Corps
GERMOND DE LAVIGNE,Alfred (1812-1891) : Le Bayonnais(1841). Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (27.X.2018) Texte relu par A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00. Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. LE BAYONNAIS. PAR GERMOND DE LAVIGNE ~ * ~ UNignoble bateau ponté, sale comme la galiote de Poissy, peuplé, commeelle, de nourrices, de matelots et de nourrissons, nous reçoit à Dax,et descend avec nous le courant de l’Adour ; il parcourt de nuit sesrives accidentées : le jour paraît à peine, et nous voici sous les mursde Bayonne, devant un immense pont de bateaux qui s’ouvre pour nouslivrer passage. Quelques brasses encore, et nous touchons terre, prèsde la douane, vis-à-vis une masure qu’on nomme l’entrepôt, au milieu del’activité commerciale, des voitures de roulage, des bouviers, desballots de laine et des portefaix. Les magasins s’ouvrent, lespersiennes battent les murailles, les porteurs d’eau hurlent à fendrela tête, chacun s’éveille, le grand œuvre va commencer. Au négociantnotre première visite.Celui que je vous présente servira à vos études comme terme moyen prisentre les différentes nuances qui composent le commerce bayonnais : enlui vous généraliserez le caractère de tous ; en accumulant sur sa têteles qualités ou les défauts de ses voisins, vous en ferez un hommetype, un négociant modèle. Le négociant bayonnais est gros et court, son teint est animé, sa têtedéveloppée, non pas au profit de l’imagination, comme chez toutes lesraces méridionales, mais au profit de la science mathématique, qu’ilporte au plus haut degré, et qu’il sait employer à son plus grandavantage. Actif, plein de finesse, surtout quand il s’agit de sesintérêts, il est d’une patience extrême quand il s’agit des intérêtsdes autres : il sait à merveille l’art de flatter, de capter,d’exploiter les gens qui lui sont nécessaires, et de les délaisser,comme un meuble inutile, dès qu’il en a tiré tout le parti possible. Ilest très-peu sensible aux nécessités sociales de notre civilisation,ennemi du monde, aussi difficile à courber à ses usages, qu’un paysanbas-breton aux rigueurs de la discipline militaire, et passionnésurtout pour ce far nientequi permet de vivre, après la journée faite, au milieu d’un cercle,d’un café, sans gants, en paletot, le chapeau sur la tête, le cigare àla bouche. Le progrès, l’industrie, les beaux-arts ne sont pas de songoût ; la peinture, il n’en comprend pas la nécessité, entouré qu’ilest de jolies femmes et de riches contrées ; la musique est quelquechose de trop futile pour la vie positive qu’il s’est faite. Il est unseul plaisir qu’il aime, une seule distraction qu’il recherche, parcequ’elle lui permet de penser encore spéculations, armements,contrebande, douanes, ou parce qu’elle l’amène quelquefois à ne paspenser du tout : cette distraction est un bon dîner. Mais ce n’est pasle bon dîner en famille ; le négociant bayonnais n’est jamais enfamille hors de chez lui : c’est un de ces dîners entre hommes,qu’Alphonse Karr appelle gueuletons,commandé à l’avance à Monthau, le restaurateur célèbre de Biarritz ; àGras, le traiteur à la mode du Boucau. Il est à Bayonne vingtassociations de six ou huit individus chacune, dont le but unique estun joyeux repas. On loue à Biarritz une petite maison, on la meuble, onla décore pour l’ouvrir chaque dimanche et y dîner bruyamment ; onachète un couralin (1) pouraller au Boucau, – à l’embouchure de l’Adour, – dîner une bonne foispour toute la semaine, loin de la parcimonie du ménage quotidien et dutête-à-tête conjugal ; on loue quelques cacolets, ou l’un des omnibusnouvellement implantés à la porte d’Espagne, pour aller à Cambochercher, non pas quelques verres d’eau thermale, non pas l’air vif dela montagne, mais toujours un bon dîner. Si le bon dîner est une des affaires importantes de ce monde, s’il estle mobile de bien des actions grandes et petites, je puis certifierqu’à Bayonne, plus qu’en aucune ville de