Corps
GUICHARDET, Francis(18..-18..) : Les Premièresreprésentations(1841). Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (21.VI.2018) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00. Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. LES PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS. PAR Francis GUICHARDET ~*~ Après une heure d’attente à la porte du théâtre, deux dames essouffléesviennent de se placer à la galerie, sous la protection d’un billet defaveur. « Nous arrivons à temps, dit l’une d’elles à son amie ; nous verronsarriver tout le monde, et nous jouirons du coup d’œil. - J’adore les premières représentations, répond l’amie ; tout ce qu’ily a de plus distingué dans les arts s’empresse de s’y rendre, et avantle lever du rideau, nous demanderons les noms des personnes connues. - Quel est donc ce monsieur si laid qui vient de paraître au balcon ? - Ah ! je ne sais pas. Ce doit être un auteur. Je le vois souvent aux premières, et il a l’air d’avoir ses entrées. Il est malheureux quenous n’ayons pas encore de voisin. Quels sont les acteurs qui jouent cesoir ? - Je n’ai pas encore regardé le programme ; mais on m’a dit que lapièce était parfaitement montée. Nous aurons donc l’élite de la troupe. - Beauvalet joue-t-il ? - Certainement, puisque c’est un drame. - Et Menjaud ? - Menjaud ! vous aimez cet acteur-là ? - C’est ma passion. Comme il a bon ton ! - J’aime bien mieux Lockroi. - Ah ! Lockroi ; c’est un joli homme, bien fait pour ses rôles. - Croiriez-vous que j’ai été folle de lui, et que j’ai payé plusieursfois rien que pour le voir ? Tenez, j’étais précisément placée danscette loge d’avant-scène, à droite. - Moi, j’aurais du penchant pour Menjaud. - Mais il est fort vieux. - Comment, fort vieux ! il paraît tout jeune sur la scène. On ne luidonnerait pas plus de trente ans. - Combien donnez-vous à mademoiselle Mars ? - Elle doit avoir passé au moins la cinquantaine. - Cinquante ans ! vous n’y êtes pas. L’âge de la duchesse d’Angoulême :soixante-six ans. - Quelle indignité ! qui vous a dit cela ? - C’est mon mari qui est toujours bien informé. - Votre mari ? - Assurément. Vous ne savez donc pas qu’il s’occupe de théâtre entreses heures de bureau. Il connaît beaucoup M. Saint-Ernest, de l’Ambigu. - Ah ! je ne savais pas cela. C’est bien différent. - Tenez, aux secondes loges, Arnal avec une dame. - La dame de chœur ? - Eh non ; une dame que je ne connais pas. Voyez comme il est mieux àla ville qu’à la scène ! - Ses lunettes lui donnent une gravité étonnante. On le prendrait pourun diplomate. C’est une chose bien extraordinaire. Un homme qui m’afait tant rire ! - Vous savez qu’il fait des vers ? - Comme Lamartine ? - La même chose. Seulement, ce sont des vers plus légers, des poésiesbadines. L’autre jour je lisais un fragment d’épître qu’il a adressée àBouffé. Je crois même avoir conservé le journal ; je vous le prêterai. » La salle se remplit peu à peu. Vingt conversations du même genres’engagent à l’orchestre et dans les loges. Un groupe discute sur lesprogrès et la beauté de mademoiselle Plessy ; trois amateurssoutiennent chaudement mademoiselle Mars, qu’un de leurs voisins vientd’appeler ingénuité centenaire ; mademoiselle Doze a aussi sesdéfenseurs, et le nom de mademoiselle Noblet elle-même est prononcédans un petit cercle. Chacun étale complaisamment ses admirations etses sympathies. Celui-ci n’est attiré que par mademoiselle Rachel,qu’il place au haut des cieux lorsqu’il laisse ses camarades sur laterre ; cet autre spectateur concentre toute son affection dans le jeude mademoiselle Mars ; ce dernier n’a des yeux que pour sa jeune élève.Au parterre, les affections se rencontrent plus jeunes et plus vives,et quelquefois elles s’élèvent jusqu’à la passion. C’est là quecommencent les premières amours sans espoir, les douces liaisonsformées par l’imagination ou le caprice. De ces modestes banquettes, selancent d’audacieuses déclarations, toujours sans réponses, des versinédits inspirés par l’étude récente de Catulle, des