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GUICHARDET, Francis(18..-18..) : Les Femmeslittéraires(1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.IV.2014) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. Les Femmeslittéraires par Francis Guichardet ~ * ~ SI, aux douceurs du mariage, vous ajoutez encore le bonheur de posséderune femme littéraire, vous serez doublement malheureux. Lorsque je rencontre par le monde une femme littéraire, je répète avecRivarol : « J’aime les sexes prononcés. » En effet, la femme littéraire n’est d’aucun sexe. Elle n’est nibas-bleu, ni femme de lettres, ni poëte, ni humanitaire, ni créatricede religions ; mais elle est femme littéraire et majeure trop émancipée. Ne confondez pas cette création bâtarde et dégénérée avec lafemme forte, puissante et mal peignée, répandant parmi les hommes desflots de poésie, des avalanches de romans, des macédoinesphilosophiques, des oraisons phalanstériennes et des enfants mal élevés. La femme littéraire doit être placée un peu plus bas que la femme delettres, entre un livre de ménage, des bas percés et un volume deSpinosa. Elle est naturellement liée à cette dernière par une certaineanalogie de pensées, d’allures, de virilité et de négligence. Voyez cet intérieur mal tenu, ces meubles couverts de poussière, cesnippes soyeuses et en lambeaux, ces étoffes somptueuses et tachées, ceshéritiers barbouillés, ces livres en désordre, cette atmosphère defumée de charbon, cette nappe vainement réclamée par le blanchisseur,tout cela est sous la protection de la femme littéraire. Un mari homme de lettres, un petit cousin littérateur, un oncledramaturge, un ami de la maison poëte incompris, donnent naissance àcette ravissante moitié du genre humain. Vous voulez faire une fin,et vous engager dans les liens de l’hyménée, comme dit votre futurbeau-père, auteur de vaudevilles farouches ! Vous allez épouser unecharmante personne, pleine de grâces et de vertus, dotée du produit demille couplets égrillards et de vingt scènes scabreuses. Arrêtez,malheureux ! Mieux vaut la mort qu’un pareil mariage ; la rivière est àdeux pas ; ce modèle de toutes les perfections va devenir une femmelittéraire. Grâce au flambeau de l’hymen, toute adolescente de cette origine estsubitement éclairée, et laisse tomber le vain masque de la timidité dela jeunesse. Le premier jour de vos noces, le plus beau jour de votrevie, vous entendrez sortir, de la voix la plus douce, cette phrase de Roméo et Juliette, prononcée avec une harmonie de circonstance : « Étends un voile noir sur mes joues, que la pudeur colore à l’idéeinconnue d’un époux, jusqu’à ce que mon timide amour, prenant plusd’audace, ne voie plus dans ce mystère qu’un chaste devoir. » Heureux encore si la langue anglaise ne vient pas prêter à cettecitation sa véritable couleur locale ! Heureux, mille fois heureux, si,avant la moitié de la lune de miel, votre épouse adorée, destinée parvotre choix à descendre avec vous le fleuve de la vie, ne vient pasembellir votre réveil de quelque couplet de Vadé, ou d’une chansonnettedu même genre, composée par monsieur son père, à l’usage des joursépicuriens. Vous savez combien les jeunes filles sont curieuses et disposées às’instruire. Élevées dans cette atmosphère de gaudrioles et d’incidentsamoureux, elles apprennent volontiers de ces choses qu’un mari seul ale droit de leur apprendre, si tel est son bon plaisir. Un livreoublié, une pièce de vers récitée dans la chambre voisine, entre amis,un rôle régence destiné à Déjazet, et déclamé avec trop d’ardeur, seclassent merveilleusement dans leurs cervelles, et vous vous enapercevez trop tard. Où diable Jean-Paul avait-il l’esprit lorsqu’il se plaignait den’avoir en partage qu’une femme prosaïque, lui qui possédait unvéritable trésor, une de ces créatures mille fois plus gracieuses que Gretchen, une femme vraiment femme, une de ces bonnes Allemandes quis’occupent de leur ménage, surveillent la grande lessive, cultiventdes fleurs sur votre fenêtre, et remettent vos boutons d’habit. Écoutezles ridicules doléances de ce rêveur germanique ! Parce qu’il estencore en conversation avec la dernière étoile de la nuit, et que sadouce compagne vient lui annoncer que le café est servi, il se met enfureur, et la traite de pécore, de nature incomplète, de femme sanspoésie. Restez, mon ami, dans vos demeures éthérées, comptez lesétoiles du ciel, et dites aux voix de la nuit votre langage mystérieuxet souvent incompréhensible ; mais, de grâce, ne répandez pas votreamertume sur celle qui s’occupe ainsi de votre bien-être et de votrepot-au-feu. Pourquoi vous êtes-vous uni à cet ange de ménage, que vous accablezpubliquement de votre dédain ? Vous