France, il n’est rien, aprèsles affaires commerciales, de plus dignement apprécié ; que l’homme quitraite bien, fût-il Anglais ou Russe, fût-il… contrebandier, non pas,c’est un métier fort honorable, mais douanier ou inspecteur de police,sera le bienvenu parmi la bourgeoisie de la petite ville ; on vanterapar-dessus tout la bonté de ses vins, l’abondance, sinon le bon goût,qui règne sur sa table ; et lui seul, mieux que tout autre, aura ledifficile talent d’opérer la fusion entre tous les partis, et de réunirchez lui carlistes et républicains : tant il est vrai que pas unepassion, pas un préjugé ne résistent à une table bien servie, et qu’àl’axiome « ventre affamé n’a point d’oreilles » on peut ajouter cetautre, non moins vrai, « bon appétit n’a pas d’opinion. » Nulle autre part qu’à Bayonne on ne rencontre d’aussi nombreux exemplesde fortunes rapides, et, par conséquent, en aucune de nos villescommerçantes on ne trouve autant de chefs de maison plus rapidementparvenus. Il n’y a pas peut-être, parmi les comptoirs commerciaux, dixmaisons dont la raison sociale ne date d’hier. Tous ont commencé étantpeu de chose ; et, à force d’aptitude, de finesse, de ce géniemercantile qui naît avec l’individu et ne s’acquiert pas, sont parvenusà élever leur nom inconnu, leur comptoir à peine accrédité, sur lesruines d’une maison commencée comme ils commencent, et tombée comme ilstomberont peut-être… par un malheur(2). Aussi est-ce ici la raison de ce que je disais tout à l’heure, dupeu de penchant du Bayonnais, en général, pour ce qui est le monde, leprogrès et l’art, et pour les étrangers, par conséquent. Il a commencéavec la dose d’instruction strictement nécessaire pour tenir un grandlivre et balancer ses comptes ; et, songeant exclusivement à safortune, il s’est peu inquiété, à mesure qu’elle s’est accrue, desuppléer aux défauts de l’éducation première ; il a pensé même, j’ensuis certain, qu’on trouverait dans une belle position financière desuffisantes excuses pour quelques lapsus linguæ ou quelques erreurs chronologiques. Tel, en effet, a commencé porteballe qui, à l’aide d’une activitéimmense, de cet esprit spéculatif qui tire parti de tout, est parvenuen peu de temps à un rang passablement honorable ; tel autre, sachantpar cœur les sentiers de la frontière, a fait d’immenses bénéfices enportant lui-même à Mina des armes et des munitions pour combattre lestroupes françaises ; tel autre encore, il y a peu de temps, faisantabnégation d’opinions et de sympathies politiques devant l’amour dugain, fournissait tour à tour à la reine Christine et à don Carlos desvivres, des munitions et des effets ; celui-ci, qui fait en amateur lemétier de son père, sourit avec finesse lorsque le Phare ou la Sentinelleannoncent que six ballots de salpêtre ont été saisis par la douane surla cime des Pyrénées ; vous l’entendez ajouter tout bas qu’au mêmemoment vingt ballots entraient en Espagne, à cent mètres de là, et queles actifs surveillants de la frontière ont été joués encore une fois. La contrebande là-bas est un grand mot : nul de ceux dont elle est laressource ne se fait un crime de l’avouer bien haut ; mais elle est aunombre de ces petits péchés d’habitude qu’on confesse volontiers, etdont on n’aime pas s’entendre faire un reproche : aussi est-ce unequestion fort délicate à traiter. On conçoit, après tout, que Bayonne, placée aussi près de l’Espagne,ait cédé à la tentation et tendu les bras à des malheureux qui sebattaient, avaient faim, et étaient nus de l’autre côté des Pyrénées.Le commerce par mer est devenu depuis longtemps difficile pour lescomptoirs bayonnais. L’embouchure de l’Adour, placée sur un côté dugolfe que ne préservent ni falaise, ni rochers, entourée, interceptéepar les sables que la mer amène des Landes et des côtes cantabriques,est difficilement accessible en tout temps : une barre qu’aucunstravaux humains ne pourront détruire, si même ils parviennent àl’éloigner, en interdit l’entrée aux navires d’un fort