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[Anonyme] : Les Examinateurs(1841).
Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (26.VI.2018)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 
LES EXAMINATEURS

PAR

[Anonyme]


~*~

MONSIEUR,

DANS un des articles de votre charmante publication, l’Écolier, j’airemarqué une phrase à peu près ainsi conçue : l’Université envoie desexaminateurs qui interrogent des machines dressées à la demande et à laréponse, et leur inspection est une comédie. Cette phrase n’a qu’untort, c’est de ne pas être assez explicite : les détails de cettecomédie, je vous assure, n’auraient pas manqué de piquant.

Comme j’en ai connaissance, moi, ayant milité dans l’instructionpublique, permettez-moi de vous en offrir un croquis que vousinsérerez, si bon vous semble, dans les esquisses de mœurs dont vouscomposez le PRISME.

Un examinateur est un grand monsieur tout en noir, sauf la cravateblanche et le ruban rouge à sa boutonnière ; l’expression de son visageest sévère et dure ; jamais le sourire ne vient effacer les plis de sonsourcil éternellement froncé ; il parle laconiquement avec une voixbrève, avec un regard inquisiteur, et ne répond que par des hochementde tête affirmatifs aux discours prolixes et verbeux du directeur dontil est censé inspecter l’institution, ou du professeur dont ils’imagine interroger les élèves. Un superbe dédain est stéréotypé surson front ; toute la morgue pédantesque et l’orgueil pédagogiste setrahissent dans son allure empesée, dans son importance gourmée.

Ses fonctions consistent à parcourir chaque maison d’éducation, pours’assurer si la nourriture est saine, si l’ordre et la propreté yrègnent, si elle réunit toutes les conditions de salubrité pour lespensionnaires. Ou bien, aux environs de Pâques, il surgit dans chaquecollége royal, et s’y attable un jour ou deux, après quoi il envoie devolumineux registres de notes, appréciation très-exacte, comme on doitsupposer, des capacités de chacun.

Suivons-le dans une de ses excursions.

Tout un collége est bouleversé, en rumeur : l’examinateur a paru ; déjàdepuis plusieurs mois, on s’est préparé à cette catastrophe annuelle,et chaque élève a été lesté d’une tirade latine ou française, d’unépisode de l’Enéide, ou d’une satire d’Horace, ou d’un acte d’Athalieet de Polyeucte. Le professeur de la classe désignée pour subir cejour-là la fatale revue donne ses ordres comme un général qui est prèsd’engager le combat ; il s’agit, pour lui, de disposer la scène.

« Monsieur Paul Césaire, dit-il, prenez votre Précis d’histoire, etrepassez soigneusement le résumé de la guerre des Samnites. – Vous,monsieur Arthur Cernay, vous m’avez fort pertinemment répondu surJulien l’Apostat. – Vous, monsieur Ravel, vous savez, si je ne metrompe, la géographie des Gaules d’une manière sûre ; veuillez vous enoccuper en attendant l’arrivée de ces messieurs. »

Ces messieurs entrent précédés par le proviseur, qui les introduit. Lecomité inspectif est composé de deux personnages : l’un, assez vert,quoiqu’à demi chauve, les cheveux grisonnants et portant des besiclesd’or ; l’autre, enveloppé hermétiquement dans une douillette ouatée ;celui-ci est cassé, porte une perruque (ce qui fait rireprodigieusement les élèves, car cet âge est sans pitié), mâchonne sesmots d’une façon inintelligible, et ne suit les examens que d’unemanière passive. Il communique, d’une voix éteinte,  sesobservations à son compagnon, et fait des questions que l’autretransmet.

« Ah ! disent les enfants, c’est le vieux qui a les idées, c’est lejeune qui a la platine. »

On commence.

L’Examinateur. « Je prierai monsieur le professeur de m’indiquer le nomde l’élève à interroger.

Le Professeur. – Il s’agit de la question de Résumé.

L’Examinateur. – Oui, monsieur.

Le Professeur. – Paul Césaire, descendez, et venez vous placer devantmonsieur l’examinateur, pour répondre à ses questions.

