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GUICHARDET, Francis(18..-18..) :  Les Anglais enSuisse(1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (07.V.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
Les Anglaisen Suisse
par
Francis Guichardet

~ * ~

SI vous faites, comme tout le monde, un voyage enSuisse, vousrencontrerez, sur les bateaux à vapeur du lac de Genève, ces nombreusescompagnies de touristes, venus de tous les points du globe, pours’emparer des vallons pittoresques de ce pays. Il est curieux de lesvoir arriver, à l’heure du départ, dans leurs bizarres costumes devoyage : le sac sur le dos, le bâton du montagnard à la main, fierscomme de jeunes conscrits marchant à la conquête du monde. Les Anglaissont toujours en majorité : voyageurs de naissance, ils fondent chaquejour de nouvelles colonies, ou par droit de victoire, ou par droitd’habitation. L’Inde ne leur suffit plus, et ils viennent tous les ansprendre possession d’un nouveau canton helvétique.

Les Anglais qui jouissent d’une grande fortune voyagent de telle sorte,qu’ils peuvent aisément croire qu’ils ne sont pas un seul instantsortis de chez eux. Enterrés dans les coussins d’une excellente chaisede poste, suivie de plusieurs voitures contenant les domestiques, lesfemmes de chambre, et toutes les mille nécessités du véritable comfort,ils parcourent les grandes routes avec une effrayante rapidité. Sous latutelle d’un homme de confiance, spécialement chargé de la dépense etde leurs plaisirs, ils ne veulent même pas avoir la peine de penser ;ils payent assez cher pour qu’on les en exempte. Aussi, lorsque, dansles pays qu’ils traversent, il se trouve quelque merveilleuse curiositéà  l’usage du voyageur, l’homme de confiance doit dire à hautevoix : « Voilà la cascade de !.... La grotte de !.... L’église de !....Le tombeau de !..... » Si l’habitant de la chaise de poste est biendisposé, il met la tête à la portière assez de temps pour ne rien voir,et retombe de nouveau dans son apathie habituelle. Quelquefois, ennuyédes préparatifs d’un relai, son instinct investigateur le porte àdemander le nom du village dans lequel il se trouve arrêté, et il semontre fort satisfait d’un nom incorrect qu’il n’a pas entendu.

Dans les villes de repos, ces voyageurs font toujours choisir l’hôtelle plus convenable, l’appartement le plus commode, dans lequel ilsrestent enfermés. L’habitude de l’intérieur est chez eux tellementpuissante, qu’ils ne communiquent avec personne, laissant au factotumle soin de régler tous les comptes, et de s’occuper de tous les détailsmatériels de l’arrivée et du départ. Pourquoi ces gens-là vont-ils enSuisse ? Ils feraient, ce me semble, tout aussi bien d’arpenter vingtfois de suite toutes les routes de l’Angleterre ; ils en retireraientles mêmes avantages.

D’autres Anglais voyagent d’une manière plus modeste, et par conséquentplus profitable. Ils montrent partout une incessante curiosité, undésir de s’instruire qu’on ne saurait trop encourager. Aucune ville neleur échappe, la plus mince habitation les intéresse ; ils examinentattentivement le moindre filet d’eau ; le nom de tous les lieux qu’ilsviennent de visiter se trouve soigneusement consigné sur un album qui,à chaque instant, vient au secours de leur mémoire, car ils tiennentavant tout à retenir les noms de tous les hameaux traversés : c’est lebut principal de leur voyage. Malgré les efforts de ces hommesconsciencieux, qui apportent toute leur attention à cette minutieusenomenclature, je crains que leurs connaissances topographiques ne setrouvent souvent en défaut. En effet, il existe de coupablesconducteurs qui, pour se débarrasser des perpétuelles demandesadressées par ces Anglais, ne trouvent rien de mieux que de transposerles noms des villes et des villages de la route, de telle sortequ’après d’interminables recherches sur la carte routière, le voyageurscrupuleux se voit dans la nécessité de se contenter de leursassertions, et d’inscrire sur le précieux album, fruit d’un longtravail et de recherches infinies, un nom inspiré par le caprice.

