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ANSPACH, Maria d'(18..-18..)  : Les Musiciensambulants (1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (05.VI.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
Les Musiciensambulants
par
Maria d'Anspach

~ * ~

L’ART nous entoure de toutes parts et nous pénètre partous les sens ; nous vivons dans une atmosphère épurée ; il y a del’harmonie dans chaque molécule d’air que nous respirons. Les musiciensambulants encombrent nos rues. Et en effet, depuis que la musique,descendue jusqu’à la soupente du portier, est remontée jusqu’à lamansarde, il ne faut pas s’étonner s’il pleut des musiciens sur le pavé.

Aux troubadours et aux trouvères des siècles de la chevalerie ontsuccédé, de nos jours, les musiciens ambulants ; exacte et tristeexpression d’un siècle sans consistance et sans couleur, où tout estrapetissé parce que tout est commun.

Vous ne pouvez faire un pas dans la rue sans rencontrer un jeune enfantdes montagnes, une vielle suspendue à son cou, chantant des airs dupays et dansant devant vous à la manière des ours : même grâce, mêmelégèreté, quelquefois mêmes cris sauvages ; mais en revanche, combiensa voix est douce et son œil suppliant quand il vous demande un petitsou ! comme vous vous sentez ému à la vue du petit malheureux qui n’apas de mère pour veiller avec son ange gardien sur son enfance.L’orphelin grandit ; l’ambition lui est venue avec la conscience de samisère et la crainte de l’avenir. Sans savoir une note de musique, ils’improvise musicien. Avec l’aide de Dieu et des hommes, il arriverapeut-être à une certaine habileté, qui s’escomptera sur la placepublique ou dans les carrefours, en une certaine quantité de gros sous.A force de privations et de persévérance il achète une vielle organisée: sa carrière est désormais tracée.

La vielle organisée est le point de démarcation entre le musicien decontrebande et le véritable musicien ambulant ; ici commence le domainede l’art. Il y a tout un monde de sensations, d’idées, de sentiments,de perceptions, de mœurs et de prétentions à parcourir pour arriver dupremier degré au second. Le simple joueur de vielle est ordinairementune manière de petit sauvage, qui n’a pas plus le sentiment de lamusique que celui de la danse : c’est une machine attachée à une autre,dans le but d’en arracher des sons plus ou moins discordants. Ilressemble au joueur de vielle organisée comme l’instrument du premierressemble à l’instrument du second : la forme extérieure est la même ;l’âme seule fait la différence.

Quelquefois la vocation musicale se révèle chez certaines naturesd’élite avec une puissance qui étonne. Quel dilettante privilégié n’asenti tomber ses préventions aristocratiques en écoutant par hasard unde ces maestri descarrefours, dont un habitué des Bouffes ne pouvait soupçonnerl’existence ? Deux célébrités du genre se disputent à Parisl’admiration et la menue monnaie des amateurs : l’un est un jeune pèrede famille que les souffrances morales et physiques ont marqué au frontdu sceau des véritables artistes ; l’autre, jeune aussi, rappelle d’unemanière frappante ce type de bohémien perdu depuis longtemps : c’estune nature à part, une de ces figures incultes mais belles, dont lecynisme contraste avec les sons touchants et mélancoliques quis’exhalent d’entre ses doigts. Celui-là aussi a toujours à ses côtésune compagne qui partage les tribulations de son existence aventureuse: elle joue habituellement de la harpe ; c’est toujours à peu près lemême instrument, mais c’est rarement la même femme.

L’orgue appartient essentiellement à l’Italien. Vous le pouvezfacilement reconnaître à son air à la fois passionné et abattu : il y adu lazzarone dans sa désinvolture. Il ressemblerait assez à une momie,quand il s’arrête, sans le mouvement machinal, lent et régulier de sonbras, et le regard inquisiteur qu’il fait errer autour de lui.Observez-le : on croirait qu’il dort en marchant. Son orgue est placésur son dos ; on dirait que l’homme et l’instrument ne sont qu’un, etque, semblable au colimaçon, c’est sa maison qu’il traîne. Il nedemande jamais rien, il joue : si vous ne le payez pas, il s’en va ; sivous lui donnez, il reste, et il est consciencieux, je vous assure ;pour beaucoup il donne beaucoup : le travail est proportionné ausalaire, aussi bien que le salut dont il accompagne son remerciement.

Ailleurs ce sont des chanteurs, une harpe, un violon ; partout deslambeaux d’harmonie, comme des miettes à la table d’un roi. Oh ! grandsmaîtres, votre génie serait de glace, si vous pensiez que tel air sortide votre imagination de feu, de votre âme poétique, sera fané enquelque sorte par le souffle de la misère, comme une belle fleurarrachée du sol et dont les parcelles sont jetées au vent ! Il n’estpas donné à tous de comprendre cette voix de la mélodie, qui faitmouvoir en nous des ressorts si mystérieux qu’ils ébranlent tout notreêtre. En même temps qu’elle les élève et les régénère, la musiquedéveloppe chez quelques-unes de ces organisations privilégiées, cachéessous la triste livrée du musicien ambulant, une énergie de sentimentsque le vulgaire ne soupçonne pas. Que de drames se sont passés tout basle soir, en famille, quand la jeune fille n’a pas rapporté de pain pourelle ou son vieux père, après avoir chanté tout un jour ! Oui, elle achanté ayant la mort dans l’âme ; elle a souri quand son cœur pleurait; elle ignore que l’indigence elle-même, pour intéresser, doit êtrebelle. Hélas ! ses traits fatigués n’inspirent que l’indifférence ; sesyeux éteints ne sollicitent plus en sa faveur : les hommes passent sansun regard de pitié, sans la plus faible marque de bienveillance, et lapauvre enfant meurt un matin en exhalant son âme dans un dernier chant.

