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BERNAY,Camille (1813-1842) : Certains vieuxcélibataires(1841).
Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (02.XI.2018)
Texte relu par A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 

CERTAINS VIEUX CÉLIBATAIRES.

PAR

CAMILLE BERNAY

~ * ~


CHAPITRE Ier.

Petit préliminaire insinuant, suivi de divers aperçus, plus la peintured’une toilette fort extraordinaire.


CERTAINS vieux célibataires ! Quel est ce titre ? diront peut-être toutd’abord nombre de gens très-sensés. Pourquoi ce mot certains ? Il nes’agit donc point d’une généralité ? Pas tout à fait, judicieuxlecteur, et c’est précisément en quoi ce mot certains est ici fort àpropos ; car, pour peu que vous réfléchissiez combien diversementnuancée une même catégorie d’individus, tellement que celui-làcommettrait certainement de monstrueuses erreurs, qui, à première vue,et sans plus ample examen, confondrait brutalement tel homme avec telautre ; pour peu surtout que vous n’ayez point l’incroyableinconvenance de vous endormir sur les trois ou quatre premières pagesdu présent opuscule, alors je ne doute pas, lecteur, que vous nesaisissiez aussitôt combien pleine de sagesse et de courtoisiel’opportune restriction du susdit titre.

En effet, Dieu me préserve de penser que dans l’homme que je vous vaisdépeindre soit typéfiée toute la respectable classe des vieux garçons.L’arbre du célibat a plusieurs branches, comme celui du mariage, etparaphrasant certain mot de Molière, je dirai que, de même qu’il y afagots et fagots, ceux-ci faits de bois vert, ceux-là de bois pourri,de même il peut y avoir célibataire et célibataire. Ainsi, entre autrespersonnes fort honorables, et que nous n’avons garde de confondre avecl’homme dont il s’agit, nous citerons d’abord le marin ; lequel nes’est point marié, par la seule considération que ne pouvanttransporter une femme à son bord, et lui étant presque toujours en mer,il s’est dit, non sans quelque raison, que tandis qu’il voguerait deçà, de là, démâtant et abordant les vaisseaux ennemis, il se pourraitfort qu’on en fît autant à la vertu de sa chaste moitié : célibatairepar état, et que nous approuvons.

Nous citerons ensuite le savant, le mathématicien, lequel, à force des’abstraire tout entier dans son cerveau, à force d’additionner et demultiplier dans sa tête, n’a point jugé nécessaire de multiplierautrement, trouvant d’ailleurs bien assez laborieux son mariage avecdame science, femme forte, comme on sait, et rude aux enfantements :célibataire scientifique, et que nous respectons.

Nous citerons l’homme de tribune ou de gouvernement, lequel, dans cegrand maniement des affaires, dans cette incessante préoccupation desbesoins communs, a fort bien pu ne pas songer à une famille, lui dontsa position faisait déjà l’un des chefs de la grande famille humaine :célibataire politique et que nous honorons.

Nous citerons l’auteur favorisé qui, parvenu tout ensemble à lamaturité et à l’Académie, et, dès lors, s’accoutumant à l’heureusesomnolence qui caractérise les travaux et les réunions de cetteillustre compagnie, a pu raisonnablement craindre que la féminineturbulence ne vînt à déranger ses graves habitudes : célibatairelittéraire, et dont nous apprécions trop le sommeil pour souhaiter rienqui l’en puisse tirer.

Nous citerons encore l’homme distrait, qui ne s’est point marié parcela seul qu’il n’en a jamais trouvé le temps : célibataire préoccupé.Puis celui auquel manquèrent, ce dit-on, certaines conditionsindispensables : célibataire naturel. Celui qui ne prit point femme,uniquement parce qu’aucune femme ne le voulut prendre : célibataireforcé, et, comme tel, ayant droit à tous les égards qu’exigel’infortune.

Nous citerons enfin…, que ne citerions-nous pas ? vous, par exemple,vénérable célibataire qui me lisez ; vous, avec lequel je ne mepardonnerais de ma vie d’avoir pu me brouiller un seul instant ; vous,en un mot, assez clairvoyant, je l’espère, pour appliquer le portraitque je vais vous tracer à maint vieux garçon de votre connaissance,mais pas assez aveugle sur vos propres qualités pour vous l’appliquer àvous-même.

Sur ce donc, et m’abritant derrière cette petite précaution oratoire, àl’usage de tous les honorables vieux garçons des quatre parties dumonde, je commence.

