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COQUILLE,François (18..-18..) : LaGouvernante du curé de village(1841).
Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (07.XI.2018)
Texte relu par A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 

LA

GOUVERNANTE DU CURÉ DE VILLAGE.


PAR

FRANÇOIS COQUILLE

~ * ~

DANS l’ombre de chaque église de village, et non loin du cimetière, ilest une maison de modeste apparence, une maison humble et chaste,isolée des autres habitations, couverte en tuile ou en ardoise, etquelquefois aussi couverte en chaume. On n’y voit point de fenêtresdonnant sur la rue ou sur la place : s’il en existe quelques-unes, lesvolets en sont soigneusement fermés. La maison tout entière sembletournée vers le jardin attenant. De ce côté seulement elle prend un airde gaieté et de vie : les rayons du soleil levant se jouent à traversdes vitres qu’une main diligente nettoie chaque matin ; des plants devigne, des abricotiers tapissent les murs, et encadrent les fenêtresd’une verte guirlande. Ni les fleurs rares, ni les arbres exotiques nes’étalent dans ce petit enclos ; mais les légumes, les fleurs et lesfruits de nos climats y croissent pêle-mêle. Des allées bienentretenues, et bordées de buis ou d’œillets d’Espagne, un bout decharmille, une étable et une écurie ajoutées au corps de logisprincipal, tel est l’ensemble de cette demeure où l’on n’entendd’autres bruits que le son des cloches de l’église voisine, et leschants qui s’élèvent de la basse-cour.

L’habitant de cette maison n’en sort que pour vaquer aux devoirs d’unministère sacré, pour porter aux pauvres des secours, aux malades etaux mourants des consolations et des espérances. Quoiqu’il soitindulgent et facile, un grand nombre de villageois s’effarouchentencore de sa présence et redoutent sa censure : ils l’appellent dansleurs besoins, ils le fuient dans leurs plaisirs. Pour lui, point defamille, point de réunions d’amis et de parents où les cœurss’épanchent, où la gaieté circule et se communique de proche en proche: il n’a point de compagne ; rarement sa retraite est égayée par laprésence d’une mère ou d’une sœur.

C’est le curé du village.

Eh bien ! les distractions de ce monde, l’affection de ces amis, latendresse de cette famille, les attentions de cette compagne, il trouvetout cela dans sa vieille gouvernante. Gouvernante ! tel est, en effet,son titre véritable. Celle à qui le règlement intérieur de la cure estabandonné sans contrôle, qui gouverne la cuisine, la salle à manger, lejardin, qui administre au nom de son maître, qui le gouverne lui-même àson insu, pourrait-elle être confondue dans la classe des servantesordinaires ? Non, certes. Que le curé soit jeune, elle lui tient lieude mère : vieillard, elle devient pour lui une amie et une confidente ;elle anime sa solitude ; elle souffre et se plaint avec lui. En un mot,elle ne le quitte pas pendant sa vie, et lorsqu’il la précède dans unmonde meilleur, elle ne tarde pas à le suivre.

Une mission si complexe conviendrait sans doute à peu de femmes, et peude femmes aussi seraient dignes de la comprendre et de la remplir. Ilfaut que celle qui s’y destine y ait été préparée par les événements.Il est des conditions indispensables d’âge, de goûts, de caractère, deposition et de bonne renommée. Ces conditions, et les habitudes que lagouvernante du curé contracte dans ce long tête-à-tête auquel elle sevoue, ses façons de parler et d’agir, ses qualités, ses défauts, etjusqu’à ses petits ridicules, en font un des types les plus tranchésparmi les types de province.

C’est une femme de quarante à cinquante ans, petite, vive, alerte,d’une physionomie honnête et intelligente : elle est veuve, ou elle n’ajamais été mariée ; elle a perdu ses enfants, ou elle n’en a jamais eu.On la croirait pauvre, si son habileté à tenir un ménage, son économieet sa propreté minutieuse ne paraient son indigence. D’autres sesouviennent, et peut-être se souvient-elle aussi qu’elle fut jolie danssa jeunesse : même à l’âge canonique où elle est parvenue, elle agardé quelque chose de gracieux, un certain soin, une certaine habitudede plaire. Sa mise, quoique simple, annonce plus de goût que l’on n’entrouve d’ordinaire dans les campagnes. Une réputation d’ordre etd’activité, une pitié bien connue, des mœurs que la calomnie arespectées, tout la désigne au choix du curé qui vient d’être installédans la paroisse ; son nom même s’harmonie avec son extérieur etl’emploi qu’elle sollicite : elle s’appelle Marthe ou Ursule. Sonisolement est un titre de plus en sa faveur : n’ayant ni parents nifamille, elle se consacrera uniquement à celui qui vit sans famille, etpar une adoption que Dieu a rendue facile au cœur des femmes, et àlaquelle celle-ci est déjà préparée, elle fera du presbytère sa maison,du curé l’objet de tous ses soins et de toutes ses affections.

