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JONCIÈRES, Félix de (1811-1895) : La sous-maîtresse (1841). Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (25.X.2018) Texte relu par A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00. Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. LA SOUS-MAITRESSE. PAR F. DEJONCIÈRE ~ * ~ CELLE-LA, qui la connaît, qui la plaint, qui la console ?Et cependant elle est jeune, belle, spirituelle, intelligente. Hierencore, c’était une enfant rieuse, mutine, et sans désirs. Mais lavoilà grande ; ses études sont terminées ; elle vient d’atteindredix-sept ans ; et cet âge heureux, qui donne la liberté à toutes sescompagnes, qui les rend au monde, où les attendent les fêtes, lesplaisirs, les triomphes, et aussi, hélas ! les passions du monde,commence son isolement et sa captivité : la pension se transforme enprison. A dater de cette époque, elle ne s’appelle plus Louise, Anaïs,Julie, etc. ; on ne la désigne plus que sous le nom de son emploi, mademoiselle : elle est devenue sous-maîtresse. Ses parents l’ont ainsi décidé. Pauvres la plupart du temps, ils sesont saignés pour lui donner l’éducation d’une héritière ; ils sesont imposé mille sacrifices pour lui préparer ce qu’ils appellent unavenir. Un avenir entre les quatre murs d’un jardin ! le cloître avectous ses ennuis, moins la vocation et la foi religieuse du cloître ! La sous-maîtresse est presque toujours la fille d’un petit employé oud’un commerçant ruiné ; quelquefois même elle appartient à une famillenoble déchue. Élevée selon le rang auquel la destinait son manque defortune, placée de bonne heure dans un magasin, elle eût pu apprendreun état, unir son sort à celui d’un habile ouvrier ou d’un petitmarchand, connaître les joies du ménage, et vivre heureuse au seind’une honnête médiocrité ; mais ses parents auraient cru déroger en luiassurant cette humble condition. Ils se sont imaginé qu’il serait plushonorable pour elle de posséder quelques connaissances en histoire eten géographie, d’écorcher quelques phrases d’anglais ou d’italien, demettre en pièces sur le piano quelques variations de Herz, de dessinerune tête antique d’après la bosse, que de savoir tenir des livres,diriger une maison de commerce, ou exceller dans une professionmanuelle. Mais qu’elle payera cher, la pauvre enfant, les rêvesambitieux de ses parents et cette brillante éducation qu’ils n’aurontpu lui donner qu’au prix de pénibles privations, et quelquefois qu’auprix même de leur existence ! N’avons-nous pas vu dernièrement cetorgueil maternel s’exalter jusqu’à la férocité ? N’avons-nous pas vuune mère de famille, désespérée qu’un revers de fortune la forçât deretirer de pension sa fille aînée, avoir l’horrible courage de tuer lesdeux autres, et de se suicider après, pour alléger ainsi les charges deson mari, et le mettre à même de continuer l’éducation de la seuleenfant qui lui restait. Trois victimes immolées à cette folle vanité !trois crimes dont le résultat probable sera de faire quelque jour decette fille si aimée une sous-maîtresse ! Mais laissons là ces tristesréflexions ; il y aurait trop à dire sur ce fatal égarement qui poussetant de familles pauvres ou peu aisées à rêver pour leurs enfants unavenir au-dessus de leur position : c’est là une des plaies les plusdouloureuses de notre époque, et celle cependant dont on sembles’occuper le moins. On célèbre tous les jours avec emphase lesbienfaits de l’éducation, on cite les noms de quelques hommes sortisdes classes obscures, et parvenus par leurs talents aux grandes chargesde l’État, à la fortune, à la réputation ; mais on ne parle pas decette multitude de jeunes gens jetés par l’aveuglement paternel, sansappui, sans recommandation, sur le seuil des professions libérales, oùles