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GUICHARDET, Francis(18..-18..) : Les Amis de collège(1841). Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (26.VI.2018) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00. Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. LES AMISDE COLLÈGE. PAR Francis GUICHARDET ~*~ Assurément, les gens qui ont donné cours à ce lieu commun n’ont jamaistouché les bancs de l’école, et, s’ils ont tiré par hasard quelquebénéfice de l’instruction, cen’est certes pas celui des liaisonsqu’ils y ont contractées. En effet, sauf quelques heureuses exceptions,ces amitiés passagères, formées par l’habitude de se voir et lanécessité de vivre sous les mêmes règlements et la même discipline, cesliaisons, inspirées par le caprice et une certaine conformité de goûtsenfantins, ne résistent jamais à une séparation de quelques mois. Guidépar votre jeune expérience, vous choisissez un ami, vous êtes soninséparable, son intime, son copin; vous vous querellez, vous vousbattez avec lui, et, par ce doux échange de coups de poing, vousreconnaissez de jour en jour que vous êtes nés l’un pour l’autre.Castor et Pollux n’étaient pas plus unis, et vous les prenez pourmodèles. Si vous êtes studieux, vous partagez avec lui les couronnesacadémiques ; si vous vous abandonnez aux douceurs de la paresse, vousfaites ensemble l’école buissonnière, et vous vous apportez demutuelles consolations les jours de retenue.Vos classes sontterminées. L’inégalité de fortune de vos parents, inégalité de positiondont vous n’aviez aucun souci la veille, vous force à entrer dans deuxcarrières tout à fait opposées ; mais cette différence de condition nevous séparera pas ! Vous vous verrez tous les jours, vous vous jurerezmême une affection éternelle ! Les mots oubli, inconstance, fragilité, sont rayés de votrevocabulaire ; et, après deux ou troismois d’intimité, vos rencontres devenant de plus en plus rares, lesamitiés nouvelles, les relations du monde, les exigences de profession,vous jettent dans deux sphères tellement distantes l’une de l’autre,qu’il arrive un moment où vous auriez de la peine à dire si vous vousêtes jamais connus. Voilà la fin de ces promesses et de ces serments, véritablesamplifications de rhétorique. Et cependant il existe encore des pèresprévoyants qui placent leurs enfants dans certains collèges, avecl’espoir qu’ils trouveront un jour des protecteurs parmi les amisqu’ils s’y feront. Vous rencontrez même des gens toujours prêts à vouslancer cette phrase : « Je ne conçois pas que le jeune C. ne soit pasencore placé ; il était le condisciple du duc de ***. C’est vraiment del’ingratitude ! » Comment trouvez-vous ces gens-là ? Il serait, envérité, charmant de tout obtenir, et de n’avoir, en fait de qualités,que les droits que donne une ancienne camaraderie. Les places et lesemplois ne seraient plus alors encombrés d’aspirants, d’adjoints et desurnuméraires ; le seul titre d’élève d’un de ces établissementsfavorisés deviendrait un certificat de capacité dont le titulaireverrait s’aplanir devant lui tous les obstacles, disparaître toutes lesdifficultés. Que votre persévérance ou votre talent vous fassentobtenir une position élevée, soyez certain que chaque jour vous serezassailli par un de ces amis oubliés depuis quinze ans : « Nous étionsensemble en sixième ; nousterminâmes en même temps notrephilosophie. » Heureux souvenirs de cette triste période de pensums,d’abondance et de retenues ! Dernièrement un de cesinévitablessolliciteurs se fit annoncer chez un ancien camarade devenu secrétairegénéral. « Je viens te féliciter sur tes nouveaux honneurs, et, commetu es tout-puissant, je viens de demander quelque chose pour moi…presque rien… trois ou quatre mille francs d’appointement me suffisent.As-tu cela à ma disposition ? Tu te rappelles sans doute que nous nefaisions qu’un à la pension de S., et j’ose espérer que les grandeursne t’ont pas fait oublier tes amis. « - Mon cher monsieur, je suis charmé que vous veniez en aide à messouvenirs, lui répondit le secrétaire général. J’avais presque oubliéces belles années de mon enfance ; mais votre heureuse mémoire est pourmoi d’un grand secours. Malheureusement, nous étions douze cents élèvesà la pension de S., et vous avez été devancé par plusieurs de nosanciens condisciples, qui sont venus, comme vous, réclamer leursdroits. J’ai donc mis à leur disposition toutes les places vacantes, etaujourd’hui je n’ai plus rien à vous offrir, à moins que vous