La voilà donc investie de ce titre qu’elle a tant ambitionné ! la voilàétablie maîtresse et souveraine dans son petit royaume. Déjà la sombredemeure a pris un autre aspect : Ursule la parcourt du haut en bas.Grâce à elle les carreaux de la salle à manger, le parquet en boisblanc du salon, les vieux meubles, la vaisselle, semblent rajeunis,tant ils sont cirés, frottés, nettoyés. Mais quoi ! c’est véritablementun ménage de garçon que celui dont l’intendance lui a été confiée.Point de bois dans le bûcher, point de vin dans la cave, point deprovisions dans le grenier, point de linge dans les armoires ; et,faut-il le dire, point d’argent dans le secrétaire ! Le bagage que lenouveau dignitaire de la cure a apporté avec lui était si léger et simince ! Celui-ci est venu préoccupé de la responsabilité qu’il assumaitsur sa tête, se défiant de ses propres forces, méditant les devoirs desa mission ; mais comment il vivrait, avec quelles ressources ilmonterait son petit ménage, il n’y a pas songé : il faut donc qu’Ursuley songe pour lui. Laissez-la faire, et, à force d’industriepersévérante, elle suffira au nécessaire, et parviendra même à seménager un peu de superflu. Elle ne se donne point de repos qu’ellen’ait amassé une provision convenable de toile, et façonné des draps,des nappes, des serviettes, des rideaux. Pendant ce temps, elle nenéglige point le potager ; une colonie naissante de poules et decanards s’ébat dans la basse-cour ; bientôt une vache, l’orgueil et lajoie d’Ursule, sera installée dans l’étable. Que désormais le curéretienne à dîner un de ses confrères, sa gouvernante n’aura pas àrougir de son hospitalité.

N’y a-t-il pas quelque chose qui attache et qui intéresse dans cetteréunion de deux êtres si différents d’esprit, de langage et d’éducation; tous deux isolés du reste des hommes, l’un tournant vers le ciel sespensées, l’autre incessamment occupée de soins matériels ; celui-cirendant à Dieu le culte qui lui est dû pour lui-même, celle-làs’excitant à la pitié par amour et par admiration pour son maître ?Dans les attentions qu’elle lui prodigue, il n’y a pas seulement lasollicitude et la vigilance d’une mère, il y a aussi le respect et lasoumission d’une pénitente. Dès les premiers jours elle s’est prised’une sorte de fanatisme pour cet homme si jeune encore, et revêtu d’uncaractère si auguste, si dévoué à son église, et si abandonné, sicharitable aux pauvres, et si pauvre lui-même. L’entourer de soins,obtenir un peu de son affection et de sa confiance, justifier par milleégards le choix qu’il a fait d’elle, voilà où elle met son ambition.Elle s’étudie à le contenter et à lui plaire ; elle devine ce qu’ildésire avant même qu’il n’ait parlé ; elle l’écoute avec recueillement; elle se montre heureuse de le servir.

Sévère et difficile en ce qui la regarde, c’est surtout lorsqu’ils’agit de lui qu’elle se montre minutieuse. Elle veut que ses aubes,ses rabats et ses surplis, soient toujours d’une blancheurirréprochable. Où trouver du linge qui soit mieux tenu et plusartistement plié que le sien ? Pénétrez dans la chambre où il repose,dans le cabinet où il travaille et où il prie, quel ordre ! quellepropreté ! comme ce lit invite au sommeil ! quelque épais, quelque bienrembourrés qu’en soient les matelas, Ursule s’inquiète encore : ilfaudra pour la rassurer que le curé consente à l’addition d’un sommier,et même d’un lit de plume ; elle lutte contre ses scrupules, et elle leforce à s’accorder cette douceur qu’il croyait devoir s’interdire.C’est elle aussi qui a suspendu ces rideaux à l’alcôve et aux fenêtres; c’est elle qui a su ménager ce demi-jour si favorable à laméditation. Chaque matin, pendant la messe, elle range à leur placeaccoutumée les papiers et les livres dont son maître s’est servi laveille. Au retour, il trouvera sous sa main son bréviaire et sesauteurs favoris : elle aura pris la précaution de marquer la page àlaquelle il les avait laissés ; elle lui épargne jusqu’au travail decette recherche ; si elle pouvait les lui épargner tous !

