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OURLIAC, Édouard(1813-1848)  :  LeCorrespondant des journaux(1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (13.V.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
LeCorrespondant des journaux
par
Édouard Ourliac

~ * ~

CERTAINS journaux de Paris manquaient de correspondants au fond del’Inde, entre Cachemire et Delhi. Quand on ne sait ce qu’on faitsoi-même, c’est bien le moins qu’on sache ce qui se passe au bout dumonde.

Un négociant du Havre partait pour Chandernagor ; on le pria de noustenir au courant des Faits-Paris de l’empire des brahmes. On luipromit la table, le logement, la peste, d’honnêtes émoluments, etcinquante coups de gaule de lotus sur la plante des pieds, payables àvue par les naturels du pays.

Le négociant fit d’assez mauvaises affaires. Il apportait une cargaisonde romans nouveaux, qu’on trouva déjà vieux dans l’Inde ; on lui donnaen échange un assortiment de peaux de lézards qui n’avaient plus coursen Europe : il se reposa sur son emploi de correspondant, remonta leGange, et se mit à observer les mœurs.

Le peuple adorait un oignon brûlé. Les femmes se jetaient dans lebûcher de leurs maris après leur mort ; les maris les rouaient de coupsde leur vivant. Les vierges dansaient devant les étrangersl’Incarnation de Vishnou, mise en gavotte, pour vingt-quatre sols denotre monnaie. Les psylles déjeunaient, à l’ordinaire, de quelqueserpent à la tartare. Les prêtres les plus profonds s’amusaient àcompter les voyelles et les consonnes des livres de l’ancienne loi. Lesmères qui connaissaient leurs devoirs jetaient à l’eau leurspremier-nés. Des jongleurs passaient vingt ans de leur vie la tête dansun chaudron, et les gymnosophistes s’arrachaient les poils du mentonpour se faire rire, ou s’enfonçaient des os de poisson dans le gras desjambes, ou s’asseyaient en équilibre sur un bâton pointu.

Ces choses parurent assez curieuses au négociant. On lui offrit des’asseoir sur une chaise rembourrée d’épingles : il refusa, mais ilprit la plume pour informer ses commettants de ce détail.

Il se proposait une esquisse dans le goût de Rétif, de Mercier, des Français, etc. Un scrupule l’arrêta : il s’aperçut qu’il allaitinventer d’un coup les voyages de Le Vaillant, Mungo-Park, Gama,Bougainville, Cook, Tavernier, Regnard, Ross, etc., etc. ; il étaitimpossible que ces messieurs n’eussent pas été frappés comme lui de cescoutumes locales, et ne les eussent pas exactement rapportées. Lenégociant n’avait que trop raison en ceci.

Il laissa de côté les mœurs déjà connues, et résolut de s’en tenir auxguerres, aux révolutions, aux grands mouvements d’empire.

Il attendait donc les événements ; mais en ce pays il n’y a pasd’événements, ou du moins ils sont rares. Les Indiens ne sont pas gensà occuper trente-deux millions d’hommes de la mort d’un baladin.

Or, les Indiens buvaient et mangeaient comme de coutume ; les hommesriches se faisaient éventer avec des plumes de paon ; les pauvreséventaient les riches ; le négociant ne vit pas là de quoi fouetter unchat, encore moins sujet d’ennuyer des lecteurs. Il demeura deux anssans écrire. Ses commettants demeurèrent deux ans sans le payer. Ilmangea force épluchures de bananes, et raisonnablement de trognons dechoux-palmiste. Il manquait de tout, sauf de scorpions et de moustiquesque ce doux climat entretient avec une libéralité effrayante.

S’il est vrai qu’un peuple est d’autant plus heureux que son histoireest moins longue, les fils de Brahma furent assurément, durant ces deuxans, le plus heureux peuple qui ait noyé ses enfants et brûlé sesfemmes.

Mais il n’y a point de bonheur stable ici-bas ; on ne peut même mangertoujours des couleuvres et noyer des marmots impunément.

Des banians de Visapour tuèrent l’éléphant d’un rajah, sous prétextequ’ils chassaient au tigre. Le rajah fit empaler vingt marchands deGolconde, s’excusant sur ce qu’il ne connaissait pas bien les auteursde l’insulte. Une caravane qui passait par-là, sans savoir de quoi ilétait question, extermina le rajah et jusqu’à ses petits-neveux, quitétaient encore.

Chacun prend les armes. Tout le monde se bat contre tout le monde,faute de renseignements ; à la suite de quoi un comptoir anglais futpillé, et douze commis accrochés sur leur porte en guise d’enseignes.

Les autorités anglaises firent avancer un corps d’Écossais, dont lecotillon court scandalisa les brahmes, qui vont tout nus.

Le négociant n’échappa au carnage que parce qu’il demeurait dans lecreux d’un arbre. Il loua Dieu de l’avoir sauvé par miracle, mais ilest vrai qu’il allait mourir de faim.

