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GUICHARDET, Francis(18..-18..) :  Les Touristes enItalie(1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.V.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
Les Touristesen Italie
par
Francis Guichardet

~ * ~

I.

ON a inventé les paratonnerres, et la bonne humanité a fait grandfracas de cette découverte, comme si la moitié du genre humainpérissait ordinairement par le feu du ciel. Mais il est des coups defoudre qu’on ne peut parer, et que l’artiste voyageur sent tomber sursa tête, à chaque pas, au plus beau moment de ses émotions. Queldommage que Franklin n’ait pas médité sur cet autre phénomèned’attraction magnétique ! Dès qu’une pensée, une rêverie, une fantaisied’imagination, courent dans l’air, vous êtes sûr qu’une parole de plombtombe d’une bouche mal faite pour tout tuer.

Cette judicieuse observation peut s’appliquer, à juste titre, à lagrande majorité des touristes, gens désœuvrés qui viennent secouer enItalie l’ennui qu’ils portent avec eux ; créatures malheureuses,fatiguées d’un trop long bien-être, colportant en tous lieux leurparesseuse insouciance, et demandant à tout pays des sensations et desjouissances qu’ils ne peuvent éprouver. L’Italie est le point de mirede ces être ennuyés ; et ne croyez pas qu’un sentiment de prédilectionles y conduit, qu’un attrait particulier leur fait choisir cettecontrée : leur seul but est de changer de place, et de jeter un peu devariété dans leurs habitudes de chaque jour. Sous le poids d’unemonotone existence, la perspective d’un mouvement prolongé les faitsortir de leur apathie habituelle, et souvent ils se lancent dans cepèlerinage comme ces malades qui consentent, après mille hésitations, àprendre le remède violent qui doit les guérir.

Quelquefois, entraînés par esprit d’imitation, ces heureux de la terrese sentent tout à coup piqués de la mouche du tourisme, contagioninévitable du monde élégant. Alors ce voyage n’est plus une nécessitéhygiénique, mais une affaire d’amour-propre, une impulsion de rivalité,une corvée dont ils veulent se débarrasser à tout prix. Quedemandent-ils, en effet ? Les seules jouissances du retour, lasatisfaction d’un fait accompli, le droit de pouvoir dire : « Et nousaussi, nous avons fait notre voyage d’Italie ! » Que voulez-vous ? lamode le veut, la mode l’exige. Et cette influence est si pernicieuseque, dans un salon, une dame, dont l’instinct musical se révèle par unelarme furtive répandue sur une chansonnette de Panseron, un monsieur,dont l’admiration artistique commence à M. Dubuffe pour aller mourirsur les toiles de M. Grenier, vous poursuivent en chœur de cette phrasede circonstance : « Nous partons pour la terre classique des beaux-arts! Nous allons admirer les chefs-d’œuvre de Raphaël et nous plonger dansdes flots d’harmonie ! »

C’est ainsi que l’Italie est aujourd’hui encombrée de promeneurs qui seplaisent à traîner leur oisiveté de ville en ville, de palais enpalais, de monuments en monuments, conduits par ce noble désir de voiret de connaître qui les guidait naguère à Versailles, à Saint-Germainet à Fontainebleau. Dans ces excursions étrangères, ils vont apporterles mêmes goûts, la même instruction, les mêmes sentiments. Leschefs-d’œuvre de l’art, les beautés de la nature vont passer sous leursyeux ; ils les regarderont sans les voir, ils vont les juger sans lescomprendre. Que leur demandez-vous de plus ? Ils ont du temps et del’argent qui les fatiguent ; il leur est bien permis de les dépenser àleur guise, et, à ce prix, d’augmenter leurs souvenirs de quelques nomspoétiques et sonores qu’ils écorcheront à leur retour.

