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VALRINE, Francis de(18..-18..) : Les Villas parisiennes (1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (10.V.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
Les Villasparisiennes
par
Francis de Valrine

LES petitsmarchands adorent la campagne : il leur faut de l’air, de l’espace, dela verdure. Enterrés pendant la semaine dans la poussière de leursballots et de leurs comptoirs, ils aiment à l’échanger chaque dimanchecontre un air plus actif et plus frais ; et, nonchalamment couchés sousles ombrages de leurs villas, ils se plaisent à redire avec le poëte :

La pratique nous a fait cesloisirs.

Parcourons ces délicieuses villas somptueusement construites à l’usagedu petit commerce parisien par tous les palladio de la banlieue.Choisissons d’abord une maison de campagne telle qu’on la conçoitordinairement : Tibur de grande route, hâlé, rôti, situé au milieu desbetteraves et du céleri, le Panthéon et le Val-de-Grâce au bout de lalorgnette. Là, le véritable ami des champs se caserne pendant un jouravec sa famille et ses habitudes. Pourquoi ? je vous le demande. Pourjouir de la poussière des routes de Chartres, de Melun ou de Lonjumeau,que lui envoient du soir au matin les courants d’air des malles-posteset les zéphyrs Laffitte et Caillard.

Préférez-vous la maison de campagne à l’italienne et à pigeonnier, dontle plus bel ornement est une  plaque à incendie, villa situéeentre cour et jardin renouvelé chaque semaine au quai aux fleurs ? oubien la maison de campagne gorge de pigeon, roux-tendre, ou lilasfoncé, semée, faute de mieux, de pavillons, de chalets et de paysagesen carton-pâte ? Tous ces édifices campagnards, à un ou deux étages,panachent les rives de la Seine, et varient agréablement les beauxsites de la banlieue. Souvent, après avoir demandé vainement au ciel ledéveloppement de l’arbre qu’il a planté, et qu’il n’a pas encore vunaître, le locataire d’une de ces villas, entraîné par sa passion pourla verdure, se procure un ombrage factice qu’il doit à ses pinceaux. Lafaçade de sa maison devient alors une décoration de théâtre ornée demille fleurs étonnées de briller dans une semblable atmosphère. L’art avaincu la nature ! Les moellons ont disparu sous des bosquetsd’arbustes si féconds et si variés, qu’il est facile de reconnaîtrequ’une semblable végétation ne peut devoir son existence qu’au talentd’un badigeonneur. Le jardin est tout aussi favorisé. Une savanteperspective exécutée sur tous les murs est destinée à donner au potagerles proportions d’un parc gigantesque, et remplace au besoin les fleurset les plates-bandes oubliées. Mais, par malheur, ce luxe deplantations ne se développe qu’au moment où, débarrassé du poids desaffaires, le locataire est devenu acquéreur de cette douce retraite,qu’il transforme chaque année, à l’aide de ses pinceaux, en parc royal,en jardin anglais ou en prairie. Là, placé dans le voisinage d’un filetd’eau, ses heures s’écoulent sans ennui, et son existence est largementremplie par les agréments du jardinage et le plus violent des plaisirs: ce noble développement de l’intelligence !

Mais revenons à ces retraitespériodiques élevées à la demande des employés favorisés, d’unefamille, et des citadins villageois ; entrons dans l’intérieur d’une deces maisons, et jouissons du confortable de la salle à manger et de lacuisine de campagne. Le mobilier seul n’est-il pas toute la mosaïquedes petites misères, des inconvénients, des nudités, des déboires deconvention dont s’entoure la vie des champs ? Pourquoi ces meubles sidurs ; puis à dîner ce coq gaulois plus dur encore ? d’où vient cetoubli, cette négligence de toutes les hospitalités et de tous lesestomacs ?

- Que voulez-vous ? Nous sommes à lacampagne ! axiome indigeste et mystificateur qui se combineavec cette autre formule, cette autre devise non moins traîtresse detoutes les salles à manger champêtres : A la guerre comme à la guerre !Ainsi se trouvent autorisés les  essais de coloquintes, lesexpériences d’artichauts, le vinaigre du crû, et le lapin de basse-cour! une salle à manger où l’on jeûne, un salon sans rideaux, sans glaces,où l’on grille dans le but de se préserver du soleil, salon dont lacheminée se rehausse de deux canards sauvages empaillés et du portraiten plâtre de l’amphitryon, le cou passé dans un cor de chasse, la têtesurmontée d’un bois de cerf.

