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BERNARD, Pierre(1810-1876)  : Le Marchand denouveautés (1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (05.VI.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
Le Marchandde nouveautés
par
P. Bernard

~ * ~

Prix fixe !...  (Les vitresde tous les magasins.)

VOUS pourriez croire, ami lecteur, que l’institution dumarchand denouveautés date, comme plusieurs des nouvelles institutions qui nousrégissent, des anciens temps : il n’en est rien, elle est récente, elleest d’hier. L’empire, qui a vu mourir tant d’hommes et naître tant dechoses, doit la revendiquer parmi ses découvertes. Le marchand denouveautés s’est formé des débris du bonnetier antique, du vénérablemercier, du drapier des halles, du linger, et de quelques fragments dumarchand de soieries. Le tout s’est animé de l’esprit du siècle,c’est-à-dire de ce qu’il y a de moins spirituel au monde, mais de plusinstructif aussi et parfois même de plus intelligent : le goût desaffaires et l’amour du gain.

Deux mots ont inauguré l’établissement du marchand de nouveautés dansl’industrie et dans la société françaises ; deux mots bien courtspourtant et bien simples :

PRIXFIXE !

Mais quel phare lumineux s’élevait tout à coup aux yeux des acheteurs,et promettait d’éclairer au loin ce noir abîme des vieilles boutiquesoù les nuances des fils, des laines et des étoffes se perdaient dansune même nuit, comme leurs prix se confondaient dans le défaut demémoire ou de conscience du marchand !

Quel hameçon !!!

Plus de faveur donc ! les âges, les sexes, les fortunes, tout désormaisdevenait égal devant l’étiquette.

Ces simples mots écrits en lettres rouges sur un fond noir portaientdans leurs flancs une révolution, mais une révolution comme lesmodernes et les impotents les aiment, une révolution pacifique. Elledevait, elle aussi, et c’est trop juste, avoir ses déceptions et sesmensonges ; le marchand de nouveautés, en même temps qu’il embrassait àlui seul les spécialités innombrables comprises entre la cotonnade etle cachemire, entre le calicot et la robe de velours, réduisait ouplutôt nivelait, par le mode de vente à prix fixe, ses bénéfices àtrente pour cent environ. Le public n’avait-il pas raisond’applaudir ?

Voulez-vous maintenant un peu de tout : le marchand de nouveautés entient ; inventez, si cela vous plaît, de nouveaux articles, il entiendra. Car, si l’intelligence et le génie ont des bornes, lemarchand de nouveautés n’en a pas : c’est dans son privilége et dansson bail.

Jadis le marchand de nouveautés s’établissait avec ses proprescapitaux, étayé du consentement et de l’appui de sa famille. Alors,l’industrie mal émancipée procédait encore de père en fils ; lesactionnaires ne vous dispensaient pas d’avoir des alliés ou des parents; heureusement l’industrie a subi les mêmes phases que le genre humain: de l’état sauvage elle a passé à l’état de famille, de celui-ci àl’état de société (sans calembourg). Aujourd’hui le négociant neprend conseil et ne relève que de son audace, de ses forces et de soncrédit ; toutefois un bon héritage, un mariage d’argent, un banquierbienveillant… Un peu d’aide fait toujours grand bien.

Le marchand de nouveautés, enprenant ce titre, s’engageaitimplicitement à rompre avec de nombreuses traditions ! Adieu laboutique aux solives no[i]rcies, adieu la rusticité du comptoir, levert-pomme de la devanture aux carreaux de huit pouces de hauteur ;adieu la naïveté de l’enseigne ; la naïveté n’est plus restée à laporte, elle n’est pas entrée non plus dans le magasin. « Où est-elle ?– Hélas ! presque toujours chez le pauvre chaland. »  ̶ L’industrie et le luxe ont dit au marchand de nouveautés : « Tu l’asvoulu, eh bien ! maintenant, marche, marche, tu iras jusqu’au gaz,jusqu’aux glaces, jusqu’aux lambris dorés, tu vendras des étoffes à 12sous l’aune sur des comptoirs d’acajou, et des tablettes fixées par desclous à tête d’or supporteront le drap des pauvres. Marche, marche, lacrédulité des consommateurs est grande encore, et tes profits nediminueront pas de sitôt ; marche, marche, tu as passé de la boutiqueau magasin ; vois donc, il te reste quelque chose à faire ; le simplecoiffeur t’a devancé ; regarde, il en est déjà au salon. »

Le luxe des enseignes a précédé celui du magasin lui-même ; lesenseignes du marchand de nouveautés ont formé autrefois comme une autreexposition des beaux-arts. Le succès de Marie Stuart a précédé enl’égalant d’avance celui de Jane Grey; la Fille mal gardée a eu lebonheur d’une œuvre de Greuze ; et lesDeux magots ont distrait lesflâneurs bien avant les Gendarmesde M. Biard. C’était alors, on peutle dire, le temps des magasins illustrés, comme c’est aujourd’hui celuides éditions. Heureux temps ! où l’on faisait sa réputation et safortune à peindre pour les boutiques !

Presque toujours le magasin de nouveautés est organisé et distribuésuivant certaines règles invariables. Chaque division del’établissement s’appelle rayon.

Les desservants des rayons de la soierie s’appellent les soyeux ; lesmontreurs de châles se nomment châliers; les préposés à l’indiennesont les indiens. – Les fraisde certaines maisons de nouveautéss’élèvent à plus de 60,000 francs par an !

Combien il faut que Dieu bénisse le travail des marchands de nouveautés! Leurs fonds de boutique sont en hausse aujourd’hui. Le bail, laclientèle s’achètent par centaines de mille francs. Malgré cette énormetentation, le marchand de nouveautés ne se retire du commerce que lejour précis où sa femme le veut absolument, parce que son fils l’exige.– Le fils exerce d’ordinaire la profession de dandy, à moins que lesfoulards et la révolution de juillet ne lui aient donné l’ambition deremplir une mission diplomatique dans les Indes. Pourquoi pas ? Il estassez juste d’observer que le fils du patron dépense, en folle vie,tous les suppléments de bénéfices que font gagner les vingt ou trentecommis de l’établissement paternel. Vous êtes parfaitement libred’appeler cela une compensation, si vous l’osez.

Le marchand de nouveautés se fait honneur de compter parmi les gardesnationaux les plus propres, les plus exacts. On le distingue à laparfaite blancheur de son pantalon et de ses guêtres en été ; l’hiver,au lustre de son drap et à l’ampleur de sa capote. Dans le commerce ilpasse pour avoir été décoré comme soldat ; dans les rangs on dit qu’ila obtenu la croix à titre de grand industriel.

On a vu le marchand de nouveautés aspirer à la députation et y parvenir; le marchand était alors un ardent promoteur de lois politiques ; ils’entendait très-bien à ajourner les lois d’intérêt et de commerce àl’année suivante.

Comme juré, il est inexorable pour le vol, plus facile en matière deviol et d’assassinat, et grand pourvoyeur de circonstances atténuantes.De 1831 à 1835 il a condamné plusieurs journaux. Il a seulement montréquelque indulgence pour le Charivari.Quand on lui en demande laraison, il répond que c’est par reconnaissance. Il a tant gagnéd’argent autrefois avec la lithographie appliquée aux mouchoirs depoche que, partout où il rencontre de la lithographie, il s’attendritencore.

Excellent homme !

P. BERNARD.


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