S’il est, lecteurs, une vérité qui se puisse généralement admettre,c’est que jamais peut-être en nulle époque plus qu’en la nôtre,n’abondèrent certains vieux garçons. Et d’où vient cela, sinon de notreégoïsme croissant, qui, à force de resserrer l’individu, à force destériliser toutes ses facultés relatives, finit par dessécher en luijusqu’au besoin de la famille, cesse séve première des sociétés ?

Quelqu’un, madame de Staël, je crois, a défini l’amour de l’égoïsme àdeux, d’où l’on peut, par extension, définir la famille de l’égoïsme àplusieurs ; et du moins reste-t-il encore à quelque issue ouverte auxabondances du cœur. Mais que dire d’un vieux garçon qui ne pense qu’àlui, ne pourvoit que lui, et n’aime que lui ? Quoi de plus éteint, quoide plus infécond, quoi de plus muré qu’un tel homme ? Quelle pluscomplète expression du moi humain dans son extrême rétrécissement ?Certes, aucune. Et d’abord numériquement représentée par de certainesmasses, toute société tendant, comme je l’ai dit, à s’individualiser deplus en plus, et peu à peu se dissolvant, à n’être plus, en quelquesorte, qu’une longue addition du chiffre 1 superposé, de cela nepeut-on pas conclure que, dans l’ordre social, l’homme resté vieuxgarçon par égoïsme est à la disjonction ce que le patriarche est àl’agrégation ? l’un au commencement des peuples, l’autre à la fin ;l’un source d’amour et d’abondance, homme providentiel et respecté,l’autre marais croupissant et infertile, personnalité étriquée ethonteuse ; en un mot, l’un vieillard, l’autre vieux.

Aussi, lecteur, s’il vous advient de rencontrer par le monde quelquechose de ridé, et dont on rit, quelque ruine rhumatismale aux alluresgrotesquement juvéniles, quelque frivole sexagénaire ayant du cotondans les oreilles et de la frisure par-dessus, quelque impuissantsatyre aux yeux veinés, miteux et impudiques, quelque bouche doublementflétrie, pleine de chicots et d’obscénités, quelque vieillessedésœuvrée et vagabonde qui va traînant toujours et partout lesinoccupations de son cœur, dans les coulisses de la Bourse, sur lesbancs des tribunaux, dans les stalles du Théâtre-Français, partout oùl’on peut dormir et s’oublier ; enfin quelque infirme dandy sanschez-soi, sans coin du feu, coureur de restaurants, dînant çà et là, etpique-assiette par ennui, pilier de tous les repas et de toutes lesnoces, grand faiseur de couplets gaillards et d’épithalames gazés,chanteur fêlé, amuseur de dessert, fourmillant en calembours, qui faitrimer Bacchus et Vénus, s’égaie avec la mariée, plaisante sur lestruffes, recommande le poivre dans la salade, tranche du jovial, dufringant, et intimide les toutes jeunes filles, et lorgne les poitrinesdécolletées, et sourit, et galantise, et clignotte. O lecteur, s’ilvous advient de rencontrer un tel homme, à tous ces signescaractéristiques reconnaissez l’homme de mon titre ; reconnaissez l’unde ceux que j’ai étiquetés : certains vieux célibataires, uniquement,je le répète encore, pour ne les pas confondre avec quantité d’autresfort respectables de tout point.

Et d’abord, dans le vieux célibataire en question, quatre côtés biendistincts, et qu’il importe de spécifier : son dessus, lequel estridicule ; son dessous, lequel est dépravé ; sa condition, laquelle estmisérable ; son rapport social, lequel est nul.

Expliquons-nous et procédons par ordre.

J’ai lu quelque part que rien ne ressemble moins à une femme qu’unevieille femme. De même de maint vieux garçon relativement au garçon. Laraison en est que, par garçon, on entend généralement un jeune homme,et que mon vieux garçon est un vieux jeune homme : ce qui y ressemblefort peu. Or, il lui veut toujours ressembler : d’où le ridicule.

Ainsi, voyez-le au moment où notre Adonis délabré se reconstruit depied en cap pour quelque soirée, quelque noce, où il veut à toute forcefolâtrer, papillonner, éblouir. D’abord le visage, ce qui n’est pointpetite affaire, car notre homme n’en est plus seulement à se raser. Enfait de toilette, il se supplicie ; en fait de barbe, il s’épile ; ilépile ses joues crevassées, il épile son menton déguenillé, il épileses narines en broussailles. Puis vient le tour des eaux de senteur :eau pour raffermir les gencives, eau pour purifier les bouchesnauséabondes, eau pour nettoyer les yeux gommeux, eau pour extirper lesboutons, eau pour adoucir la peau,… que sais-je, trente-six eaux,trente-six pommades dont notre homme, en trente-six façons, et sefrotte, et se  graisse, et s’imbibe : après quoi, quand il penses’être suffisamment épluché, lavé, parfumé, et que de toutes seslessives, de toutes ses odeurs, il ressort tout propret, tout muguet,et marbré, et couperosé, vermillonnant comme une engelure, notre Adonisse trouve frais, et il s’admire ; et tout en se mirant il teint sessourcils. Il teindrait bien aussi ses cheveux ; mais de cheveux, peu oupoint ; car le libertinage de son esprit a dès longtemps desséché soncrâne. Alors, que faire ?

