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GUICHARDET, Francis(18..-18..) : Les Petits métierslittéraires,le Rédacteur industriel(1841).
Saisie du texte : O. Bogrospour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (16.X.2018)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objetd'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 

LES PETITS MÉTIERSLITTÉRAIRES : LE RÉDACTEUR INDUSTRIEL

PAR

F. GUICHARDET

~ * ~

Dans ces derniers temps, l’industrie est venue au secours de lalittérature ; une large voie, voie nouvelle s’il en fut, a été ouverteaux jeunes écrivains fatigués de vivre de gloire et d'espérances.

Il s'est rencontré des gens dotés par la nature d'une dosed'intelligence assez vaste pour devenir parfaits, verduriers oudroguistes supérieurs qui, fatigués de leurs succès et de leur argent,encore parfumés d'une forte odeur de suif, imprégnés de mélasse, lesmains jaunies par le safran, ont transformé leurs comptoirs en bureauxde journal.

Du commerce de la chandelle à la création d'un journal il n'y a qu'unpas : c'est toujours rester dans les lumières. Et puis, n'étaient-ilspas entourés de productions toujours nouvelles ? Les feuilles de laveille n'allaient-elles pas chez eux chercher, sous forme de cornet, lesel qu'elles n'avaient pas encore servi à leurs abonnés ?

Ces nouveaux directeurs, exaltés par la réalisation de leurs idées, secomposent aussitôt une tournure dictatoriale, un langage napoléonien ;et si vous les y poussez, ils disputent le pas à toutes les dynastiesde la presse. Quelquefois ils se reprennent, entraînés par l'habitude,à appeler leurs rédacteurs garans ! Il ne leur manque, en effet, quela casquette et le tablier.

Las de frapper inutilement aux portes d'un journal encombré, ou d'unerevue inhospitalière, les poëtes incompris et les feuilletonistes denaissance viennent se ranger sous cette nouvelle bannière plusindustrielle que littéraire. Là ils amortissent leurs brûlantesinspirations en coulant à fond ces grandes questions commerciales : Desrapports qui peuvent exister entre le Kaiffa d'Orient et le Racahoutdes Arabes ; Influence de la pommade du chameau sur les mœurs ; Quelest le créateur de la spécialité des chemises ? Reprise des hostilitésentre Huret et Fichet, rois de la mécanique ; De la coupe d'Humann etde Sentis : Oraison funèbre de la betterave, etc., etc.

Heureux enfin de se trouver dans cette voie productive, dans cesentier ombragé de productions en pleine maturité, dans ce pays obscurautrefois, et désormais éclairé par le flambeau de la réclame et desallumettes chimiques inexplosibles, le rédacteur de journal industriel,tranquille sur son avenir, ne regrette plus ses succès en perspective,son nom qu'il voyait déjà imprimé chaque jour à la suite d'unfeuilleton incessamment dévoré par les lecteurs ! Son seul désir estaujourd'hui de marcher sur les traces des illustres gâte-sauces de cetemps, de pouvoir analyser un jour la cuisine de Borel et de Véry, etde faire jaillir de son cerveau en ébullition un travail sur les cuisines comparées.

Gloire donc à la création des journaux industriels ! Voilà unecarrière, autrefois inconnue, ouverte aux jeunes talents ! Métiercomplexe, semi-littéraire, qui exige l'habileté de l'écrivain et lesqualités du commis-marchand, profession dont le commerce est jaloux etdont les membres peuvent faire partie de la république des lettres.

Pour être feuilletoniste industriel parfait, il faut avoir un certainvernis littéraire, connaître ses auteurs : Noël, Condillac, La Harpe,Carême, Viard, Fouret ; citer Berchoux à propos, être à la foisbachelier ès-lettres et licencié en cuisine ; enfoncer A. Dumas au saut de l'omelette, étudier la place de Paris, suivre le cours desdenrées, collaborer à l'Écho des halles et marchés, lire assidumentla cote des farines, etc., etc. Muni de cette érudition indispensable,le feuilletoniste marche la tête haute, se lance dans la rédaction dela petite réclame et se trouve assez fort pour orner de sa prose lesfioles d'huile incomparable, les étiquettes de cire à moustache, lespuff culinaires et les prospectus de poudre pour les dents.