Franchissons les Alpes, traversons la mer, montons sur le Pharamondou le Sully, et mettons-nous à la suite de ces explorateurs enflagrant délit d’admiration préventive, qu’ils soutiennent à l’aide deMariana Starke et du président Dupaty. Voyez ! ils s’animent déjà detous les points d’exclamation qu’ils rencontrent dans le guide deleur choix. Leur enthousiasme s’exerce ; ils se préparent à une suitede surprises et d’adorations. Celui-ci s’initie aux beautés de lalangue à l’aide de la Grammaire de Veneroni ; cet autre, suspendu aux Modèles de conversation, orne sa mémoire de ces articles deprévoyance : pour payer les porteurs, pour demander à dîner, pour seprocurer un logement. Les noms harmonieux de Venise, de Naples, deFlorence, se mêlent à ces études ; une famille tourmentée par le mal demer appelle de tous ses vœux les rives italiennes, et l’approche deGênes vient lui rendre le courage qu’elle avait un instant perdu. Lesamis des arts se réchauffent en invoquant Titien, Véronèse,Michel-Ange, Raphaël. Les indifférents laissent tomber autour d’euxquelques phrases glaciales sur l’état actuel du commerce génois ; et levoyageur classique s’écrie, en déployant son Virgile :

« Voici la reine de la Ligurie !

- Genova ! Genova ! Genova ! » répond un touriste exalté par cetteconquête grammaticale, qu’il vient de ravir à son dictionnaire de poche.

« Monsieur est bien heureux de savoir l’italien, ajoute un voyageur enhuiles ; on n’est jamais embarrassé. Cependant ce n’est pas une choseindispensable, et si vous allez loger chez Michel, vous rencontrerezdes dames françaises qui parlent fort bien le français. On dîne fortbien chez Michel… prix modéré ; et puis le macaroni y est excellent.J’aime beaucoup les pâtes avec du parmesan, et c’est pour cela que jene crains pas de venir à Gênes, bien que la place soit fort mauvaise.»

Conservez donc vos illusions sous le coup de cette apostrophe prosaïque! Enveloppé dans les rêves brillants de votre imagination, vous vouscroyiez déjà à Rome, au Vatican, à Tivoli, sur la route de Naples ; vous vous balanciez mollement sur les flots d’azur, et la voix dudésenchantement vient crier à vos oreilles : Michel, macaroni, fromageparmesan ! Ici commence le décroissement de vos illusions ; vosinspirations poétiques se trouvent anéanties par cette exclamationculinaire ; vous promeniez vos rêveries sous les ombrages de Tusculum, la réalité vous place à la porte d’une salle à manger. Danscette voie, il vous sera difficile de vous arrêter. Vous allezrencontrer des voyageurs dont le sentiment s’épuise en appréciationsgastronomiques : pour ces hommes de goût, l’Italie n’a pas demonuments.  Gênes peut renverser ses palais, Florence fermer sesgaleries, Rome voiler ses chefs-d’œuvre, ils ne s’en plaindront pas ;leur seule affaire est de découvrir une hôtellerie passable et unetable bien servie. Tous leurs soins, toute leur sollicitude tendentvers ce but : ils s’inquiètent, ils consultent, ils interrogent, ilsinstruisent ; et si vous êtes de leurs amis, ils étalent devant vousles richesses de leurs albums. Voyez !

Rome, 5 avril 1840. – On dîne assez bien chez Lepri.

Rome, 15 avril. – Il nous a été impossible de trouver du poissonfrais.

Naples, 1er mai. – Le vin est exécrable ici !

Milan, juin. – Encore du macaroni et des ravioli, et des ravioli etdu macaroni. Toujours du parmesan. Le parmesan nous poursuit.

- Si vous allez de Rome à Florence, ne prenez pas la route de Viterbe.Les auberges sont déplorables ; vous n’y trouvez rien à manger. Tristejournée !

Florence. – Le pays devient moins sauvage. Nous avons fait pendantnotre séjour ici plusieurs repas excellents, etc., etc. »

La mission de ces touristes est d’acquérir des connaissancesapprofondies sur cette matière, d’orner leurs souvenirs d’étudesspéciales sur les tables d’hôte comparées, afin, sans doute, d’obtenirà leur retour d’Italie le titre de bachelier ès cuisine.