bouquets decollégiens, cachant une phrase amoureuse qui n’arrive jamais à sonadresse, et que M. Samson lit à haute voix au foyer des acteurs. A côtéde ces attractions passionnelles (style phalanstérien), nous trouvonsles curieux et les indifférents, jeunes gens cuirassés d’un profondmépris pour toutes ces adorations de théâtre, Lovelaces en herbe,persuadés qu’il est de bon goût de médire de toutes les femmes avecl’aplomb que donne une expérience de vingt ans. « Je ne conçois pas, dit l’un de ces derniers, en s’adressant à sonvoisin, que l’on se prenne de belle passion pour toutes ces comédiennesdont le seul mérite dépend du prestige de la scène. Je serais, envérité, fort malheureux si j’avais le moindre penchant pour cescréatures qui se plaisent à étaler tout ce qu’elles peuvent laisservoir de nudités, et qui adressent des sourires gracieux à tout lemonde. Le premier cuistre possesseur de deux francs a le droit depenser que toutes ces minauderies, toutes ces poses, toutes cescoquetteries, tous ces jeux de physionomie, toutes ces œillades,s’adressent à sa ridicule personne. Un de mes amis a eu la faiblesse detomber dans ce piége affreux. Une petite fille sans talent, que vousavez pu voir sur l’un de nos théâtres secondaires, a excité chez luiune passion si violente, qu’il n’en est pas encore guéri. Croiriez-vousqu’il se ruinait toutes les fois qu’elle était annoncée ? Il dînait àpeine pour pouvoir trouver dans sa bourse le prix de son entrée. Cemétier dura trois ans. Chaque soir il était à la même place, suivanttous les gestes et tous les mouvements de son adorée, qui nesoupçonnait pas son existence. Souvent il interprétait à sa guise legeste le plus insignifiant ; il se persuadait qu’un regard lui avaitété personnellement adressé ; et ces jours-là, il rentrait enchanté desa soirée. Enfin il reconnut qu’avec de maigres appointements de quinzecents francs par année, il ne pouvait pas jouer plus longtemps d’unemanière brillante le triste rôle de soupirant, et ses belles illusionss’évanouirent. Il aurait eu certainement le droit d’espérer s’il avaitpu offrir un léger équipage ; mais il fallait de l’argent, le nerf del’intrigue, dit Beaumarchais ! avec de l’argent, on obtient tout cequ’on désire. A propos, vous savez que c’est encore Déjazet qui possèdele plus grand nombre d’amoureux in partibus ? Tous les soirs, lapetite salle du Palais-Royal en est encombrée, et vous pourriez lescompter par centaines. Pour ma part, elle me plaît beaucoup, etj’aimerais à faire un petit souper-régence avec elle. On la dit bonneenfant et très-spirituelle. Tiens ! la voilà dans une baignoire. Quandon parle du loup… C’est surprenant ! » Le premier acte vient de finir. Deux femmes littéraires, remarquablessurtout par la désinvolture de leurs toilettes, causent cavalièrementavec deux barbes voisines. « Que pensez-vous de cette introduction ? 1re barbe. – On ne peut rien dire encore : c’est froid. - Que dites-vous de Beauvalet ? 2e barbe. – Assez bon ; mais trop caverneux. - Et de Samson ? - Il parle par le nez bien plus que par la bouche. - Comme vous connaissez vos auteurs ! - Victor ! je le sais entièrement par cœur. - Avez-vous vu Balzac ? - Balzac !... où donc est-il ? - Là-bas, près du balcon, avec une canne. - Mais ce n’est pas Balzac, c’est Francis Cornu. Je le connais bien ;il a été sur le point de devenir mon collaborateur… L’auteur du Festinde Balthazar. - Vous m’étonnez ! on m’a toujours désigné ce monsieur comme étant M.de Balzac. - Voulez-vous voir Hugo, si vous ne le connaissez pas ? - Je l’ai vu vingt fois, et le premier jour je l’ai deviné à son front. - Vraiment ! vous avez donc quelques notions de phrénologie ? - Non, mais bien de physiognomonie. - Alors, quel est ce monsieur qui vient de se placer sur le devant decette troisième loge, à gauche ? - Ce doit être un homme célèbre ? - Je le crois certes bien ! c’est Balzac lui-même… le vrai Balzac, leseul autorisé à porter ce nom. - J’en suis toute surprise ; je le croyais blond. Je dois vousl’avouer, je l’aimerais