Avec quelle impatience elle épie l’instant où il sortira de l’église !Il rentre au presbytère, et déjà le déjeuner tout chaud est posé surune petite table que recouvre une nappe éblouissante ; déjeuner bienfrugal, mais apprêté avec tant de soin, et servi avec tant de propreté,qu’il éveille l’appétit, et flatte les yeux avant de flatter le goût.Assise dans un coin de la chambre, occupée de son rouet ou de saquenouille, Ursule jouit de son ouvrage. Toutefois elle ne laisse pasde surveiller le verre et l’assiette de son maître. Dès qu’il a besoind’elle, elle accourt : elle va et vient en silence, et avec une agilitéqu’on n’aurait pas attendue de son âge.

Cette attention intelligente brille surtout dans les apprêts du dîner.C’est là qu’elle déploie tout ce qu’elle possède de ressources et desavoir. Un peu gourmande pour son propre compte, elle ne se borne pas àrassasier l’appétit, elle le tente, elle le provoque, et le curé estobligé de se défendre des mille séductions de son art : maintes petitesquerelles s’élèvent entre eux à ce sujet. A mesure qu’Ursule prend plusd’empire sur son esprit, elle le gronde doucement de montrer une telleindifférence pour sa santé. Il se rendra malade, lui répète-t-elle sanscesse ; il se refuse tout : pourquoi n’aurait-il pas plus souvent de laviande de boucherie et de la volaille ? Dieu merci ! la basse-cour estbien fournie… Que dire ? que répondre ? le curé laisse faire sagouvernante : il permet qu’elle ajoute quelque chose à son frugalordinaire, et il cesse de se reprocher ces délices gastronomiques enréfléchissant que ce n’est pas seulement pour lui, mais que c’est aussipour elle.

Ses journées s’écoulent dans ce cercle d’occupations qu’elles ramènentcontinuellement. Sa vie, pour être un peu monotone, n’est pas sansplaisirs. Ursule n’est point curieuse des distractions du dehors. Ellese trouve si bien dans sa retraite ! elle y règne avec une autorité siabsolue ! Tout ce qui l’entoure n’est-il pas son ouvrage ? n’enjouit-elle pas ? ne peut-elle pas en disposer comme de son bien ?N’est-ce pas elle qui, semblable au fermier de la fable,

            Vous faitargent de tout, convertit en monnaie
            Ses chapons,sa poulaille ? elle en a même au croc.


Croyons-en là-dessus le proverbe bourguignon ; elle disait le premierjour : la vache de M. le curé ; le second jour elle disait déjà : notrevache ; le troisième jour elle a dit : ma vache ; et, depuis, elle nedit plus autrement. Elle s’est tellement accoutumée à cette communautéd’intérêts, qu’elle fait de l’égoïsme à deux, s’il est permisd’appliquer aux choses du ménage ce qu’une femme célèbre écrivait del’amour. Malgré son bon cœur, il lui arrive de disputer aux pauvres cequ’elle a amassé. Le curé se cache d’elle pour répandre ses aumônes ;et lorsqu’elle le surprend en flagrant délit de charité, elle vajusqu’à opposer les maximes d’une prévoyance mondaine aux magnifiquespréceptes de l’Évangile.

Mais si elle ne court pas au-devant du monde, le monde afflue dans saretraite. Pénitentes de tout âge, fiancés qui veulent presser lapublication de leurs bans, maris radieux qui sollicitent le baptêmepour leurs nouveau-nés, héritiers qui viennent marchander unenterrement, tous les rangs de la société passent successivement devantelle. C’est le curé que l’on demande ; mais le curé est retenu auchevet d’un malade. Qui recevra cette foule de visiteurs ? quis’affligera avec eux qui pleurent ? qui se réjouira avec ceux qui rient? qui dissertera avec les personnes timorées sur les faiblesses de lachair et les piéges de l’esprit malin ? enfin, qui changera, suivantles gens, de contenance et de langage ? qui ? la gouvernante. Elleécoute les prières des uns, elle comprend l’impatience des autres ;elle grave dans sa tête les recommandations de tous ; et lorsqu’ilsreviennent au bout de quelques jours, le curé peut leur dire à bondroit, en leur montrant Ursule :

Allez lui demander si je sais votre affaire.