accueillent, après tant d’illusions vite déçues, le découragement,l’inaction, et quelquefois même la misère et le désespoir. Dès les vacances, le noviciat de la sous-maîtresse commence. La portede la pension, qui livre passage à l’essaim joyeux des petites et desjeunes filles avec lesquelles elle a vécu jusqu’alors, se refermedevant elle. Pour la première fois, elle n’ira pas animer de sa gaietéle modeste logement de sa mère, rendre visite à tous ses parents pourleur montrer ses prix et les étonner de ses progrès, assister ledimanche aux grands repas de famille, où le dessert lui donnaittoujours l’occasion de chanter une romance, aux grands applaudissementsdes convives. Les spectacles, les promenades à Passy et à Saint-Cloud,les chemins de fer de Versailles et de Saint-Germain, lui sontinterdits cette année ; il faut qu’elle renonce à tous ces petitsplaisirs, à tous ces petits triomphes des vacances ; il faut qu’elleemploie ces deux mois fériés à se préparer au redoutable examen quidoit lui conférer le titre de sous-maîtresse. Sa première sortie serapour l’hôtel de ville, où s’assemble le comité chargé de la délivrancedes diplômes. Mais que d’inquiétudes, que de veilles, que d’insomnies,avant de comparaître devant cet auguste tribunal ! Nuit et jour elletravaille, elle relit ses cahiers, elle dévore un à un tous les petitstraités composés par M. Lévi, elle interroge sa mémoire, la metd’avance sur la sellette, la harcèle, lui fait subir toutes lesépreuves préliminaires du combat où elle va s’engager. Enfin, le grandjour arrive : la voilà sous les armes, dans tous ses atours, et avectoute sa science de pensionnaire, en présence du savant aréopage. Aux premières questions qu’on lui adresse, son cœur bat, une viverougeur colore ses joues, tout comme s’il s’agissait d’une premièredéclaration d’amour ; elle se trouble, la tête lui tourne ; ce qu’ellesavait si bien hier, ce matin, il n’y a qu’une heure, elle l’acomplètement oublié. Il se passe dans sa mémoire une confusioninattendue ; les montagnes se déplacent, les fleuves changent de lit,les villes de position ; la chronologie est tout intervertie ; lesdates voltigent, les peuples passent de l’Orient à l’Occident, le portdu Pirée devient le nom d’un homme ; enfin, les rois et les reines seheurtent, se mêlent, s’épousent, se détrônent, sans s’être jamaisconnus : c’est un chassé-croisé général. Heureusement pour elle, cedésordre et cette émotion débordent en deux ruisseaux de larmes quiimplorent silencieusement l’indulgence des juges. Tout examinateurqu’on soit, il est bien difficile de n’être pas touché d’une pareillerequête : aussi les aspirantes ne s’en font-elles pas faute. Celles quiont passé trente ans peuvent même se permettre à l’occasion,l’évanouissement ou l’attaque de nerfs. Mais ces moyens extrêmesoffrent généralement moins de chances d’intérêt. Les secours queréclame la position d’une femme qui se trouve ou qui feint de setrouver mal, l’empressement qui se fait autour d’elle, les fenêtresqu’on ouvre, les flacons, les verres d’eau qu’on apporte, tout cetumulte, ces cris, ces soins, affectent presque toujoursdésagréablement les spectateurs désintéressés. Les pleurs, à la bonneheure ! voilà une recommandation qui manque rarement son effet : soyezdonc insensible aux larmes d’une pauvre petite échappée de pension quifrissonne de timidité sous vos yeux ! Aussi on la rassure par quelques paroles bienveillantes, on l’encouragepar un sourire presque galant, on la remet sur la voie. La mémoire etla réplique, un instant en déroute, lui reviennent peu à peu, toutrentre dans l’ordre. Mnémosine a touché du doigt sa jolie tête ; lasérénité et l’esprit d’à-propos renaissent après cet innocent orage,qui s’est fondu en quelques larmes ; le sourire des juges a