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KESSLER, Frédéric(18..-18..)  : Les Saturnales (1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (09.V.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
Les Saturnales
par
Frédéric Kessler

~ * ~

PARLONS du carnaval, puisqu’il doit revenir ; préparons-nous à célébrerdignement celui de l’année prochaine, en racontant l’histoire à jamaismémorable du jeune et fougueux Gédéon, qui vient d’exécuter à Paris unvoyage à la recherche des saturnales, et qui n’a rien trouvé du tout,pas même un des innombrables épagneuls répondant au nom de Love,qu’il est tant de mode de perdre aujourd’hui.

Le 28 février de la présente année, Gédéon quitta la Rome des Gaules,c’est-à-dire Arles, sa patrie, pour se mêler aux dernières fêtes ducarnaval parisien. Gédéon était Français de naissance, mais Romain decœur, quoique n’ayant pas été allaité par une louve. Il adorait surtoutle Bas-Empire, connaissait parfaitement le Musée secret du roi deNaples, et savait par cœur l’Erotica biblion, espèce de bouquet àChloris, que Mirabeau écrivit en prison à l’usage de toutes les Sophieset de plusieurs Émilies. Le vœu le plus ardent de Gédéon était dedécouvrir un pays où l’on célébrât encore les saturnales.

Un jour, en lisant le Journal de Paris, que l’on reçoit à Arles,Gédéon était sur le point de s’endormir en songeant aux fêtes deBacchus et de Diane Limnatide, lorsque tout à coup il fut brusquementréveillé par un alinéa ainsi conçu : « Au moment où les citoyens sontdistraits de la politique par les plaisirs du carnaval, le pouvoir metà profit l’époque des saturnales pour etc. » Le Romain d’Arles n’envoulut pas lire davantage ; il retint immédiatement sa place, et ildébarqua à paris le mardi gras, jour suprême des saturnales.

Dès le matin Gédéon se prépara, en vrai Romain du temps de ConstanceChlore, à la célébration de ces fêtes charmantes qui s’appelaientbacchanales chez les Grecs. Il frotta son corps avec l’huileodoriférante de la Bétique, il ceignit sa tête d’une couronne de myrte,et, après avoir saupoudré d’or ses favoris à la manière des Latins dela décadence, il quitta son hôtel à deux heures. Le portier éclata derire en voyant passer Gédéon, et sa femme l’appela farceur, mot qui nese trouve point dans Pétrone.

Le boulevard était délirant de voitures ; c’était une orgie decabriolets, une ribotte de landaws, une théorie d’atalantes, unepanthénée de zéphyrines. Gédéon pensa que tous ces véhiculesconduisaient des fidèles au temple de Vénus aphrodite, et il demanda aupremier passant où était situé ce monument corinthien. Le passantcontinua son chemin en lui disant : Oh c’te tête ! » ce qui veutdire, en langue carnavalesque, qu’on a une fort vilaine balle. Gédéonétait entouré de gens très-maigres, qui célébraient le mardi gras d’unefaçon très-peu romaine ; il crut qu’il s’était trompé, et qu’il avaitpris pour le carnaval ce qui n’était qu’une répétition générale deLongchamps. Il voulut revenir sur ses pas pour se rendre au lieu où secélébraient les saturnales ; il s’informa auprès d’un sergent de villede l’endroit où se trouvaient les gens qui comprenaient le carnaval àla manière classique, les saturnaliens, les bacchants, les impudiques ;le sergent de ville lui répondit : Au violon !

La nuit vint, et Gédéon n’avait pas rencontré la moindre saturnale. Ilfoula aux pieds sa couronne de myrte, et il entra dans un café pourprendre une bavaroise. Le solitaire bacchant saisit machinalement lejournal, cause de ses déceptions premières, et il lut la réclamesuivante à la fin de la quatrième page : « Ce soir le carnaval va nousfaire ses derniers adieux : Musard, Tolbecque, Valentino, l’Opéra, laRenaissance, vont rivaliser de zèle et de cornets à piston ; Paris seracette nuit la capitale du Bas-Empire. » Cette réclame n’était pascomposée en petit-texte.