Le soir arrive ; il arrive si tôt dans les campagnes ! fatigué de sestravaux de la journée, le curé s’enferme dans son cabinet. Le temps n’apas encore établi entre sa gouvernante et lui la douce familiarité quiviendra plus tard. Elle reste seule ; mais elle sait qu’il est là,qu’il se livre à de saintes lectures ou à de pieuses méditations. Elles’efforce de suivre son exemple : elle tombe dans de vagues rêveries.Les souvenirs d’un passé malheureux se mêlent aux images d’un riantavenir, et les préoccupations du ménage aux pensées d’une autre vie.Elle se retire enfin dans sa chambre, où elle s’endort d’un sommeilpaisible, bien sûre de retrouver tout son bonheur à son réveil.

Cependant, la force de l’habitude, les discrètes attentions d’Ursule,son zèle éprouvé, produisent à la longue leur effet. Cette froideréserve dont elle souffrait sans se plaindre disparaît peu à peu. Lecuré commence à lui témoigner un confiant abandon, il la consulte, ilpense tout haut devant elle, il recherche son entretien et sa société.Jusqu’là elle avait pour lui autant de crainte que de vénération : ellen’a pas cessé de le révérer ; mais déjà de nombreux indices annoncentqu’elle a cessé de le craindre. Ce n’est point assez pour elle : soninstinct de femme se développe. Le titre dont elle se décore légitimeses prétentions, et elle aspire à le mériter. Quels moyensmettra-t-elle en usage ? par quelle gradation imperceptibleconduira-t-elle son maître de la réserve à la confiance, et de laconfiance à la plus entière sujétion ? C’est là son secret : c’estcelui des femmes supérieures. Un jour viendra où le curé sera amené àne voir que par ses yeux, et à ne décider que par son conseil :influence d’autant plus grande qu’elle est plus cachée, et que celuiqui est ainsi dominé ne s’en aperçoit pas. Après tout, cette œuvre dediplomatie est-elle donc si difficile ? Quand on pense que lagouvernante vit dans une solitude complète avec son maître, qu’aucunplaisir, aucune distraction du dehors ne vient le lui disputer, qu’illui est livré moralement, on s’étonne qu’il retienne encore quelquesrestes d’énergie virile, et qu’il puisse croire au mensonge de sonautorité.

C’est là justement le triomphe de la politique d’Ursule. Dès ce momentelle se trace à elle-même un plan habilement conçu, et non moinshabilement exécuté ; le tact qui lui a appris à fonder son empire luiapprend à le conserver. Elle redouble d’égards et de prévenances ; ellese confond dans une sorte d’adoration. Écoutez-la parler de son maître: ces mots, M. le curé, prennent dans sa bouche une autoritéirrésistible ; elle les prononce avec emphase. A ce mot redouté, elleinclinerait volontiers la tête comme elle fait à celui de Jésus-Christ: M. le curé a fait ceci ; M. le curé a dit cela ; M. le curé pense detelle manière… Pourrait-elle dire, faire, penser autrement que M. lecuré ? elle s’efface derrière lui ; elle se couvre de son ombre ; ellele grandit aux yeux de ses paroissiens ; elle exalte sa piété et sesbonnes œuvres ; puis, lorsqu’elle lui a attiré le respect etl’obéissance de tous, elle se prend à trembler devant son ouvrage. Lespectacle de ce respect et de cette obéissance réagit sur elle, etl’entraîne à son tour. Contraste étonnant ! elle gouverne l’homme, etelle n’ose pas lever les yeux sur le prêtre.

C’est ce mélange de domination et d’obéissance, de familiarité et depieux respect, qui imprime à la physionomie de la gouvernante uncaractère particulier ; toutefois son influence ne tarde pas às’échapper de l’enceinte étroite du presbytère, et à se produire audehors. Les dignitaires du village lui témoignent une condescendanceaffectueuse ; elle vit dans l’intimité la plus étroite avec plusieursvénérables matrones, qui versent dans son sein leurs scrupulesreligieux et leurs espérances de salut. Si la femme du maire et cellede l’adjoint ne se disputent pas toujours ses bonnes grâces, enrevanche les femmes des pauvres laboureurs lui portent envie.Qu’est-ce, en effet, que leur existence laborieuse, pleine deprivations et de soucis, en comparaison de cette vie fleurie, exempted’inquiétude, toujours calme, toujours unie, qui s’écoule à l’ombre,dans l’abondance et dans la sanctification ?