signalé,comme l’arc-en-ciel, le retour du calme. Bref, elle sort de cet examensi redouté par la porte d’ivoire : celle de l’espérance. Donc elle est reçue. Elle possède enfin son diplôme d’institutrice ; lavoilà en règle, patentée comme le médecin et l’épicier ; elle pourramaintenant attendre de pied ferme les visites des dames inspectricesdans le cours de l’année scolaire. La chaîne est rivée ; Dieu saitquand et comment il lui sera possible de la rompre. Pendant les premières années, elle ne la sent guère. La nouveauté deson autorité flatte son amour-propre ; elle se laisser aller à cetentrain de la jeunesse qui rend tout facile et aimable. D’ailleurs,rien ne semble changé à son existence : ce sont toujours les mêmesoccupations et les mêmes distractions ; son costume même n’a pas étérenouvelé ; la robe de soie bleue et le chapeau de paille blancd’uniforme ne sont pas usés ; sans le grand châle dont elle s’enveloppeles jours de sortie, vous la confondriez facilement avec ses élèves.Pendant les classes, elle affecte bien, pour réprimer les caquetages,des airs de gravité qu’un sourire dément à chaque injonction ; maisvienne l’heure de la récréation, si, au milieu de toutes ces enfantsqui glapissent dans le jardin, qui se poursuivent en riant, qui selivrent à la gymnastique, aux jeux du volant et de la poupée, vousapercevez une jeune fille pleine de santé, le visage en feu, lescheveux au vent, la première à la course, la plus agile aux exercices,la plus animée à tous ces amusements, soyez certain que c’est lasous-maîtresse. Sa surveillance est encore un plaisir. Elle est lareine de cette ruche d’abeilles qui bourdonnent autour d’elle, laconsolatrice des affligées, la protectrice des opprimées, l’idole detoutes. Aussi le jour de sa fête les bourses de la pension ont-ellesété vidées pour lui offrir un cadeau : jamais souscription ne se fitavec plus d’empressement, de gaieté et de mystère. Mademoiselle estsi bonne, si douce, et surtout si enfant ! A l’époque des vacances, ilest bien rare qu’elle ne reçoive pas quelque invitation des parents deses élèves favorites pour aller à la campagne : c’est à qui l’aura etla fêtera de son mieux. Comment toutes ces petites ovations ne luidissimuleraient-elles pas tout ce que sa position a de précaire et dedépendant ? Malheureusement le temps marche, et à sa suite les désirs, lesrêveries, les besoins. On ne peut pas toujours jouer à la poupée, mêmelorsque la poupée est de chair et d’os, et qu’elle marche, babille, etpleure tout de bon : aussi peu à peu la sous-maîtresse se prend-elleà réfléchir. Cette existence réglée à son de cloche commence à luiapparaître sous de sombres couleurs. Doit-elle donc passer sa vie àfaire taire des petites filles, à veiller à ce qu’elles ne sebarbouillent pas la figure d’encre, à leur seriner les principes ducatéchisme et de la grammaire ? Lui faudra-t-il Traîner dans un jardin une éternelle enfance ? Clarisse, qui était moins jolie qu’elle, a épousé un avocat ; Adèle,qui louchait horriblement, est devenue la femme d’un médecin ; la pâleClotilde, qu’on avait surnommée Notre-Dame des sept douleurs, a déjàquatre enfants : son mari est l’un des plus riches marchands duquartier des Lombards. Charlotte, qui n’a jamais pu comprendre la division, Charlotte, dont l’ineptie et la magnifique chevelure rousseétaient l’objet de toutes les moqueries, trône maintenant dans un salonsomptueux de la Chaussée d’Antin : sa dot a tenté un banquier. Toutessont heureuses, ou du moins dans les conditions ordinaires du bonheur.Seule de ses anciennes compagnes, la sous-maîtresse languit délaissée.Brillez donc de tout l’éclat du jeune âge ; que votre miroir vous disechaque matin que vous êtes belle ou gracieuse ; ayez l’esprit orné, lecœur ouvert aux sentiments tendres, aux