout. Le jeune homme vint le lendemain. Philogène lui dit qu’iln’était rien qu’il ne fît pour son service sur la simple recommandationde son correspondant, et, le voyant assez mal en ordre, et peut-êtreembarrassé dans une ville étrangère, il le pressa de la mettre àl’épreuve. L’Italien refusa avec dignité. Philogène reconnutl’excellence de principes et le rang distingué dont lui parlait lecorrespondant. Une étroite liaison s’établit entre eux. Un jour, le Piémontais arriva fort rouge et fort affairé. Il avait,disait-il, besoin d’un tel service, qu’il n’osait s’expliquer. « Ah parbleu ! s’écria Philogène, il faut que vous soyez bien pressépour m’accorder ce plaisir de vous obliger que j’attends depuis silongtemps. » Il fallait à l’Italien une somme énorme : Philogène n’eut pas le loisirde s’en émouvoir, tant il était ravi. Il n’avait pas cet argentlui-même, mais il alla l’emprunter, et le livra à l’Italien. L’Italien ne revint plus. On envoya chez lui ; il était parti. Onécrivit au correspondant. La lettre, la conspiration, la familleétaient fausses : il n’y avait de vrai que la condamnation à lapotence, et les espiègleries de jeunesse qui consistaient en quelquesvols à main armée, et peut-être aussi quelques discussions sur le grandchemin, qui avaient entraîné mort d’homme. Philogène était hors d’état de payer la somme qu’il avait empruntée,car ses affaires étaient tombées dans un grand délabrement : on le miten prison. Il en sorti quand on fut las de l’y nourrir. A peine délivré, il apprit qu’on formait, pour une guerre lointaine,une légion composée de tous ces honnêtes gens de diverses nations quela politique avait chassés du pays natal. On lui proposa d’y entrer :il refusa. « Mais, lui disait un jour quelqu’un à qui il contait ses déconvenues,il ne faut pas juger des pays par de si misérables échantillons : il sepeut qu’il y ait chez ces peuples mêmes, dont vous êtes porté à malpenser, de très-braves et très-dignes citoyens. - Hélas ! je le veux croire, dit Philogène ; mais ceux-là vivent forttranquillement, sans doute : je ne suis jamais allé chez eux, et ils neviennent jamais chez moi. » E. OURLIAC. retour table des auteurs et desanonymes |