Que faire pendant la traversée d’un lac, si l’on veut s’écarter ducercle de ces quelques phrases de la langueuniverselle ? « Il faittrès-beau temps aujourd’hui ! Nous eûmes hier une journée magnifique.Nous aurons peut-être ce soir de l’orage ! » On se lasse d’admirer lessites pittoresques qui se succèdent sur les deux rives ; il faut bientuer le temps ! Et alors on se laisse prendre aux manières affectueusesd’un compagnon de voyage qui vous enchaîne par cette exclamationprononcée avec une extrême difficulté : « Quel admirable pays ! » C’estordinairement un gentlemannovice, au visage épanoui, enchanté de cequ’il voit, émerveillé de ce qu’il n’aperçoit pas encore. Pleind’ardeur et d’impatience, il embrasse tout par le regard ou la pensée !Il arrivera un moment où, ne pouvant contenir son ravissement, il seraavec vous plein d’expansion ; heureux de rencontrer une âme qui lecomprenne, il vous donnera la virginité de toutes ses impressionsanglo-françaises.

- Ah ! sir, quel rivageenchanteur !

- Comment vous portez-vous thismorning ?

- Verily beautiful vallon.

- The country beaucoupagréable en vérité !

- Do you speak english ?

- Monsieur, the wind serves.

- Where are you loger. »

Montrez-vous plein de complaisance pour ces pèlerins affectueux, vousgagnerez l’amitié de ces jeunes Anglais qui recommencent chaque annéele voyage de Suisse pour se perfectionner dans la langue française ;ils vous prendront pour un modèle deconversation ; ils se servirontde vous comme d’un dictionnaire. Si vous y tenez, il vous sera facilede reconnaître l’un de ces touristes à ces deux seules expressionsadmiratives : « Fort joli ! merveilleusement sublime ! » qu’il appliqueindistinctement au mont Blanc, ou à quelque chalet d’Interlaken.

Bien que les voyageurs exacts forment une classe très-nombreuse, il estbien rare de découvrir beaucoup qui s’imposent, dans toute l’étendue dupays, une aussi minutieuse investigation que ceux dont je vous ai parlétout à l’heure. Quelques contrées célèbres par tradition, ou illustréespar de grands souvenirs, ont seules le droit d’exciter l’admiration denos voisins, et d’attirer chaque année d’immenses caravanes. Ferney,Chillon, la chapelle de Guillaume Tell, sont ordinairement le but deces saints pèlerinages. Néanmoins, je l’avoue, on a tellement abusé dela canne de Voltaire, que Ferney commence à être négligé. QuelquesAnglais viennent en Suisse uniquement pour visiter les lieux décritsdans la Nouvelle Héloïse ;Montreux, Clarens, la Meillerie, ontencore leurs dévots pèlerins, qui vous apprendront qu’on ne peutvraiment goûter le philosophe genevois qu’au milieu des sites dont ilnous a donné de si brillantes descriptions. Il est d’usage denégligerle château de Coppet ; mais depuis lord Byron, nul touriste ne peut sedispenser d’accorder quelques heures au château de Chillon, dontpersonne ne se souciait autrefois. Les zélés prennent l’espritd’imitation jusqu’à passer une nuit dans ces sombres cachots, encompagnie d’un bol de punch dans lequel ils puisent toujours de siheureuses inspirations, qu’ils finissent par graver leur nom à côté decelui du grand poëte !

Les touristes qui voyagent sous l’influence immédiate du Guide duvoyageur en Suisse sont fort communs. Entièrement soumis à sesinstructions, fidèles à ses conseils, ils croiraient commettre unsacrilége en s’écartant de la loi écrite de ce livre indispensable.Plongés dans la méditation de ses articles, ils préparent à l’avanceleurs jouissances, ils notent tous les lieux dignes de leur étonnement.Voyez l’exactitude de leurs costumes ! Est-il possible de mieuxcomprendre la vraie manière de voyager ? N’ont-ils pas le sac, lablouse, les hautes guêtres de cuir ? Tout leur bagage ne secompose-t-il pas des seuls objets prescrits ? Les amateurs de points devue oublient-ils jamais l’immense télescope, s’ils voyagent encompagnie, ou la longue vue portative, s’ils cheminent isolément ?Comment auriez-vous l’audace de porter vos pas vers les montagnes, dansun costume non autorisé par Ebel? Avez-vous seulement le bâton ferrésur lequel doit être gravé l’un de ces grands noms : Chamouny,Grindelwald, Iungfrau ? La gourde du pèlerin pend-elle au moinsàvotre ceinture ? Rien de tout cela ! Allez donc, malheureux citadins,vous renfermer tout le jour dans la chambre de votre auberge ! Lessentiers du montagnard, la mer deglace, ne sont pas faits pour vous; vous êtes indignes du grand etpetit Jorane. Comment pourriez-vousapprécier, et le col de Balmeet de dôme de Goûté ? Cette généreuseindignation, excitée par votre imprévoyant costume, se manifestera,soyez en sûr, chez les arpenteurs de montagnes, marcheurs infatigables,dont le voyage se résume en une perpétuelle transpiration.