L’Examinateur. – Voudriez-vous me réciter la filiation des rois deRome, en décrivant les principaux événements arrivés sous le règne dechacun d’eux ? »

Je ne sais si vous avez lu un vaudeville fort spirituel de MM. Scribeet Mélesville, intitulé la Famille du Baron. On y voit un jeunehomme, nommé Saint-Yves, prié d’improviser sur un sujet demandé. Or, iln’a jamais fait qu’une pièce de vers intitulée les Ruines de Rome, letout à tête reposée. On commence par lui demander de traiter leparallèle de la comédie et de la tragédie, puis de peindre la fontainede l’Éléphant ; à chaque sujet proposé, il se récrie sur la trivialité,sur le peu de ressources qu’il présente, jusqu’à ce qu’il soit parvenuà les amener aux ruines de Rome, qu’il débite avec une aisanceparfaite, vu qu’il les sait depuis sa rhétorique. La scène estabsolument la même qui se passe ici pour arriver des rois à la guerredes Samnites.

Le Professeur. « Voyons, monsieur Paul Césaire, vous allez nous dire lafiliation des rois de Rome, depuis Romulus jusqu’au moment où larépublique, par le dévouement de Brutus, s’établit sur les ruines de lamonarchie sapée par les crimes des Tarquins. Je crois entrer dans lesintentions de monsieur l’inspecteur.

L’Examinateur. – Sans doute.

Le Professeur. – C’est une question magnifique à traiter. Certes, s’ilest quelque chose de beau, ce sont les obscurs commencements d’unegrande ville destinée à être la maîtresse du monde. Vous nous parlerezdes accroissements de Rome, dans le cours de votre récit, et à la chutedes Tarquins, en finissant, vous résumerez, en quelques mots, lasituation de la cité vis-à-vis l’Italie, et tous les voisins envieuxqui se pressaient autour d’elle : les Eques, les Volsques, les Samnites

L’Examinateur. – Oui, vous montrerez la ville grandissant à chaquevictoire. Commencez.

Le Professeur. – Peignez bien l’acharnement de ces derniers ennemis,les Samnites, ces farouches soldats qui résistèrent jusqu’àl’extermination. C’est une guerre féconde en événements, en dévouementsde toutes sortes.

L’Examinateur. – Elle fut d’une grande influence sur l’esprit despeuples limitrophes, en les frappant de terreur...

Le Professeur. – (A part.) Il y vient… il y vient. (Haut.) En leurapprenant la puissance que l’éducation et la discipline romainesdonnaient à la grande ville.

L’Examinateur. – Commencez, monsieur Paul Césaire.

Le Professeur. – Passez rapidement sur les premiers commencements deRome et sur ces rois. Question insignifiante composée de fablesmenteuses de traditions ridicules. Je crois entrer dans les intentionsde monsieur l’inspecteur.

L’Examinateur. – Sans doute.

Le Professeur. – N’appuyez que sur la lutte de Rome avec Porsenna, avecles peuples d’alentour, ou plutôt, pour couper court, tracez la guerrequi se dessine le mieux, et que vous a indiqué monsieur l’inspecteur,la guerre des Samnites.

L’Examinateur. – Commencez.

Paul Césaire. – (Placer ici un chapitre de l’auteur du Précisd’histoire romaine.)

L’examinateur est ravi. Il avait écrit, en faisant sa question : D. Lafiliation des rois de Rome. – R. M. Paul Césaire a répondu d’unemanière remarquable sur la guerre des Samnites.

Second interrogatoire.

L’examinateur ne peut déchiffrer un nom écrit sur la liste des élèves.Le professeur y lit distinctement  le nom de Cernay, le même quenous avons vu chargé de la monographie de Julien l’Apostat.

L’Examinateur. « On nous a entretenus des efforts de la république, deses commencements ; reportez-nous aux principes de cette longue périodequ’on appelle l’empire. Parlez-nous de César.

Le Professeur, vivement. – Oui, parlez-nous des Césars.

Cernay. – Lequel ?

L’Examinateur. – Comment ?

Le Professeur. – M. Cernay demande à monsieur l’inspecteur quel estcelui des Césars qu’il lui plairait d’indiquer.