Quelquefois ces jugements et ces appréciations, au lieu d’allers’enfouir dans des archives de famille, prennent rang dans ces livresd’auberge destinés à recevoir les improvisations locales : lesvoyageurs inspirés profitent volontiers de ces pages ouvertes à leurgénie ; ils sont fiers de laisser quelques fragments inédits dans lepays qui vit naître les chantres de la Jérusalem et de la Divinecomédie. Ne sont-ils pas sous le même ciel, au sein de la même nature? Ne soyez donc plus surpris de leur fécondité ! Dans ces recueilscosmopolites, les plus étranges pensées se mêlent et se confondent. Desnoms, étonnés de se trouver ensemble, se heurtent et se pressent.Qu’une signature illustre apparaisse sur l’un de ces feuillets, etmille noms inconnus la feront disparaître sous leur obscurité. « Où estByron ? Montrez-nous Chateaubriand !  nous voulons nous placer surla même ligne ! » Et, après de longues recherches, vous parvenez àdéchiffrer ces précieux autographes sous un amas de griffonnages, misen lumière par des satellites importuns venant graviter autour de cesplanètes. Et encore si ces bonnes gens se bornaient à donner cettepreuve d’existence, on n’y ferait pas attention ; mais ils torturentleur esprit, ils compriment leur cerveau pour en faire sortir une idée,un semblant d’idée, une phrase, un seul mot ! L’usage le veut ; lapostérité le réclame.

Ouvrons ces vastes répertoires, monuments littéraires quis’enrichissent chaque jour de collaborateurs nouveaux ; laissons decôté tous les vers de Virgile, d’Horace, de Tibulle, d’Ovide, devenusinintelligibles sous la main qui les a transcrits faute de mieux, etsaisissons au vol quelques-unes des impressions personnelles que lestouristes ont soin d’y consigner.

« La vue des belles scènes de la nature émeut profondément. » EugèneTantinet.

« Rien n’est beau comme un soleil couchant dans la baie de Naples :cela vous fait rêver. » Edgar Falempin.

« Sur les bords de la mer on peut s’abandonner sans crainte aux charmesenivrants de la mélancolie. » Jehan Rinssure.

« Les voyages sont indispensables à la jeunesse. » V. D., précepteurdes enfants de lord W.

« L’Italie est le plus beau pays qu’on puisse voir ! » Un touristeenthousiaste.

« Rome n’a pas sa pareille dans l’univers entier. » Un touristeconsciencieux.

« Sur le Vésuve. – Quand on pense qu’un de ces jours ce gouffreaffreux pourra engloutir les villes et villages qui l’entourent, c’esteffrayant rien que d’y penser ! »  S. Duru.

« Sur le Vésuve. – Je suis sur le Vésuve ; le volcan fume, qu’importe! Voir Naples, et puis mourir ! » Un touriste courageux.

« Sur le Vésuve. – Depuis deux ans j’attends une éruption, etj’attendrai encore : je ne suis venu en Italie que pour cela. » Sir R.

    « Si la vie n’était qu’un voyage,
    Je resterais bien malheureux ;
    Car, Adèle, votre image
    Me poursuivra jusques aux cieux.    Petrus Tintain.

« Je suis devenu poëte dans ces sublimes contrées. » Petrus Tintain.

« Pompéia ! Herculanum ! grandes cités, que reste-t-il de votreancienne splendeur ? Des ruines ! C’est ainsi que le temps implacabledétruit tout dans sa course rapide ! Télémaque P.

« La grotte du Chien est la chose la plus étonnante de l’Italie. » M. Durand, ancien négociant retiré. Mme Durand, Victor Durand, Célestine Durand, Jeannette, domestique deM. Durand.

« Depuis huit jours, je cours à la recherche du roi des mers, dont onparle dans la Muette de Portici. Que veut dire le roi des mers ?Tout le monde fait semblant de ne pas me comprendre. Serait-ce parhasard une allusion politique ? Cette préoccupation me tourmente. J’enobtiendrai la solution avant mon départ. » P. N., Naples.

« Je viens de voir Venise et ses gondoles, Milan et sa cathédrale,Florence et le campanile, Turin et la Superga, Pise et le Campo-Santo,Rome, la ville des Césars, et le Vatican, Naples et le Vésuve, ôVictorine ! et je préfère à tout cela ton petit logement de la rueTaitbout, où mon cousin nous faisait passer de si délicieuses soiréesen jouant du flageolet. » Athanase R.