A côté de ces intrépides curieux, vous pouvez placer les Anglais, seformant à la discussion par des disputes sans cesse renouvelées avectous les aubergistes de la route. Persuadés qu’on leur fait tout payerplus cher qu’aux autres voyageurs, ils sont toujours sur le qui-vive,et leur irritation n’a pas de bornes si on leur demande un prix quileur semble exagéré. « Vous vous moquez, s’écrient-ils après un repasoù ils ont mangé comme quatre, cinq francs pour ce mauvais dîner ?C’est plus cher que chez Véry ! Je veux donner trois francs ! » Oubien, après avoir demandé une tasse de café :

« Vingt-cinq sous pour ce petit déjeuner ? C’est révoltant ! Vousvoulez nous exploiter ! Chez Tortoni, à Paris, moi je paye vingt sous !» Puis viennent les jeunes Anglais placés sous la tutelle d’unprécepteur, et la protection de cet adage : Les voyages forment lajeunesse. A propos de cette classe de plus en plus envahissante,ilest bon de citer une anecdote assez curieuse, extraite des anciennesrevues, par l’auteur d’un charmant article sur Les Anglais en Italie; elle pourra donner une idée de la manière dont ces jeunes gentlemenapprenaient, dans le siècle dernier, à connaître les hommes et leschoses de ce monde. Le squireLavender, personnage de convention,créé par les anciens reviewers, raconte ainsi les aventures et leséquipés relatives au voyage de son fils :

« Mon fils, pendant son séjour  Paris, ne fit guère sa société qued’Anglais débauchés, tarés, piliers intrépides de tripots et de cafés.Il dut à leur fréquentation de se voir engagé dans deux ou troismauvaises affaires, dont il ne se tira que par la protection del’ambassadeur d’Angleterre. Il prit pour maîtresse une ancienne actriceirlandaise, avec laquelle il vécut, et se livra à toutes sortes dedépenses folles. Il n’apprit pas un mot de français, et ne parla jamaisà aucun Français, ni à aucune Française, excepté pour les apostropher,dans l’occasion, en bel et bon anglais, d’une façon injurieuse etbrutale. Je l’avais confié aux soins d’un gouverneur genevois, homme debon sens, pénétré de la dignité de ses devoirs, qui me conseilla, enm’informant de l’existence que mon fils menait à Paris, de le fairepartir pour l’Italie, comptant sur un changement de climat pour opéreren même temps un changement dans ses mœurs. Sa conduite en Italie vousapparaîtra sous son vrai jour, si vous voulez bien jeter les yeux surla lettre qu’il m’adressa peu de jours après son arrivée à Rome :