L’Examinateur. – Mais j’avais dit…

Le Professeur. – Je crois être agréable à monsieur l’inspecteur endésignant un règne où l’on voit comment le christianisme…

L’Examinateur. – Ah ! très-bien, Constantin. Volontiers.

Le Professeur. – (A part.) Diable. (Haut.) Constantin ! quel règne!! quelles proportions !! Impossible de l’envisager autrement qu’enface. Impossible de l’analyser en détail, il faut tailler dans legrandiose. Soleil éblouissant. Tableau admirable que complète, commependant, la physionomie austère et païenne de Julien l’Apostat.Monsieur l’inspecteur a-t-il pris connaissance du travail de M.***, surle caractère de Julien l’Apostat ?

L’Examinateur. – Oui, oui, c’est un ouvrage très-recommandable dansquelques parties ; mais c’est une véritable apologie, un panégyriquecomplet. Je comprends autrement la portée de cette époque remarquable.Julien l’Apostat voulait moins reconstruire la vieille Rome par sesmœurs antiques, que se venger du christianisme envahisseur…

Le Professeur. – C’est dans cet esprit que j’ai fait considérer à mesélèves le règne de Julien l’Apostat. S’il vous plaît d’entendre sur cesujet M. Cernay, vous en aurez la preuve.

L’Examinateur. – Volontiers. »

M. Cernay, qui est un jeune homme intelligent, au lieu du Julienl’Apostat qu’il s’était fait jusqu’alors un homme pénétré des vertusantiques, de mœurs austères, valeureux et conquérant, sert à M.l’inspecteur un Julien l’Apostat apprêté suivant sa convenance.

M. l’Inspecteur écrit : D. Jules César. – R. M. Arthur Cernay adéveloppé d’une manière fort remarquable le règne de Julien l’Apostat.

Nous avons peur de fatiguer, par la répétition d’une même scène, sinon,nous vous montrerions comment Ravel, qui possède d’une manière sûre lagéographie des Gaules, est appelé à répondre ; comme quoi l’inspecteurlui demande le monde connu des anciens, comme quoi le professeur serécrie aussitôt sur les beautés du sujet, tout en étant fortembarrassé, car il sait que l’inspecteur a traité cette matière, et,par conséquent, ne se départira pas d’un sujet favori. Il s’efforce desuppléer, du moins, à l’ignorance de l’élève sur cette partie :

« Voyons, Ravel, dites-nous d’abord les limites du monde connu desanciens.

Ravel, avec hésitation. – Les anciens connaissaient l’Europe, l’Asie,l’Afrique.

Le Professeur. – Très-bien. Continuez. Dites-nous qu’ils ne lesconnaissaient pas dans toutes les parties. Apprenez-nous quelles borneselles avaient. En Europe, d’abord.

Ravel. – l’Europe est bornée… l’Europe était bornée…

Le Professeur. – Indiquez-nous d’abord les provinces qui lescomposaient.

Ravel, vivement. – Les Gaules !...

L’Examinateur. – Ensuite.

Ravel. – Les Gaules étaient bornés à l’O. par l’océan Atlantique…

Le Professeur. – C’est cela. Décrivez chaque nation avec détails,surtout les Gaules ; car la géographie ancienne du sol natal est cellequi nous intéresse le plus vivement.

Ravel. – La Gaule Transalpine se divisait en quatre parties principales: les trois premières comprises sous la désignation de Gallia comata,étaient, etc., etc. »

Ravel s’étend avec complaisance sur les Averni, les Suessiones, les Senones, les Parisii, les Ædui, les Lingones, de telle sorteque la fin de la séance arrive avant la fin de sa nomenclature.

M. l’inspecteur, qui a vu avec attendrissement la façon assurée aveclaquelle il parsemait le sol gaulois de ses anciennes peuplades, lesplaçant au S. au N.-E., à l’O., sans se soucier du déplacementqu’il occasionnait, se lève et dit, d’une voix émue, en tenant la maindu professeur serrée dans les siennes :

« Messieurs, persévérez dans la voie de progrès où des guides habilesvous dirigent ; abandonnez-vous aux soins de monsieur le professeur,que sa science profonde, son zèle fervent, sa méthode d’enseignementféconde en bons résultats, vous recommandent à plus d’un titre. (AuProfesseur.) Je serai heureux de témoigner, par mon rapport, de lamanière dont les élèves, choisis au hasard dans la classe, ont répondu ex abrupto aux premières questions venues, et de la satisfaction quem’a fait éprouver cet examen.

