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OURLIAC, Édouard(1813-1848) : L’Ami d’un hommecélèbre (1841). Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (20.VII.2018) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00. Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. L’AMI D’UN HOMME CÉLÈBRE. PAR E. OURLIAC ~ * ~ ASSURÉMENT il est doux et honorable d’être admis dans l’intimité d’unde ces hommes distingués par leur mérite, dont le public s’entretientde loin ; mais cette faveur a bien aussi ses fâcheuses compensations :c’est une douceur particulière qui trouble singulièrement les rapportsgénéraux.Le moindre mal de l’ami d’un homme illustre est de s’effacer d’abordcomplétement derrière l’intéressante figure de son patron. Il perd savaleur propre et son entité ; on ne le compte plus pour rien, il n’estplus que le cicerone d’un monument, le cornac d’une bête rare, lelivret d’un musée. La plus simple politesse l’oublie ; plus deconversation et d’égards personnels ; on ne le salue point, one ne luidemande plus l’état de sa santé, on le feuillette comme une biographie.Il rencontre quelqu’un au détour d’une rue : « Eh bien, mon cher, comment va Y. ? - Assez bien. - Que fait-il ? - Je ne sais. - Vous ne le voyez donc plus ? - Si fait. - Il ne travaille pas ? - Faites excuse. - A quoi donc ? - Il ne le dit point. - Même à ses amis ? - Apparemment. - Je l’ai rencontré ce matin. - Ah ! ah ! - Toujours gros et gras. - Il est vrai. - Comment diable ne maigrit-il pas ? - Je me le demande. - Il serait beaucoup mieux. - Je le crois. - Il a bien de l’esprit. - Certes. - Je le crois bizarre. - Il se pourrait. - Au revoir, mon cher. - Vous êtes bien bon. » Le même homme se présente dans un salon, il se fait un grand silence,on lui prête attention, mais ce n’est pas lui que cela regarde. « Parbleu ! voilà monsieur qui vous répondra là-dessus. - Qu’est-ce ? - Nous parlions d’Y. - Quoi, monsieur connaît Y. ! - J’ai cet honneur. - Est-il vrai qu’il va se marier ? - On en parle. - C’est bien digne de lui. - Comment l’entendez-vous ? - C’est qu’on le dit fort original. - On le dit, c’est vrai. - Est-il positif qu’il aime tant les chevaux ? - Oui, monsieur. - Et qu’il est toujours entouré de chiens ? - Oui, madame. - Comment s’habille-t-il chez lui ? - Comme tout le monde. - Vraiment ! - Oui, monsieur. - A quelle heure soupe-t-il ? - Le soir. - Et puis il se couche ? - Quelquefois. - Quel caprice ! il écrit la nuit ? - Peut-être. - On m’a conté qu’il ne mangeait que des raves ? - On s’est trompé. - Que son cabinet était tendu de cachemire ? - Il n’en est rien. - Qu’il se costumait en hongrois ? - Balivernes. - Qu’il avait des cheveux d’une demi-aune ? - Cela n’est point vrai. - Qu’il dormait dans un hamac ? - Je ne l’ai point vu. - Qu’il était sur le point de perdre la vue ? - J’espère que non. - Qu’il était menacé d’aliénation ? - Point que je sache. - Qu’il se faisait servir par des nègres ? - Rien n’est plus faux. - Qu’il avait une canne de cent mille écus ? - On exagère. - Qu’il était beau comme Antinoüs ? - On le flatte. - Fort comme un crocheteur ? - On le dénigre. - Qu’il mettait parfois des habits d’un autre sexe ? - Quel enfantillage ! - Qu’il fumait de l’opium ? - Je ne le crois pas. - Qu’il néglige sa mise à dessein ? - Ce ne sont que calomnies. - Qu’il tenait à grand honneur d’exceller au bilboquet ? - Allons donc ! Y. a trop d’esprit pour laisser courir ces puérilités. - C’est égal, ces hommes de talent sont d’étranges animaux. » De l’ami, pas un mot. Les gens qui l’interrogent ce soir ne sesouviendront plus demain de sa voix ni de sa figure. C’est un conciergequ’on questionne en passant. Mais c’est peu de chose que ces fadaisesindifférentes : viennent ensuite les haines, haines politiques, haineslittéraires, haines jalouses et inexplicables de la foule pour touthomme qui sort