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LA LANDELLE, Gabriel de (1812-1886) : Parispour les marins (1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (06.VI.2014) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. Paris pourles marins par G. de La Landelle NOUS sommes [à] trois cents lieues des côtes de France, à bord d’unnavire de guerre ; les officiers réunis à table attendent le dessert ;des conversations animées s’interrompent, se croisent, se heurtent entous sens ; le diapason des voix passe des notes les plus graves auxsons les plus aigus de la gamme : « …... Il n’en est pas de même chez les Anglais ! J’aime biend’ailleurs qu’on me jette à tout propos l’ordonnance à la figure ; noussavons, mon cher, quel cas il faut faire de ces belles proclamationsdes commandants… - Juanita était jolie, agaçante, bonne enfant ; je hache l’espagnolassez passablement, l’occasion était belle, je laissai partir le canot,et… - Je vous disais donc qu’elle courait à deux portées de canon au vent ànous, chargée de toile, le plat-bord dans l’eau, comme si elle eût eule diable à ses trousses. Charmante goëlette ma foi ! bien découplée,fine marcheuse… - Vous en parlez à votre aise, par exemple ! si j’étais commandant, moi… - Quinze jours d’arrêts pour une pareille aventure ! Je m’abonne à unmois pourvu qu’il m’en arrive autant. - On donnait le Pré aux Clercs, la salle était pleine comme un œuf,les matelots encombraient le paradis, nous remplissions le parterre etles premières ; je n’ai jamais vu branle-bas plus distingué ! - Où çà, dites-vous ? demande une voix criarde, dont le timbre dominetoutes les autres. - A la Havane, vous dis-je, revenant du Mexique sur l’Oreste, il y aun an. - Il y a un an, je doublais le cap Horn à bord de la Vestale. - Moi, j’étais en station à Smyrne, et vous ? - A Cadix. - Bonne ville, ma foi ! mais qui ne vaut pas celle où je me trouvais. - Laquelle donc ? - Paris, parbleu ! » Au seul mot de Paris, la discussion sur l’ordonnance et lescommandants, l’histoire de la sensible Juanita, celle de la goëlette,et de la représentation du Pré aux Clercs, restent inachevées. Si laconfusion continue, si plusieurs orateurs pérorent à la fois, si l’onne cesse pas de jouer aux propos interrompus, du moins un seul sujetsuccède à tous les autres, l’on ne parle plus que de Paris, l’Eldoradodes jeunes officiers. Ce que le Parisien accorde de charmes fantastiques aux régionslointaines, ce qu’il reconnaît d’excentrique, de neuf, de piquant, deféerique à des pays qu’il n’a vus que sur la carte, nos interlocuteursle décernent à Paris ; les plus heureux l’y ont trouvé. Les plusheureux, car il n’est pas donné à tous de se compléter par un congé ;de venir fouler l’asphalte des boulevards après leurs promenades à lasavane du Fort-Royal, dans les bazars du Levant ou sur les alamédasespagnols ; de comparer le soleil des tropiques à l’éclairage au gaz,et les dieux marins de la place de la Concorde aux cétacés de l’Océan.Il n’est permis, hélas ! d’être prodigue qu’après avoir été économe ;le voyage de Paris est un problème insoluble pour un grand nombre.Cependant, un grand nombre aussi débarque annuellement courNotre-Dame-des-Victoires, et s’élance corps et biens dans le tourbillondes plaisirs. Les nouveaux débarqués emploient les quinze premiersjours à étudier leur Paris ; ils veulent alors tout voir, toutapprendre, tout savoir, devenir pilotes à leur tour ; vous lesrencontrerez partout. Qu’un camarade arrive un mois après, il ne pourratrouver de meilleur cicérone. Rien n’est trop cher pour eux, il faut vivre, et vite, et beaucoup :bals, fêtes, concerts, spectacles, parties fines ; ils ne se refusentrien. Ils ont une foule d’amis de toutes les coteries ; hier, on les avus à la Chaumière avec des étudiants ; avant-hier, trônant parmi leshabitués de l’estaminet Hollandais ; ce matin, dans un atelierd’artistes, égayant les modèles féminins par des facéties d’outre-mer ;ce soir, dans une loge de feuilletonistes à une première représentation; demain, sous l’égide protectrice de lions, leurs intimes, ilsflaneront dans les coulisses de l’Opéra. Dans tous ces cercles d’allures et de mœurs si différentes, l’officieren congé n’a qu’un seul et même nom, on l’appelle marin, et il en estfier. Mieux que personne, d’ailleurs, il s’entend à créer des liaisonsfaciles, des amitiés d’une semaine, des connaissances d’un jour ; c’estune vieille habitude, une conséquence rigoureuse de sa vie nomade ; ils’en sert merveilleusement. Comme sa vie est pleine et variée ! quellefantasmagorie perpétuelle se développe devant lui, que d’occasionsprécieuses il rencontre ainsi à chaque pas ! Comment voulez-vous, aprèscela, qu’il n’adore pas Paris ? et qu’en mer, dans des pays sansressources, il ne se prenne pas à s’enthousiasmer de tout ce qu’il asavouré en si peu de temps ? Que nous importent vos deux voyages autour du monde, votre relâche enChine, votre station