Le souvenir de l’enfance de la jeune tragédienne que tout Paris admireest un trait qui doit naturellement trouver sa place dans ce tableau.L’avenir de l’humble fille alors n’était point écrit sur son front :ses souffrances n’ont pas trouvé l’écho que devait plus tard éveillerson talent !

Malheureusement, ici comme ailleurs le fort est à côté du faible, lebon près du mauvais. Dans les cafés, sur les places publiques, desfemmes chantent, une guitare à la main ou une harpe devant elles :c’est la cigale dont parle La Fontaine.

Paris, cet asile ouvert à toutes les infortunes politiques, est aussile refuge, le rendez-vous général des musiciens errants et deschanteurs incompris de tous les pays. Ici c’est l’Alsacien entouré desa nombreuse progéniture, famille nomade de ténors, soprani etbasses-tailles improvisés, pataugeant et coassant à l’envi au milieudes ruisseaux bourbeux de nos rues, comme une troupe de canardsvoyageurs abattus sur un marais ; là, c’est l’Allemand réuni en sociétéanonyme pour l’exploitation de la clarinette et du trombone ; plusloin, c’est l’Italien lui-même, le musicien par excellence, tour à tourinstrumentiste et chanteur, Lablache ou Paganini. Paris a aussi dans cegenre une illustration qui lui est propre. Qui n’a connu, au moins deréputation, Marquis, Marquis l’ancien, le premier, le vrai Marquis ? –car, depuis quelque temps, les Marquis ont prodigieusement multipliésur le pavé de Paris. La concurrence est partout, la concurrence a tuéMarquis… Marquis n’existe plus ! Paris est veuf de son Marquis. Sonhéritage, sa défroque grotesque, son resplendissant habit canari, sesbas chinés, sa culotte vert-pomme et son jabot traditionnelappartiennent aujourd’hui à d’ignobles bohémiens ; ils ont eu de luitout ce qu’il y avait en lui de mortel. Mais sa réjouissante figure,son sourire malin, et toute sa personne, si spirituellementprétentieuse, qui nous les rendra ? Il y a aussi loin de tous vos fauxMarquis au grand homme dont ils portent le nom, que de Bobèche etGalimafré à leurs tristes et stupides successeurs.

Paris est en proie à une invasion de musiciens ambulants telle que, sil’on n’y prend garde, le bruit des instruments dans les rues dominerabientôt celui des voitures, et les étrangers, si peu convaincus déjà dela dignité de nos mœurs, pourront, à bon droit, nous prendre pour unpeuple de saltimbanques.

La nuit elle-même ne fait pas disparaître ces tyrans de nouvelleespèce. Par une de ces belles soirées dont le ciel se montre si peuprodigue envers le Parisien, vous sortez de chez vous, l’esprit libred’affaires, le cœur ouvert à toutes les émotions douces, et vous vousmêlez à la foule élégante et parfumée qui encombre à cette heure leboulevard des Italiens. Vous pensez, vous rêvez et vous observez enmême temps. L’air est si frais ! il y a tant de bonheur autour de vous,et parfois aussi de si plaisantes originalités ! Mais voilà que tout àcoup le génie, ou plutôt le démon de la musique, cette effrayanteapparition qui vous a si souvent fait clore votre fenêtre pendant lajournée, surgit à vos côtés sous la forme d’une petite fille armée dela fatale guitare, ou d’un petit garçon faisant crier sans pitié le roi des instruments. Commentfuir dans cette foule compacte qui vous presse de toutes parts ? vouscourez risque de vous promener ainsi fort longtemps au son de cettemusique sauvage… Une seule chance de salut vous reste. « Un petit sou,s’il vous plaît. » Vous vous hâtez de payer, et vous passez. – Un peuplus loin même supplice et même rançon. – Vous n’en pouvez plus ; lesoreilles vous tintent, et vos nerfs agacés se crispent. Vous vousréfugiez sur une chaise. Vain espoir ! Une femme, une pauvre Allemande,un enfant sur les bras, un autre sur le dos, un troisième debout à sescôtés, commence d’une voix glapissante un de ces airs tristes etplaintifs que l’on croirait un chant de mort… Le moyen de résister àcette double atteinte portée en même temps à la sensibilité de votrecœur et à la délicatesse de votre organe ?

Paris, qui ne veut plus de mendiants, est peu habile à les cacher ou àles saisir. Et qu’est-ce donc autre chose, je vous prie, que cesaveugles à la clarinette criarde, ces éternels chanteurs decomplaintes, et ces petits joueurs de vielle, malheureux enfants desdeux sexes qui préludent ainsi à une vie d’opprobre et de misère ?Puisqu’il faut qu’il y ait des pauvres, faites au moins que la charitépuisse s’exercer librement, et ne permettez pas à l’importunité et auvice naissant d’arracher l’obole réservée aux vrais enfants de Dieu !

MARIA D’ANSPACH.


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