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FERTIAULT, François(1814-1915) : Le Banquier(1841). Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (26.VI.2018) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00. Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. LEBANQUIER. PAR François FERTIAULT ~*~ Croissez etmultipliez. (L’Évangileaux créatures, et les banquiers auxpièces de cent sous.) 25 + 25 = 100. ( . . . . . . . ) L’ARGENT est une marchandise. Ceci est un principe reconnu déjà par bien des gens comme un axiome.Tous ceux qui exercent ou connaissent une industrie quelconque, selivrent à la moindre opération d’achat ou de vente, de prêt oud’emprunt ; tous ceux qui touchent au commerce, depuis les hauts etpuissants seigneurs de la finance, qui remuent dans leurs coffres etleurs caisses l’or et l’argent à pelletées, jusqu’au timide et obscurbrocanteur, qui attend de quelque échange, troc ou marché, longtemps etpéniblement élaboré, le misérable gain qui doit le faire vivre au jourle jour : tous ceux-là, dis-je, savent à quoi s’en tenir sur la valeurde l’argent... Les uns le font trop souvente fois bien amèrement savoiraux autres ! Mais ne faisons pas de récriminations anticipées : il y a du bonpartout, et partout aussi du mauvais. Tous les banquiers ne sont pasdes juifs, ni tous les nécessiteux ne sont pas des victimes honnêtes,et, par conséquent, à plaindre. Mon but est loin de faire une sortie contre ceux-ci en faveur deceux-là. Je ne prétends pas venir systématiquement vous dire quetoujours les petits sont mangés par les grands. La Fontaine et Bérangerl’ont dit avant moi, et ils ont peut-être eu raison de le dire ; maisun peu d’éclectisme ne gâte rien à l’affaire, et il est bon dereconnaître ici que, dans plus d’un cas, les petits sont rageurs, etdonnent souvent du fil à retordre aux grands. C’est d’un autre pointde vue que je veux vous faire envisager les banquiers et la banque,point de vue dont on paraît jusqu’à présent ne s’être pas assezrapproché, point de vue physiologique plutôt que technique, et qui,tout en ne négligeant rien de ce qui pourra être utile ou intéressantdans les accessoires, vous fera principalement discerner les fibressecrètes, le mouvement, l’animation, la vie de la chose. Ce sera, sivous le voulez, de l’anatomie morale : le commerce sera un corps ;l’argent, le sang qui y circule et le fait mouvoir. Vous assisterez audéversement, à la transmission de ce fluide, des hautes régions ducorps jusque dans ses régions les plus basses et les plus minimes. Pour cela il faut que vous me permettiez une comparaison. Figurez-vous un immense réservoir, renfermant cet or, fluide vital ducommerce. Ce réservoir est placé sur une hauteur, et entouré dedifficultés de terrain et d’escarpements. Tout à l’entour, mais à unedistance plus que respectueuse, vous pouvez vous figurer le commerce,avide, nécessiteux et cupide, et représenté par tout ce que nous avonsd’acheteurs, de vendeurs, de brocanteurs, de rajusteurs, d’accapareurs,d’améliorateurs, de spéculateurs, de fournisseurs, tous de talents, deprobité, de mérite, et d’habileté d’espèces différentes, mais touscouvant des yeux cet or éloigné, qu’ils ne peuvent pas toujoursatteindre, et s’ingéniant de mille manières pour en arriver le plusprès possible, et participer, pour leur somme de vitalité et debien-être, au bien-être et à la vitalité que doit dispenser à tous letrésor lointain et convoité. – D’autres, plus près du réservoir que cesderniers, se sont imaginé d’être les points intermédiaires, les canauxau moyen desquels l’or pourrait couler de ses suprêmes hauteurs jusquedans les mains laborieuses et mercenaires ; et leur hiérarchie s’estjalonnée de manière à remplir tous les intervalles, toutes lesdistances, tous les degrés imaginables entre le réservoir et lecommerce. Leur idée était bonne, et, en effet, l’or se distribue pareux comme par autant de bouches qui lanceraient