dans le Levant ? c’est vulgaire ! c’est rebattu !toujours la même chose : des côtes et de la mer, des habitants vêtus endépit du sens commun, et parlant un jargon inintelligible ; des êtressans usages, ridicules, absurdes ; parlez-moi de Paris ! Voulez-vousdes costumes, deux représentations à l’Opéra et trois bals masqués ?vous en aurez passé en revue dix fois plus qu’en vingt ans denavigation ; des monuments ? dans trois quarts d’heure vous enrencontrerez de tous les genres, anciens et modernes ; de lavégétation, des animaux rares et curieux ? allez au jardin des planteset au muséum, vous les contemplerez à votre aise : les palmiers sontsous verre et les crocodiles empaillés ; de la société, des plaisirs ?Paris est le centre. Et que venez-vous me parler de Canton, deConstantinople et de Lima ? L’infortuné navigateur qui n’a fait que deux fois le tour du monde estforcé de convenir qu’il n’a rien vu ; il partira pour Paris au retourde la campagne, c’est décidé, il en jure ses grands dieux. Tel est le Paris des jeunes officiers, vaste, complet, se terminant àVersailles d’un côté, à Montmorency de l’autre ; mais pour ceux qui ontvécu jadis et qui calculent à présent, pour ces braves gens quel’ambition aiguillonne, Paris ne s’étend que du boulevard des Capucinesau ministère de la rue Royale. Ils passent un an, quelquefois deux, à louvoyer bord sur bord dans cet espace circonscrit ; ils naviguent àla recherche d’un grade ou d’un commandement. Décrire ce qu’est leParis de ces derniers, ce serait tracer le plan des corridors et desbureaux du ministère, le portrait d’un chef du personnel, celui d’unministre peut-être ; brassons à culer ! cela ne nous appartient pas. Pour les capitaines du commerce, pour les marins spéculateurs, Parisest ailleurs encore : la bourse, la rue de Richelieu, les compagniesd’assurances, voilà Paris. C’est une place où l’on a des intérêts àdébattre ; il faut y venir de temps en temps, par devoir, parnécessité, pour un procès, pour un projet d’expédition. Par occasion,l’on ira voir mademoiselle Rachel ; on se permettra une représentationde Fernand Cortez ou de la Juive, comme nec plus ultra desplaisirs. Les affaires sont les affaires, je ne suis pas ici pour m’amuser ; j’aimon rapport à rédiger, des consultations à demander sur le contentieux,d’importantes visites à rendre et à recevoir ; à d’autres lespasse-temps frivoles, mes moments sont précieux. Ce Paris-là est d’un positif, d’un prosaïque effrayant ; passons. Maisvoici venir le plus beau de tous, le plus riche, le plus coloré, leplus brillant des Paris ; bâti comme Venise au milieu des mers : c’estcelui des matelots. Les palais de M. Galland ne sont que de la boue ; la fameuse ville d’Isqu’une bourgade de masures ; les poétiques utopies du phalanstère quede mesquines conceptions auprès de cette Sion céleste du gaillardd’avant ; écoutez le matelot beau parleur ! « Les Louvres sont toutd’or, et la ville a la coupe d’un vaisseau, à preuve ses armes et lesboutons de sa garde municipale. Les rues sont si larges qu’une escadrey pourrait naviguer de front sur la pendiculaire du vent, si tantseulement il y avait de l’eau pour elle ; un scélérat de grand villageoù Toulon et Marseille valseraient ensemble sur la grande place, quiest éclairée la nuit mieux que le jour par des cinquante mille millionsde fanaux de combat pareils à la lune ; où il y a des chevaux et desvoitures qui font un chamberdement pire que bari-barou ; de lamusique à volonté, et des femmes premier brin, voilées en goëlettes,tout satin et falbalas. On n’envoie que le rebut à nous autres, etpourtant, tu sais, la grosse Parisienne de l’Ancre d’argent, c’étaittout de même un bel échantillon, je ne pouvais pas faire le tour de sataille avec les deux bras. Les hommes ! autre chose, pas matelots dutout ; quand ça vient à bord, ils se croient encore à Paris, ilsdemandent leur appartement ! – « Le voilà ton appartement, deuxcrocs pour pendre le hamac ; demain, au roulement, debout ! et en route! » Le vin ! tout ce qu’il y a de plus roide, du suivé ! seulementc’est trop cher pour des anciens à vingt-quatre comme toi et moi. Si jecroche une fois des parts de prise un peu tapées, je mets le cap surParis, bitte et bosse ! mais autrement qu’est-ce que j’y ferais ? riendu tout ; n’y a pas d’ouvrage pour des matelots. « Tout ça, vois-tu, m’a été conté par père Tremblay, la mort desAnglais ; les Parisiens te pousseront des blagues, ne les crois pas ;je t’ai dit le fin du fin, suffit. » Pourtant, chose rare ! si le vrai matelot vient à Paris, quel est lesort de ses magiques créations ? celui de l’île de Saint-Brandau quidisparaît lorsqu’on y aborde. Le régent s’est transformé en grain desable, la géante imaginaire n’est plus qu’une naine ; la réalité perdtout son prix comparée aux magnifiques naïvetés de notre marin ; s’ilavait lu La Fontaine, il s’écrierait : De loin c’est quelque chose, etde près ce n’est rien ! |