Vous le savez toutes, ô mes jeunes lectrices, une tête chauve, celan’est guère tentant, guère conquérant ; cela sent furieusement lasoixantaine. – Eh bien ! une perruque. – D’accord, mais comment ? –Grise ou blanche, sans doute ? – Grise ou blanche, mesdames ! Allonsdonc : mais vous n’y pensez point. Du gris à ce jeune vieux ! c’esttout au plus s’il voudrait du noir, du châtain. Eh ! que non pas :parlez-moi de quelque chose de tendre, de juvénil, d’Arcadien ; d’unebelle et fine perruque, bien frisottante, bien blondissante, à la bonneheure ! Voici ce qu’il nous faut. Et tenez, la perruque est arborée.Contemplez et émerveillez-vous. Admirez comme cela boucle adorablementpar devant, sur les pliures de son front jaunâtre ; de côté, sur lerouge de ses oreilles plates ; par derrière, sur le gras de son couplucheux. A votre avis est-il non-sens plus grotesque ? Est-il plus foucarnaval ? Est-il plus hétéroclite déguisement ? Et cependant, de lasorte empanaché, mon ruineux Narcisse est content ; il croit qu’il estbeau ; il croit qu’il est coiffé ; et il s’attife, il se pavane ; detous côtés il masque sa vieillesse, et il appelle cela être vêtu.

Car remarquez, je vous prie, que dans cette singulière arlequinade toutle reste du costume est à l’avenant. Autour de son cou, par exemple,que faudrait-il ? quelque libre et moelleuse cravate où pût reposercommodément tout ce bizarre fouilli de peaux fripées. Nullement :aujourd’hui, qui dit cravaté dit encaissé ; et il s’encaisse, il metson cou au carcan. De même de ses jambes ; pauvres vieilles jambesendolories, ce qu’elles demandent avant tout, c’est quelque bonpantalon ample et chaud, où elles puissent flotter au large. Vainerequête : la vogue étant aux pantalons collants, mon vieux garçon veutencore être de vogue ; et pour cela faire, il s’étrique, il s’amincit ;il sangle ses rhumatismes ; il crucifie ses infirmités. De plus, commechez lui toute espèce de formes sont en déchet et en écroulement,croyant obvier à la chose, il commence par s’appliquer préalablementquantité de faussetés en coton, le tout comme complément de mascarade.Car, voyez : tout à l’heure il peignait son visage à fresque, voicimaintenant qu’il replâtre son corps. Du haut jusqu’en bas il se rebâtità neuf. Quel plus complet déguisement ! Il y manque cependant unedernière pièce, lecteur, une dernière folie, une dernière souffrance,et c’est par où je terminerai le tableau de cette ridicule toilette.

Ainsi, figurez-vous, d’une part, les plus fins escarpins, petits,mignons, aussi amenuisés que possible ; de l’autre, les plus étrangespieds, ceux de mon vieux garçon ; pieds rouges, boursouflés,légumineux, difformes, sorte de plates-bandes tuberculeuses, la seulefécondité qui soit en lui. Figurez-vous, lecteurs, ce double aspect, etdites-moi ce que vous en pensez. – Ce que nous en pensons ! Eh ! maisnous pensons que très-évidemment la nature ne fit point ces pieds pources escarpins. – Ce qui n’empêche pas, judicieux lecteurs, que cesescarpins aient été faits pour ces pieds. Oui, messieurs, ce pied vaentrer dans cette chaussure ; cette énormité dans cette exiguïté. Mais,vous écrierez-vous, une telle entreprise n’est point praticable, etmême le fût-elle, une fois emboîté de la sorte, cet homme ne sauraitmarcher. Il ne s’agit point de marcher, il s’agit d’être chaussé, defaire pied jeune… – Mais il souffrira horriblement. – Il s’agit d’êtrechaussé, vous dis-je. Et qu’importe la marche, la souffrance ?Qu’importe la furieuse résistance de ses pieds ? Qu’importe, qu’entreles doigts, sur les doigts, de toutes parts, lutte et s’insurge toutela végétante peuplade des cors et des oignons ? mon vieillard n’entient compte. Il est féroce envers son corps ; pour se rendre plussûrement ridicule envers tous, il se rend despote envers lui-même.Nulle pitié ! nulle miséricorde ! Il bouscule ses doigts, il brutaliseses cors, il pétrit ses oignons, il empile le tout, et, bon gré, malgré, il faut que le tout s’encaisse. Vainement le gras du cou-de-pied,accru et bouffi par le racornissement des doigts, menace à tout momentde déborder par-dessus les parois de l’escarpin, comme du laitpar-dessus la bouilloire, ce martyr de ses fatuités s’est mis en têted’être chaussé, et il l’est ; c’est-à-dire qu’il sue et grimace, qu’ilne tient pas sur ses jambes, qu’il vacille sur lui-même, qu’ils’accroche à tous les meubles. Mais qu’importe ! Pour pouvoir tenterquelques pas de suite, il compte sur l’engourdissement qui suit ladouleur. En effet, ce bienheureux engourdissement venu, s’il ne marchepas tout à fait, du moins il glisse, et tout en glissant il va.Suivons-le, lecteur ; car il est curieux de voir à quoi bon toute cettedécoration grotesque et douloureuse.