à petits jets les eauxd’un volumineux bassin. Comment l’obtiennent-ils, cet or, et à quellesconditions le distribuent-ils ? Voilà ce que nous allons savoir. Sortons d’abord de notre comparaison, qui est finie, et appelons chaquechose par son nom : notre grand réservoir est tout simplement la hautebanque, l’aristocratie de l’argent ; le cercle nombreux qui l’entourede loin, nous l’avons nommé, c’est le commerce, et les pointsintermédiaires, les jalons placés à intervalles, sont les escompteurs,depuis le plus infime courtier jusqu’au plus huppé preneur de billets àordre. Sans doute, dans les temps primitifs, quand deux hommes faisaient unmarché entre eux, et que l’un n’avait pas momentanément en sapossession de quoi payer le prix de la chose qu’il prenait de sonvendeur, sa parole devait suffire, et l’autre, après avoir livré samarchandise, dormait tranquillement sur l’une et l’autre oreille,jusqu’au moment où l’acheteur, plus riche, et revenu à flots, pouvaitse libérer envers lui. Aujourd’hui, que tout a marché en suivantl’impulsion ascensionnelle des progrès civilisateurs ; que chacun est habile, et fait du dévouement... pour soi, la parole parlée nesuffit plus ; il faut la parole écrite. La parole écrite, en fait decommerce, n’est autre que le billet à ordre ou la lettre de change.C’est une sûreté de plus ; car, comme le disent ces quatre vieux motslatins, verba volant, scripta manent. Encore cette parole écriten’est-elle pas toujours franche et ponctuelle..., la preuve, c’estqu’elle nous a enfanté les huissiers ! C’est cette parole écrite qui, circulant de mains en mains, et senoircissant d’endos et de signatures, devient la garantie desopérations faites par la banque et le commerce. C’est à l’aide de cesbillets que les petites bourses vont solliciter les cordons desgrosses, en faisant un appel plus ou moins entendu, non pas à leurgénérosité, s’il vous plaît, mais à leur intérêt. Alors les grossesbourses examinent, consultent, scrutent, analysent, tournent etretournent dans tous les sens les suppliques timbrées des boursesplates, et, si elles acceptent, après une brèche faite suivant lesprincipes d’une conscience qui... sait les affaires, donnent leurcompte aux pauvres demandeurs, qui font de nécessité vertu, et nemanquent jamais de s’en aller en faisant force remercîments auxtrès-hauts, très-puissants, très-nobles, et très-généreux prêteurs. Mais, trêve un instant, si cela vous duit, aux froides énumérations,aux explications philosophiques. Une scène qui se passera sous vos yeuxvous en dira au moins autant que tous ces mots secs, et vous le diracertainement d’une manière plus attrayante et plus profitable. Nous allons nous installer chez un de ceux que nous avons désignés toutà l’heure sous le nom de points intermédiaires, c’est-à-dire chez unescompteur. Nous aurions pu prendre aussi bien plus haut ou plus bas,mais je choisis celui-ci, pour la raison que vous allez comprendre.Chez lui nous allons voir arriver toute la multitude affamée desrégions basses, avec ses faces humbles et ses formules quêteuses ; etlui, plus tard, nous le verrons aborder à son tour les omnipotents dumétier, ses seigneurs et maîtres, ceux qui sont pour lui ce qu’il estpour ceux qu’il viendra de recevoir, et de satisfaire ou mécontenter. –En un mot, et pour être plus précis, nous verrons les quartiersSaint-Denis, des Bourdonnais, du Sentier, Saint-Martin, Saint-Antoine,de la Cité, du quai des Augustins, etc. etc. etc., tous endroits delabeur et de commerce, se rendre en foule chez notre homme, que nouslogerons à peu près faubourg Poissonnière, ou Montmartre, ou même prèsde la rue de Provence, et d’où nous le suivrons, lui, ensuite, àl’hôtel de la banque de France, rues Laffitte, Saint-Georges,Saint-Lazare, Chaussée-d’Antin, etc., riches et brillants quartiers oùl’or a son trône, où l’on pourrait se faire une bibliothèque en reliantdes billets de banque. Il est dix heures. Arrivez