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MOLÉRI, HippolyteJules Demolière, pseud. (1802-1877) : LeParisien en province (1841).
Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (27.X.2018)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 

LE PARISIEN EN PROVINCE.


PAR

MOLÉRI

~ * ~

On a souvent tourné en ridicule le provincial qui vient à Paris ; ons'est plu à le faire le héros des histoires les plus facétieuses, etpour tracer son portrait, on a fait choix des masques les plusgrotesques. Je crois que si le provincial tenait à ne pas être en restede bons procédés, il lui serait facile de prendre une belle revanche.Le Parisien en province n'offre pas une figure moins originale et moinsamusante que celle du provincial à Paris ; et s'il a été permisd'assaillir outre mesure celui-ci des traits de la satire et de lamoquerie, je ne sache pas qu'il existe, en faveur de celui-là, aucunprivilège qui le mette à l'abri de justes représailles. Mais laraillerie, dira-t-on, a prétendu seulement atteindre, parmi lesprovinciaux, ceux qu'elle pouvait à bon droit considérer comme faisantpartie de son domaine ; elle a constamment respecté les hommes qui,apportant à Paris leur tribut d’esprit et de science, ont fait de cettecapitale le centre des arts et des lettres, et lui ont donné lasuprématie sur les villes les plus éclairées de l'Europe. A la bonneheure ; je ne prétends pas non plus que tout Parisien, quel qu'il soit,passant en province, doive y fournir le sujet d'une caricature. Je mebornerai à exercer mon crayon sur les physionomies qui me paraissentquelque peu prêter à la charge, et celles-ci, je les résumerai toutesdans la figure d'un original de ma connaissance, Anacharsis Bobinard.

Quelle était, à Paris, l'existence de Bobinard au moment où il futobligé de quitter cet Eden de la jeunesse pour aller habiter lapositive et commerçante ville de Nantes ? Commis dans un magasin denouveautés, il se levait chaque jour à cinq heures du matin, et jusqu'àsix heures du soir il déballait, mesurait et remballait le satin, lemérinos, l'indienne et le calicot, libre à peine d'accorder quelquesminutes à son frugal déjeuner. Sa journée faite, il se hâtait d'allerau restaurant, pour y procurer à son estomac le médiocre comfort d'undîner à vingt-cinq sous ; puis, si la soirée était belle, ill'employait en flâneries sur le boulevard, au Palais-Royal, dans lesChamps-Élysées ; s'il pleuvait, il se réfugiait dans sa mansarde, où ilattendait assez patiemment l'heure du repos, en compagnie de quelqueroman de Paul de Kock. Après six jours d'une régularité mathématique,venait enfin le dimanche, son jour de liberté et de joyeux désordre.Alors sortait de l’armoire, dans un état soigneusement conservé,l'habit noir, le pantalon de casimir, le brillant gilet de soie, dontla poche se gonflait vaniteusement de toutes les économies de lasemaine.

Pendant que Bobinard s'étreignait la taille, ajustait le nœud de sacravate, promenait sur sa chevelure une couche de fine pommade aujasmin, une autre toilette s'achevait dans la mansarde en face :c'était celle d'une petite brodeuse, que sa sensibilité naturelle avaitmal protégée contre les pressantes attaques du séduisant commis. L'été,on allait faire une promenade à âne à Romainville ou à Montmorency ;l'hiver on se permettait le dîner à deux francs au Palais- Royal, aprèsquoi, l'on courait â la Gaitéou à l'Ambigu, maudire Saint-Ernest et Delaistre, et s'apitoyer sur lesinfortunes de madame Gautieret de Francisque aîné. Telleétait la vie de Bobinard ; telle est, en général, à Paris, celle desjeunes gens sans fortune que vous voyez pulluler dans les magasins desquartiers Saint-Denis, Saint-Martin et Saint-Honoré.

Héritier futur d'une tante fort riche qui l'appelait auprès d'elle,Bobinard aurait dû trouver dans son changement de position mille motifspour se réjouir ; mais, en digne Parisien, il eût cru déroger si, àpeine installé dans la diligence, il n'avait manifesté une profondeaffliction, et fait un appel aux sympathies de ses compagnons devoyage. Dans quelle Sibérie, au milieu de quel peuple sauvage, allaientse flétrir ses plus belles années ! Pour quelle fade et monotoneexistence on l'arrachait à la vie si pimpante, si variée, si parfumée,si joyeuse, de son bien-aimé Paris ! Et, pendant la route, sa mauvaisehumeur s'exhalait sur les objets les plus dignes de fixer l'attentiondu voyageur. Qu'étaient Orléans, Tours, Angers, sinon de misérablesvillages, qu'il daignait tout au plus comparer à Vaugirard ou àMontrouge ? Les chemins de halage de la Seine n'étaient-ils pas millefois plus pittoresques que les rives fertiles de la Loire ? Les coteauxde la Touraine offraient-ils rien qui pût l'indemniser de sa butteMontmartre et de son mont Valérien ? Ah ! qu'il était aisé de voir queces routes, ces arbres, ce fleuve, étaient des routes de province, desarbres de province, un fleuve de province !