« Le plus beau monument d’Italie est le pont de Carignan. On voit sousses pieds des maisons de six étages. Cela seul vaut le voyage ! » M.Verdoré et ses enfants.

« L’Italie serait un pays assez agréable si elle n’était pas gouvernéepar les prêtres. On n’y rencontre que des jésuites. Horriblecorporation ! »

Cette pensée d’un abonné de l’ancien Constitutionnel a été effacéepar l’archiviste conservateur.

« La plus étonnante curiosité d’Italie est la Tour penchée de Pisebien supérieure à celle de Bologne. Quand on pense que personne ne saitcomment est arrivée cette catastrophe ! » Bernard T.

Nous formerions des volumes, si nous tenions à reproduire toutes lesinspirations du même genre, précieusement conservées par lesbibliothécaires des Alpes, du Vésuve et des Apennins. Les touristes sesentent enflammés à la source de la poésie antique. Que feraient-ils deleur enthousiasme s’ils ne trouvaient à l’épancher quelque part ? Aussile livre de police lui-même, ce registre inoffensif, placé dans leshôtels par ordre de l’autorité, n’échappe-t-il pas à ces penséesintimes, à ces sublimes révélations ! Elles se glissent entre sescases, elles se font jour au milieu de ses indications officielles :

LISTE DES VOYAGEURS.

M.***……………… (Profession.) VENANT  de…………….. ALLANT à………….POUR………..

M. V. (amant des muses), VENANT de Paris, la capitale des artistes,ALLANT au tombeau de Virgile, POUR y déposer une couronne de lauriers.

M. William M. (gentleman), VENANT de Calcutta, ALLANT en Islande,POUR son agrément.

M. GAUDIN (voyageur du commerce), VENANT de faire un mauvais dîner,ALLANT se coucher dans un méchant lit sans rideaux, POUR dormir, si lesmoustiques veulent bien le lui permettre.

II.

IL y a quelques années, une épidémie inconnue, apportée en Italie parlord Byron, vint choisir ses victimes parmi les touristes. Le séjour àVenise de l’auteur de Child-Harold fit fondre sur cette malheureusecité une nuée d’imitateurs, plagiaires ridicules qui, pendant quelquesmois, parodiaient ses allures et exagéraient les extravagances que lesjournaux du temps lui prêtaient : celui-ci se faisait annoncer à l’aided’une imposante ménagerie, dont le logement avait été somptueusementpréparé ; cet autre arrivait accompagné de tous les hôtes de sesécuries ; le poëte, disait-on, trouvait un charme infini dans lasociété de trois ours ; ses chevaux avaient excité l’admiration deshabitants de Venise !

Un instant la police autrichienne s’inquiéta de l’accroissement de cesfantasques personnages, qui laissaient planer autour d’eux ces bruitsvagues, ces demi-révélations, qui, sans rien préciser, éveillenttoutefois un vif sentiment de curiosité ; leur existence mystérieuse,le soin qu’ils mettaient à ne pas se montrer en plein jour, leursdémarches nocturnes, les gens qu’ils recevaient le soir, tout celadevait faire supposer quelques secrètes machinations, quelquesdangereux projets, qu’elle était intéressée à déjouer. Grâce à uneactive surveillance, elle reconnut bientôt qu’elle n’avait rien àredouter de ces êtres inoffensifs ; ces bruits, ces révélations, cesembûches, ce mystère, firent place à la plus prosaïque des réalités.Depuis, elle les désigne ainsi dans ses notes :

« Voyageurs peu dangereux, attaqués de la maladie byronienne. »

Ce demi-succès refroidit l’ardeur de ces touristes, reproducteurs deByron. Ils commencent à disparaître, au grand regret des gondoliers etdes propriétaires vénitiens ; mais ils sont remplacés par les disciplesd’Obermann, voyageurs mélancoliques, misanthropes farouches, quiviennent promener en Italie leur jeunesse désenchantée, leurindifférence de toutes choses. Que demandent-ils à ce pays ? le bonheur? Ils savent bien que le bonheur ne se rencontre pas sur cette terre !Rien ne peut les distraire de la tristesse dont ils se sont drapés :c’est leur manteau de voyage. Les chefs-d’œuvre de l’art, les beautésde la nature, les populations aux caractères si variés ne sauraientattirer leur attention : ils ignorent tout, mais leur intelligenceprécoce leur a tout fait deviner, et ils craignent d’augmenter leursdéceptions au contact impur des misères humaines ; aussirecherchent-ils les chemins solitaires, les gorges dévastées, les picsinaccessibles. Là, ils prennent des airs inspirés, des posesdramatiques, et versent l’amertume de leur âme sur tous les objets dela création, tout en parcourant quelques pages de leur auteur favori,comme ce voyageur enthousiaste qui se plaçait à l’ombre du Colysée pourlire la Pucelle de Belleville.