auriez dû venir auprès de nous, etnous vous aurions donné le choix d’une femme incomprise, d’une femme delettres, d’une propagatrice humanitaire, de cent femmes émancipées oude deux cents femmes littéraires. Alors, vous seriez allé rêverensemble et deviser par les vertes campagnes, sur les riants coteaux,au bord des eaux limpides, sous la protection de l’azur des cieux ; et,en rentrant chez vous, votre épouse étant trop poétique pour s’abaisserà préparer le repas nécessaire, et trop vaporeuse pour l’avoir ordonné,vous vous seriez vu souvent dans la nécessité d’aller avec un chant ducrépuscule. O Jean-Paul ! si vous aviez goûté de la femme littéraire, vousconserveriez la vôtre avec amour. La femme littéraire est quelquefois entachée de latinité, et alors Dieusait, si vous l’avez choisie pour compagne, ce que vous aurez àsupporter de vers, de citations, de répliques, de corrections puisées àla source de tous les auteurs de l’antiquité. Les classiquesdeviendront vos ennemis acharnés ; Virgile, Horace, Tacite, Juvénal,Cicéron, vous livreront une guerre de tous les instants. Vous nepourrez pas ouvrir la bouche qu’elle ne soit fermée par une phraselatine ; vous n’avancerez pas une proposition qu’elle ne soit complétéepar un fragment latin. Parlerez-vous d’un homme supportant le malheuravec courage, votre femme s’écriera avec enthousiasme : impavidumferient ruinae, etc. Direz-vous les douceurs de la campagne, et votredouce moitié vous interrompra par une églogue de Virgile. Dans vosquerelles d’intérieur, vous serez mille fois accablé du quousquetandem ! Et, dans un salon, dans la crainte de provoquer cetteérudition insolite, vous passerez pour un ignorant fieffé. Voilà ce qui vous attend, si vous avez sollicité la main de quelquefille de professeur de belles-lettres, chargée par son père deconserver les langues mortes dans la famille. Par bonheur, ce ridiculese perd chaque jour, et les femmes, dont l’éducation n’a pu se passerdu grec ou du latin, ne sont plus d’âge à être mariées. Cependant votreétoile peut être assez mauvaise pour que vous soyez conduit vers une deces merveilles que la province se plaît encore à conserver, et, si vousrencontrez cette rareté, arrêtez-vous sur le bord de l’abîme ! Vousn’auriez pas fait l’acquisition d’une femme, mais d’un pédagogue enjupons. Si le hasard vous pousse à devenir homme de lettres, n’initiez jamaisvotre femme aux secrets de votre cabinet de travail ; cette contagionla perdrait. Que de femmes, créées pour être des épouses accomplies,sont devenues femmes littéraires, et quelquefois femmes de lettres parce simple contact ! Vous pouvez vous soustraire, dans vos projets demariage, à la fille d’un auteur dramatique, à la sœur d’un littérateur,à la cousine d’un poëte incompris, toutes trois élevées femmeslittéraires ; mais comment ferez-vous pour préserver votre chère moitiéde cette influence, si vous lui faites subir vos propres productions ? Comme on le voit, le danger est grand, et l’homme de lettres, en semariant, est presque sûr d’augmenter le nombre des femmes littéraires.La jeune fille la mieux élevée résiste difficilement à cette atmosphèrede drames, de vaudevilles, de romans, de nouvelles et de feuilletons ;ses qualités naturelles disparaissent, et elle se fait une existence,des habitudes, un langage, je dirai même un argot, qu’elle nesoupçonnait pas. Entrez chez un de ces ménages lettrés ! Le désordre lemieux compris règne dans tout l’appartement ; les restes du déjeûner,les journaux, les légumes, les livres, les brosses encore vierges, lesbrochures, les casquettes de la maison, forment sur une table unemacédoine ravissante ; la femme est en déshabillé complet : lalittérature l’absorbe tout entière ; elle vient de terminer la lectured’une nouvelle passionnée, excellent sujet de pièce pour son mari. « Ah ! vous voilà, mon cher, vous dit-elle, je vais vous demander votreavis sur un sujet de vaudeville dont l’idée me paraît tout à faitneuve. Il s’agit d’un père amoureux de sa fille, modèle de toutes lesvertus ; de son côté, la jeune personne, éloignée du monde par lajalousie de l’auteur de ses jours, se prend de belle passion pour sonfrère, mauvais sujet sous tous les rapports. Ce jeune homme, criblé dedettes, habitué à vivre avec des courtisanes, devine le secret de sajeune sœur, et le met à profit dans le dessein de dévaliser son rival.Il est, en effet, sur le point de commettre le vol projeté, lorsque sonpère le surprend, et lui brûle la cervelle. Ceci n’est pas encore ledénouement ! Après une scène déchirante, où il avoue à sa fille sonfatal amour, le meurtrier s’embarque pour l’Amérique, et la jeunepersonne reste à jamais abandonnée ! Que dites-vous de la situation ? - C’est