- Monsieur l’inspecteur, répond le professeur les larmes aux yeux, cesparoles sont la plus glorieuse récompense de mes travaux, et suffisentà me soutenir dans le chemin pénible de l’instruction publique…

- Recevez l’assurance…

- J’ai bien l’honneur… »

L’inspecteur se retire, suivi de son compagnon, qui n’a rien dit, rienfait, ni rien vu.

La comédie est jouée.

Il en est de même, dans les classes de latin, pour faire traduire àl’élève le seul chant d’Homère ou le seul acte d’Euripide qu’il sache,pour lui faire expliquer ou réciter le seul épisode de l’Énéide qu’ilpossède parfaitement.

Voilà le rôle que joue l’examinateur de collége. Voyons l’inspecteur depension.

Il arrive un beau jour sans être attendu. Il va droit au cabinet dudirecteur, et demande à parcourir l’établissement des fondations auxcombles. Le directeur aussitôt s’empresse, et le précède pour luimontrer le chemin.

« Je veux, dit-il, que monsieur l’inspecteur nous surprenne, et nousvoie sans le vernis de la préparation. Suivez-moi, s’il vous plaît,dans les quartiers. »

Ils montent ; mais, chemin faisant, le directeur fait admirer leréfectoire, les dortoirs aérés, les arbres touffus de la cour, le toutpour laisser le temps à un exprès, averti par un clignement d’yeux,d’annoncer la nouvelle dans toute la maison. Le sinistre est répandupartout ; chaque élève épouvanté cache les brochures illicites, lescomédies, les vaudevilles, les romans, sous un amoncellement de livres,derrière de respectables dictionnaires. Les serviettes sales quitraînaient sur les baraques, les chaussures couvertes de poussière quimoisissaient dans un coin, sont exilées dans quelques retraitesobscures ; on arrose les carreaux, on ouvre les fenêtres, chacun saisitquelque livre de travail, prend une plume ; toutes les oisivetés semettent en apparence d’occupation ; le maître d’études ferme son Paulde Kock, et ouvre devant lui les Éléments de géométrie.

L’inspecteur entre : il admire le silence qui règne, l’activité detous. Il se penche sur le dos d’un élève, c’est une version grecquequ’il élabore ; il s’empare d’un livre d’une couverture douteuse, c’estl’Essai sur la chimie, de Guérin-Varry. Il interroge un jeune hommequi lit un ouvrage d’histoire, et le questionne sur des dates. Ledirecteur l’interrompt, et lui demande la permission de lui présenterun élève distingué qui a remporté plusieurs prix au concours : celui-cirécite sur-le-champ les dates demandées. L’inspecteur est ravi,transporté. L’heure du dîner sonne, il descend aux cuisines ; un fumetdélicieux la révèle au loin à son sens olfactif. Les élèves viennents’asseoir autour du banquet, et, tout étonnés, se voient servir desplats inusités au lieu du veau habituel, de l’éternel mouton à la saucenoire, des pommes de terre en pâtée, et des haricots à l’eau, « deuxlégumes bien divertissants, » comme dit le Gringalet des Saltimbanques.

L’inspecteur se retire, accompagné par toutes les autorités du lieu,qui l’accablent de saluts et de coups de chapeau ; il s’incline enexprimant toute sa satisfaction, et le directeur rentre chez luijoyeux, en promettant à ses élèves, innocents complices de la parade,un congé général qu’il ne donnera pas.

L’inspecteur visite ainsi plusieurs maisons ; il appelle cela faire satournée. Pour tant de peines et de fatigues d’observations, il perçoitde fort bons appointements, et déclare incessamment, dans ses rapportsau ministre de l’instruction publique, qu’il est très-satisfait. Je lecrois ; je le serais à moins.

Un soldat aux épaulettes delaine, dans la milice de l’instruction pu-
blique (comme nous appellel’auteur de l’Écolier), autrement dit :

Un Pion.