nobles impressions ; soyezdouée des plus aimables qualités, soyez, en un mot, une de ces femmesdont on dit dans le monde : C’est une femme charmante : tout celapour jouer niaisement à La tour, prends garde avec des pensionnaires! A quoi bon alors la jeunesse ! à quoi bon l’esprit, le désir deplaire, le besoin d’aimer, et tous ces rêves délicieux, tous ces élansdu cœur ! Il est bien difficile qu’au bout de quelques années d’exercice lasous-maîtresse ne fasse ce triste retour sur elle-même. Elle prend endégoût cette vie de recluse à laquelle elle est condamnée : tout luipèse, tout la fatigue ; elle reste étrangère aux bruyants amusementsqu’elle partageait naguère. Ses pensées ne sont plus au milieu de tousces petits êtres roses et blancs, longtemps sa famille et ses seulesaffections : ses pensées font l’école buissonnière, emportées par lesdésirs, inquiétées par les regrets. Combien elle regrette, la pauvrefille, sa beauté qui décline, sa jeunesse qui s’écoule, et le tempsperdu ! Le peu qu’elle entrevoit du monde, par échappées, du fond de l’immensechapeau où son visage est englouti, lorsque, ses jours de sortie, elleconduit sa vieille mère aux Champs-Élysées et sur les boulevards, nefait qu’augmenter l’amertume de ses réflexions. Voilà les heureuses dusiècle qui passent : les unes la coudoyent, les autres l’éclaboussent,ouvrières, bourgeoises, et grandes dames. Le soleil luit pour toutesces privilégiées : pour toutes, les agitations prospères ou adverses dela vie sociale, les joies de la famille, les douceurs de la maternité ;pour toutes, excepté pour elle, qui ne tient au monde, ni par lesplaisirs qu’il procure, ni par les peines et les soucis qu’il engendre.Le sort de la bourgeoise endimanchée qui se promène triomphalement,flanquée de son mari et de ses enfants, ses plus beaux diamants, luisemble aussi digne d’envie que celui de la femme élégante qui seprélasse, nonchalamment inclinée sur les coussins moelleux d’unecalèche. Et si son cœur souffre douloureusement des comparaisons quelui suggère naturellement le spectacle de cette foule radieuse, savanité féminine n’est pas moins vivement blessée. Au milieu des paruresfraîches ou brillantes des promeneuses, elle se sent presque rougir desa mise plus que modeste. Mais le moyen de n’être pas toujours de deuxou trois ans en arrière de la mode avec les quatre cents francs qu’ellereçoit d’appointements, et dont elle emploie une partie à procurerquelques douceurs à la vieillesse de sa mère ! S’il est un art, comme l’a dit Gresset, de donner d’heureux tours A l’étamine, à la plus simpletoile, les nonnains en ont emporté le secret ; la sous-maîtresse ne l’a jamaisconnu. Et pour qui, bon Dieu ! voudriez-vous qu’elle se mît en frais detoilette ? Sur qui essayer le pouvoir de ses charmes et les agaceriesde sa coquetterie ? Sur les professeurs les plus habiles de lacapitale (style de prospectus), qui viennent, pendant une heure,donner des leçons aux pensionnaires ? Mais le maître d’écriture est unhomme de cinquante ans, chauve comme la main, spirituel comme une ramede papier, ébouriffant comme une lettre majuscule ; il porte desbreloques à sa montre, et n’a pas de sous-pieds à son pantalon. Labelle tentation de devenir l’épouse de ce monsieur ! Le maître dedessin est marié en troisièmes noces, et père de cinq enfants. Lemaître d’anglais… goddam !... c’est un homme jugé. Celui d’allemand ?il est Allemand. Le professeur de musique ? Ah ! celui-là, je nerépondrais pas qu’il ne fixe plus particulièrement qu’il ne faudraitl’attention de la sous-maîtresse. Il est jeune (à peine vingt-ans),blond, bien frisé, d’une tournure et d’une mise élégantes ; ses habitsdécèlent le ciseau d’Humann ou de Roolf ; sa cravate est toujoursartistement arrangée, et sa chaussure ne laisse