CHAPITRE II.

Le salon, l’âme, et la rue ; vieux fat, vieux dépravé, vieux coureur.

Suivons cet homme, ai-je dit à la fin de mon premier chapitre ; etainsi ferons-nous, lecteur. Regardez plutôt : c’est bien lui. Ildescend à grand’peine de cabriolet ; il monte l’escalier, seraffermissant de son mieux sur ses escarpins ; il rajuste sa cravate,et il sonne. La comédie va commencer. Observons.

Laquais, ouvrez la porte et annoncez. Voici mon suranné damoisel enplein exercice ; voici son fou costume en plein salon. D’abord ils’avance galamment, impétueusement, fixant chacun ; puis, cherchant desyeux la maîtresse de la maison, il s’incline, il fait croissant, ilsalue aux quatre points cardinaux. Après quoi il va vers les dames, etil sourit ; il va vers les hommes, et il sourit ; il caressel’épagneul, et il sourit ; il sourit aux rideaux, aux meubles, auxtapis, à tout, et, pour terminer, il se sourit à lui-même.

De même de sa conversation : ce ne sont que banalités charmantes,souriantes, roucoulantes. Cet homme, puant par circonstance comme unchansonnier de Piron, est pour l’instant fleuri comme un almanach desGrâces ; il est tout sucre, tout madrigal ; on croirait entendre feuFlorian. S’il s’approche d’un cercle de dames, il s’écrie tout haut : «Quelle est cette corbeille de roses ? » Et se mire dans ses phrases, ilse dandine sur ses amabilités. De plus, comme il porte un lorgnonnégligemment en sautoir, entre la paroi supérieure de l’orbite et lesquelques plis qui longent le dessous de l’œil, il trouve moyen del’assujettir durablement pour la soirée, et, bien qu’il en résulte unde ses sourcils plus haut que l’autre, et tout un côté de sa figureplissé, ainsi vitré d’un seul œil, mon homme n’en continue pas moinsses évolutions. Il précipite ses pauvres jambes, il se harasse, ils’épuise, il agite sa vieillesse en mille inutilités. S’il ne parlait,ou s’il ne se faisait voir, il lui semblerait qu’il ne vit point. Ilfaut qu’il soit en évidence, en spectacle ; et il tournille, minaude,papillonne, voltige, se mêlant à tout, jasant çà et là, allant de femmeen femme, complimentant leur toilette, s’adonisant sur leur fauteuil,ramassant les mouchoirs, les bouquets, se donnant toutes sortes demouvements, dansant même quelquefois ! et tout cela du reste avec unesi extraordinaire afféterie de gestes et de langage, avec une sisingulière complication de rides et de sourires, avec une si colossaleincohérence entre l’âge et le costume, qu’en vérité il émerveille unchacun, réjouissant fort tous ceux auxquels il ne fait pas lever lesépaules. Aussi, lorsque quittant un groupe, il court colporter dansquelque autre coin du salon l’infatigable circonvolution de sesmielleuses banalités, les femmes, le suivant des yeux, disent : vieuxfou ! les jeunes gens, se le montrant du doigt, disent : vieux sot !moi je dis : vieux fou, vieux sot, et surtout vieux satyre !