Laisserons-nous échapper cette tête de bourgeois champêtre, décolletédu matin au soir, jusqu’à la  pomme d’Adam, la chemise rabattuesur l’épaule, colin voltigeurde la cinquième légion ? Voyez comme son costume est bien entendu !veste et pantalon nankin, chapeau de paille à ruban vert, chapeaugigantesque, immense, capable d’abriter une famille entière. Et safemme ! bonne duègne qui fait aussi du Florian à sa manière, dix-huitpieds de circonférence que vous voyez descendre le matin de sonpigeonnier à coucher, en camisole blanche et la robe retroussée dansles poches, pour donner à manger à ses canards et dénicher un œuf depoule depuis longtemps espéré. Bons Parisiens, vous croiriez-vous à lacampagne, si vous n’étiez pas complétement travestis en jardiniers, enlaitières, en bûcherons, ou en marchands de navets ? Celui-ci se faitun galbe villageois avec un bonnet de laine ; un autre se chausse desabots bourrés de paille, et ne quitte pas la serpette, la blouse, laceinture de joncs et le panier du vendangeur, bien que dans son domaineil ne se soit jamais rencontré la moindre trace de raisins.

Attention ! Voici les amis de la maison qui arrivent en foule par lesvoitures du pays ou le char-à-bancs particulier.

Une famille entière se présente à la grille sans être attendue : lepère et la mère, leurs deux filles, puis deux artilleurs en bas âge,total six personnes, en compagnie de deux superbes cantaloups. – Lecantaloup a une grande influence sur la villégiature parisienne ; il sembley naître sans culture, tant la consommation en est grande. – Ou bien,c’est une bande de commis de la maison Froidmanteau, farceurs à prixfixe, arrivant tous nantis de flageolets, de mirlitons ou d’harmonicas,tous affublés des mêmes vestes ébouriffantes, étoffes girafe ou Jocko,taillées dans le même reste de coupons facétieux. La campagne justifie,légalise tout par acclamation ; on peut y être impunément assommant,béotien, stupide ; tous les calembourgs, tous les coups de poing, sontadmis dans ces jours de folie ! Là, quiconque ne sait pas walser walsecomme un enragé, quiconque chante faux entonne du Rossini ou duMeyerbeer ! Là seulement, vous avez l’agrément de vous improviser deces petits bals sur le sable, où l’embonpoint des mamans accapare lesquadrilles, où les jambes des papas se lancent dans les jetés-battus, où les enfants detrois ans sautillent dans les galops et les cotillons, au grandattendrissement des tantes et des bisaïeules, et toutes ces pantomimessi variées aux sons harmonieux d’un orchestre péniblement recruté.

N’oubliez pas le chanteur qui se fait apporter sa guitare entre lapoire et le fromage, et qui termine dignement tout festin champêtre par Fleuve du Tage.

- Et le naturaliste, l’homme qui vous présente à table, dans uneassiette, un lézard, un colimaçon, ou une punaise des bois dont ilvient de faire la découverte ; – et le cuisinier amateur, qui s’armecourageusement, aux environs du dessert, du bonnet de coton, de lapoêle à frire et du Cuisinier royal,pour confectionner les omelettes soufflées, les blancs-mangers et lesgâteaux de petit four ; – et le citadin qui brave aux champs lesrigueurs de l’hiver pour embellir se retraite de l’épaulette delieutenant citoyen, honneur obtenu aux dernières élections de Bagnolet.

Il peut vous arriver de vouloir aller humer un peu de fraîcheur à telleou telle campagne de votre connaissance, de la trouver entièrementenvahie par la gelée de groseilles et la marmelade de prunes. – Ce nesont que terrines, bassinets, pots en faïence, écumoires et tamis. Apartir du vestibule, votre ami se présente à vous avec des confituresjusqu’aux coudes. Il sort du laboratoire, il est le confiturier en chef! Sa femme est également panachée ; les enfants ont des moustaches etdes jeunes Frances enmarmelade.

Intéressant tableau ! bien fait pour être intercalé au Musée prochain,avec le cachet du bonheur sur toutes les figures ; un fond de prunierset de groseillers dans le lointain, et l’indication suivante au livret :

- Famille parisienne venant de faire ses confitures.

Si toutes ces physionomies campagnardes ne se rencontraient pas dansles champs de haricots, une serpette à la main ; dans les marécages, unfusil sous l’aisselle ; sur le bord de l’étang, une ligne au poignet ;dans la maison, au salon, au billard, au jardin, au piano, partout,n’avez-vous pas la comédie bourgeoise, ce grand arsenal, cette vastepépinière de tant de ridicules éparpillés sur les marguerites du jardin?