Quelques rédacteurs moins ambitieux se renferment dans une spécialité.L'un s'empare de la coiffure ; tous ses travaux découlent de ce sujet ;l'autre adopte les comestibles ; celui-ci est à l'affût des inventionsnouvelles et des projets de société dont il rédige les prospectus ; cetautre trouve son existence dans la librairie ; ce dernier se contented'une place lucrative dans un bureau d'annonces.

Et qu'on ne croie pas que nous nous amusons à créer des personnagesfantastiques ! Les rédacteurs industriels encombrent les rues de Paris.Si, dans un journal, ils sont fatigués d'une existence trop sédentaire,ils se transforment en commis du dehors, ils courent la pratique.Munis d'échantillons de style à tout prix, ils réveillent, ilsexcitent, ils raniment, ils improvisent, ils offrent du crédit, ilsdonnent de la marchandise à bon marché, ils font des remises inusitées,ils obtiennent des commandes.

Deux types bien distincts se partagent les profits de cette profession: l'attaché à un journal et le rédacteur libre. L'attaché en est à sespremières armes, il a sa réputation à faire ; le rédacteur librepossède une réputation consolidée par de nombreux succès. Le premiers'essouffle à la recherche des pratiques, le rédacteur libre attendpaisiblement ses clients. L'un se croit dans la voie de la richesse ;l'autre, servi par les circonstances si favorables il y a quelquesannées, a une fortune faite ; il ne demande simplement qu'à l'augmenter.

Un rédacteur consolidé vous dira : « Depuis que toutes les industriesont senti le besoin de la publicité, des brouillons sont venus gâter lemétier, en donnant leur marchandise à tout prix. En vérité, ces genssans esprit, sans érudition, sans intelligence, sont tentés de secroire littérateurs et économistes parce qu'ils ont eu quelques écus àenterrer dans un journal. Imaginez-vous que, dans ces méchantesboutiques, les intéressés, entraînés sans doute par l’habitude de leurancien état, reçoivent des payements en nature. Aussi, voyez cesnouveaux bazars, s'affublant du nom de bureaux ! Tout s'y trouve réuni,épicerie, mécanique, tapisserie, pâtisserie, boulangerie, pommades,comestibles, bougie de l'Étoile qui veut éclipser le soleil ; c'estun véritable capharnaum commercial, une exposition de l'industriepermanente. — On dit que lorsque la direction est satisfaite de sescollaborateurs, elle leur donne quelque gratification d'une défaitedifficile : un homard cuit à point depuis un mois, ou quelque pâté deStrasbourg ennuyé d'attendre les chalands. Chez moi, rien de pareil ;je ne connais que l’argent ; et encore je ne fais des affaires qu'avecles maisons solides. — Dernièrement, j'ai enlevé à une feuillelittéraire où on le faisait mourir de faim un jeune homme de la plusbelle espérance, et qui aujourd'hui trouve le moyen de se faire sesdeux cents francs par mois. Son style est peut-être trop brillant, maisje le corrigerai de ce défaut ; du reste, à cheval sur le chemin defer, enfoncé dans la houille, plein de goût pour le sucre colonial ettraitant la betterave avec distinction. Il a été plusieurs foisconsulté par un délégué, et nous avons retrouvé nos idées reproduitesdans tous les grands journaux. — Malgré la concurrence, ce garçon ferason chemin. Autrefois nous n'avions que la librairie, la pharmacie,quelques mines et les sociétés en commandite trop rares alors ! Lalibrairie nous a été enlevée par les grands noms ; mais les compagnies sont venues à notre secours. Je faisais payer unprospectus jusqu'à cinq mille francs, et c'était un travailconsciencieux, étudié, compris, apprécié à sa juste valeur ! Ah ! lebeau temps ! Aujourd'hui le petit commerce s'en mêle ; peu satisfait dela modeste réclame, il exige l'article raisonné. Qu'il le paye ! et onlui en donnera pour son argent. »