« Monsieur,

« Je n’ai pu trouver une seule minute pour vous écrire, pendant les sixsemaines que j’ai passées à Florence, et les huit jours employés àvisiter Gènes ; les curiosités du pays, les courses, les promenades ontpris tout mon temps. La chose la plus curieuse que j’ai vue est la tourde Pise :  elle est toute de travers ; vous diriez un ivrogne quis’achemine le long d’un fossé, et cherche vainement à reprendre sonéquilibre. J’ai trouvé en Italie plusieurs de mes compatriotes, et nouspassons le temps ensemble d’une manière assez agréable : il y a même, àRome, quelques gentilshommes anglais fort aimables ; nous sommes huitou dix bons diables, bons vivants, d’humeur liante, et nous faisonssociété ensemble. Nous nous réunissons ordinairement chaque matin pourdéjeuner ; puis, après nous être fait promener pendant une heure oudeux dans la rue du Corso,dans des voitures traînées par dedétestables chevaux, nous nous donnons rendez-vous au café anglais, oùil y a toujours une excellente compagnie, un billard irréprochable, debon tabac à fumer, et des jeux de toute espèce ; de là, nous allonsdîner ensemble, et ordinairement les uns chez les autres ; ensuite,après avoir sablé quelques bouteilles de vin de France ou d’Espagne,que nous avons eu le secret de nous procurer ici, nous allons souper,et nous jouons, en général, jusqu’au jour, qui paraît ici de fort bonneheure en hiver. Quant aux Romains, je ne crois pas qu’ils ressemblenten rien aux Romains d’autrefois, et vous concevez que nous n’avonsjamais de rapports avec ces gens-là : ils sont par trop au-dessous denous ; d’ailleurs, aucun d’eux ne parle anglais, ce qui achève derendre toute communication impossible. Nous vîmes, l’autre jour, lepape et les cardinaux, dans une procession ; mais nous résolûmes desoutenir l’honneur de la vieille Angleterre, et nous restâmes devanteux le chapeau sur la tête, tandis que tous ces belitres d’Italiensétaient agenouillés autour de nous. Du reste, je puis vous assurerqu’ici la cuisine est détestable : croiriez-vous que, dimanche dernier,voulant fabriquer un pudding, nous ne pûmes trouver de rum de premierchoix ? Nous nous vîmes privés d’une foule d’ingrédients nécessaires.

« Je vous dirai, monsieur, à cette occasion, que je voudrais bien êtredélivré du petit gouverneur suisse que vous avez aposté près de moi ;c’est une bien maussade compagnie : le petit faquin me tourmente sanscesse pour me faire voir tous les étrangers qu’il ramasse, comme si mesbonnes connaissances d’Anglais ne me suffisaient pas. Je termine envous annonçant que je suis présentement absolument dénué d’argent ; ilfaut que j’acquitte au plus vite des dettes de jeu que j’aicontractées, mais une veine heureuse réparera bientôt cet échec.Envoyez-moi donc tout l’argent que vous pourrez vous procurer, et vousme trouverez toujours

                              « Votre fils soumis. »

Quelques jeunes gens, fraîchement sortis des universités, viennentencore en Suisse pour y conserver les bonnes traditions de cetteexistence de viveur. Vous les voyez toujours entre eux, s’emparant detous les salons d’un hôtel, qu’ils transforment le soir en cabaret.Sont-ils jamais embarrassés pour découvrir ce qui les intéresse leplus, le bon vin et le tabac de première qualité ? Malheur à vous, sivous n’adorez pas les chants tyroliens ! Assis autour d’un bataillon debouteilles de claret et d’eau-de-vie, ils vont chercher à imiter, avecle sentiment musical qu’on leur connaît, le perpétuel jolen desmontagnards. Quelquefois, ils sont conduits dans ce pays hospitalierpar des motifs d’une importance incontestable. Grâce à la complaisanceque je sais mettre dans ces relations de rencontre, deux de cestouristes me jugèrent dignes de leur confiance ; ils m’avouèrent enfin,l’un qu’il n’était venu en Suisse que pour manger des fraises dansl’arrière-saison, l’autre pour pêcherà la ligne dans les lacs.

Dans ces dernières années, un lord fit ce voyage uniquement pourrisquer une expérience qu’il paya de sa vie. Après avoir lancé, aumilieu des rochers qui dominent la chute du Rhin, une barque que lehasard fit reparaître à la surface des eaux, il monta avec sondomestique dans un second bateau, et il se lança avec assurance dans ceprécipice, où les flots engloutirent barque, Anglais et domestique. Uneexpérience non moins dangereuse a eu lieu dernièrement : Un autreAnglais s’est avisé de vouloir se rendre en ligne droite d’un point àun autre, dans un canton couvert de montagnes, et il est arrivé àl’exécution complète de son projet, en se faisant hisser et descendrede précipice en précipice jusqu’au terme de son voyage. Si vous allez àChamouny par la Tête-Noire,on vous montrera un énorme rocher qu’unAnglais a payé  1,500 francs, non pour l’emporter, chose fortdifficile dans cet étroit passage, mais bien pour y faire graver sonnom, ses armes et sa généalogie.

F. F.


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