au numéro indiqué, et, sans rien demander aucerbère de concierge, abordez les marches : une plaque vous dirasuffisamment à quelle porte vous devez cogner. L’ovale de cuivreconvexe, cloué au beau milieu de cette porte, détachera de son fondbrillant deux mots gravés en lettres noires : BUREAUX ET CAISSE. Vouspouvez même y voir, en supplément d’indication, ces six lettreshiéroglyphiques qui dispensent de sonner, quand on a le bonheur ou letalent de les comprendre : T. L. B. S. V. P., et qui veulent dire : Tournez le bouton, s’il vous plaît. Entrez. Traversez, sans vous yarrêter, et l’antichambre où attendent les clients, et le guichet oul’on paye, et que les garçons de recette bariolent toujours de leurscyniques ou grossières inscriptions ; laissez même dans le premierbureau caissier, teneur de livres et autres employés, classe qui nedoit pas faire aujourd’hui le sujet de nos études, et pénétrezdirectement dans le cabinet du patron. Vous ne lui trouverez pas la figure pâle, anguleuse, ni les lèvresserrées de nos harpagons modernes. Une face souvent avenante et réjouiepourra vous recevoir, et quelquefois même un certain vernis d’homme dumonde pourra se laisser deviner à la manière dont il vous saluera. Il ases pantoufles, sa robe de chambre, et son bonnet grec aux broderiesconjugales. Son corps décrit les zigzags d’un homme pris entre sonfauteuil et son secrétaire ; devant lui est ouvert son journal ; à côtéde lui sont entassés des paperasses, des portefeuilles, des bordereaux,des comptes courants, etc. ; à sa main droite s’élève majestueusementson magasin, c’est-à-dire son coffre-fort. Ne croyez pas qu’il seplonge dans la politique ou la littérature..., regardez plutôt à quelarticle est ouvert sa feuille quotidienne : Bourse ! Croyez-vousqu’autre chose germe et fermente dans sa tête ? Calcul, chiffre,intérêt, cinq pour cent, vingt pour cent, voilà ses sujets deméditation ! Sa bibliothèque se compose de tous les almanachs decommerce publiés depuis qu’il est dans les affaires, et je ne me faispas la plus légère idée de ce qu’il doit pouvoir dire à sa femme dansles instants où, malgré toute prédilection pour les nombres, lesnombres doivent faire place aux fleurettes domestiques. Sa marchandise est pour lui une chose si précieuse (et on le conçoitsans peine), qu’il ne songe qu’à elle, à la conserver, à la travailler,à la multiplier. Et il sait si bien par cœur toutes les opérations surlesquelles reposent ces deux dernières choses, que tout indice, touteformule, tout guide-âne, lui sont devenus parfaitement inutiles.Ainsi vous ne verrez à sa cheminée ni barême, ni comptes d’intérêtspréparés d’avance, ni autres imprimés aidant les calculateursnovices ou rouillés ; il n’a pas besoin de tout cela : sa tête pourtout, rien que sa tête ! – Et il vous dira incontinent, croyez-moi, àun dix-millionième près, ce que telle somme à tel taux fait pendant telou tel nombre de jours..., j’allais dire de minutes : c’est qu’il vousle chiffrerait, au besoin ! Mais observons. Voici entrer un des clients que nous avons laissés dansl’antichambre. C’est un gros monsieur, court, aux cheveux rares, à laphysionomie réservée, aux manières prétentieuses. Sa boutonnière montreostensiblement un petit morceau de soie rouge, derrière lequel il al’air, lui, le gros monsieur, de se retrancher pour se donner uneimportance ou une valeur quelconque. Tout son port, tout son maintien,tous ses gestes, semblent dire : « Puisque j’ai la croix, je dois êtreconsidéré. » Il salue obséquieusement, s’assied pour reprendre haleine,passe les mains sur ses genoux, et tousse absolument comme s’il voulaitse faire admirer jusque dans sa manière de tousser : « Monsieur,continue-t-il après avoir rétabli son gosier dans son état normal, eten se penchant vers le banquier, monsieur, j’aurai besoin pour montrente d’une quinzaine de mille francs. J’ai cette fin de mois uneéchéance fort chargée. Voici mon bordereau. » Et