un charmant tableau de famille, qui me paraît pourtant un peusombre pour un vaudeville. - Vous n’y entendez rien ! On peut faire sortir de ce sujet les effetsles plus heureux. Le meurtre, par exemple, aura lieu dans la coulisse,et se fera en récit. - Ah ! si vous mettez le meurtre en récit, ce sera tout différent. - Comment voulez-vous que, dans un vaudeville, on fasse tuer, sur lascène, un fils par son père ? Si c’était un étranger, passe encore ; ças’est déjà vu. Mais que pensez-vous de la situation de la jeune fille ? - Elle me paraît fort embarrassante. - Embarrassante n’est pas le mot ; c’est dramatique qu’il fallait dire.Le cruel abandon de cette jeune personne laisse les spectateurs ensuspens. Le public ne sait pas ce qu’elle va devenir, et cetteincertitude termine la pièce d’une façon poignante. Étiez-vous hier àla première du nouveau drame ? - Non, je n’ai pas pu y aller. - Vous avez perdu. Dorval a eu de très-beaux moments ; Guyon a faitdeux sorties magnifiques ; mais la débutante a fait un fourcomplet. Le parterre l’a légèrement égayée. Du reste, la réunionétait des plus brillantes ; l’élite de la littérature s’y trouvait :Georges Sand, madame Doria, Balzac, Anicet Bourgeois. Mon mari étaitretenu à un autre théâtre. - Et comment se porte ce cher garçon ? - Très-bien. Il est à sa répétition. Je crois que nous marcherons bien,d’après ce qu’il m’a dit. Moëssard a du naturel, Chilly a du feu, et lapetite Théodorine a de très-heureuses inspirations. Nous comptons survous et vos amis pour nous chauffer cela. Nous supprimons décidémentles chevaliers du lustre ; ils ne comprennent pas. Vous savez que nousavons changé notre dénouement. L’héroïne mourait d’abord par le poison,puis ensuite par le poignard. Nous nous sommes arrêtés quelque temps àl’asphyxie, et, après mûre réflexion, nous avons adopté l’incendie :c’est moins usé et plus brillant. Nous viendrons dans cinq ou sixjours, à moins qu’il ne nous survienne une indisposition ou un véto dela censure ; mais ce dernier empêchement n’est pas à craindre, car nousn’avons pas d’allusions politiques comme dans notre drame. Vous savez ?Quel succès ! Des droits d’auteurs fabuleux ! Quel dommage qu’il n’aitpas été seul ! nous aurions aujourd’hui deux mille francs de plus. Cescollaborateurs vous ruinent. » Il existe une femme de vaudevilliste qui ne saurait prononcer unephrase sans l’embellir d’un fragment de couplet. Cet accompagnementobligé est devenu chez elle une habitude tellement prononcée, que sesamis la mettent eux-mêmes sur la voie. Vous lui parlez d’un officier desa connaissance, et elle vous répond machinalement : Oui, j’ai connu ce militaire, Je l’ai vu sur le champ d’honneur; Un mouvement involontaire Près de lui fait battre mon cœur. Vous abordez les derniers succès de nos troupes à Alger, et ellefredonne : Dans les doux champs de la belle Algérie, On verra croître deslauriers ! (Bis) Vous entamez le chapitre du sentiment, et elle ajoute à sa réponse : Le bonheur est dans l’inconstance, Elle seule embellit nos jours. Les femmes littéraires composent une famille d’une variété infinie,dont les traits fugitifs ne peuvent être bien saisis que par lescomplices de leurs égarements. La femme du romancier vient en premièreligne, et vous la reconnaîtrez à l’usage immodéré de termes techniquespuisés dans le vocabulaire de son mari : Nous avons nos épreuves àcorriger ; aurons-nous bientôt nos bonnes feuilles ? Nous allons donnernotre bon à tirer ; notre dernier volume vient d’être lancé, et nousavons à le faire mousser. Il faut que nous écrivions aux journalistes,en envoyant les deux exemplaires. Notre éditeur n’a pas le moindresavoir-faire, etc. Puis, se présentent à la suite, l’épouse ducritique, chargée par son mari de lire les ouvrages dont il doit rendrecompte ; la femme du poëte, toujours prête à cadencer les vers de sonépoux ; la compagne du débutant littéraire, colportant de journaux enjournaux les premières inspirations de son adoré, et allant elle-mêmetoucher le prix des feuilletons reçus ; la camarade de l’humanitaire,propageant, dans son petit cercle, la supériorité de la femme, et sonaptitude aux droits civils et électoraux : créature très-avancée,prêchant par la parole et par l’exemple, et dévoilant au monde uneconduite mille fois plus émancipée que toutes les théories de celuiqu’elle a choisi ! Quelquefois, fatiguée de jouer un rôle secondaire, la femme littéraires’élève au rang de femme de lettres, en débutant par un bulletin desmodes. En vérité, si la manie littéraire fait encore des progrès, etsi les gens possédés de cette manie continuent à se marier, il n’y auraplus de femmes sur cette terre. F. G. retour table des auteurs et desanonymes |