Tout à coup une idée lui tomba d’en haut. Il pouvait mander cette crisepolitique en Europe. Il l’écrivit avec une plume de perroquet sur unefeuille de pavot sauvage.

Il racontait comme quoi la face du pays était bouleversée à propos d’unéléphant, comme quoi les habitants se coupaient la gorge sans savoirbien au juste pourquoi, comment l’Angleterre avait fait desdémonstrations qui intimidaient les peuplades, et comment, avec l’aidedes diplomates et des malentendus, cette commotion pouvait se fairesentir en Europe.

Il ajouta, en manière d’aperçu moral, que les vainqueurs se brûlaientdes étoupes sous le nez en signe de réjouissance.

Le journal avait changé de propriétaire depuis six mois quand arriva cerouleau écrit en aussi mauvais français que le poëme sanscrit qu’onexplique au collége de France. Le correspondant était aussiparfaitement oublié que Robinson dans son île. On ne savait non plusson nom que s’il eût composé trois quarterons de vaudevilles. On pritson article pour une imitation des Mille et une nuits, élucubrée parun cerveau malade. On le jeta où vont les feuilles de rose et lesfeuilles publiques. Le négociant se proposait de venir dire leur fait àses commettants, mais il lui fallait quinze cents livres pour latraversée, et s’ils les lui eussent envoyées par hasard, il n’avaitplus rien à leur dire.

La nécessité est, plus légitimement que l’oisiveté, la mère de tous lesvices. Cet homme, qui n’eût pas voulu tromper un abonné du Times,inventa le puff, perfectionné depuis en France, à l’aide de cettemachine de huit ou dix mille pauvres diables qu’on appelle la presse.

C’est lui qui nous a raconté récemment les incroyables progrès que lacivilisation fait dans l’Inde. A la vérité, l’oignon brûlé compteencore quelques fanatiques ; les jongleurs s’enfoncent par-ci, par-làune baïonnette dans les mollets ; les fils les plus tendres cassent latête à leur père quand il commence par son grand âge à mériter tropd’égards. Il est vrai aussi qu’on noie de loin en loin quelquenouveau-né. On ne saurait s’occuper de tout à la fois ; mais il s’estopéré des changements meilleurs.

Les Indiens ignoraient le grand art de la guerre. Ils éprouvaient lebesoin de s’exterminer plus à fond. C’est à peine s’ils jetaient sixmille hommes sur le carreau dans une affaire d’avant-garde. La plupartdes flèches se perdaient en l’air. Chaque soldat tuait à peine sonhomme. C’était grand’pitié. Cette misère a touché l’Europe. On a doncexpédié à ces malheureux une pacotille de quinze sous-officiers : c’estla boîte de Pandore en petite tenue. Il y a là-dedans assez de feux depeloton pour nettoyer tout le continent. Avant qu’il soit peu, le plushumble paria abattra ses cinq hommes par minute, sans se gêner.

Les bonzes ont jeté le turban par-dessus les moulins pour se coiffer duschako. Les bayadères ne dansent que le pas redoublé. Les psylles nejouent plus que du serpent de paroisse, instrument guerrier, commechacun sait. Les jongleurs ont appris la charge en douze temps. Touteune bourgade vire de front au signe d’un caporal. On n’entend que deuxmots de français dans tout le pays, les deux mots qu’il faut pourfoudroyer cent braves : Joue, feu ! C’est ainsi qu’en use toutecivilisation un peu avancée. On n’envoie plus des missionnaires, maisdes sergents instructeurs ; plus de maîtres d’école, des maîtresd’armes.

Voyez les Turcs. Les Turcs se battaient pauvrement, à la débandade,sans discipline, sans art. On bataillait deux jours pour tuer vingtmille hommes ; cela faisait peine à voir. Aujourd’hui d’un simpleboulet ils enlèvent une file entière ; la mine et la contre-mine leursont familières ; ils fusillent un escadron comme un seul homme. Ils sepolicent.

Les premiers bienfaits que les Européens communiquèrent aux naturels dunouveau monde furent le fusil à deux coups pour tuer leur prochain, etl’eau-de-vie pour se détruire eux-mêmes.

Les Indiens s’entr’égorgent aussi bien que nous à l’heure qu’il est ;ils sont appelés à faire d’excellents soldats, qui sont, comme on sait,les gens du monde les plus polis. Les milices de Lahore ont récemmentfusillé mille prisonniers, sans qu’un seul coup de feu traînât. Ce paysira loin s’il ne se dépeuple.

On parle présentement de lui communiquer les fusées à la congrève et lemortier-monstre. Et que sera-ce quand on y joindra le gaz, les cheminsde fer, nos journaux, nos pamphlets, nos médecins, nos bals masqués,quelques socialistes civilisateurs, et une trentaine de maîtres d’écoleuniversitaires !

E. O.


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