Gédéon attendit minuit avec impatience ; il entra à l’Opéra en habitromain, une tunique bleue, des cothurnes, les bras et les jambes nues,costume exact de Polyeucte lyrique. A peine avait-il fait quelquestours dans la salle, qu’un commissaire de police vint le prier polimentd’aller revêtir un tricot couleur de chair, sous peine de passer lanuit en prison. « Il n’est donc pas permis d’être Romain, s’écriadouloureusement Gédéon. – Soyez Romain tant que vous voudrez, répliquale commissaire, mais allez vous habiller. – L’Apollon du Belvédère neserait donc pas admis au bal masqué ? – A moins d’être revêtu d’uncostume décent. – Voilà comment vous comprenez l’art antique. –Monsieur, je fais mon devoir. »

Force fut à Gédéon d’aller chercher un tricot. N’en trouvant aucun à sataille, il se déguisa en Turc, et partit pour la Renaissance. C’étaitun luxe magnifique, une foule prodigieuse, un éclat de rire sans fin.Voici donc enfin les saturnales, se dit Gédéon ; j’ai trouvé le templede Vénus Aphrodite : allons voir les femmes nues, qui, d’après Juvénal,se montrent en public de Rome sur un autel de forme symbolique, etexcessivement musée.

Comme il essayait de pénétrer jusqu’au fond du théâtre, un monsieurdéguisé en homme s’approcha de lui, et le pria de lui montrer Chiquard.« Qu’est-ce que Chiquart ? demanda Gédéon étonné. – C’est le grandprêtre de la Folie, » lui répondit un domino littéraire qui cherchaitun déjeûner d’intrigue, à la manière de Beaumarchais. « C’est cela,s’écria Gédéon ; je suis décidément à Rome : puisque le grand prêtreest là, allons le chercher, pour qu’il me couronne de verveine. J’aibesoin d’immoler quelque chose au dieu Pan. »

Il courut de groupe en groupe, demandant à tout le monde où était leFlamine Chiquard. L’un lui montra un paillasse, l’autre un postillon deLonjumeau, l’autre deux débardeurs ; la majorité soutenait qu’iln’était pas déguisé en grand prêtre. Comme il se consolait en serécitant une ode de Pétrone, un débardeur, prétendant que ce bruitmonotone l’embêtait, tomba sur Gédéon, et le fit choir en appliquantsur son turban un de ces énormes coups de poing qu’on appelle renfoncements dans ces jours de folies.

Furieux de ce qui venait de lui arriver, Gédéon voulut quitter le bal ;mais une femme l’arrêta en lui disant : « Je te connais, paye-moi unverre de punch. » Gédéon en paya quatre. Après que le garçon fut soldé,celle qui le connaissait fut boire du grog à une autre table. Comme ilvoulait prendre son bras en lui rappelant l’interpellation qu’elle luiavait adressée, elle répondit : « Connais pas ! »

Pour retrouver les saturnales, Gédéon n’avait plus d’espoir qu’enValentino. Quand il pénétra dans le local Saint-Honoré, toute la salleétait occupée à rosser des Anglais ; la querelle avait commencé parsuite d’une discussion entamée entre deux commis voyageurs déguisés enAlmaviva, et deux grands Britanniques pas déguisés du tout. Les commisvoyageurs prétendaient que c’était un Français qui avait inventé lavapeur ; les Anglais prétendaient le contraire : de là soufflets, leFrançais invente, et coups de poing, l’Anglais perfectionne ; une mêléegénérale s’en était suivie, et les Anglais étaient broyés par unemachine à vapeur de la force de quatre cents postillons de Lonjumeau.

Il y avait là bataille, mais non des saturnales. Au Café anglais Gédéonse crut un moment arrivé au but tant désiré. Le rez-de-chaussée del’établissement était rempli de gens qui déjeunaient avec descôtelettes et un carafon, comme s’il eût été dix heures du matin ; maisle premier étage était encombré d’hommes et de femmes mangeant lehomard de l’amour, et buvant le champagne du sentiment. Toutes lessalles ne formaient qu’un vaste cabinet particulier : « Bénis soientles dieux, s’écria Gédéon en entrant, voici les saturnales. Embrassonsles femmes. »

Comme notre héros se disposait à réaliser son exclamation, un jeunehomme le retint en lui disant : « Monsieur, cette dame m’appartient. –Elle appartient à tout le monde ; la promiscuité régnait aux Lupercales; je suis Romain. – Vous êtes un polisson. » Et Gédéon reçut en mêmetemps une violente bourrade ; on le prit pour un Anglais, et onl’assomma. Voilà ce qu’on appelle en France, pays de l’urbanité, unefarce de carnaval.

Après deux mois d’incapacité de travail, Gédéon reconnut que lesjournaux l’avaient trompé, qu’il n’y avait des bacchantes, des orgies,des saturnales, que dans les classiques de M. Panckoucke. Il a achetétoute la collection, et il a fait graver sur la porte de sa maison àArles : « Carnaval, tu n’es qu’un nom ! »

FRÉDÉRIC KESSLER.


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