jamais rien à désirerpour le vernis. Mais c’est un premier prix du Conservatoire !Comprenez-vous ? Un premier prix du Conservatoire, c’est-à-dire unjeune homme qui se croit appelé aux plus hautes destinées musicales, etqui en attendant daigne enseigner le solfège. Il a déjà tout lesérieux du génie : il est grave, roide, compassé. En entrant dans lesclasses, et en sortant, il salue d’un air froid la sous-maîtresse :c’est là la seule marque d’attention qu’il lui donne ; demandez-lui sielle est jolie, il vous répondra qu’il ne l’a jamais regardée. Toutesles petites filles en raffolent malgré sa sévérité, et se disputent leplaisir de se faire gronder par lui. Il est le sujet de leursconversations les plus importantes : « M.*** n’est pas de bonne humeuraujourd’hui. – Tiens, il a oublié sa canne à pomme d’or. – Il a ungilet blanc. – Il a coupé ses moustaches. – Je l’aime mieux comme cela.– Il est moins bien. – Il ressemble au frère d’Ernestine, etc., etc. »Tout en feignant de faire finir ce feu roulant de commérages, lasous-maîtresse ne laisse pas que d’y prendre un intérêt trop grand pourson repos ; et les regards qu’elle jette à la dérobée sur le jeunedandy prouvent suffisamment que toutes ces observations depensionnaires ne lui sont pas indifférentes. Examinez-la avec attentionlorsque la clochette du portier annonce l’arrivée du professeur demusique, et je me trompe fort si vous ne remarquez pas sur son visageet dans son maintien quelque indice d’un amour naissant, qui nedemanderait pas mieux que de grandir. Mais parlez donc d’unesous-maîtresse à ce futur Beethoven, qui a déjà fait une romance ! Voilà, si je ne me trompe, le personnel masculin dont les besoins desétudes nécessitent la présence à la pension. Toujours les mêmes figuresplates, ennuyées ou dédaigneuses ; cela n’est-il pas bien réjouissant ?Et, cependant, dans sa vie monotone, c’est là l’unique distraction dela sous-maîtresse. Qu’un professeur soit remplacé par un autre, graveet rare événement, ce changement l’occupera pendant tout un mois. Nefaut-il pas être bien abandonnée de Dieu et des hommes pour êtreréduite à considérer une chose aussi insignifiante comme une bonnefortune ? Un habit noir râpé remplacé par un autre non moins râpé ; uncuistre succédant à un cuistre ; le pédantisme sous la forme d’unpauvre diable, maigre, jaune, efflanqué, venant s’asseoir à la mêmeplace qu’il avait hier sous la forme d’un gros homme, court et replet :l’ennui en long au lieu d’être en large. Tudieu ! le joli passe-temps !Mais, qu’y faire ? la sous-maîtresse n’a pas le choix. Ah ! qu’ilvaudrait mieux, sans doute, donner à ses pensées un cours plus naturel,rire en liberté de tous ces riens, qui attirent si facilement sur leslèvres des jeunes filles ce sourire frais et rose comme la bouche ;rêver à cette chose importante, qui comprend toutes les autres, et quifait pâlir les fronts de dix-huit ans ! Voilà ce qu’elle se dit souventen se promenant sous les tilleuls poudreux de sa prison. L’air esttiède ; la grande ville bourdonne : à deux pas le plaisir, la passion,le mouvement. Mais tous ces bruits confus viennent expirer au seuil dela pension : les murs sont sans échos, et sur la porte d’entrée, à côtéde l’inscription ordinaire INSTITUTION DE JEUNES DEMOISELLES. BOARDING SCHOOL FOR YOUNG LADIES. vous pouvez lire ce nota bene rassurant : L’Institution n’a pas de fenêtres sur la rue. Pas de fenêtres sur la rue ! Cela ne vaut-il pas l’inscriptioninfernale du Dante : Lasciate ogni speranza, etc. Pas de fenêtres surla rue ! Ainsi donc, pour la sous-maîtresse, pas même cet honnêtedélassement de tous les ennuis, cette innocente distraction du pauvrecomme du riche, cette récréation de la grisette laborieuse, quiinterrompre son travail pour s’accouder à sa croisée et