A l'époque de la fureur industrielle, le cabinet du rédacteur enrenom était encombré de solliciteurs : un prospectus rédigé avechabileté et lancé avec adresse lui attirait chaque matin de nouveauxcréateurs embarrassés de la propagation de leurs idées. Il s'engageaitalors, entre l'inventeur de quelque spécialité et l'industrieuxlittérateur, un dialogue des plus curieux.

« Monsieur, vous êtes l'un des fondateurs de la grande compagnie de*** ?

— Non-seulement j'en suis le fondateur, mais elle doit à moi seul sonexistence ; je l'ai soutenue de mon talent et de mon crédit.

— De votre crédit ?

— Certainement. Ne l'ai-je pas lancée, exaltée, ranimée par la voix desprospectus et des journaux ?

— Vous avez aussi aspiré à la fondation des voitures de***.

— C'est grâce à moi qu'elles ont eu deux années d'existence. Cetteaffaire m'a donné bien du mal ! Heureusement toutes les actions ont étéplacées en quinze jours. Un de mes beaux succès !

— N'avez-vous pas donné vos soins à la pâte pectorale ?

— Sans nul doute.

— Aux omnibus-restaurants ?

— Ce travail est d'un de mes élèves.

— A la compagnie du chemin de *** ?

— J'ai créé pour elle un journal spécial.

- Je vois, monsieur, que vous savez présenter les affaires sous un jourconvenable. Je vous prie de vouloir bien vous charger de la rédactionde nos premiers prospectus et de nos circulaires. Si nous avons besoinde quelques articles après la mise-en-train, nous passerons un nouveautraité. » Et sans orgueil, malgré tous ces titres qu'il pourrait livrerà l'admiration publique, le rédacteur industriel se contente de faireimprimer sur ses cartes :

Edgar P., homme de Lettres
Chevalier de l’ordre de ***,
Membre de plusieurs Sociétés savantes.

Dans cette famille industrieuse, nous rencontrons aussi le rédacteurmarron, pauvre diable sans tenue, butinant de loin en loin quelquesmaigres affaires. Celui-ci profite de sa collaboration à quelque petitjournal célèbre par son incognito pour transformer ses esquisses demœurs en puff de créanciers, vulgairement appelés articles de fond.Au courant de tous les produits de ses rivaux, si son coiffeur estattaqué dans sa frisure la plus étudiée, il se rend dans les salons del'artiste capillaire et lui dit :

« Mon cher, ce matin, en lisant le bulletin des modes du Petit-Poucet, journal des arts, j'ai vu avec horreur que vous étiezéreinté, abîmé, bafoué, écrasé ! On prétend que votre pommade derhinocéros est une véritable pommade de cornichons. Vous avez desennemis politiques ! Je crois que votre infâme voisin le perruquierveut vous faire la queue. Que dites-vous du mot ? Croisons le fer aveclui ! Encore un autre. Si vous le voulez, nous lui donnerons de monplus beau style une graisse qui enfoncera son cosmétique dehannetons. Je fais mettre l'article dans le Loup-Garou littéraire oudans la Revue fashionable des apothicaires unis, et votre nom devienteuropéen : il était déjà universel !

« J'écris : Des attaques sourdes et intéressées ont été dirigées contrela pommade de rhinocéros du célèbre coiffeur D. — Ici une longuetartine sur votre nouvelle invention : votre tourbillon pittoresque.Nous n'avons qu'un mot à dire : le rhinocéros en pommade est visibletous les jours dans ses nombreux salons. —Cette annonce vous attiretout Paris. »


F. G.