il sortcérémonieusement de sa poche une vingtaine de valeurs, billets,traites, acceptations, lettres de change, etc., qu’il pose avecpolitesse entre les mains de son interlocuteur, qui, connaissant sonclient, ne jette qu’un coup d’œil superficiel, et répond poliment aussi: « C’est bien, monsieur, vous pouvez compter dessus ; le trente, aumatin, les fonds seront à votre disposition. » Et, après une phraseréciproque d’adieu, toujours à cérémonie de la part du gros monsieur,le gros monsieur sort en caressant le parquet de la semelle de sesbottes, et se rengorgeant en lui-même ; car il vient, selon lui,d’accomplir l’acte le plus important de sa vie, de remplir sa plusgrande mission... : il vient d’assurer le payement de son échéance !Comme on le connaît, on n’entame jamais la conversation avec lui,attendu que le gros monsieur déroge très-rarement à sa dignité ens’abaissant au dialogue familier et intime. Le banquier, après sondépart, met les valeurs de côté. Son cédant (celui qui les lui cède)est bon ; il n’a pas à s’inquiéter du crédit ni de la responsabilitédes confectionnaires ou souscripteurs. Il est tranquille, et gagnerasans courir de chances son intérêt, son change, et sa commission. Le gros monsieur est un riche négociant, homme honorable, du reste, etdont la banquier n’a, en affaires, jamais eu qu’à se louer. Une autre personne entre. C’est un petit monsieur, cette fois, maismaigre, à la démarche empressée, à la physionomie active. Son costumelaisse deviner, et de reste, qu’il n’y apporte pas la moindreprétention. Il a des socques et un parapluie, et semble faireconcurrence aux enleveurs de boues, tant son pantalon en est couvert.Il dit bonjour, s’assied, et cause avec familiarité : « Eh bien !monsieur Rémond, comment vont les affaires ? – Eh ! eh ! monsieurDufuret, comme ça, ça boulotte. – La fin du mois, cependant, s’est bienpassée ? – Oui, cela s’est assez bien payé. – Trop bien ! je n’ai euque dix protêts. – Là ! plaignez-vous ! mon huissier sort d’ici ; il nem’en emporte que six. – Eh bien ! si vous ne voulez pas être tropméchant aujourd’hui, je vous apporte... du nanan. » A ces mots, lecourtier sort de sa poche un énorme et ventru portefeuille, d’où ilextrait une seule valeur. « Tenez, continue-t-il, en la mettant sousles yeux de M. Rémond : cinq mille francs sur Bordeaux, à soixantejours... – Mais, interrompt le banquier, qui regarde M. Dufuret ensouriant, c’est sur ce même M. de Santiverne, qui ne paye pas ? –Précisément, c’est pour cela que c’est bon. Vous l’enverrez tout droità votre correspondant de Bordeaux, et vous aurez sur vous le plus joli compte de retour (1) que vous ayiez jamais vu. Cent cinquante francsde frais environ ! c’est soigné ! A combien me le prenez-vous ? – Voussavez ; cette place se fait difficilement ces jours-ci. Vous medonnerez demi pour cent. – Ah ! vous voulez tout pour vous ! A unquart, je vous le laisse. » Et, comme il arrive toujours dans cessortes de différends, chacune des parties fait la moitié du chemin à larencontre de l’autre, et on tombe d’accord à trois huit. Puis laconversation continue à vaguer sur différentes choses, tandis que M.Dufuret referme son portefeuille, et le remet dans sa poche dederrière. « Avez-vous l’appoint ? » interrompt tout à coup M. Rémond.C’est que tout en causant il a calculé ce que font les cinq millefrancs à six pour cent pendant soixante jours, et à trois huit dechange de place. « Combien ? demande le courtier. – Soixante-huitsoixante-quinze », répond le banquier ; et il sort de sa caisse cinqbillets de mille francs que M. Dufuret met cette fois dans sa poche dedevant, et contre lesquels il donne à M. Rémond l’appoint demandé. «C’est tout ce que vous me donnez ? ajoute ce dernier ; je ne videraipas votre portefeuille aujourd’hui. – Vous êtes trop dur pour le pauvremonde, reprend l’autre d’un ton moitié convaincu, moitié souriant ; ilme faut mon huit sur tout cela, et j’en