Arrivé à Nantes, Bobinard consacra les premiers moments de son séjour àl'examen de la ville et de ses monuments. C'étaient à chaque pas denouvelles exclamations : que cette rue est étroite et courte ! quecette place est mesquine ! Où sont mes tours de Notre-Dame, mon Louvre,mon Panthéon ? Si on le conduisait sur le port, toute cette forêt demâts lui semblait digne à peine d'être exploitée en bois de chauffage ;à la vue des bateaux à vapeur qui sillonnent la Loire d'Angers àPaimbœuf, il s'écriait : « Qu'est-ce que ces coquilles de noix à côtédu bateau à vapeur de Saint-Cloud ? » Et il fut sur le point de sefâcher tout rouge contre quelqu'un qui lui fit observer que ce bateau,l'objet de son admiration, était précisément sorti des chantiers deNantes, et l'un des plus petits qui y eussent été construits.

Enfin, n'ayant pas d'autre parti à prendre, force lui fut de serésigner à vivre dans ce misérabletrou, comme il disait. Mais, pensa-t-il, je me garderai bien dedescendre jusqu'à ces épais et ignares provinciaux : n'oublions pas queje représente ici le pays des lumières, du savoir-vivre, de l'éléganceet du bon ton ; il faut que je tienne incessamment à genoux devant mapersonne le crétinisme de ces gens-là.

Vous ne sauriez vous représenter, à partir de ce moment, la jactance,la vantardise, la hâblerie de Bobinard. Ses manières et ses discourssont d'une impertinence achevée. Le Gascon, tant célébré comme le hérosde la menterie, ne saurait entrer en comparaison avec lui.

Il s'informe quel est, dans la ville, le tailleur en renom ; il le faitvenir, et lui commande des habits : « Je n'ose pas, lui dit-il avec uninsolent sourire d'indulgence, vous demander que tout cela soit de bongoût ; tâchez, du moins, que ce ne soit pas ridicule. » Il essaie, etfait retoucher vingt fois la redingote, le pantalon, le gilet :aujourd'hui c'est un sous-pied qui n'emboîte pas la boite avec grâce ;demain ce sont des revers qui n'ont pas le chique ; il met à bout la patiencede l'ouvrier. Lorsque, enfin, il s'est décidé à recevoir les objetscomme à peu près confectionnés, il ne manque pas de dire en entrantdans chacune des maisons on il est admis : « Je vous demande pardon deme présenter ainsi fagoté.Humann rirait bien de me voir habillé de la sorte, lui que j'ai tant defois gourmandé pour la coupe de mes pantalons !

Va-t-il au spectacle, il a grand soin de ne faire son entrée que versle milieu de la seconde pièce ; il parle tout haut à l'ouvreuse,dérange vingt personnes pour aller s'installer sur le devant du balcon,tourne le dos à la scène, et promène son binocle de loge en loge. Aumoment où l'attention du public est le plus captivée par quelquesituation pathétique, il part d'un éclat de rire, et si on lui crie : chut ! il rit encore plus fort. Ilse donne tant de mouvement, et fait tant de bruit, que bientôt sedirigent sur lui tous les regards ; les spectateurs chuchottent en sele désignant mutuellement ; il entend de tous côtés circuler ces mots:« C'est le Parisien » ; et il se rengorge. Une triple salved'applaudissements accueille l'actrice qui vient de chanter le grandair du Domino noir ; illance au parterre un ironique peuh! peuh ! qu'il accompagne d'un haussement d'épaules des plusméprisants : « Mais, monsieur, lui fait observer son voisin, cetteactrice est madame Cinti-Damoreau, que nous avons le bonheur deposséder pour quelques jours. » Vous croyez que cette observation ledéconcerte ? Point du tout ; et il répond avec un aplomb imperturbable: « C'est possible; mais la Damoreaun'est pas en voix ce soir ; je ne l'ai jamais entendue chanter si mal àParis. »