de ses rangs, dont l’ami seul soutient les assauts. Telqui ramperait peut-être devant l’homme célèbre ne se fait pointscrupule d’en dire cent injures devant son ami. Celui-ci se croitobligé de le défendre. Le voilà, bon gré mal gré, bataillant etdisputant à tout propos avec des sots et des insolents ; et où cela nepeut-il pas le conduire ? Un homme à cheveux gris s’écrie dans son coin: « Il faut avouer que cet Y. est un drôle bien impertinent. - Pourquoi cela ? - Vous n’avez pas lu sa dernière sottise ? - Ah, monsieur ! - Franchement c’est digne de Bicêtre. - Je ne vois pas cela. - Un homme sans idées et sans mœurs ! - Ah, monsieur ! - Un faquin qui ne sait point sa langue. - Doucement ! - Un maniaque qui rêve des choses monstrueuses. - De grâce !... - Un misérable qui se vendrait pour vingt-quatre sous. - Je ne saurais souffrir ces propos. - Ah ! monsieur est l’ami de cet homme ! - Je m’en fais gloire. - Je ne vous en fais pas compliment. » L’homme célèbre est encore un prétexte commode à toutes sortes deméchants propos dont on espère déchirer personnellement l’ami lui-même; l’injure qu’on n’oserai lui jeter en face, on la lui décoche sûrementsous cette fausse adresse ; il est vulnérable sur tous les points dutalent, de la renommée et du caractère public de l’homme illustre. Ilcause d’aventure avec un de ces méchants de bas étage qui sont toujoursà la piste d’une parole désobligeante, et qui sont pourtant trop lâchespour la risquer à découvert. « Votre ami Y. vient de faire un bien mauvais livre. - Cela m’étonne. - Vous ne l’avez pas lu ? - Pas encore. - Cela est pitoyable. - Vraiment ? - C’est-à-dire qu’on se demande comment lui, Y., a pu faire une chosepareille. - Voilà qui est fâcheux. - Au reste, il baisse tous les jours. - Je n’aurais pas cru. - J’entendais dire hier à un homme de mérite qui s’y connaît quedécidément il n’avait aucun talent. - Ah, bah ! - C’est une réputation faite à coups de journaux. - C’est trop dire. - Expliquez-moi donc, vous qui êtes son ami, comment il peut fairedes BÊTISES de cette force. - Je ne sais si cela est vrai. - En vérité, vous qui êtes son ami, vous devriez lui faire vosreprésentations. - Je ne me le permettrais dans aucun cas. - C’est qu’enfin cela ne se conçoit pas, etc. etc… » L’homme célèbre essuie d’aventure un revers, une chute au théâtre, unlivre qui n’est pas goûté, un tableau qu’on critique, ou même une perted’argent qui a donné lieu à quelque bonne calomnie. Le mêmeinterlocuteur attend l’ami, la face rayonnante. « Eh bien ? - Plaît-il ? - Que dites-vous de cela ? - De quoi ? - Votre ami ? - Ensuite. - Cette pièce tombée, sifflée à outrance ? - C’est un malheur. - Il n’est point mort de honte ? - Il se porte assez bien. - C’est de l’effronterie ! - Pourquoi ? - Il paraît que c’est une horrible débauche en cinq actes. - Oh ! - Qu’il n’y a ni cœur, ni esprit, ni talent, ni vergogne ? - Je ne trouve pas. - Qu’il y prêche le meurtre et le vol ? - Ce n’était point son intention. - Ses vers sont du patois. - Je les trouve fort bons. - Enfin c’est une monstruosité. - Je ne pense pas. - C’est l’avis de tout le monde. - Ce n’est pas le mien. - Cela se conçoit, vous êtes son ami. - Ce n’est point ma raison. - L’indignation a été générale. - On en reviendra. - Votre pauvre ami n’avait pas besoin de cela. - C’est vrai. - On le dit déjà si déconsidéré. - C’est faux. - Il y a des choses prouvées, et je ne comprends pas, pour ma part, quevous continuiez à le voir. - C’est que ces choses ne sont pas prouvées. - Quant à moi, je suis fâché de vous le dire ; mais je ne voudrais pasqu’on me rencontrât avec lui. - Vous savez, les mauvaises opinions ; il en dit peut-être autant devous. » Il va sans dire que ce diffamateur furibond se vanterait toute sa vie àses petits enfants d’avoir offert une prise de tabac à l’homme célèbredont il parle. E. OURLIAC. |