Oui, lecteur, vieux satyre ! car, tandis qu’il se penchait adorablementsur le fauteuil des dames, les étourdissant ainsi de son bourdonnementinutile, n’avez-vous pas alors remarqué comment, profitant de laposition, son regard s’insinuait furtivement, lascivement dans lescorsages entre-bâillés. De même, lorsqu’il s’est approché de ce groupede jeunes gens, n’avez-vous pas entendu comment, se mêlant à leursjoyeux propos, il leur glissait à demi-voix quelque gaillardise bienhonteuse, se croyant par là plus jeune que les jeunes ? Et, bien plus,avant son entrée dans le salon, tandis qu’il passait par l’antichambre,ne l’avez-vous point suivi, point épié ? N’avez-vous pas alors observécomment s’émancipant des mains avec certaine femme de chambre fraîcheet rebondie, il lui murmurait à l’oreille quelques mots qui l’ont faitrougir jusqu’au blanc des yeux ? N’avez-vous rien vu de tout cela ?Aussi bien, lecteurs, croyez-m’en, si ce vieillard n’était queridicule, je n’en rirais pas, et je le plaindrais, parce que lavieillesse est faible, et que toute faiblesse est respectable. Mais,bien loin qu’il en soit ainsi avec cet homme, si j’en ris, si jel’attache justement à la sellette des gens tympanisés, c’est qu’à toutprendre le dessous est chez lui pire encore que le dessus ; que sesridicules ne sont en quelque sorte qu’une floraison difforme de sesvices ; que pour peu que l’on jette bas toute cette étrange décoration,on trouvera sous son jeune costume de la flanelle, sous cette flanelledes infirmités, sous ces infirmités des dissolutions ; c’est qu’enfinil en est de lui comme de ces livres qu’il cache dans sa bibliothèque :de belles dorures reliant un sale roman ; de beaux habits relisant uncœur immonde.

Cela est, et cela devait être. Toujours à de certains moments la natureouvre à nos facultés certaines directions, certains penchants dont nulne saurait s’écarter, sans qu’aussitôt, et par une déviationirrésistible, il ne s’enfonce d’année en année dans les plus tortueusesdépravations. Je veux dire que, les premières ardeurs de la jeunessepassées, et l’âge venu où l’homme doit être père, celui-là qui,réfractaire aux lois de la nature, ferme pour toujours sur son cœur lesportes du célibat, celui-là, déchu par degrés de sa dignité native, nepeut à la longue que se transformer horriblement dans le mauvais emploide ses sensations détournées et suries. Expliquons-nous plus clairementencore par une comparaison.

Lorsque la femme, devenue mère, est près d’allaiter son enfant, si latrop grande abondance du lait, s’arrêtant tout à coup, reflue vers lanourrice au lieu d’aller vers le nourrisson, qu’arrive-t-il ? le laitdevient poison. Il se corrompt faute d’issue ; il se gangrène par lacompression ; d’où suivent pour la pauvre mère de terribles maladies,d’effroyables ulcères, et même trop souvent une sorte de lèpreempourprée qui partout s’étend sur son corps.

De même, pour ainsi parler, du lait comprimé des tendresses et despréoccupations paternelles. Ah ! vous avez voulu barrer cette tendance! Ah ! vous avez voulu refouler cette affection ! Ah ! vous avez voulusupprimer cette nécessité ! Eh bien ! malheur à vous ! je vous en donneavis ; car de la sorte obstruée dans ses épanchements, cette source depaternité et d’amour se corrompra par la stagnation ; chacune de sesgouttes deviendra fange en stationnant dans vos sensualités, et ce quiétait dans votre cœur une fécondité nécessaire s’y transformera, fauted’issue, en épouvantable gangrène. Gangrène envahissante ! interneputréfaction ! qui promptement s’étendant hors des régions du cœur,d’un côté rampera jusqu’aux cellules de votre cerveau, jusqu’àl’universel palais de toutes vos puissances intellectuelles, tandis quede l’autre elle se ruera profondément, tortueusement, par tous lesobliques canaux de vos charnelles convoitises. Ainsi de votre intérieurpollué.

Et, pour mieux m’expliquer encore par la déduction de ce qui doit enrésulter extérieurement, comme l’homme ne peut supprimer en lui aucunesfacultés, quelles qu’elles soient, mais seulement leur donner le change; comme directement ou indirectement il faut à tout prix qu’ellesdébouchent, par où dès lors le pourront-elles, sinon par la voie laplus ouverte, j’entends par celle des habitudes prises. Et quellesseront ces habitudes, sinon celles inhérentes au jeune homme ?habitudes sans règle et sans arrêt, coureuses et désordonnées, qui vontde partie en partie, de femme en femme, de volupté en volupté ; en unmot, habitudes naturelles et excusables dans l’âge de l’exubérance etde la force, mais intempestives dans la maturité, mais inexcusables ethonteuses dans la décrépitude. Telle sera l’embouchure par oùs’échapperont forcément les tendances faussées de l’homme dont nousparlons. Et de ceci, quel résultat ?