Une session champêtre serait-elle complète si elle n’avait pas sasoirée dramatique, composée de vaudevilles et de proverbes ? C’est làou jamais que la rue Saint-Denis triomphe. Voyez ce marchand de bonnetsde coton prix fixe, être comique et facétieux à peu près comme samarchandise, s’affubler d’un rôle d’Arnal ou de Vernet. Voyez ce mêmehomme qui se regarde déjà comme horticulteur, pêcheur, chasseur,naturaliste, confiseur et bonnetier de première force, se croiremaintenant comédien parfait. Pourquoi pas ? La banlieue n’est-elle paspeuplée de comiques ? Et sa femme qui chevrote le couplet avec unlarynx de 76 ; et sa fille qui déclame pendant l’entracte une tiradeavec des intentions à la Rachel, aux applaudissements forcenés de sonfiancé.

Mais le théâtre ; voyez le théâtre ! Alcôve garnie de calicot bleu,avec attributs, chiffres et devises, en papier doré qui vous faitsauter l’allusion aux yeux : car c’est aujourd’hui la fête du patron.Un de ses commis, poëte incompris, a même rimé ses vertus et sesqualités sur l’air de la Famille del’Apothicaire. Après le spectacle, il y a fanfare, gala, puisfusées volantes et artichauts. – Heureux si les artificiersn’incendient pas le théâtre, la maison ou quelque chalet du voisinage !

Salut, trois fois salut, au Parisien horticulteur ! Ce type infatigableet fécond, qui ne se lasse jamais de parcourir le cresson des environs,la Flore parisienne sous lebras, qui plante des melons et des ananas, et récolte du vulnérairesuisse, qui revient chez lui, après avoir pêché à la ligne, fait commeun véritable Triton, avec de la vase jusqu’à la ceinture, son hameçonpris dans ses cheveux. – Mais riez tant qu’il vous plaira. Regardezdonc dans le fond de son panier : Qu’y voyez-vous ? Une matelote, unesuperbe matelote, sur ma foi ! – achetée, il est vrai, à la baraque dupêcheur voisin ; éternelle et innocente supercherie que les convivessont enchantés de prendre au pied de la ligne.

Et cette autre figure aussi grotesque, cet autre individu vert etjaune, le chasseur aux grives, aux bécasses, aux perdreaux, auxsarcelles, aux lièvres, aux chevreuils, aux sangliers, l’effroi desgardes champêtres !

L’homme qui se résigne à laisser emprisonner ses gros mollets dans desguêtres de peau, et son ventre Lepeintre jeune dans une culotte dechamois, qui n’a jamais abattu le moindre gibier, de mémoire decorneille, et réclame le soir, pour sortir de son étui de chasse,l’assistance de sa cuisinière, de son jardinier, de sa fille aînée, etde sa femme, qui commande la manœuvre, et lui éponge le front enl’appelant mon gros Nemrod.

Que de physionomies et de profils campagnards, caricatures physiques etmorales, risquent de nous échapper ! La vieille fille qui se coiffe encheveux cendrés, sous prétexte du grand air et de ses migraines ; – lajeune femme qui profite de la belle saison pour broder des pantoufles àses sentiments de l’hiver ; – la femme d’huissier à grandes roulades,qui ne quitte pas le piano, et vous écorche les oreilles et la mêmecavatine depuis le premier jusqu’au dernier rossignol ; – et le joueurde billard, cet homme étriqué, fluet, osseux, que l’on entendcaramboler tout seul dès l’aurore, et qui se gagne à lui-même une sérieinterminable de parties ; – et le joueur de bilboquet, cet autremachine oblongue qui se termine également par une boule ; – et lefarceur attitré, qu’on invite à la campagne comme ventriloque parfait,être chéri, demandé, recherché, choisissant d’avance le dîner qu’ildoit payer en monnaie facétieuse, la gaieté stéréotypée, laplaisanterie incarnée, le plus bel ornement d’un salon campagnard, leFontallard, le paillasse, le bobêche, le Débureau de la banlieue, hommeprodigieux qui, dans les plus grandes chaleurs, sait dissimuler sousune ample redingote deux travestissements qu’il doit improviser, et quicommence ses farces à cent pas de la maison hospitalière, en imitant lecanard, le coq, le dindon, à la grande jubilation de l’amphitryonétonné de cet accroissement subit de volatiles, ou bien en poussant descris plaintifs qui le font dénicher au sommet d’un arbre de la granderoute. Flanqué d’un vaste répertoire de scènes improvisées, sa présenceest toujours une bonne fortune ; et ses hôtes, de plus en plus étonnésde ses ressources, lui ménagent une entrée théâtrale au salon, où ildépose, pour les plaisirs de la soirée, son sac de voyage, composé degobelets, de muscades, de jeux de cartes, et de tous les ustensilesd’un escamoteur.                                 


FRANCIS DE VALRINE.