ai le placement assuré. » Etcomme il a vu que d’autres clients attendaient, et plus encore parceque lui-même attend ou est attendu quelque part, le courtier Dufuret selève : « Au revoir, monsieur Rémond, à une autre fois. » Il prendfamilièrement la main du banquier, et une prise dans la tabatière d’orposée sur le bureau, et s’en va. Pendant que nous parlons encore de ce dernier visiteur, et que lepatron encaisse ses soixante-huit soixante-quinze, il serait peut-êtreopportun de dire deux mots sur la nature des opérations du courtier. Lecourtier est un des intermédiaires les plus actifs dont nous avonsparlé dans notre comparaison du commencement. Il sert de liaison entreles derniers échelons de la classe travailleuse et les escompteurs dela classe élevée, que l’on désigne indifféremment sous le nom debanquiers, comme je l’ai fait moi-même pour M. Rémond. Il court, iltrotte, il ramasse un tas de papiers, de valeurs, auxquels il met sonendos, et par là deviennent bons pour le banquier, qui ne les prendraitpas sans cette garantie. Nécessairement, à ce métier, il faut qu’ilgagne, et d’ordinaire le taux du courtier est assez élevé. Il prend leplus cher qu’il peut à ses clients, et donne à ses preneurs le moinspossible. C’est la différence de ces deux prix qui constitue tout sonavoir. Le courtier ne travaille pas avec ses fonds : souvent il en apeu ; mais il bénéficie sur le mouvement qu’il donne aux fonds desautres. Par ce moyen, il n’est pas rare de voir un courtier faire pourcent, deux cent, ou même trois cent mille francs d’affaires par mois,et n’avoir à lui que vingt, vingt-cinq, ou trente mille francs au plus.Vous voyez que sa signature ne représente pas toujours une valeurprécuniaire. Mais le tact et l’habitude qu’il apporte dans ses choix devaleurs font qu’en affaires on ne court pas plus de chances avec luiqu’avec d’autres, qui souvent en imposent bien davantage. La caisse de M. Rémond est fermée, et il s’est remis à son travail.Entre une troisième personne ; elle est étrangère, a l’allure timide,et s’avance en faisant force saluts : « M. Rémond, s’il vous plaît ? –Monsieur, c’est moi-même. – Monsieur, continue le nouveau personnage,comme je sais que vous prenez du papier, je prends... la liberté...de... vous en présenter. » Et il sort de la poche de son gilet deux outrois effets pliés, fripés, salis, qu’il étale aux yeux du banquier,dont le regard est ailleurs ; car il a considéré l’individu pendant saphrase à réticences, et il lui demande aussitôt : « De la part de quivenez-vous, monsieur ? » A cette question il y a toujours plusieursréponses prêtes, mais toutes plus ou moins embarrassées. Ou l’on a vule nom du banquier dans l’Almanach du commerce, ce qui, vous lepensez bien, n’est pas suffisamment recommandable ; ou l’on a eul’honneur d’être... protesté par M. Rémond, ce qui recommande le clientsurnuméraire d’une manière encore un peu faible que la première raison.C’est cette première que notre individu a donnée. « Monsieur, luirépond le patron, sans avoir seulement daigné regarder ses valeurs, jen’ai l’habitude de prendre du papier qu’aux personnes que je connais. –Mais, monsieur, celui-ci est très bon, je vous assure ; gardez-le, dureste, un jour ou deux ; vous prendrez des renseignements... –Monsieur, j’en ai suffisamment comme cela. » Et M. Rémond pivote surson talon, et s’assied dans son fauteuil, en tournant le dos ausolliciteur, qui sort désappointé, et d’un air plus boudeur, mais aussiplus gauche encore que lorsqu’il est entré. Ce troisième genre de clients est d’ordinaire très-peu agréable aubanquier. Ce sont presque toujours des gens à la conscience élastiqueou usée, et qui ne s’effrayent pas trop d’une excursion dans le domainede la ruse ou de la friponnerie. Ils arrivent à vous avec des valeursde contrebande, souscrites par des personnes insolvables, des compères,ou même des hommes (il n’y en a que trop, de ceux-là, les misérables !)qui, pour