O vieillard ! j’ai ouvert ton cœur ; maintenant je veux ouvrir ta viecachée, afin d’exposer aux yeux du monde en quelle épouvantabledissolution ceux-là se précipitent, qui croient pouvoir impunément setracer une existence en dehors des fertiles exigences de la nature etdes plans immuables de Dieu. Plein encore du souvenir des enivrantesvoluptés de ta jeunesse, tu as voulu les continuer là où la nature enavait marqué le terme, et c’est dans ce vouloir même que tu seraschâtié. Pour te punir dans ton indiscipline, la nature frappera toncorps de ces deux plaies du libertinage, la lassitude etl’impossibilité. Et ne crois point pouvoir suppléer la science à laforce ! N’espère point que, par la concentration de tous lesraffinements de ta pensée, tu puisses rattraper jamais toutes cesjouissances perdues. Vainement, infructueusement, quelle que soitl’infinie variété de tes honteuses expériences, quelle que soitl’infatigable recherche de ton esprit dans les choses dévergondées, tune saurais, quoi que tu fasses, rendre à ton corps sa jeune énergie, àtes sens leur élasticité première. Une trop continuelle tension les aémoussés, comme un trop continuel labeur a usé tes forces. Il te faut,malgré toi, t’apercevoir que tu vieillis, que tout chez toi se détendet s’écroule, et qu’il est enfin temps de te mettre hors de scène. Ehbien ! fais-le ; prends ton parti une bonne fois ; vieux et infirme,sois du moins sage à ton corps défendant. Mais non, tu ne le peux mêmepas ; car autrement à quoi t’occuperais-tu ? Rien autour de toi ! nifemme, ni enfants, ni famille. Ce qui te pousse, c’est moins le désirque le désœuvrement. Ce qui t’entraîne avant tout, c’est l’irrésistibleennui de ta vie solitaire ; c’est la fatalité de ton célibat. Voici cequi t’emporte en dehors des jouissances permises à ton âge ; voici lacause trouvée de tes impudiques préoccupations. Et de là, pour toi,comme suite nécessaire, une lutte terrible entre cette persévérance del’esprit et cette lassitude des sens, entre cette intellectuellelasciveté et cette matérielle impuissance ; de là, dis-je, et toujourspar une engouffrante progression, de là pour toi les plus monstrueuxexcitements, les plus crapuleuses curiosités, les plus abominablesinventions.

Aussi, lecteurs, cet homme que je vous ai dépeint en dessus et endessous ; cet homme comme vous en voyez, comme vous en connaissez ; cethomme qui, la veille encore peut-être, tançait fort moralement sonneveu sur ses inconduites, et d’ailleurs le premier comme toujours, àlapider de ses paroles quelque pauvre fille abusée, parce que toutevieillesse qui n’est point à respecter est envieuse et impitoyable, cethomme, lecteurs, si je ne craignais d’épouvanter vos chastes oreilles,je voudrais terrifier vos âmes par le nocturne spectacle de sesaventureuses lubricités.

Je voudrais vous le montrer alors que, sorti de chez lui, le soir,entre dix et onze heures, après avoir suivi les trottoirs à pas lents,et lorgné les jeunes filles à travers tous les carreaux, on l’entrevoitsoudain qui dévie brusquement dans quelque petite rue sombre etmalsaine, pleine de boue et d’ignominie ; vieillard honteux et toujoursseul qui s’y faufile alors furtivement, craintivement, longeant lesmaisons, évitant chacun, et rabattant de son mieux son chapeau sur sonvisage, et la tête rentrée dans les épaules, et regardant en dessous,de tous côtés, çà et là, comme un voleur qui se cache. Je voudrais vousle montrer au moment où, s’arrêtant dans son oblique recherche, etquelques paroles échangées à voix basse, conduit alors par l’une desvivantes marchandises de ces hideux bazars, il tourne tout à coup, ets’enfonce et disparaît dans une sorte d’allée étroite et noire, plusfétide encore que la rue ; allée où il trébuche, où il tâtonne, jusqu’àce qu’enfin se heurtant les jambes contre les marches ébréchées dequelque escalier fangeux et serpentant, il y grimpe cependant encore duplus vite qu’il peut, tant cet homme craint de rencontrer des regards,même dans cette obscurité ; tant il est vrai que toute bassesse estpeureuse, et que jamais, si dépravé qu’on soit, on ne saurait étoufferen son cœur le sentiment moral de sa honte. Je voudrais enfin… maisnon, pour l’honneur de l’humanité, mieux vaut tirer le rideau, mieuxvaut se taire sur cet homme ; car bien heureux encore s’il en reste oùnous le laissons, s’il ne donne point dans quelque chose de pis ; s’iln’achève pas de maculer sa vieillesse en de plus illicitesmonstruosités.