Quant au vulgaire des servantes, elles sont trop au-dessous de lagouvernante du curé pour ne pas en être jalouses. C’est en vainqu’elles affectent de lui refuser le titre qui lui appartient, et de laravaler jusqu’à elles : leur voix est étouffée par la voix publique ;elles sont forcées d’avouer ses perfections comme femme de ménage, sascience profonde des secrets culinaires, la diversité infinie de sestalents ; mais, incapables d’apprécier son dévouement et de saisirl’habileté avec laquelle elle a su fonder son crédit, ellesl’expliquent par une interprétation injurieuse. Qu’un sourired’approbation accueille çà et là leurs calomnies, qu’elles trouvent unauxiliaire dans la malignité publique, nous ne prétendons pas le nier.Aussi bien que faut-il en conclure ? sinon que toutes les gloires ontleurs détracteurs, et que la médisance consolide, en les attaquant, lesgrandes renommées.

Il est deux fonctionnaires qui subissent de plus près l’influencequ’elle exerce autour d’elle ; deux satellites qui vivent comme plongésdans les rayons que répand cette étoile lumineuse : nous voulons parlerdu sacristain et du maître d’école. Il suffit d’étudier leur contenanceet l’expression de leurs traits, lorsqu’ils abordent Ursule, pourcomprendre ce qu’elle est réellement, et ce qu’elle peut. Jamaiscourtisans ne se montrèrent plus obséquieux envers un maître absolu ;c’est à qui obtiendra d’elle un regard d’approbation, un mot flatteur,une marque d’intérêt et de sympathie. Rivaux amis, ils ne troublentpoint le village du scandale de leurs débats ; ils savent qu’ils seperdraient par là sans retour, et que celle qui tient leur sort entreses mains exige de ses esclaves un culte silencieux. Pour mieux luiplaire, ils s’efforcent de se surpasser dans leurs fonctionsrespectives. Tous deux, réunis au lutrin, mugissent à l’envi :l’assemblée admire, et se sent édifiée ; elle ne sait pas qu’enchantant si fort les louanges de Dieu, ils ne chantent que les louangesde la gouvernante.

Ce n’est pas tout : le soir, après l’angelus, après la fermeture del’école, ils viennent former un petit cercle qu’elle préside. Que dedévotes méchancetés, que de charitables médisances sont mises encirculation ! C’est alors que l’on déroule la chronique scandaleuse del’endroit : les choses ne s’expriment point crûment comme partoutailleurs ; elles n’en sont que plus piquantes ; on raconte à motscouverts ; on a recours à des tours de phrase pudibonds, à desclignements d’yeux significatifs. Souvent Ursule, par un caprice depruderie, impose silence aux narrateurs ; elle crie à la médisance, etrecommande bien d’épargner le prochain ; mais bientôt sa natureféminine l’emporte, et elle demande que l’histoire continue ; le maîtred’école brille surtout dans cet exercice. Ses prétentions oratoires,les vers et les pages d’écriture, prodiges de calligraphie, qu’il offreà Ursule pour sa fête, sembleraient lui assurer la palme… O vanité !c’est par l’excès même de ses prétentions qu’il échoue. Le sacristain,avec sa grossière jovialité, l’emporte sur lui. L’infortuné pédagogue,tombé du faîte de ses espérances, recherche en lui-même les causes desa chute. N’est-ce pas, se demande-t-il, parce qu’il a épousé endernier lieu le parti du maire ? n’est-ce pas, parce qu’il professe desidées libérales, ou parce que sa connaissance supérieure du latinportait ombrage au curé ?...

Voilà bien des raisons puissantes, sans compter celles que le magisterne s’avoue pas : aussi apprendrez-vous bientôt qu’i a été destitué deses fonctions. Son crime était de s’être montré peu respectueux enversles autorités locales, c’est-à-dire envers M. le curé, c’est-à-dire… ouplutôt cela s’entend, et ne se dit pas… envers la gouvernante.

Que si le même individu cumule les fonctions de sacristain et de maîtred’école, il n’en est que davantage dans la dépendance d’Ursule. Sadignité, loin de l’émanciper, le rend doublement esclave. Pourrait-ilne pas trembler lorsqu’il a tant à perdre !