une pièce de cent sous, vont vous signer un billet de cinqcents, de mille et de deux mille francs, d’une signature fictive, d’unnom en l’air, et dont le maître n’existe pas, et qui, après tout, nepeut guère valoir moins que s’ils le signaient de leur nom véritable.Vous concevez que le banquier, pris peut-être une fois à ce piége, doitêtre désormais sur ses gardes. Et il se trame journellement contre lui,ce grand propriétaire d’argent, des fraudes et des improbitéssemblables, les unes moins ouvertement indélicates, les autres plusaudacieuses ou plus inattendues... Vous voyez, comme je vous le disaisau commencement, que les grands ne mangent pas toujours les petits, etque je vous retourne la médaille du bon et du mauvais côté. Quand unfripon vient lui faire escompter un billet mauvais ou faux, et lui voleconséquemment ses espèces, reprocherez-vous au banquier de prendrequelques commissions, quelques changes de place qui récompensent, enpetit, et jour par jour, ce qu’on vient de lui prendre en cinq minutes? Toute brèche, en commerce, doit se boucher. Citez-moi un métier oùcela ne se fasse pas, et je vous accord tout ce que vous voudrez. Mais n’oublions pas que nous sommes encore dans le cabinet de M.Rémond. Maintenant arrivent ensemble, ou à peu de distance les uns desautres, des clients de moindre importance : des fabricants qui ontbesoin d’argent pour la paye de leurs ouvriers ; des ouvriers même quiont à faire quelques légers payements de fournitures ; des épiciers, depetits libraires, des marchands, etc., qui viennent demander, pour lelendemain ou le surlendemain, les uns trois cents, les autres cinqcents, les autres mille francs, et qui déposent à l’avance les modestesvaleurs dont ils ont composé leurs bordereaux : valeurs sur Paris,valeurs sur la province, valeurs à courte ou à longue échéance, ilsapportent tout ce qu’ils ont, et sortent très-contents d’avoir pu aveccela obtenir une promesse d’argent. C’est parmi les valeurs apportées par ces gens-là qu’il ferait beauregarder un peu le pittoresque de la chose. Il y en a quelques-unes quisont si risibles ! des billets confectionnés par des Allemands, desépiciers, des bottiers, des marchands de cuirs, etc. etc., et quitrahissent, sans laisser le moindre doute, les mains habiles d’où ilsémanent. Un, entre autres, m’est toujours resté présent à la mémoire.Il était fils d’un père tudesque ; jamais plume d’oie française n’avaiteu à subir une profanation pareille. En voici la reproduction : Paris ceu 10 janvier 18.. Bon POUR153-25. Eau qinzs maye procheins j’épayerret allorde Mr..... la some des censinqantretroi frans vaigte sinque sentime, valleure recut anmarchendisse,que je luie doit. Kr..... Marechan taileure, Rut sintaunau rait, n°... C’est d’une vigoureuse contexture, et le que je luie doit de la finest joli ! – Sur d’autres, dont le corps de billet est écrit de la maindu créancier, vous voyez la signature du débiteur précédée d’uneacceptation stipulée ainsi : Acpeté, axetté, assept, aquecepét, etautres variantes du même mot, toutes aussi et plus inconcevables lesunes que les autres. Et tout cela n’est rien à dire ; il faudrait voirles autographes. Eh bien ! c’est de cet amas de valeurs que le banquier va s’emparer.Voilà sa marchandise ; pour lui, c’est de l’argent : il n’a plus qu’àles faire manœuvrer. Pour cela il les griffe, endosse, et enregistre(le banquier entend aussi la publicité et la renommée à sa manière, etil se mire dans son nom, qu’il imprime sur chacun de ses bouts depapier) ; il sépare le Paris de la province, et prenant ses deuxportefeuilles ad hoc, il les y classe mois par mois et échéances paréchéances. Ensuite il ouvre un tarif sur lequel sont cotés tous lesprix de ses correspondants de province, et leur prépare des lots devaleurs suivant le meilleur marché de chacun. Les choix terminés, lescommis enregistrent encore chaque effet aux comptes-courantsrespectifs, font les