C'est surtout au milieu d'un cercle de jeunes gens qu'il est curieux del'étudier. Avec quel sans-gêne admirable il coupe la conversation, ets'empare de la parole, tranchant sur tout, louant ce qu'on critique,blâmant ce qu'on loue, afin de se donner des airs de connaisseur,entassant avec une merveilleuse volubilité platitudes sur platitudes,et n'admettant pas qu'il puisse s'élever le plus léger doute surl'infaillibilité de ses arrêts. Voulez-vous le rendre intarissable ?Mettez-le sur la voie de ses bonnes fortunes à Paris. Il vous dira àdemi-voix, comme s'il craignait d'effaroucher sa propre modestie, quechacune de ses journées était marquée par quelque glorieux triomphe ;il avouera même avec humilité que son nom était devenu, pour ainsidire, un scandale, et que des appréhensions, malheureusement tropmotivées, lui faisaient fermer la porte de toutes les maisons où il yavait de jolies filles à marier. Baronnes, comtesses, duchesses, sel'étaient disputé, et il lui serait impossible de dire au juste lenombre de maris qu'il avait eu le désagrément de blesser au bois deBoulogne. Si, dans l'énumération des belles femmes de la capitale, illui arrive de prononcer un nom qui commande le respect, et qu'un de sesauditeurs se hasarde à lui dire : « Ce nom-là n'a jamais donné prise àla médisance », il répond tranquillement : « Vous croyez ? » et se metà rire d'un air qui signifie : j'ai par-devers moi d'excellentesraisons de n'en rien croire.

Mais cette fatuité, ce n'est pas seulement en matière d'amours qu'elles'exerce. La réputation d'homme à la mode ne lui suffit pas ; il fautencore qu'on le croie un homme important en littérature et enpolitique. Aussi parle-t-il souvent, et avec complaisance, de ses bonsamis Thiers et Victor Hugo ; il a vécu dans laplus grande familiarité avec Lamartineet Alexandre Dumas ; ildînait une fois par semaine chez Guizot,et Scribe ne se fût paspermis de donner une pièce au Théâtre-Français sans lui en avoir faitpréalablement la lecture. Il se rappelle qu'étant de soirée chez M. deBroglie, il parvint, dans une chaleureuse improvisation, à démontrerque M. Molé n'entendait rien à la question d'Orient. Tous les cabinetslui ont fait faire des offres ; il n'a tenu qu'à lui d'occuper un posteélevé dans la diplomatie : il a préféré garder son indépendance et sonfranc-parler. Il raconte à qui veut l'entendre que, dînant un jour auxTuileries, en sa qualité d'officier de la garde nationale, il se permitde faire au roi une observation qui motiva le changement de tout unparagraphe du discours de la couronne.

N'allez pas croire qu'il puisse se présenter une circonstance capablede démonter le sang-froid de Bobinard. Le hasard voulut qu'un de nosillustres, dont il s'était intitulé l'ami intime, se trouvantmomentanément à Nantes, passât dans la même rue que lui, et sur le mêmetrottoir. Quelqu'un le tira par le bras, et lui dit :

« A quoi pensez-vous ? voilà votre ami, M. C***, dont vous m'avez tantparlé. Vous ne le voyez donc pas ?

— Pardon, je l'ai parfaitement vu.

— M. C*** lui-même a passé sans avoir l'air de faire attention à vous,absolument comme s'il ne vous connaissait point.

— Je vous garantis qu'il m'a très-bien reconnu.

— D'où vient alors que vous ne vous êtes ni salués ni serré la main ?

— Nous avons d'excellentes raisons pour cela.

— Vraiment ! Y aurait-il eu entre vous quelque chose ?

— Oui ; nous sommes en froid. J'ai le malheur d'être franc, etlorsqu'il me fit lecture de la tragédie qu'il destinait au début de la petite Rachel, je nepus comprimer un bâillement qu'il ne me pardonnera jamais. »

Toutes ces choses, débitées avec assurance, ne laissent pas de produirependant quelques jours un certain effet. Mais notre Parisien ne tardepas à s'apercevoir qu'il s'est étrangement mépris sur notre époque, etqu'il a eu tort de s'appliquer le proverbe. A beau mentir qui vient de loin.C'est que, en effet, il n'y â plus aujourd'hui de la province à Parisla même distance qu'autrefois. Les communications sont si rapides et sifréquentes, les intérêts commerciaux et politiques se rapprochent, etse confondent en tant de points, il se fait des deux parts un échangesi actif en fait d'arts et de sciences, les journaux , les publicationsde toute nature, sont tellement répandus, et rayonnent avec tant devitesse du centre à la circonférence, que le provincial connaît sonParis, et sait, à quelques heures près, ce qui s'y passe, aussipromptement et aussi bien que le Parisien lui-même, il en résulte qu'unhâbleur de l'espèce de Bobinard ne saurait persévérer dans son rôlesans s'exposer à être bientôt moqué, hué, sifflé. Le Parisien en province voit doncchaque jour se resserrer le cercle où peut s'exercer sa jactance ; ilne lui reste plus guère à exploiter que quelque misérable village duJura ou des Pyrénées.

MOLERI.