regarder lespassants ! Laissez donc toute espérance, dites adieu à toutes lesillusions du jeune âge, ô vous qui entrez en qualité de sous-maîtressesdans ce couvent le plus triste des couvents. Sœur Hélène, vos yeuxnoirs sont trop vifs, amortissez-en le feu ; les vôtres sont troprêveurs, sœur Juliette, et les rêves sont défendus ; sœurs Hortense,Gabrielle, Lucie, sans être habile phrénologiste, je vois dans vosphysionomies certains signes que, pour votre repos, il faut fairementir. Renoncez aux soins de la parure qui vous embellissent, refrenezles élans du cœur, étouffez les désirs dont l’aiguillon vous poinct,reniez le monde, ses pompes et ses œuvres : maintenant vous pouvezentrer, vous voilà parfaites. A force d’aspirer à ce degré de perfection, on conçoit quellemétamorphose doit s’opérer peu à peu dans la sous-maîtresse. Revoyez-laquatre années après sa prise de voile : que sont devenues sa gaieté,son insouciance, son humeur franche ? Elle est triste, sérieuse,pensive. Et sa beauté, sa fraîcheur, sa santé ? Aux riches couleurs quianimaient ses traits a succédé cette pâleur conventuelle, ce teintd’une blancheur fixe et sans saveur que donnent les habitudessédentaires de l’existence claustrale. Dix années de la vie parisienne,qui use si vite les femmes, dix années passées dans le tourbillon dumonde, au milieu des plaisirs, des fêtes, des fatigues du bal, nel’eussent pas si complétement changée que ces trois ou quatre ansinoccupés, sur lesquels s’est levé le même soleil terne : l’inactionépuise souvent plus que l’activité. Enfin, un beau jour, la force de la jeunesse, la curiosité du cœur etdes sens, prennent le dessus : la sous-maîtresse forme la résolution dese soustraire, coûte que coûte, à cet engourdissement. Le moindreprétexte lui suffit : l’institutrice en chef lui aura reproché denégliger ses devoirs ; la pluie aura tombé pendant toute une semaine ;ses élèves auront été plus insupportables qu’à l’ordinaire, leprofesseur d’écriture plus démesurément lourd, celui de musique, plusprodigieusement dédaigneux. Il n’en faut pas davantage pour l’affermirdans son projet, elle veut quitter la pension : Cherchez qui vousmène, Mes chères brebis. Avant de franchir le seuil de cette maison où s’écoula son enfance,elle éprouve bien un peu d’hésitation. Mais le désir de voir, deconnaître, de sentir, la pousse : elle glisse le long de ces tristesmurs en leur jetant un regard d’adieu. La porte s’entr’ouvre, et lavoilà dans la rue, inquiète, mais pourtant joyeuse. Où ira-t-elle ? quefera-t-elle au milieu de ce monde dont elle ignore le langage et lesmœurs ? Elle marchera tout droit devant elle, heureuse de sa liberté,jusqu’à ce qu’elle rencontre un obstacle sur sa route, un de cesobstacles comme il s’en présent tant dans la vie des jeunes filles sansfortune, à qui la société refuse une position conforme au luxe de leuréducation ; quelque jeune désœuvré qui trouvera piquant d’éblouiret d’abuser son inexpérience ; ou quelque jeune artiste encore obscur,tout juste assez niais pour être dangereux, qui cherchera à lui fairepartager ses rêves de fortune et de gloire. Et si son pied glisse à cespremières embûches, si ce mot d’amour traîtreusement répété à sesoreilles la trouve au dépourvu, jette, qui s’en sentira le courage, despierres dans son jardin : la pauvre fille est plus à plaindre qu’àblâmer. Toutefois, disons-le, ce n’est pas ainsi que finit communément lasous-maîtresse. Elle a d’autres cordes à son arc : tristes cordes, à lavérité, et qui ne valent guère mieux que celle de pendu. Est-elle d’une nature indolente et passive, s’est-elle résignée dès lecommencement aux pratiques fastidieuses de son emploi, et n’a-t-elle,en abandonnant sa première pension, voulu que satisfaire un simplebesoin de locomotion : alors vous