lettres, que le patron signe, ferment, cachettentet courent à la poste. C’est là de l’argent expédié en province. Lescorrespondants qui reçoivent ces valeurs ont dans leur portefeuille dupapier sur Paris, qu’ils envoient en réponse. Le banquier dépêche sesgarçons de recette, et voilà son argent rentré, le tout avec lesbénéfices palpés sur chacune de ces opérations. Cet argent rentré sertà reprendre d’autres valeurs, qui ramènent d’autre argent, et toujourscomme cela : c’est une navette continuelle, une roue qui tourne, unrenouvellement de tous les jours. Et vous comprenez que, si minimesqu’ils soient, des bénéfices renouvelés si fréquemment doivent finirpar s’élever à un certain chiffre. Pour la négociation de son papier long sur Paris, le banquier a uncompte courant ouvert à la banque de France. La Banque, c’est le grandbanquier, le grand escompteur. Elle répète, sur une échelle immense, ceque chacun des petits faits chez soi. C’est un océan où se jettent tousles fleuves. Et il n’y a pas à dire que personne le dédaigne et s’enpasse ; elle est indispensable à tous ceux qui négocient, depuisLaffitte, qui y met par centaines de mille francs, jusqu’au modestecourtier, qui y hasarde quatre ou cinq billets de mille. La Banqueprend à quatre pour cent les valeurs que chaque négociant, escompteurou banquier prend à cinq, ou à six, ou à etc. etc. etc. pour cent ; desorte que, dans une jour, on peut réaliser un autre bénéfice de un oudeux pour cent, outre la commission prélevée en dehors du taux, commeun accessoire supplémentaire qui vient rémunérer les soins du banquier. La commission modeste peut être tolérée partout sans la moindrerécrimination ; elle est due parfois, et il faut bien céder quelquechose. Mais, il est tels banquiers, qui seraient désolés de passer pourjuifs, qui ne sont effrayés que du nom, et qui pratiquent parfaitementbien la chose. La commission, pour eux, est un accommodement avec leurconscience ; c’est leur hypocrisie : ils ne prennent que six pour cent,disent-ils ; mais ce qu’ils ne disent pas, c’est qu’à ces six pour centils ajoutent une commission si bien calculée, mitigée et voilée, que,sans qu’on s’en doute, l’intérêt double, et arrive, en conséquence, àdouze et quelquefois à quinze pour cent ! On ne saurait, de plus, sefaire une idée du machiavélisme qui entre dans leur manière de disposerun chiffre, de faire volontairement une erreur d’addition, de forcerles centimes, etc. etc. : c’est un dédale, un crypte d’où l’on ne sortque quand on est ferré à glace sur l’article. – C’est là cependantl’honnêteté et la droiture de plusieurs d’entre les banquiers.Mais hâtons-nous de dire, pour la justification des masses, que cen’est peut-être pas le plus grand nombre, et que parmi eux l’on seplaît à rencontrer (de loin en loin) quelques franches et honorablesexceptions. J’en sais un qui fait son métier, métier si difficile pourune loyale conscience, et qui le fait avec une probité paternelle ettoute patriarcale. Aussi ses clients l’aiment, et causent avec lui, nonpas comme avec leur sangsue, ni leur grippe-sou, mais comme avec unhomme bienveillant, qui n’oublie pas leurs intérêts tout en faisant sesaffaires. Cette digression nous a éloignés un peu des autres maisons où lebanquier écoute son papier sur Paris. Ces maisons, qui font, avec demoindres proportions, ce que la Banque fait en reine de l’argent, sontles Rothschild, les Laffitte, et autres venant en ligne immédiate aprèsces noms riches et connus de tous. Mais, comme nous avions seulement àles indiquer, attendu qu’ils sont les doublures de la Banque, et quenous aurions eu à répéter pour eux ce que nous avons dit pour elle,nous passons outre, maintenant que notre omission est réparée. Aussi bien il est temps de dire adieu à ce pauvre M. Rémond, que nousavons laissé dans son cabinet, et qui, pendant notre bavardage, asupputé tous les gains de sa journée et préparé son bordereau pour laBanque, et ses