CHAPITRE III.

État misérable du vieux garçon dans son intérieur ; les collatéraux etla gouvernante.

Quelle est généralement, et à peu d’exceptions près, la dissolutioncommune à toute la classe d’hommes que nous vous signalons ? Vousl’avez vu précédemment, lecteur ; et certes, à ne les considérer quedans cette grande déchéance de toute morale, et partant de tout droit àla vénération, c’est déjà là pour eux, ce me semble, une assez pleinemisère. Il en est cependant pour eux une plus poignante encore, parcequ’elle est en quelque façon plus matérielle, plus immédiate. Je veuxparler de ce grand délaissement où ils vivent, de cet absolu dénûmentoù ils sont de toutes consolations d’intérieur.

Et, en effet, quels cœurs leur sont véritablement acquis ? Autour deleur existence, quelle tendresse ? quelle affection ? De quoi est faitela domesticité qui les soigne, sinon d’intérêt et de vénalité ? Rienpour eux qui ressemble à des attentions réellement aimantes. Pasd’enfants, pas de femme ! Des amis, peut-être. Mais non. Cet extrêmeappui est même refusé à leur vieillesse ; eux qui n’aimèrent jamaisqu’eux seuls ne sauraient avoir d’amis ; et tout ce qui leur restealors se borne à ces froides qualifications de parenté qui n’annoncentque l’héritage, à des neveux, à des cousins, à des collatéraux. Tristesupport pour leurs dernières années ; car s’il arrive que, par uneexécrable exception, quelques-uns soient si dénaturés que de souhaiterla mort à leur père, que sera-ce de collatéraux qui, pour la plupart,ne peuvent avoir d’autre attache envers leur vieux parent que l’espoird’en hériter quelque jour ? Ce sera, certes, une étrange affection quela leur ; et si nous la voulons approfondir davantage, entrons unmoment dans l’éternelle comédie des conversations humaines, afin demieux voir le fond des cœurs à travers la transparence des paroles.

TROIS COLLATÉRAUX DINANT ENSEMBLE, ET AU DESSERT.

PREMIER COLLATÉRAL (se curant les dents, et d’un air tout à faitdégagé).

Eh bien ! à propos, et notre honnête vieil oncle ? Il y a, ma foi, fortlongtemps que je ne lui ai fait visite. Quoi de neuf sur son compte ?Se soutient-il toujours ?

DEUXIÈME COLLATÉRAL (faisant son gloria, et avec un visage quin’indique nullement la tristesse).

Hum ! hum ! Il ne va pas des mieux, le cher homme, pas des mieux. Voicienviron quelque huit jours que moi et mon fils allâmes lui rendre nosdevoirs, et il m’a paru bien vieilli ; les yeux cernés, les jouescreuses. Quant à moi, je trouve qu’il baisse sensiblement.

TROISIÈME COLLATÉRAL (épanoui et se versant un petit verre).

Vous trouvez ! Ainsi, vous craindriez…

DEUXIÈME COLLATÉRAL (prenant ledit gloria).

Beaucoup. Pensez donc : si ma mémoire est fidèle, savez-vous que notreexcellent oncle ne date pas moins que de 1771.

TROISIÈME COLLATÉRAL.

Précisément : de mars 1771.

DEUXIÈME COLLATÉRAL.

Ce qui, tout compté, ne va pas fort loin des 69 bien sonnants, ce mesemble. De plus, il a mené une vie ! non que je veuille lui en fairereproche : à tout péché miséricorde ; mais, comme on dit : tant va lacruche à l’eau qu’à la fin…

PREMIER COLLATÉRAL (d’un air fort content de lui).

Elle se casse ; et il commence à se fêler terriblement, le digne homme! hi ! hi ! hi !

(Ici rires unanimes et approbateurs des trois collatéraux, suivis demaintes autres facéties de la même force, et de diverses anecdotes plusou moins édifiantes sur le vieillard).

TROISIÈME COLLATÉRAL (après la première explosion passée).

Or çà, mais savez-vous que les choses étant comme nous le… craignons,il ne serait peut-être point mal que j’allasse m’en assurer pluspositivement auprès de son médecin.

LES DEUX AUTRES.

Vous connaissez son médecin ?

TROISIÈME COLLATÉRAL.

