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RABOT, Alexandre(18..-18..) : L’Ermite du Vésuve(1841).
Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (26.VI.2018)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
L’ERMITEDU VÉSUVE.

PAR

ALEXANDRE RABOT


~*~

L’ERMITE du Vésuve est une de ces individualités italiennes dont letouriste, esclave des types traditionnels, s’est plu à faire unpersonnage éminemment apocryphe. Des gens prétendent avoir observé, àmi-côte du Vésuve, un saint homme à la physionomie grave etanachorétique, habitant une étroite cellule, vivant pour le jeûne et laprière, enfin, un pieux cénobite de la nature de ceux que les voyageursplacent considérablement au-dessus du niveau de la mer. Nous aussi nousatteignîmes le sommet du Vésuve, et c’est la chose du monde la plusfacile : les quatre cinquièmes de l’ascension se font à dos de chevaux,non moins caractérisés par leur format et leur aptitude rocailleuse queles porteurs de Montmorency, ces pauvres victimes de l’amour et del’hippomanie. Nous aussi nous parcourûmes les flancs de la montagne,mais sans révélation de cellule ni d’ermite ; et cependant, si vouslaissez flotter les rênes sur le cou de votre coursier, une habitudeinstinctive le conduit devant une maison d’apparence honnête, où seprésente sur la porte un gros gaillard assez proprement enfroqué :voilà l’ermite. Sa figure, avec saillies rubicondes, est un emblèmerassurant pour le promeneur altéré ; mettez pied à terre, et un garçoncomplétement dépourvu de vêtements monastiques viendra vous offrir unéchantillon de sa cave et de sa cuisine.

C’était pendant une éruption mémorable, celle du mois d’août 1834, quenous visitâmes l’hôtellerie du capucin. Le Vésuve donnait ce soir-làune représentation extraordinaire, où il devait absorber, séancetenante, un village de cinq cents maisons. Naples tout entière s’étaitportée à ce spectacle, aussi joyeuse, aussi empressée qu’aux plusbrillantes girandoles. Les chemins étaient couverts de voitures, decavalcades. On riait, on chantait, et les tavernes débordaient sur laroute comme aux fêtes de l’Église. Un des torrents de lave entraîné ducratère par une pente rapide coulait au pied de l’ermitage, et nousarrivâmes par un détour sur la plate-forme élevée où, de tempsimmémorial, Ramponneau s’est fait ermite. Là, comme sur la route, commeau bas de la montagne, la foule se pressait, avide de contempler, d’unlieu de sûreté, l’incendie ruisselant au milieu des bois. C’était galaau logis du moine : on voyait le bon homme aller, venir, se multiplier,comme le chef infatigable d’une auberge achalandée, et la joierayonnait sur sa face enluminée : c’est que sa maison était pleine, etqu’il savait bien que toute la nuit il garderait son monde.Habituellement on ne quitte la table qu’au point du jour, pourassister, du haut de la montagne, au magnifique spectacle du lever dusoleil. En attendant, nous prîmes place à une table, très-altérés, maisplus curieux encore de connaître cette autre création du menu voyageur,le lacryma-christi. Jamais vin porta-t-il un nom si pompeux ? Jamaisaussi abusa-t-on plus impudemment de la sonorité de sa langue pourdécorer un vil cru d’une noblesse mensongère ? L’ermite, il faut ledire, pour un marchand de vin, se montra bon capucin. Il nous préparaloyalement au désappointement en nous invitant à prendre ce qu’il avaitde mieux, du somno, du vin du cru, du vin de ces vignes que la lavedévorait à nos pieds huit jours avant la vendange. Quant à celacryma-christi, ça vient on ne sait d’où ; c’est un de ces intruscomme on en voit tant dans le monde, vivant d’un nom et d’un domiciled’emprunt ; il se prétend du Vésuve, et le malheureux est issu, sansdoute, de quelque basse terre sans nom, sans valeur. Le somno n’étaitpas mauvais ; on ne pouvait lui reprocher que son extrême jeunesse.Cependant, heureusement pour nous, nous avions tout prévu, l’irritationde la soif causée par les exhalaisons chaudes du volcan, etl’insuffisance des rafraîchissements de l’ermite ; aussidébouchâmes-nous quelques bouteilles d’excellent marsala, que nousavions apportées sur le dos de notre guide. Le disciple de Vatel et desaint Antoine fut invité à en prendre sa part, et il ne se fit pasprier : comme fait en pareil cas le débitant modèle, il alla chercherson tabouret, qu’il avait laissé près d’une table où il venait detrinquer et boire, et il s’assit au milieu de nous. Évidemment letabouret et le moine avaient déjà fait deux ou trois fois de cettefaçon le tour de la salle, et ils commençaient à devenir, parnécessité, inséparables. Il eût été facile d’abuser de la dispositiondu saint homme : le marsala lui plaisait, et il se fixa près de nousjusqu’à l’heure du départ. Mais nous n’étions pas seuls ; il setrouvait même parmi nous des insulaires hérétiques, et nous ne voulionspar leur donner le divertissement d’un saint homme en défautd’équilibre : nous nous contentâmes de verser un nombre raisonnable debouteilles dans le gosier du pauvre moine, auquel la conflagration dela montagne avait donné, peut-être, une ardeur inextinguible ; etaussitôt que parut le jour, nous partîmes pour terminer notreascension, laissant à notre hôte, en échange de ses bénédictions,quelques piastres, et le restant de notre marsala, dont nous n’étionsplus responsables devant Dieu ni devant les hommes.

ALEXANDRE RABOT.