Leur cœur, lassé de tout, même de l’espérance, ne demande plus rien àce vaste univers. Mais bientôt leur enveloppe charnelle les force àdescendre des demeures éthérées ; le moment où ils doivent dire unéternel adieu à la terre n’est pas encore venu ! ils se traînentnonchalamment vers leur hôtellerie, et prennent tristement une largepart du dîner qu’on vient de leur servir. Tout à coup ils se sententrenaître ; le sourire inespéré d’une servante d’auberge leur a faitressentir une de ces vives émotions qu’ils ne devaient jamais éprouver !

Voyez cet homme dont le front s’incline vers la terre ; ses alluressont nonchalantes, sa démarche est indécise, il semble réfléchirprofondément : vous croyez peut-être qu’il s’occupe à classer sessouvenirs, qu’il se rend compte de ses sensations, qu’il médite sur lachute des empires ? Détrompez-vous ; cet homme est un touriste parordonnance de médecin. Fatigué d’apporter des remèdes à des mauximaginaires, son docteur lui a dit : « Ma foi, mon cher, je pense quevous ferez sagement d’aller en Italie ; l’air de ce pays vous rendrales forces que vous avez perdues ; » et dans cet espoir, le malades’est décidé à entreprendre ce salutaire pèlerinage. Lorsqu’il arrivedans une ville, il se garde bien de s’informer des curiosités à voir,des monuments à visiter ; il demande tout d’abord l’adresse du meilleurmédecin de l’endroit : c’est le seul cicerone qu’il désire. Sousl’influence de ses habitudes, la vie de ce touriste est une suite noninterrompue de consultations : les beautés d’une résidence suivent lethermomètre de sa santé. Si vous lui demandez : « Viendrez-vous visiterla galerie du grand-duc ? Irez-vous au palais Pitti ? » il vous répond: « Je n’irai pas encore aujourd’hui ; je ne suis pas bien à mon aise,je craindrais de me donner un mal de tête… Le calme m’est ordonné, etla vue des tableaux fatigue horriblement. » Toutes les journées de cetouriste s’écoulent ainsi au milieu du calme, et pourtant il rapporterad’Italie un travail précieux, qui réclame tous ses instants, quil’absorbe tout entier. En voici un fragment :

1er mai. J’ai bien dormi cette nuit.  ̶  2 mai. Je viensde voir mon médecin, qui m’a conseillé une petite promenade. Je suisallé aux cascines, et à mon retour j’ai parfaitement déjeuné. ̶  3 mai. J’avais la tête lourde ce matin en m’éveillant : legrand air m’a fait du bien ; je pense que la journée sera encorebonne.  ̶  4 mai. Le bain que j’ai pris m’a calmé ; je n’aipas éprouvé d’agitation depuis.  ̶  5 mai. Je crois avoirun peu de fièvre ; je ferai diète aujourd’hui.  ̶  6 mai.Mes digestions sont excellentes.  ̶  7 mai. Je reprends desforces.  ̶  8 mai. Décidément je n’irai pas à Rome ; lesvoyageurs y prennent des fièvres qu’il est fort difficile de guérir ;et puis, trouverai-je un bon médecin dans cette ville ? Je suisenchanté de celui qui me traite ; il m’a rendu la vie.

Toutes les pages de ce monument sanitaire présentent le même intérêt etla même variété.