tonnage, et cen’est que dans des conditions atmosphériques qui semblent devenir deplus en plus rares, que les navires caboteurs peuvent entrer à Bayonne,heureux encore s’ils peuvent en repartir après de longues semainesd’attente. Il fallait donc un autre aliment à l’activité commercialedes Bayonnais : les guerres de la Péninsule donnaient de grandsavantages à la contrebande d’exportation ; beaucoup s’y sont jetés,quelques-uns s’y sont enrichis, et du temps qui court une telle finexcuse les moyens. Il en est d’autres dont la fortune ne repose pas sur des bases aussipérilleuses et n’en marche pas moins avec rapidité. Deux ou troismaisons mettent chaque année sur l’Océan une douzaine de naviresdestinés à la grande pêche : celles-là sont les seules fidèles à lavieille réputation du pays basque ; seules elles continuent ces hardiespérégrinations qui ont commencé la fortune de Saint-Jean-de-Luz et deBayonne. Autrefois chasseurs à la baleine, les Bayonnais sont devenuspêcheurs de morue : ils ont fondé les meilleures maisons deTerre-Neuve, et les meilleurs équipages qui parcourent le grand bancsont ceux que recrutent la Soule et le Labourd. Après les morues, dont on ne devine que trop la présence dans unegrande partie des rues de Bayonne, viennent les balles de laine, quijouent un grand rôle dans l’économie sociale de l’endroit ; lesrésines, la térébenthine que produisent les pignadasdes landes, et enfin la construction des navires. Leur solidité, leurlégèreté, l’élégance de leurs formes, sont appréciées au loin, etpendant longtemps le gouvernement a entretenu dans le port deschantiers dont les cales, maintenant abandonnées, ont donné à la marinemilitaire bon nombre de bâtiments légers. Bayonne, à bien prendre, a plutôt l’aspect d’une colonie que d’uneville française. Le Bayonnais pur sang ne forme qu’une très-petitepartie de sa population, qui, pendant les six années qui viennent des’écouler, s’était accrue du double par une multitude de réfugiésespagnols appartenant aux premières familles du Guipuscoa et de laNavarre. Bayonne, la seule ville commerçante dans une grande étendue dece coin de la France, a été de tout temps le but vers lequel a tenduquiconque s’est trouvé un caractère entreprenant, une tête dressée auxquatre règles, et une fortune à faire. Basques et Béarnais y sont engrande majorité ; on y rencontre quelques Bordelais, des Landais, desEspagnols naturalisés, et peu de toulousains. Chacun s’y faitreconnaître au caractère dominant de sa caste, et au milieu d’eux, leBayonnais pur sang à un langage particulier qui exagère encorel’accentuation originale de l’idiome gascon. Aussi la physionomie de la ville est-elle des plus animées ; à chaquepas on y rencontre des types que nulle part ailleurs on ne trouveréunis. Sur la place Grammont, sous les arceaux du Port-Neuf (3), desgroupes d’Espagnols engloutis dans un ample manteau qui ne laisseapercevoir que la tête, la main droite et un cigare, discutent à hautevoix sur les intérêts de leur malheureux pays, et conspirent peut-êtreà qui mieux mieux. Dans la rue principale de la ville, entre un vieux pont de bois quimenace ruine, et la Bourse en plein vent du commerce bayonnais (4), lepaysan et le portefaix basques marchent la tête haute sans se dérangerd’une semelle pour faire place à qui que ce soit ; le bouvier exciteses bêtes d’une voix glapissante, et, ne pouvant modérer son activitéau gré de leur lente démarche, court en avant jusqu’à trente pas,revient à eux, les pique de l’aiguillon, s’éloigne de nouveau, lesappelle, et revient encore ; le courtier marron va de comptoir encomptoir recueillant des commissions et des escomptes ; la marchande depoisson, venue au pas de course de Saint-Jean-de-Luz, à six lieues delà, apporte sur sa tête les produits de la pêche du matin dans legolfe, s’annonce par des cris comme elle seule au monde en profère, etqui déchirent les oreilles à vingt mètres à la ronde, parcourt la villesans prendre de repos, et repart aussi