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L.P.O.(18..-18..) : La Femme sansgoût (1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (15.V.2014) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. La Femme sansgoût par L.P.O. ~ * ~ RIEN au monde ne m’attriste comme un mauvais dînerprétentieusement disposé, une réunion de femmes mal mises dans un salondécoré sans goût, un orchestre criard, des danseurs portant lunettes,un appartement sombre et bas, un maître de maison importun, joyeux etquestionneur. Tous ces trésors se trouvent chez le président C., qui secroit à Paris parce qu’il habite la rue du Pas de la Mule. Il me fallut bien accepter une invitation à dîner chez le bonprésident, ancien ami de ma famille. Au dessert, il me fit goûter deses meilleurs vins avec un empressement orgueilleux digne de M.Jourdain ; mais sa maison est, je crois, maudite, car le vin sentait lebouchon, le cuisinier provençal avait mis de l’ail partout, lesconvives étaient bavards et ennuyeux, les domestiques gauchementattentionnés. Je tombai dans le marasme au second service : ce ne futcependant pas par la faute du bon président qu’un domestique embarrassases deux pieds l’un dans l’autre, et se jeta la face contre terre avecun plat de crème préparé par la maîtresse du logis, qui se désola decet accident pendant tout le temps du repas. Le soir, on vit arriver quelques dames, habitantes de quartiersinconnus, qui voulurent danser au piano. L’une d’elles secouaitterriblement sa robe, et courait dans le salon, les bras tendus et latête en arrière, portant au vent un nez jovial et épicurien ; uneautre, timide et honteuse, piétinait à contre-mesure avec hésitation ;une grande femme maniérée penchait sa tête sur ses épaules ; une petitefille faisait de grands pas ; une vieille complétait un quadrille :j’avais le cauchemar ! Un jeune homme portant lunettes s’écria : « Quelle ravissante personne ! » Il regardait une dame dont la robe faisait de grands plis dans le dos,dont la tournure commune et négligée éloignait toute idée decoquetterie, et dont la chaussure, d’une largeur démesurée, faisaitcraindre l’abandon du pied dans un trop brusque mouvement. Ma surpriseétait grande, et mon étonnement redoubla lorsque je vis tous lesregards se fixer avec admiration sur cette reine de la fête. Lesparoles du jeune homme à lunettes passèrent de bouche en bouche. Jecrus avoir les yeux fascinés, et j’examinai cette dame avec la plusscrupuleuse attention. Elle avait d’assez beaux yeux, des cheveux noirsarrangés sans habileté, une expression de pruderie modeste qui n’étaitpas sans agréments ; du reste, aucune grâce dans la taille, les os desjoues trop saillants, les coudes trop en arrière, les mains trop fortes; enfin, quelque chose de triste, de malheureux et de travailleurrépandu sur toute sa personne. Dans cette singulière réunion, se trouvait un jeune élégant qui vint àmoi et me dit à l’oreille, avec une certaine fatuité : « Ne trouvez-vous pas qu’il serait piquant de troubler, dans le courtespace d’une soirée, quelques-unes de ces existences bourgeoises ? - Je crois, lui dis-je, que vous aurez bon marché de la dame au nezépicurien. - J’aimerais mieux m’occuper de cette dame dont les manières et lesajustements sont marqués au coin du mauvais goût, de cette dame dontl’apparition a jeté l’ivresse dans tous les cœurs de ce cercle brillant. - Elle vous donnerait autant de mal qu’une jolie femme. Quant à moi, jesuis trop ennuyé pour faire un essai. Je regarde ma soirée commeperdue, et je vais aller me mettre au lit. - Secouez cette tristesse ; buvez quelques verres de punch, etcherchons à nous distraire ; jetons le trouble dans ces paisiblesménages. » Je voulus suivre ce conseil ; mais le punch se trouva fade, et jetombai dans le découragement. Notre élégant, qui s’était donné, avecquelques verres de sirop, une assurance convenable, fit une cour fortempressée à la femme sans goût ; de sorte que l’homme portant lunettes,qui adressait