mieux blond. - Oui ; mais quels yeux ! - C’est vrai. Prêtez-moi donc votre lorgnette pour que je l’examine àmon aise. Ah ! il se retire. Quel fâcheux contre-temps !... je suistout émue. - Dumas vient d’entrer dans la loge voisine du balcon. Vous savez qu’ilse marie ? - L’auteur d’Antony ! Ah ! Dieu, comme c’est prosaïque. - L’Académie a exigé ce nouveau titre. - Il en avait déjà bien assez. Plus d’un de ces messieurs n’a pas lequart de son talent. Quelle belle popularité ! A la place de sa femme,je serais bien fière. - Madame Dorval est derrière nous. - Ah ! je ne l’avais pas encore aperçue. L’aimez-vous ? - Si je l’aime ! je l’adore. Elle a des moments magiques. C’est ledrame incarné : les Français ne pouvaient pas s’en passer. Comme elleétait belle dans Antony ! Quel succès pyramidal ! - Alors vous ne devez pas aimer Noblet ? - A côté de Dorval, Noblet est une bavaroise glacée. Après le quatrième acte, une dissertation de haute critique est misesur le tapis dans la loge de la Revue fashionable des apothicairesunis. « Eh bien ! qu’en pensez-vous, vous autres ? dit l’un des rédacteursinfluents. - Exécrable, détestable, nauséabond ! - Est-ce une pièce ? - Infâme rapsodie ! - Pourriez-vous me dire dans quelle langue cela est écrit ? - Ce n’est pas une langue, c’est un patois. - Voyez comme le public est indulgent ! il écoute sans rien dire. - Il ne dit rien parce qu’il dort ; et puis on ne siffle plusaujourd’hui. - Tout à l’heure, au foyer, ce farceur de Janin prétendait qu’il avaitvu plus mauvais que cela. - Quel homme paradoxal ! - En parlerons-nous ? - Certainement non. L’art n’a rien à voir dans ces compositionsbâtardes. Nous ne devons pas nous avilir à ce point. Notre mission estplus sainte et plus belle. - Il faudrait envoyer l’auteur à l’école. Avez-vous remarqué le malgréque du troisième acte ? - Charmant, en vérité ! le malgré que m’avait échappé. - Et dans le quatrième, la jeune fille parle d’un monsieur qui a les cheveux rouges. On ne dit jamais cheveux rouges ; la grammaire s’yoppose : on dit cheveux roux. - Cependant l’usage le permet ! - L’usage de ceux qui parlent mal. - Je me suis quelquefois surpris à me servir de cette expression. - On peut la tolérer dans la conversation ; mais on ne doit jamais sepermettre de l’écrire. Et ce père stupide qui débarque à Florence. - Pardonnez-moi ; mais je crois que c’est une métaphore. - Point du tout : l’acteur a bien dit j’ai débarqué à Florence, commesi Florence était un port de mer. - C’est tout à fait prendre le Pirée pour un homme. - Vous l’avez dit, et je partage entièrement votre opinion. Et cesacteurs ! - Quels saltimbanques ! - Si je parviens à être directeur, comme je renverrai tout cela auboulevard ! - Ce sera le plus bel acte de votre administration. - Ces actrices, quel ton ! En vérité, les bonnes traditions se perdentde jour en jour. Ni goût, ni manières, ni tenue. Il n’y a plus moyen detravailler pour le théâtre, à moins de consentir à faire du commun.Croiriez-vous que tout à l’heure, au moment de la reconnaissance, troisfemmes pleuraient comme des Madeleines ! - Ce sont des femmes hydrauliques. - Joli ! je retiens le mot pour ma prochaine chronique, si je me décideà en faire une. - Nous ne restons pas jusqu’à la fin ; nous mourrions d’ennui. Voussavez le dénouement. Après une scène larmoyante, le père consent à luilaisser épouser celui qu’elle aime. - Que cela ! et on appelle une plaisanterie pareille, ouvragedramatique ! Je prédis quinze représentations. - Je suis sûr que cette pièce sera jouée cinquante fois au moins : onaime le mauvais. - Notre ami V… se fera-t-il nommer ? - Il en est bien capable. Une chute de plus ou de moins, qu’importe ! - Dieu les bénisse ! voici la fin. C’est le moment que je préfère. Quel four ! Décidément ce garçon n’a pas le moindre talent. - Il y a au coin de l’orchestre un malheureux qui applaudit comme unforcené. - Je le crois bien ; c’est un créancier. Partons, messieurs. Allonsfumer un cigare et boire un peu de bière pour faire passer cela. » F. G. |