nevouliez accepter une place de surnuméraire. » Les mêmes scènes se renouvellent à tout moment dans des conditionsdifférentes. Êtes-vous sur le point de faire représenter unouvrage important, vous recevez vingt lettres amicales dans le genre decelle-ci : « Mon cher ami, « Je te prie de m’envoyer une loge pour la première ; je tiens àm’associer à ton nouveau succès. « Ton ancien camarade, « PÉRIBOU. « P. S. Dans le cas où tun’aurais plus de loge, je me contenteraisde deux ou trois stalles. » Vous vous demandez aussitôt : Qu’est-ce que Péribou ? – Et comme vousjouissez déjà de quinze cents amis intimes, vous consultez votre liste,et le nom de Péribou ne s’y trouvant pas, vous vous empressez de luiréserver une place de parterre pour votre vingtième représentation. Lesdirecteurs de théâtre, les entrepreneurs de concerts, les acteurs, leshommes devenus illustres, sont exposés aux mêmes inconvénients. Descamarades, morts pour eux depuis longtemps, ressuscitent un matin sousforme de lettres. C’est une épidémie, une peste ; et s’ils se donnaientla peine de faire droit à toutes ces sottes demandes, leursétablissements se transformeraient en succursales des collèges où ilsont été élevés. Qu’un individu entre en septième lorsque vous terminezvotre rhétorique, il vous abordera, dix ans plus tard, en se faisant undevoir de vous tutoyer : « Ah ! te voilà ; je suis ravi que tu soisencore de ce monde ! Quoi de nouveau depuis que nous ne nous sommes vus? » Ou bien : « Que fais-tu, depuis le collège ? Moi, je vais commencermon droit. Avocat, mon cher, avocat ! c’est un titre qui mène à tout. »Que votre nom, grâce aux réclames que vous avez faites, soit devenupopulaire, le même individu s’empressera de dire, en entendant parlerde vous : « Un tel, ah, si je le connais ! C’est un de mes plus anciensamis ; nous étions ensemble au collège. » Il y a quelques années, Charles de V., lancé de bonne heure dans lemonde, possesseur d’une grande fortune, se vit entouré de nombreuxamis, grâce à son élégance, à son cuisinier, au luxe de ses fêtes, deses équipages et de ses chevaux. Son nom était prononcé avec respectpar les maîtres de la fashion, et les jeunes gens de cette époque seplaçaient volontiers sous son patronage. La bande de Charles de V.faisait l’ornement de tous les bals, de toutes les courses, de toutesles parties savamment organisées. On disait alors : Ce monsieur est dela coterie V., comme on dit aujourd’hui : Un tel est membre duClub-Jockey ; et cette qualité suffisait pour vous donner unvernisd’opulence et de bon goût. Être admis dans ce cercle était chose assezdifficile, et plus d’un viveur en herbe, doué par la nature de toutesles facultés nécessaires à un véritable dissipateur, échoua dans sesdémarches. Quelques condisciples de Charles de V., du même âge que lui,obtinrent leur admission en cette qualité, et tous les nouveauxcandidats crurent pouvoir arriver à la faveur de ce titre. Aussi chaquejour voyait-il surgir un nouveau camarade de pension ou de collège, et,fatigué de ces importunités, lorsque le visiteur inattendu ne luiplaisait pas, de V. lui disait gravement : « Monsieur, je ne saisvraiment pas pourquoi vous vous permettez de me tutoyer ; mes vraisamis ont seuls ce privilège. Vous avez tort de prétendre que nous avonsété condisciples, car je n’ai jamais étudié, et je ne vous crois pasassez ignorant pour vouloir soutenir une semblable erreur. » Ce ridicule privilège, que s’arrogent encore d’anciens camarades quevous avez à peine aperçus sur les bancs de l’école, devient quelquefoisune insupportable humiliation. Vous entrez dans un établissement de bains, et le garçon auquel vousremettez votre cachet s’écrie : «Tiens, c’est toi ? Je ne t’aurais jamais reconnu. Comme tu es changé !Tu le vois, je suis ici… des malheurs, mon cher, des malheurs… ÉtudierCicéron, et laver des baignoires ! « Que veux-tu ? Il n’y a pas de sots métiers, il n’y a que de sottesgens. Si tu as besoin de mes petits services, ne te gêne pas. As-tu descors ? je vais t’en débarrasser. » Autre exemple : Nous nous dirigeons vers l’Opéra-Comique ; un hommenous offre un billet : « Quoi ! – Ah ! – C’est toi ? – Assurément ! –Et que fais-tu donc ? – Je vendais ma contre-marque. – Mais on ne vendpas sa contre-marque ! – Je voulais aller prendre une glace à Tortoni. » Il nous trompait, le malheureux ; c’était son métier ! Il étaitréellement notre condisciple, et il obtint jadis trois couronnes auconcours. Conservez donc de pareils amis de collège ! F. G. |