remises pour ses correspondants de province. Le premiers’en va rue de la Vrillière, et les autres iront rueJean-Jacques-Rousseau. Ne vous semble-t-il pas, maintenant que vousdébrouillez mieux les fils de ses opérations, qu’il y a quelque chosed’assez grand à envisager dans cette promptitude à réaliser des sommesimportantes, et sur des points très-éloignés ? Vous avez là, devantvous, quarante, cinquante mille francs de valeurs sur Lyon, Marseille,Bordeaux, Toulon, Rouen, Saint-Quentin, Le Havre, etc. etc., et laplupart ayant deux ou trois mois à courir avant d’échoir ; et dans huitjours au plus, sans sortir de votre bureau, vous avez dans votre caissevos quarante, cinquante mille francs réalisés en espèces sonnantes !C’est beau ! c’est un joli coup de baguette, que celui qui lance etdisperse dans tous les sens, sur toutes les routes, ces lettrescommerciales, comme autant de bombes renfermant des valeurs ! C’est uneagréable ramification à suivre, que celle qui part de Paris, le grandfoyer, le grand centre, pour atteindre, embrasser, circonscrire tousles points, je ne dirai pas de la France, mais du monde entier ! – Vousvoyez qu’il y a moyen de trouver de la poésie partout. Ce serait un grand malheur, par ma foi, de n’en pas trouver uneparcelle dans l’industrie de ces riches, que je serais tenté de prendrepour des alchimistes du moyen âge, s’ils ne l’emportaient sur cesderniers dans leur habileté à découvrir la pierre philosophale. Oui,ils la découvrent ! oui, ils font du précieux métal... ! à moinscependant que cette comparaison ne soit chez moi une sottise, et ne seressente de la logique imperturbable de la cuisinière bourgeoise, quivous dit : Pour faire un civet de lièvre, prenez un lièvre. Si parhasard il fallait dire aussi : Pour faire de l’or, prenez de l’or,cela pourrait s’adresser aux banquiers, car ils en ont pour en prendre; tandis que les pauvres souffleurs de fourneaux alchimiques n’enavaient guère, hélas ! – C’est bien probablement pourquoi ils n’entrouvaient pas. Et c’est aussi pourquoi bon nombre d’entre nous s’en passerontlongtemps... moi le premier, surtout si, au lieu de donner cet article,je m’amuse à bavarder et flâner, comme je le fais depuis un moment. Ily a un mois qu’il devrait être rendu : j’ai perdu trente joursd’intérêt sur le prix qu’il me sera payé. Un banquier aurait-il faitcela... ? On voit bien que je ne suis pas banquier (2) ! F. FERTIAULT NOTE : (1) On doit dire ici, pour l’édification des lecteurs du Prisme quine sont pas initiés aux rubriques des affaires, ce qu’en banque onentend par compte de retour. Quand un banquier de province a reçud’un de ses correspondants de Paris (et vice versa) une valeur quin’a pas été payée à son échéance, il la lui retourne (renvoie). Maisen la lui retournant il a bien soin d’y ajouter le plus qu’il peut unekyrielle de petits frais accessoires, tels que courtage, certificat,timbre, commission, ports de lettres, etc., le tout non compris leprotêt et l’enregistrement, le tout proportionné au capital de l’effetimpayé, et le tout n’ayant pas été le moins du monde déboursé par lebanquier. C’est un impôt prélevé sur les mauvais payeurs, et que la loitolère. Dès lors il n’y a rien à dire. – Vous comprenez maintenantpourquoi le courtier Dufuret appelle nanan le compte de retour quipeut être fait à M. Rémond pour ses cinq mille francs sur Bordeaux ? (2) Je n’ai prétendu parler ici ni des boursiers (l’agent de change aété fait), ni des prêteurs à la petite semaine (l’usurier promène sontitre dans les livraisons des Français), ni de ces autres juifs quipeuplent Clichy de fils de familles et de jeunes étourdis ; je n’airien voulu dire non plus de ceux qui, sur un billet qu’ils escomptent,en retiennent la moitié pour leur prêt... Quoi que j’aie pu dire desbanquiers, il y a loin d’eux à ces dernières gens, et des détails surleur honnête conscience ne pouvaient trouver place sous le titre decet article. |