Après un tel exemple, qui ne baisserait la tête ? qui ne reconnaîtraitle pouvoir dont Ursule est armée ? Venez donc à elle, vous toutes quivoulez acquérir une renommée de piété et de vertu ; c’est elle qui faitles réputations ; hélas, ses ennemis prétendent que c’est elle aussiqui les défait : sa confiance et son amitié sont un certificat de bonnevie et mœurs. Venez à elle, jeunes filles qui ambitionnez d’êtreadmises dans la congrégation de la Vierge ; braves gens qui poursuivezle gain d’un procès, qui postulez un débit de tabac, une place derégisseur, ou de messager de la poste ; sollicitez son crédit,vantez-le lui à elle-même : elle n’en conviendra pas, elle s’étonneraque vous puissiez lui en supposer aucun ; mais votre démarche la flattesecrètement, et déjà votre cause est gagnée.

Le croirait-on ! cette femme, nourrie dans le giron paisible del’Église et à l’ombre même du sanctuaire, a donné accès dans son cœuraux passions tumultueuses de la politique. Ne la blâmons pas tropsévèrement ; elle a entendu déclamer si souvent contre les libéraux,les niveleurs, les républicains, qu’ils ont fini par lui inspirer unepieuse horreur ; elle les hait sans se faire scrupule, comme elle haitle démon. Seulement elle ne distingue pas bien en quoi consiste leurcrime ; elle a toujours évité d’éclaircir ce mystère, craignant d’ytrouver quelque iniquité monstrueuse ; elle les juge, et elle lescondamne de confiance. De qui lui parlez-vous ? qui venez-vous luirecommander ? Un libéral ! Juste ciel ! qu’il n’approche pas ! qu’il nesouille point de sa présence l’air qu’elle respire ! Surtout ne lasollicitez point en faveur d’un tel homme ; point de pitié, point demerci pour lui ! Un libéral !...

Elle l’écouterait peut-être s’il ne passait que pour athée.

Ursule s’est donc formé une opinion politique. Chaque matin, elle serecueille un moment afin de lire ce qu’elle appelle la gazette ; ellearme son nez d’antiques besicles ; elle s’assied gravement, et,dégageant la feuille parisienne de son enveloppe timbrée, ellecommence. De temps en temps elle s’arrête pour reprendre haleine,reposer sa vue fatiguée, et méditer sur ce qu’elle vient de lire : lesnouvelles de Rome ont toujours le privilége de l’intéresser. Rassuréesur la santé du saint-père, elle aime à s’égarer dans des récits devoyages ; elle traverse les mers, et suit les missionnaires aventureuxjusque chez les peuples sauvages :

Que le monde, dit-elle, est grand et spacieux !

Elle revient enfin de ces excursions lointaines, et elle s’occupe desintérêts de l’Europe. Elle s’enfonce dans les discussions les plusténébreuses. Pour se retrouver parmi tant de raisonnements subtils,pour démêler ensemble Naples, Berlin, Vienne et Saint-Pétersbourg,l’honnête gouvernante fait des efforts désespérés. Combien de fois nes’endort-elle pas au milieu de ce rude exercice ! la feuille luiéchappe des mains, ses bras pendent négligemment le long de sonfauteuil, et sa tête, se penchant peu à peu sur ses genoux, se relèvesoudain par un ressort machinal. Lorsqu’elle se réveille, l’espritrempli d’images effrayantes, de femmes assassinées, de presbytèresattaqués, d’églises pillées, elle se signe dévotement, et conclut enelle-même que l’impiété fait partout des progrès nouveaux, que lesliens de la société vont se dissolvant, et que la fin du monde estproche.

Mentionnons en passant le tendre attachement d’Ursule pour son carlinAzor, animal intéressant qu’elle s’est donné un jour que le maîtred’école et le sacristain l’avaient délaissée, les ingrats ! et révélonsune des faiblesses de cet esprit supérieur. Combien de fois le curé nelui a-t-il pas fait la guerre à ce sujet ! elle-même en rougit ; elles’en veut d’avoir si peu de force ; elle se promet de montrer àl’avenir plus de courage, et de bannir de folles terreurs, qui, ainsique cela lui a été prêché, sont un péché véritable : l’habitude et lacontagion de l’exemple triomphent de toutes ses résolutions… Eh bien,oui, Ursule est superstitieuse ! elle a peur… elle a peur desrevenants, elle croit aux rêves, aux présages, et même, qui le croirait! aux incantations des sorciers. La nuit, lorsque le vent murmure àtravers les arbres du verger, lorsque les hauts peupliers crient sousl’effort de la tempête, Ursule n’ose pas sortir de sa chambre. Lepresbytère lui paraît rempli de bruits mystérieux ; il lui semble queles morts, couchés dans le cimetière voisin, se relèvent de leurstombes, et se promènent couverts de leurs linceuls blancs. Écoutez-la :elle vous dira, en baissant la voix, que la gouvernante de l’anciencuré a entendu, une certaine nuit de Noël, les lamentations d’une âmeen peine qui demandait des messes et des prières. N’a-t-elle pas vuelle-même… Ici elle s’arrête par une discrète réticence. Pressez,insistez, vous obtiendrez indubitablement l’histoire effrayante etvéritable de quelque apparition surnaturelle ; il y a tant d’horreurdans l’accent, dans le geste, dans le regard de la gouvernante, que sesauditeurs pâlissent en l’écoutant, et se serrent les uns contre lesautres. C’est en vain que le curé cherche à les réconforter par matinspréceptes religieux ; lui aussi, il n’a pu se défendre d’une certaineémotion. Lorsqu’il se retire dans sa chambre, il frissonne en passantdevant la petite fenêtre qui donne sur le cimetière ; il évite d’yjeter les yeux, et il allonge le pas sans le vouloir.