lestement qu’elle était venue ;le commis marchand, placé sur la porte de son magasin en attendant lechaland, apostrophe chaque passant, chaque servante, chaque grisette,de plaisanteries gros-sel qui font rire tout le voisinage ; descaméristes biscayennes, aux longues tresses flottantes, traînent ouportent vers la place d’armes une multitude d’enfants ornés de plumes. De pauvres petits Aragonais demi-nus, chaussés d’alpargatas, armés d’un long bâton et se drapant dans un débris de couverture rayée, demande l’aumône de porte en porte. Enfin aux Cinq-Cantons,l’élite des commerçants élabore les nouvelles d’Espagne, fume un cigarede compagnie, et cause du prochain ; car là comme ailleurs, à Bayonnecomme dans la petite ville de Picard, le prochain est souvent en jeu. Après le bon dîner dont je vous parlais tout à l’heure, vient lagrisette, qui tient une grande place dans la seconde vie du Bayonnais :c’est une des charmantes créations de ce monde. Elle est femme d’abord,c’est son premier et son plus grand mérite ; elle est jolie ensuite, etnulle n’a plus de droits qu’elle au nom patronymique de Gracieuse,si prodigué dans le pays basque. Elle a l’œil vif, la bouche toujourssouriante, le cœur bon et facile, le visage d’un ovale parfait, la têtebien posée, la taille fine, quelque chose, enfin, de cet indéfinissablecaractère, de ce donayre quidistingue la Navarraise et la Castillane, et qui prouve qu’il y a plusde l’Espagne que de la France dans tout le pays enclavé entre laBidassoa et l’Adour. Enfin rien n’approche de la coquetterie de samise, de la grâce de ses manières ; et ce mouchoir qui couvre le sommetde sa tête, ce nœud inimitable, ces pointes si originalement placées,semblent un défi lancé au bon goût et à l’art toujours heureux desmodistes parisiennes. Il semble au Parisien tombé de France au milieu de Bayonne que lapremière et la plus importante partie de la population de la ville, laclasse commerçante, soit issue de quelque bon, lent et lourd habitantdes villes anséatiques ; l’autre partie, seule, n’a jamais songé àrenier son origine, et si, aux Cinq-Cantons, vous cherchez en vain lacouleur locale, chez Janin, au Petit Versailles(5), hors barrière, en un mot, vous retrouvez la joyeuseté béarnaise etla folie basque, les mauvaises têtes des environs de Pau, et les beauxsauteurs du Labourd. C’est hors la ville qu’on reconnaît le pays. On remarque chez la jeunesse bayonnaise une tendance prononcée vers leprogrès. Son instruction est de beaucoup supérieure à celle de sespères. Ce n’est pas qu’elle soit passionnée pour le travail, ce n’estpas qu’elle ne soit fort aise de répandre joyeusement ce qu’ils ontpéniblement amassé ; mais, soumise de bonne heure aux travauxbureaucratiques, elle s’y est peu à peu courbée, et s’en est fait unedouce habitude. Les jeunes gens des classes moyennes, c’est-à-dire decelles qui n’ont pas eu d’aussi heureuses chances au gros jeu qui sejoue sur les rives de l’Adour, forment le ban et l’arrière-ban descommis et élèves négociants ; la jeunesse dorée, issue del’aristocratie financière, en prend un peu plus à son aise, flâne dumatin au soir, et sait sur le bout du doigt toutes les aventuresgalantes et tous les scandales locaux. Il est, certes, parmi cette génération nouvelle, quelques jeunes hommesd’intelligence et d’avenir, et j’en citerais au besoin, il en estjusqu’à… deux…, qui se sont occupés de recherches sur l’histoire deleur pays et de travaux littéraires. Ceux-là, il est vrai, et quelquesautres encore parmi leurs proches, sont venus chercher au milieu deParis ce vernis de bonne éducation, cet usage du monde qu’on ne prendnulle part en province ; il leur en restera certes quelque chose : maisil en est de ces qualités comme de toutes les sciences de ce monde, ilfaut, pour ne pas les oublier, de fréquentes occasions de les mettre àprofit, et ces occasions manquent. Quand vient le dimanche, Bayonne cesse d’être une ville demi-française,pour revêtir toutes les apparences