à cette beauté ses hommages depuis plusieurs mois, se vitdépassé en quelques minutes, dans les bonnes grâces de sa charmante. « Mon cher philosophe, me dit-il avec tristesse, expliquez-moi pourquoiles femmes sont des êtres changeants et infixables ? - Je vous expliquerai, mon ami, pourquoi vous avez été supplanté cesoir : vous n’êtes pas assez entreprenant, votre tailleur estdétestable, et vous portez des lunettes. Pourquoi diable porter deslunettes ? - J’ai la vue basse. - Eh ! mon ami, on a la vue basse ; mais on ne met pas de besicles. » Heureusement pour l’amoureux myope, son rival, ennuyé de la fastidieuseconversation de la femme sans goût, quitta la maison du bon président,sans doute pour n’y revenir jamais, et l’homme portant lunettes puts’écrier à la fin de cette soirée lugubre : « Quelle délicieuse réunion ! » Il est à croire que, d’ici à quelques années, cet heureux Lovelaceobtiendra, dans les affections de sa belle, une préférence marquée surles autres danseurs des quartiers étrangers. Depuis cette soirée, il m’est bien arrivé quatre fois, pendant cethiver, de me trouver à des bals déserts, à des réunions de femmeslaides puissamment admirées par de ridicules danseurs. – Qui me dirapourquoi j’ai rencontré, dans ces quatre maisons, la femme sans goûtqui fait l’ornement des bals du bon président ? Qui me dira pourquoi safigure honnête et prude, ses robes mal faites, ses poses sans grâce, seretrouvent dans toutes les fêtes manquées ou mal ordonnées ? Est-ce lafemme sans goût qui porte malheur, ou bien est-il dans sa destinée den’assister qu’à des réunions attristantes ? Expliquez-moi pourquoi jel’ai vue, dans un bal d’enfants, figurer avec sa grande taille aumilieu d’un quadrille de petites filles, et accepter, avec une joieorgueilleuse, les invitations de quelques jeunes gens qui se pressaientsottement autour d’elle, au grand désappointement de ses petitesrivales de dix ans. Dites-moi pourquoi je l’ai rencontrée au fond duMarais, dans ces maisons que les exigences de famille vous fontdéterrer dans les dernières limites du quartier latin, au Gros-Caillou,au beau Grenelle en plein hiver. Pourquoi, si on la voit par hasard authéâtre, la salle est-elle déserte, les acteurs sont-ils froids, lesspectateurs endormis ? Pourquoi est-elle placée dans une mauvaise loge,et n’a-t-elle jamais que des billets peu considérés des ouvreuses ?Dites-moi pourquoi il se trouve, dans quelque endroit qu’elle paraisse,un homme tout exprès pour l’admirer, qui s’écrie à son approche : « Voilà une bien jolie dame ! » C’est surtout son mari qui m’inspire une profonde et sincère pitié, unvéritable intérêt. Le pauvre homme aime et garde précieusement cettesage moitié ; il la loge de son mieux ; il cherche à lui plaire ; illui prodigue de doux surnoms dictés par une tendre amitié ; ils’inquiète de sa santé ; il la surveille et la protége ; il est jaloux,ô ciel ! Peut-être un jour il en recevra, en échange de ses méritoiresaffections, de cuisants chagrins : il y a là de quoi fendre le cœur ! Décidément, la première fois que je rencontrerai l’homme aux lunettes,cherchant à séduire la femme sans goût, je le prendrai à part, je luimontrerai du doigt ce bon et respectable mari, qui étalera sans douteun long cordon de montre habilement filé par son épouse encore fidèle. « Il serait bien affreux, dirai-je, de troubler inutilement un ménagepaisible, de briser une union aussi heureusement assortie. Il faudraittrouver dans le mal une bien affreuse jouissance pour avoir seulementla pensée d’égarer une créature qui marche dans la plus profondeornière qui soit sur les grandes routes de la civilisation, unecréature que Dieu a placée dans un coin pour y accomplir uneinsignifiante mission, et mourir ensuite oubliée à jamais ! Abandonnez,je vous en supplie, cet horrible projet qui me désespère. N’écoutez pasle langage de la passion. Non, non, vous ne la compterez pas au nombrede vos victimes ! Homme vraiment sensible, vous vous montrerez