allez la voir transporter son ennuiaux quatre coins de Paris. Elle s’ennuyait au faubourg Saint-Honoré,elle ira s’ennuyer au faubourg Saint-Germain ; du faubourgSaint-Germain elle passera au Marais, du Marais au faubourgSaint-Antoine. Ses pérégrinations s’étendront même extra muros, dansun rayon de deux myriamètres : les principales institutions de labanlieue hébergeront successivement son ennui vagabond. Elle setraînera ainsi à travers une longue enfilade de dortoirs, de classes,de réfectoires, jusqu’à sa trentième année. Une fois parvenue à ceterme, elle songera à prendre sa retraite honorablement. On n’accueilleguère, en effet, de sous-maîtresse au delà de cet âge. Une figure ridéeferait tache au milieu de ces visages bouffis : pour vivrecontinuellement avec ce petit monde, pour comprendre ses besoins, sespassions, pour s’associer à ses jeux et à ses douleurs, il faut être unpeu enfant soi-même ; il faut n’avoir qu’à se baisser pour se trouverau niveau de ces petites têtes turbulentes ; il faut, en un mot, qu’àtravers la sévérité officielle, il perce de temps à autre quelquesfraîches réminiscences de gaminerie. La jeunesse est donc une qualitéindispensable : imaginez-vous une sous-maîtresse de quarante anssautant à la corde ou jouant au cerceau ? Aussi, avant d’atteindre ceterme fatal, l’ambition lui est venue : elle n’aspire rien moins qu’augrade d’inspectrice, sorte de factotum femelle qui voit tout, qui saittout, qui doit être présent partout. C’est là le bâton de majordomequ’elle a trouvé dans la poche de son tablier de pensionnaire. Une foisinvestie de ces éminentes fonctions, elle prend avec sécurité sesquartiers d’automne. Que l’institution soit vendue, qu’elle passe end’autres mains, peu lui importe : elle y est fixée à perpétuelledemeure ; sa longue expérience la met à l’abri des changements dedynastie, elle est réputée immeuble par destination. A-t-elle amassé quelques économies, chétive épargne de fourmiprévoyante, elle porte plus haut ses vues ambitieuses : il s’agit pourelle de fonder un établissement d’éducation. En passant dans unquartier populeux, arrêtez-vous devant cette maison sombre, dontl’extérieur, bariolé de différentes enseignes, annonce les nombreusesindustries qu’elle abrite ; sur un tableau décoré de deux sphèrespeintes, vous lisez ces mots en gros caractères : EXTERNAT DIRIGÉ PAR MADEMOISELLE***. IL Y A UNE TERRASSE. C’est là que vous retrouvez la sous-maîtresse défroquée dans un modesteappartement, au troisième étage, au milieu d’une vingtaine de petitesfilles auxquelles elle apprend, moyennant une faible rétributionmensuelle, la lecture, l’écriture et le calcul. Il y a loin, sansdoute, de ces deux ou trois chambres garnies de quelques tablesboiteuses, et qui servent à la fois de classes et de réfectoires (ainsique l’indique la rangée de paniers disposés sur les planches), aucomfortable des salles d’étude de l’institution. Les externes sontsouvent mal peignées, mal ajustées ; souvent aussi le prix de leurdétention se fait attendre ; car elles appartiennent à des famillesd’ouvriers ou de marchands peu aisés, qui songent moins à leuréducation qu’à s’en débarrasser pendant une partie du jour. Mais dansce pauvre recoin tout imprégné d’odeurs infectes de fromage, decharcuterie, de salaisons, qu’on appelle un externat de jeunesdemoiselles, notre ancienne sous-maîtresse se trouve mille fois plusheureuse que dans la vaste cage où elle régentait naguère une bande dejolies pies bien dressées, bien proprettes, et des mieux embecquetées.L’air de la liberté sent toujours bon ; et elle est libre. Elles’appartient enfin à elle-même. Plus de cloche importune qui luicommande à heure fixe le sommeil et le réveil. Elle peut disposer commeelle l’entend de ses matinées et de ses soirées. Les