d’une cité espagnole. Les magasins,les comptoirs, sont clos dès la veille, la grisette met ses habits defête, la noblesse navarraise reprend pour un instant son costumenational, la cloche tinte, et Basques, Béarnais et Biscayens, marchandset courtiers, négociants de tout âge, de toute classe, de touteimportance, se pressent sur le parvis de l’église. Là aussi se faitvoir le jeune lion bayonnais (6) ; mais, de même que le don Vicente decertaine comédie de Moreto (7), « il entend la messe à la hâte avecquelque voisin babillard qui l’amuse. Dès que l’Ite missa estle relève de l’obligation qui l’a amené, il se réunit à deux ou troisamis, s’empare de la porte, et la conversation s’engage : chacune estsoumise à un tribut, à un droit de péage ; les médisants qu’ils sont nelaissent ignorer à personne si dona Inès est ennuyeuse, si dona Juliaest coquette, si dona Helena se farde, si celle-ci est bien mise, sicelle-là est blanche ou noire… » Après la messe, la population tout entière se porte sur les glacis dela place, la garnison parade et défile ; puis peu à peu un incroyableflot de voitures de toutes formes, des omnibus, des chars à bancs, descharrettes, des coucous, des calèches, des cabriolets, des fiacres etdes cacolets, s’élancent hors des remparts sur la route d’Espagne ; enun instant la ville est déserte, pas un habitant n’y reste, hors lesvieillards, les enfants à la mamelle et les nourrices ; tout ce qui estjeune, tout ce qui ingambe, tout ce qui aime le plaisir et la bonnechère est en route pour Biarritz. Biarritz ! Il n’est rien dans toutes les joies parisiennes quel’habitant de Bayonne veuille comparer à ce petit village, il n’est pasun plaisir qui vaille ce plaisir, pas un nom qui soit digne de ce nom.Et c’est presque vrai !... Il n’est pas, sur toutes les côtes deFrance, un seul point où la mer soit plus belle, plus grande, plusmajestueuse ; il n’est pas, depuis Brest jusqu’à la Bidassoa, derochers plus beaux, plus hardis, plus menaçants ; nulle part, quandvient l’équinoxe, les flots ne déferlent avec plus de furie. Réunissez ces trois noms si chers aux bons bourgeois de Paris :Vincennes, Montmorency, Saint-Cloud, et vous n’aurez pas une somme defélicité équivalente à celle que représente ce seul mot : Biarritz ! Làseulement le négociant s’avoue heureux : on y dîne à merveille ; là,plus qu’en aucun autre lieu des environs de Bayonne, la grisette rit,saute et babille ; là, sur une place étroite et poudreuse, les beautésde la ville étalent leurs plus belles toilettes ; là afflue le peupletout entier : il court tumultueusement au rivage, se déshabille à lahâte, nage et barbote tant que dure le jour. C’est que nulle part aussi on ne trouverait une population plusbruyante, plus vive, plus joyeuse, pour animer un semblable tableau ;et Biarritz serait à Dieppe, qu’il ne serait plus qu’un bain à l’eau derose, et une succursale du cercle Montmartre ou du café de Paris. Et le soir arrive : les équipages de toute espèce qui depuis le matincourent de Bayonne à Biarritz, et de Biarritz à Bayonne, ne suffisentplus pour reconduire à la ville cette foule qui se pressetumultueusement sur la route. Et pendant une partie de la nuit, toute la campagne d’Anglet retentitdu bruit des chevaux, des jurons des cochers, des joyeux éclats desgrisettes, des jeunes gens rentrant à pied à travers les sables, et dece cri perçant des Basques qui traverse les airs, et que l’écho de lafalaise répète à une lieue de là. Puis tout se tait et tous dorment,chrétiens et juifs. Juifs !... c’est vrai : ce mot annonce encore une partie importante dela population bayonnaise, et l’omettre dans l’esquisse que j’aientrepris de tracer serait une faute grave. Suivez-moi donc : pour laconnaître, il faut la voir chez elle ; et là-bas, de l’autre côté del’Adour, elle posera devant nous tout entière. Traversons cet immensepont de bateaux qui joint les deux rives : le terrain que nous foulonsappartient au département des Landes, mais il est encore