Parlerons-nous de cette cohorte naïve, enrôlée par l’espoir et lacrédulité ; de ces touristes qui partent escortés de tous leurs moyensde séduction, et qui vont échouer niaisement contre une réalité qu’ilsne soupçonnaient pas ? Sur la foi de leurs prédécesseurs, ils arriventen Italie avec cette ferme conviction qu’il suffit de se montrer pourporter le trouble dans le cœur de toutes les femmes. La tête farcie derécits amoureux, ces Don Juan se plaisent à parer du nom de conquêtesces possessions faciles de places démantelées, ouvertes à tout venant,et que la Providence, toujours secourable, semble avoir échelonnées surle chemin du voyageur, comme des étapes hospitalières. Qui n’a pasrencontré sur sa route cette créature providentielle, véritable mannedu désert, à laquelle une inépuisable charité valut sans doute le nomde Notre-Dame des Étrangers ? Elle ne pouvait manquer à l’Italie, laterre des madones, la terre où la Divinité n’a qu’un symbole, celui del’éternel amour. Rome, Naples et Florence ont aussi leurs Notre-Damedes Étrangers, dont la mission est de fournir au touristeconsciencieux le galant épisode nécessaire au complément d’un voyage,l’indispensable bonne fortune sans laquelle on ne se permettrait pas derentrer à Paris. Et pourtant l’insuccès de ces touristes est une tristevérité ; mais ces dandys désappointés prennent le parti de propager unmensonge, qui persiste impudemment à les ériger en triomphateurs !

Et les voyageurs aventureux, encore persuadés que les routes d’Italiesont peuplées de brigands et qu’on ne peut effectuer un voyage sansêtre victime de deux ou trois arrestations, les laisserons-nousarpenter tous les chemins sans les mettre en présence de quelque bandeformidable ? Fra Diavolo, Gasperoni, qu’êtes-vous devenus ? venez enaide à ces touristes, nourris de toutes les histoires dont vous êtesles héros ; ils vous appellent et vous réclament : ils n’exigent devous qu’une petite embuscade sans trop de dangers, dont ils vouspaieront les frais à l’amiable, pourvu que le prix soit modéré. Mais,par malheur, une prosaïque sécurité est acquise à ce pays : lesvoyageurs qui mettent au nombre de leurs émotions les périls  dela grande route s’en retournent enrichis de la bourse destinée à laprière d’une carabine. « Voyez donc, nous dit Méry, à quoi en sontréduits maintenant ces pauvres Anglais, qui, dans leur budget du voyaged’Italie, se votent d’avance le chapitre des arrestations, quifortifient une chaise de poste comme une demi-lune, et braquent despierriers de brick sur les créneaux des lanternes. L’autre nuit, lordS***, voulant se donner le spectacle d’un drame nocturne, a jeté deuxde ses piqueurs en avant sur la route : il les avait déguisés enbandits, d’après les dessins officiels. En pleine campagne romaine, lenoble Anglais a été arrêté par ses piqueurs, qui ne savaient juste dela langue italienne que les cinq mots sacramentels de l’arrestation.Vingt coups de feu à poudre ont été échangés ; malheureusement, uneballe qui s’était glissée, par distraction dramatique, dans un pistoletdu lord, a traversé la cuisse d’un piqueur ; l’autre, s’effrayant dusérieux inattendu de l’affaire, s’est jeté à la nage dans un maraispontin desséché par le dernier pape : il s’y serait noyé sansl’intervention d’une patrouille pontificale, qui lui a sauvé la viepour le fusiller. Le généreux lord a couru au-devant des dragons pourleur expliquer la plaisanterie en anglais. Le brigadier romain était unFrançais de notre ex-garde, qui était furieux contre les Anglais et quien cherchait un à manger depuis le camp de Boulogne : après vingt ansde service pontifical, il avait oublié le français et n’avais pasappris l’italien. Ne concevant pas qu’un voyageur osât prendrechaudement la défense des bandits qui l’arrêtaient, et entrevoyantlà-dessous quelque chose qui ressemblait à de la complicité, il a faitgarrotter le noble lord, qui lui criait toute la grammaire de Veneroniavec un accent d’acier britannique. Le piqueur blessé, le piqueur sauvédes eaux, et leur noble maître, ont été enfermés dans une grange, sousla garde de deux sentinelles. Le lendemain, l’affaire s’est arrangée enprésence des autorités ; le piqueur a subi l’amputation. »