dimanches et lesjours de fêtes, elle est plus bourgeoise que la bourgeoise elle-même.Pour comble de bonheur, supposez, et la supposition est presquetoujours vraie, qu’il demeure dans sa maison un employé de bureauencore vert, de mœurs rassises, ayant quelque teinture desbelles-lettres, et, avant une année, le nom de madame*** remplacerasur l’enseigne de l’externat celui de mademoiselle***. Au lieu d’uneterrasse, on aura un jardin, on prendra une femme de ménage, etpeut-être même une sous-maîtresse. Dites encore qu’une brillanteéducation ne mène pas toujours à quelque chose ! Mais ne va pas qui veut à Corinthe, et l’Eldorado de l’externat n’estpas accessible à toutes les sous-maîtresses : il faut encore posséderun petit capital pour acheter ou pour créer, ce qui est la même chose,un pareil établissement. Celle qui, en quittant sa pension, ne peutdisposer d’aucunes ressources, doit se contenter de courir les leçonsen ville, ou de rechercher une éducation particulière. Si ces démarchessont inutiles, elle se jettera dans les bras des Anglais, cetteprovidence de toutes nos professions avortées ; elle passera un bail deson esprit, de son intelligence, de son corps, avec quelque familleriche d’outre-mer, pour élever, de concert avec une femme de chambre,quelque petite miss blanche et délicate. Elle jouira de tous lesavantages extérieurs de la fortune : elle aura une voiture et undomestique nombreux à ses ordres : mais que de fois la morguebritannique lui fera regretter l’esclavage de sa pension du Marais, oùdu moins on parlait, on riait, on pleurait en français ! La Russie aété pendant assez longtemps pour les sous-maîtresses un vrai pays deCocagne : elles trouvaient à Saint-Pétersbourg le phénix qu’ellesn’avaient pu découvrir à Paris, un mari, un vrai mari, quelque richeboyard possesseur de plusieurs villages et de centaines de paysans. Ily a plus d’une comtesse russe qui jadis a mouché des petites fillesdans les pensions de mesdames Migneron et Allix. Mais ces jours demariage sont passés : les Russes sont toujours aussi galants envers lessous-maîtresses françaises, quand elles sont jolies, mais jusqu’au conjungo exclusivement. Si nous voulions suivre plus avant la sous-maîtresse, peut-être laverrions-nous encore se transformer en demoiselle de compagnie auprès d’une personne seule, ou en demoiselle de comptoir dans un café enrenom, ou faisant les honneurs d’une table d’hôte. Mais arrêtons-nous :ne la cherchons pas si loin de ses premières années, ce serait diminuerle juste intérêt que sa position nous inspire. Au siècle dernier, un financier, sans doute imbu des doctrines deJean-Jacques, se présenta un jour à la supérieure de l’hospice desEnfants-Trouvés, et lui dit : « Madame, je désirerais me marier, etprendre ma femme parmi les jeunes filles de votre établissement :voulez-vous me permettre de faire un choix ? » C’était l’heure de larécréation : la supérieure le conduisit dans la cour des orphelines. Lefinancier, après les avoir passées toutes en revue, en avisa une dontle visage et le maintien lui agréaient. Il la désigna à la directrice,la fit monter dans sa voiture, et l’on n’entendit plus parler ni del’un ni de l’autre. Au bout de dix ans, le financier rendit unenouvelle visite à la supérieure : « Je suis veuf, lui dit-il, etpendant dix ans ma femme m’a rendu si heureux que, voulant me remarier,je ne saurais mieux faire que de choisir ici une autre compagne. » Un banquier qui agirait ainsi de nos jours serait la fable de la Bourse; et pourtant, que d’excellentes mères de famille, que de bonnesménagères, que de femmes spirituelles, élégantes, gracieuses, netrouverait-on pas parmi toutes ces jeunes filles condamnées par lapauvreté à n’être pendant toute leur vie que des sous-maîtresses ? F. DE JONCIÈRES. |