moinsimplacable que don Juan ! Et que deviendriez-vous, grands dieux ! si,dévoré par les poisons de la jalousie, subitement transformé en Othellofarouche, le mari de votre adorée poignardait une nuit cette nouvelleDesdémona dans son castel de la rue Copeau ! » Mais si le jeune homme portant lunettes est sincèrement amoureux de lafemme sans goût, s’il me répète mille fois qu’il la trouve belle commele jour, s’il me jure qu’il perdrait plutôt la vie que de renoncer aubonheur de la voir ; surtout si je vois que, pour lui plaire, il vientde faire l’acquisition d’une paire de gants verts, alors il me fera àson tour une si profonde pitié que je ne pourrai résister à tantd’émotions, et que, pour ne pas fondre en larmes, il me faudra prendrela fuite en m’écriant : « Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! » La destinée probable de la femme sans goût est aisée à deviner : aprèsavoir fait, pendant nombre d’hivers, l’ornement de tous les balséconomiques de la capitale, elle se confinera dans son tristeintérieur, au milieu d’un cercle borné dont la place de choix seratoujours réservée à l’homme en lunettes. Il est à espérer que latimidité de cet amoureux, la vertu et la froideur de la dame sauverontl’honneur du mari d’un déplorable affront ! L’empire de l’habitude esttout-puissant chez les esprits prosaïques. Elle reparaîtra dans le monde quand sa fille aînée seraen âge d’être mariée. Alors on verra, dans un de ces bals impossibles àdécouvrir, un homme grisonnant s’approcher d’une vieille dame quisemblera avoir tiré d’une armoire tout ce qu’elle possédait de vieillesnippes, et saluer cette dame avec une politesse plus cérémonieuse quesi c’était une impératrice déguisée en marchande à la toilette. Ceravissant tableau vous représentera l’homme aux lunettes, heureux derencontrer la femme sans goût. Cependant il est utile de reconnaître que la femme sans goût est unedes nécessités de ce temps. C’est elle qui protége de sa présence lesthéâtres abandonnés ; c’est elle qui achète tous les objets vieillisdepuis dix ans ; c’est elle qui soutient de son crédit et de sonadmiration la mauvaise musique, la romance du coin du feu, la peintureéconomique et parfaitement vernissée, les lithographies amoureuses etcoloriées, la littérature de cuisinière, le portrait de famille parseméde carlins, les conversation brillantes de lieux communs. N’est-ce paselle qui sauve la vie aux fabricants d’étoffes de mauvais goût, et quis’affuble magnifiquement d’un chapeau fané, vainement étalé pendant dessiècles ? Comme complétement naturel, son adorateur fait une ampleconsommation de vêtements mal taillés, de gants verts, de socquesarticulés, de parapluies écarlates, de chaînes de sûreté et debreloques. Si jamais la femme sans goût s’avise de vouloir donner un bal, je puisvous en faire d’avance la relation probable à la manière de laconversation monosyllabique du moine de Rabelais avec Pantagruel. Sivous me demandez : - Comment sera l’escalier ? Je vous répondrai : - Noir. Si vous me demandez : - Quel parfum répandu dans l’appartement ? Je vous répondrai : - Choux. - Comment sera le salon ? - Bas. - Et le papier ? - Gras. - Comment seront les murs ? - Nus. - L’éclairage, quel ? - Suif. - De quoi seront les rafraîchissements ? - Eau. - Et les pâtisseries ? - Pain. - Quelle sera la collation ? - Veau. - Et les fruits ? - Noix. - Les cavaliers ? - Sots. - Les visages des danseuses ? - Laids. - Leurs épaules ? - Os. - Et leurs pieds ? - Plats. - La partie dominante ? - Nez. - Combien de joueurs ? - Un. - Comment sera l’orchestre ? - Lent. - Et les valets ? - Sourds. - Quel sera donc le maître du logis ? - Gueux. - Quel sera son état ? - Clerc. - Comment sera sa fille ? - Louche. - Que deviendront les assistants ? - Tristes. - Et les visages ? - Mornes. - Quelle envie aurez-vous ? - Fuir. - Quel sera le départ ? - Prompt. Priez Dieu qu’il vous préserve d’une aussi affreuse soirée ! 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