Outre son carlin Azor, Ursule possède encore une sorte d’animaldomestique : c’est cet enfant qui, revêtu d’une tunique blanche, etcoiffé d’une petite calotte rouge, circule de la sacristie au chœur,dépêche les répons, agite la sonnette, et entonne de la voix la pluspointue le Domine salvum… : enfant mutin qui, d’un air délibéré,prête ses jeunes mains au mystère redoutable de la transsubstantiation; qui voit célébrer avec une égale indifférence les baptêmes, lesmariages, et les enterrements ; qui rit, même en entourant de ciergesallumés le cercueil d’un enfant comme lui, dont la tombe sembleraitcreusée pour sa taille ! L’enfant de chœur, tel est le nom qu’on luidonne, est placé sous la haute surveillance d’Ursule. Il lui appartientplus qu’à sa propre mère : elle s’en fait tour à tour un page, unmessager, un aide de cuisine. C’est elle qui, les dimanches et lesjours de grandes fêtes, l’arrange dans son gracieux costume : ses mainsridées passent et repassent sur cette tête blonde, sur ces joues roseset potelées. Elle veut, mais en vain, garder avec l’espiègle une minesévère : elle lui sourit en le grondant.

Mais le second coup de la messe a sonné. Ursule achève l’œuvreimportante et difficile de sa toilette : elle se contemple longtempsdans son miroir, et elle s’achemine enfin vers l’église, son chapeletet son livre d’heures à la main. Là, superbement assise dans un bancréservé, tandis que les villageoises restent accroupies sur leursgenoux, elle surveille l’assemblée. Quelle que soit sa piété, ses yeuxse détournent fréquemment de l’autel pour prendre note de chacun desassistants. Plus tard, elle dira, avec les commentaires obligés, lesdentelles que portait celle-ci, la jupe et le mouchoir de cou decelle-là. En attendant, forte de ses relations continuelles avecl’église, elle se sent, pour ainsi dire, à son aise en présence deDieu. Il lui semble que les bénédictions célestes que le curé invoquevont descendre, par un privilége spécial, sur la tête de sagouvernante, et que le Dominus vobiscum s’adresse particulièrement àelle. Elle sait par cœur tout l’office, et elle se fait gloire demarier sa voix aux mugissements des chantres. Comme elle prête uneoreille attentive au prône ! comme elle est fière de l’éloquence ducuré ! comme elle en épie l’effet sur les visages des paysans ! commeson air pénétré prépare et entraîne la conviction de l’assemblée !

Quand vient l’époque de la première communion, Ursule quitte lepresbytère pour la nef de l’église, et elle partage les travaux dontson maître est alors accablé. C’est à elle qu’est remis le soin dediscipliner la troupe des jeunes filles. C’est elle qui les catéchise,qui leur souffle les réponses convenables, et qui leur apprend lesdiverses évolutions de cette imposante cérémonie : quelle autre que lavénérable présidente de la congrégation de la Vierge serait digne deces fonctions ? Voyez-la, vêtue de blanc, et couverte de longs voiles,marcher à la tête du troupeau. Elle communie la première, afin departiciper aux grâces qui seront répandues dans ce jour solennel,donnant ainsi à la paroisse édifiée le précepte et l’exemple.