faubourg deBayonne ; sur la hauteur qui nous domine est assise la citadelle, quiprotége la ville ; autour de nous est le Saint-Esprit,petite ville sale et pauvre, mal bâtie, mal pavée, suant la misère etla vermine par toutes ses crevasses. Là vit, là se traîne cette raceoriginale, toujours poursuivie, toujours malheureuse, et qui, par letravail, par l’astuce, par la ténacité, s’est fait peu à peu un nom, apris, comme toute autre, sa place au soleil, et a fini par réclamer,faire valoir et faire accepter un droit de bourgeoisie que nulaujourd’hui ne lui conteste. Elle est peut-être la seule et la dernière en France qui, il y a vingtans encore, fût proscrite et poursuivie. Il y a vingt ans, une ligneinfranchissable de démarcation séparait les deux villes ; Bayonne,fière à l’excès du présomptueux nunquam polluta,inscrit sur ses armes, n’eût jamais voulu se laisser souiller par laprésence d’un enfant d’Israël, et un juif rencontré dans ses murs aprèsle coucher du soleil eût été poursuivi à coups de pierres et traquécomme une bête fauve. Aujourd’hui ce préjugé, cette antipathie de voisinage, commencent àdisparaître ; mais ils étaient trop profondément, et depuis troplongtemps enracinés, pour ne pas résister encore. Le progrès étaitparvenu à combattre une haine religieuse ; il est resté presqueimpuissant quand il a eu à lutter contre l’esprit financier. Quand vint1830, ne remontons pas au-delà, le peuple juif de Saint-Esprit sesentit plus libre, il eut confiance en ses forces, il marcha uni etserré, prit place au-delà de l’Adour, au milieu de ces remparts dontl’approche lui avait été interdite, et peu à peu ses comptoirs furentriches et estimés à l’égal des comptoirs bayonnais. Voilà pourquoi,bien que confondues aujourd’hui en apparence, les deux populationsseront encore longtemps divisées. Et d’ailleurs il est entre elles desdifférences remarquables : la race, d’abord, et ce type de figureisraélite, qui est le même partout ; l’accent ensuite, car l’enfant deSaint-Esprit conserve un jargon tout particulier qui n’est ni basque,ni gascon ; puis enfin l’éducation des femmes : la beauté, l’amabilité,l’instruction sont choses aussi communes chez les dames israélites querares chez les dames bayonnaises ; et l’on conçoit aisément après celaque le Bayonnais soit rancunier et jaloux à l’endroit du juif, quipeut-être se montre un peu trop vain du terrain qu’il a gagné. Voilà Bayonne. Je vous ai décrit, autant que mes souvenirs m’ont étéfidèles, la physionomie originale de cette ville et les principauxcaractères de ses habitants ; maintenant il me resterait bien unequestion à résoudre : il me resterait à prononcer sur l’homme que j’aitenté d’analyser ce jugement post mortemqu’on prononce sur chacun de nous avant l’heure de l’oubli ; maisj’hésite devant l’accomplissement de ce dernier devoir, et je laisse : Aux lionceaux dont il fait la fortune, Aux contrôles absents d’une garde nationale problématique, Aux dames bayonnaises toujours délaissées, toujours exclues desplaisirs de ce monde, dévotes à l’excès, par désœuvrement autant quepar conviction, Le soin de dire, quand il ne sera plus, s’il fut Bon citoyen, bon père et bon époux. GERMOND DE LAVIGNE. NOTES : (1) Petit bateau plat destiné aux promenades sur l’Adour. (2) On montre, dans la principale rue de Bayonne, un commerçant qui aété affligé de trois malheurs dans un court espace de temps. Aupremier, il a acheté la maison qu’il habitait ; au second, il l’aélevée d’un étage ; au troisième, il est devenu propriétaire d’un biende campagne. On espère que si la fortune le maltraite une quatrièmefois, il pourra devenir l’un des contribuables éligibles del’arrondissement. (3) Les Panoramas de Bayonne, moins l’élégance, moins le luxe, moins les jolies femmes. (4) La Bourse de Bayonne est un carrefour formé par cinq rues au centre de la ville, et appelé les Cinq-Cantons. (5) La Chaumière et le Prado de Bayonne. (6) Formica-leo (7) La ocasion hace al ladron, jornada primera. |