Lord S*** est une des dernières victimes des brigands. Les Anglaises nes’évanouissent plus sur la voie Appia. Gasperoni est enfermé dans lacitadelle de Civita-Vecchia, et ses successeurs ont quitté l’Italiepour aller prendre possession de la scène de l’Opéra-Comique ou de laGaîté : c’est là seulement qu’on les retrouve encore dans toute leurpureté traditionnelle, sous les brillants habits de M. Chollet et sousles sombres poses de M. Francisque. Ne vous fiez donc plus à cestouristes exaltés qui vous disent en vous montrant leurs trophées devoyage : « Voici un costume complet de brigand napolitain ! » Lestailleurs de Rome se chargent à tous prix de ces ajustements defantaisie.

Les touristes qui mettent en réserve une bourse destinée aux rencontresde grandes routes ne songent  jamais aux innombrablescontributions que l’industrie italienne lève chaque jour sur leurinexpérience. Et cependant leur budget de voyage deviendra monstrueux,s’ils ne savent pas éviter les embûches tendues sur leur passage,embûches mille fois plus dangereuses que les attaques de grand chemin.La curiosité des touristes procure au peuple italien plus d’or que leschefs de bande les plus habiles n’en ont enlevé aux riches Anglais.Demandez aux collectionneurs, aux amateurs de peinture, aux faiseurs defouilles, ce qu’ils ont payé leurs mystifications ! Comment quitterRome les mains vides ! Tous les pèlerins ne s’en tiennent pas aucostume complet de brigand napolitain ; ils veulent enrichir leurcabinet d’une plus précieuse rareté. Tous les goûts sont prévus ;toutes les passions trouvent un aliment. Les amateurs de tableauxdéterrent dans toutes les boutiques des Raphaël, des Titien, desVéronèse, qui n’ont pas trouvé d’acquéreurs à l’hôtel Bullion. Desconducteurs de calessini, antiquaires de naissance, vous demandent,dans une de vos promenades, si vous ne désirez pas assister à unepetite fouille, et des gens apostés pour ces sortes d’opérations vousdéterrent, après un quart d’heure de travail, un bras, une jambe, untorse de dieu, fabriqués la veille et enfouis le matin en votrehonneur. Il existe à Rome des fabriques d’antiquités, comme il existaità Paris, sous l’empire, des fabriques de vases étrusques. Un soir vousallez promener vos rêveries aux environs de Rome, et vous rencontrez unpâtre lettré qui vous propose de vous conduire  au tombeaud’Horace ! Heureux de cette bonne fortune vous vous laissez guider, etvotre cicerone vous indique gravement une place vide, et vous demandeensuite le prix de son indication. Sur la foi des voyageurs mystifiés,vous vous décidez à aller visiter les tombeaux des Scipions,l’immortel laurier de Virgile ; et les indicateurs officiels chantenten chœur à vos oreilles : Ecco sepulcro di Scipione ! ecco sepulcro diVirgilio ! Même absence de tombeaux ! Les numismates trouvent àcompléter facilement leurs collections. Les Antonin les Titus, les Othon se renouvellent comme  par enchantement : dans la villechrétienne, on bat encore monnaie à l’effigie des Césars ; et lesamateurs se pressent chez les fabricants pour admirer la respectablevétusté et la belle conservation de ces vieilles médailles !

Arrêtons-nous ! nous allions rencontrer les touristes désenchantés,êtres ennuyés et ennuyeux, qui aiment à placer sous vos yeux le reversdes plus belles choses : le contact de ces voyageurs vous enlèveraitvos dernières illusions. Évitez avec soin ces visiteurs qui s’écrientdevant les loges de Raphaël : « Je croyais que c’était mieux que ça ! »devant Saint-Pierre : « Tiens, on m’avait dit que c’était si grand ; cen’est pas le Pérou ! » à propos de la colonne Trajane : « Ma foi, jepréfère la colonne Vendôme, c’est plus national ! »

Évitons aussi ces enthousiastes qui croient devoir pousser defuribondes exclamations à propos du moindre grain de sable romain ;l’admiration taciturne des Anglais est préférable à l’agitation de cesfurieux.

FRANCIS GUICHARDET.


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