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ALOYSIER [Gérard deNerval (1808-1855) ?] : LesBanquets d’anciens écoliers (1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (13.V.2014) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. Les Banquetsd’anciens écoliers par Aloysier DEPUIS que les banquets de francs-maçons et les dîners du Caveau ontpassé de mode, les restaurateurs, réduits aux goguettes frugales demessieurs les gardes nationaux, ont imaginé d’exploiter les souvenirsd’enfance et la vanité lycéenne. Cela leur réussit beaucoup. Par exemple, vous lisez dans un journal la réclame suivante : « Les anciens élèves de la pension Cascamèche rappellent à tous leursanciens condisciples qu’ils sont dans l’usage de se réunir tous les ansle jour de la fête du vénérable chef de cette institution. « En conséquence on est prévenu que le repas aura lieu chez le fameuxrestaurateur Tartempion,ancien élève de la pension Cascamèche, et chargé de recueillir lasouscription, de 10 francs par tête. Aucun étranger ne sera admis à cebanquet fraternel, qui réunira un grand nombre de nos célébritéspolitiques et littéraires. » Au jour indiqué, la solitude du restaurant Tartempion se peupled’ex-écoliers folâtres. Tartempion, la serviette sous le bras, enmanches de chemise, vous embrasse avec effusion ; vous reculez devantce monsieur à gros ventre et à favoris rouges : – Tiens ? tu nereconnais pas le petit Tartempion ? Tu sais bien ; vous m’appeliezRouget ! - Ah oui, Rouget, le petit Rouget !... -Nous étions copins !Embrasse-moi donc encore ; tu n’étais donc jamais venu ici ? - Mais non… monsieur… - Eh bien ! tu connaîs la porte à présent ; sapienti sat. Les camarades sontlà-haut. » Vous déposez vos 10 francs dans les mains de votre ami, et vous voustrouvez bientôt entre les bras d’une foule de messieurs à favoris, àventre et à toupets. Le vénérable Cascamèche vous embrasse avec bonté,et pleure sur votre gilet. Il vous rappelle les pains de sucre, lespots de fleurs et les couverts que vous lui apportiez jadis à pareiljour. Vous pensez, vous, aux haricots, à l’abondance et aux tartines deraisiné, dont il a comblé votre jeunesse. Eh bien ! cela fait plaisir. Tartempion arrive en habit noir : « Mes amis, nous sommes peu nombreux; le chef avait compté sur soixante couverts ; mais avec un petitsupplément de 5 livres, l’amitié comblera les vides. - Au dessert on se verra doubles ? dit un vaudevilliste. - C’est juste ; le vin est à part, reprend le restaurateur, et noussommes des gaillards qui ne bronchons pas. » La soupe est servie. Le silence règne. « Monsieur, faites donc finirRivard ! dit tout à coup un plaisant ; il me boit tout mon bouillonavec un chalumeau ! - Monsieur Rivard, sortez de table, dit le maître, s’unissant avecbonhomie à ce joyeux ressouvenir. - Monsieur ! le petit Vinet !... s’écrie un autre ; il vous lichetoujours vos tartines de beurre ! - Vinet ! Vinet ! dit l’un des anciens maîtres d’études avec une voixtonnante ; attends-moi un peu, je te vas relicher quelque chose… » On applaudit : la joie devient générale ; une franche cordialité necesse pas de régner, et l’on commence à se reconnaître, en serenseignant de proche en proche. « Comment, ce grand-là, avec ses favoris, c’est Filochon ? - Oui, celui qui a eu le prix d’honneur ; il est à présent marchand debas dans la rue aux Ours. - Et l’Étourneau, qui était si fort en thèmes ? - C’est ce gros blond ; il est fabricant de crayons et de plumesmétalliques, et sera bientôt pair de France, comme son cousin. - Il me semble que je reconnais celui-là… Et ce petit-là qui est décoré? - C’est un de nos vaudevillistes les plus distingués ! Il est connusous le pseudonyme de Saint-Albin, mais c’est Pluvinet. Plus loin lesdeux frères Cognard, les Siamois du Vaudeville, Laurencin, Chapuis deMontlaville, Patureau, Arnal, l’abbé Chatel, etc., etc. » Vous êtes enchanté de trouver tant de célébrités dans vos ancienscondisciples, et vous ne regrettez plus votre cotisation. Tout à coupl’un des convives se lève le verre à la main : « Au vénérable Cascamèche ! notre respectable maître de pension ! lesouvenir de ses soins paternels ne s’effacera jamais de nos cœurs. » Le maître pleure dans son verre, et répond par des mots entrecoupés. Le restaurateur Tartempion se lève à son tour et s’écrie : « A l’éternelle union des Cascaméchistes ! Les anciens élèves de cetteinstitution sont devenus l’honneur de la France dans les diversescarrières qu’ils ont embrassées : puissent les nouveaux suivre leurglorieux exemple ! Puisse ce beau jour se renouveler longtemps pournous et pour eux ! » Le repas se termina au milieu de ces douces manifestations. Au dessert,les députés et gens en place se sont éclipsés, mais le restaurateur afait monter sa femme et ses enfants. Les vaudevillistes commencent àentonner de gais refrains. Chacun a sa chanson en poche, composée pourla circonstance. En général les vaudevillistes sont les boute-en-train de ces réunions.Cela leur sert surtout à constater publiquement qu’ils ont fait leursétudes. Dans un intervalle de ces refrains scolastiques, le restaurateurdemande la parole : « Mes amis, mes camarades ! dit-il d’une voix émue, un de nos ancienscondisciples, le jeune Barbanchu, qui donnait et donne toujours de sibrillantes espérances, et qui a obtenu à l’université le prix d’honneurdes anciens, se trouve aujourd’hui dans une position qui mérite toutnotre intérêt. Lancé dans la société, il n’en pouvait être quel’ornement, et ce n’est pas assez pour notre siècle positif. Il estvenu à moi, ce fort en thèmes, depuis longtemps plongé dansl’infortune, et mon cœur m’a dit que je ne pouvais abandonner un anciencondisciple, un élève brillant de la pension Cascamèche !(Applaudissements.) Il va paraître devant vous ; il est allé quitterl’humble costume d’aide de cuisine ; il se débarbouille, il va venirembrasser ses camarades. (Acclamation.) Vous m’avez compris, mes amis !Une faible collecte, offrande spontanée d’une amitié secourable,l’aidera peut-être à sortir d’une position inférieure, pour laquelle jesais trop qu’il n’est pas fait, et lui permettra d’utiliser ailleursson incontestable talent pour la poésie latine ! » On fait circuler une assiette, qui se couvre de monnaie, et bientôtl’heureux Barbanchu vient se mêler à la joie et à la cordialitégénérale, et prendre part aux restes du dessert. Quand les chants et les lectures ont cessé, l’on se retire en faisantsemblant de marcher de travers, et votre camarade le restaurateur vousembrasse, en espérant que vous êtes devenu désormais l’un des habituésde sa maison. Le lendemain tous les journaux contiennent le récit de ce joyeuxbanquet, les vers et les chansons en l’honneur de l’instituteur, etl’adresse de Tartempion, qui entreprend toujours noces, festins etrepas de corps. ALOYSIUS. |