Opposons à ce tableau une scène toute différente. Le curé attend unjeune vicaire qui lui est envoyé par son évêque : plusieursecclésiastiques des environs ont été invités à dîner. Voici un grandjour pour Ursule ! soutenir la réputation qu’elle s’est acquise,mériter les suffrages de ces juges éclairés, prouver qu’elle égale entalents leurs gouvernantes, faire qu’ils soient jaloux de son maître,et que celui-ci s’applaudisse de son choix ; enfin se montrer danstoute sa gloire au nouveau vicaire : quelle tâche ! Tel qu’un généraldans un jour de bataille, elle endosse son plus beau costume, etcommence par passer en revue ses troupes auxiliaires, deux matrones auxbras rouges, qu’elle a enrôlées la veille ; après quoi, comme dit LaFontaine :

            ….. onfricasse, on se rue en cuisine.

Les principaux habitants ont envoyé au presbytère le produit de leurpêche ou de leur chasse. Nous épargnerons au lecteur la nomenclaturedes mets que l’on apprête. Nous ne dirons pas non plus les inquiétudes,les transes, les agitations, de la gouvernante. L’heure suprême estvenue : les merveilles de son art sont posées sur la table dans unesymétrie appétissante. Si le rôt n’était point cuit ! si le gibierétait trop faisandé ! si… mais, grâce à Dieu, tout est trouvédélicieux, parfait. Ursule est sommée de comparaître devant ses juges :elle s’avance, rouge d’animation et de joie, dans un désordre detoilette qui prouve quelle part active elle a prise aux travaux de lajournée. Elle fait une humble révérence, et elle écoute, les yeuxbaissés et le cœur palpitant d’allégresse, les éloges unanimes décernésà son talent. Heureuse Ursule ! voilà du bonheur pour toute une année !Elle savoure en elle-même ces louanges, elle se repaît du contentementque son maître a dû éprouver, tandis que les deux matrones, demandantdes joies plus solides, se jettent avidement sur les restes du festin.

Cependant le temps a marché ; le curé s’est fait vieux : ses mainstremblantes peuvent à peine soutenir le poids du saint ciboire, et,pendant l’hiver, la goutte le cloue sur son fauteuil. Ursule estvieille aussi, mais d’une verte vieillesse, et, d’ailleurs, elle trouvedes forces dans son dévouement ; les années l’ont accru au lieu del’affaiblir. Les différences qui séparent le maître du serviteur sesont effacées avec l’âge : c’est un ami qu’elle soigne ; c’est unprotecteur révéré, auquel elle se prodigue avec un zèle aussi jeune etaussi chaleureux qu’autrefois. Elle ne le quitte pas un seul instant :elle prépare elle-même, et elle lui présente d’un air affectueux, lestisanes, les potions que le médecin a ordonnées. Elle lui tient lieu demédecin et de garde-malade : ne connaît-elle pas son tempérament ? nesait-elle pas ce qui lui fait du bien, et ce qui lui est contraire ?Lorsque le curé vient à s’assoupir, elle retient son souffle, et craintde respirer. Dès qu’il s’éveille, elle est près de lui, toujours bonne,toujours empressée, s’oubliant elle-même, et ne vivant que pour lesoulager. Tantôt elle lui raconte, afin de l’égayer, quelques-unes deces anecdotes dont elle possède un fonds si riche ; elle le tient aucourant des affaires de ce petit monde qui lui était tant connu, etdont il se sépare tous les jours. Tantôt elle écoute avec respect sesmaximes et ses allusions à une autre vie. Elle prête l’oreille auxcitations latines qui lui reviennent à la mémoire : elle affecte un aird’intelligence comme si elle les comprenait. Elle a toujours prétenduqu’elle n’était point absolument étrangère à cette langue, et elle nemanque jamais d’expliquer certains passages, tels que Pater noster –Virgo Maria – panem quotidianum. En la voyant occupée de ces soinspieux, qui n’oublierait pas par ses petits travers, et les défauts deson âge mûr ; défauts qui tenaient moins à son caractère qu’à saposition, et qui n’étaient souvent que l’exagération de ses qualités.

Enfin sa mission sur la terre est accomplie, le bon curé s’est éteintdoucement. C’est de ce moment qu’Ursule s’aperçoit qu’elle est seule :elle cherche autour d’elle, et s’agite avec inquiétude comme un pauvrechien abandonné ; elle sent qu’il lui manque quelqu’un à soigner. Savie est désormais sans but, sans objet : elle ne vit plus, elle végète.Bientôt sa tombe est creusée tout à côté de celle de son maître, et lemême ciel réunit sans doute ces deux âmes qu’une touchante fraternitéavait unies ici-bas.

FRANÇOIS COQUILLE.