Oh ! très-bien : un ancien ami à moi, un camarade de collége. Il faudraque j’en cause demain avec lui ; parce que, après tout, vous sentez, sinotre oncle…, non que je désire le moins du monde qu’il lui arrive unmalheur, à ce bon vieillard !

PREMIER ET DEUXIÈME COLLATÉRAL (avec un geste qui témoigne toute leurhorreur pour une pensée aussi dénaturée).

Allons donc !
  
TROISIÈME COLLATÉRAL.

Mais vous comprenez… Vous verserai-je encore un petit verre ? Vouscomprenez, notre parent est d’un âge à payer plus tôt que plus tard… ladette commune. Et dès lors, quoi ? après lui, n’est-ce pas les droitsde nos enfants ; les nôtres. Enfin, nous avons nos droits.

PREMIER ET DEUXIÈME COLLATÉRAL (impétueusement).

C’est incontestable.

TROISIÈME COLLATÉRAL.

N’est-il pas vrai ? Vu donc son état fâcheux, entre nous, à combienestimez-vous que pourra se monter… la succession.

PREMIER COLLATÉRAL (devenu grave).

Ah oui ! Voilà justement ce qu’on ne peut savoir, parce que, comme nousdisions, le cher oncle n’a pas toujours vécu fort moralement ; et lescadeaux aux petites filles, les femmes à entretenir, les bals, lesfines parties de toute sorte, que sais-je ? tout cela fait qu’il a dûeffroyablement dépenser.

TROISIÈME COLLATÉRAL (plus grave que le premier).

Dépenser ! Dites gruger. Cet homme n’a jamais songé qu’à lui.

DEUXIÈME COLLATÉRAL.

Encore, ne serait-ce rien que ses dépenses, si d’autres n’y mettaientaussi la main. Mais l’entourage, mon cher, l’entourage ! Vous savezassez qui je veux désigner.

LES DEUX AUTRES (d’un ton lugubre).

Oui, oui, la gouvernante.

DEUXIÈME COLLATÉRAL (s’animant).

Enfin, la dernière fois que j’y suis allé, j’ai tout vu de mes yeux :un gaspillage ! des fêtes, des festins, des galas ! On dîne là dedanscomme si on n’avait que cela à faire. Je vous dis que c’est une honte ;qu’ils lui mangeront sa dernière chemise, le malheureux ! sa dernièrechemise ! J’ai voulu lui faire quelques petites observations, dans sonintérêt. Peine perdue… Il tremble devant elle ; il en a peur : unenfant. Et vous avouerai-je plus : d’après l’insolence ouverte de ladame, je crains…

LES DEUX AUTRES (inquiets).

Vous craignez ?

DEUXIÈME COLLATÉRAL.

Un testament.

TROISIÈME COLLATÉRAL (se levant de table avec emportement).

C’est une indignité ! je le disais hier encore à ma femme : on devraitinterdire cet homme. Un testament ! et pour qui ? pour des va-nu-pieds,des étrangers, des misérables !

PREMIER COLLATÉRAL.

Tenez, notre dîner est terminé. Voici ce qu’il nous faudrait faire :allez chez lui immédiatement, et tous les trois, afin de sonder leterrain.

DEUXIÈME COLLATÉRAL.

Volontiers, et quant au testament…

TROISIÈME COLLATÉRAL.

J’en parlerai à mon avoué. Il y a évidemment captation ; il doit yavoir eu captation ; et on verra par là s’il existe ou non une justiceen France.

Et sur ce, tous trois de se mettre en route, et ainsi de leursollicitude pour leur excellent oncle.

Mais parmi les paroles prononcées dans cette édifiante conversation, ilen est une dont je vois d’ici quantité de mes vieux égoïstes se saisiravec jubilation et triomphe. Qu’importe, en effet, se récriera l’und’eux, que nous autres célibataires n’ayons ni enfants, ni famille ;nous n’en avons pas moins notre intérieur. Bien que non mariés, nousn’en avons pas moins une femme : nous avons la gouvernante.

Voilà comme parle ce digne vieillard, ajoutant de plus sans doute, etnon sans quelque joie, que la condition de ses pareils le débarrassantde toutes les charges du mariage, il n’a par là ni fils à établir, nifille à doter, ni maint autre tracas de cette sorte. Mais, lecteur, nevous y fiez point. Si spécieuse que soit cette apparente satisfactionde son égoïsme, il ne nous montre pas le fond de son âme, le revers deson existence. Croyez que ce qu’il en dit part moins d’un contentementvrai que d’un amour-propre qui veut s’aveugler ; que quand il s’efforcede persuader aux autres qu’il est heureux, c’est surtout pour se lepersuader à lui-même ; croyez, dis-je, que bien loin que cette uniqueressource d’intérieur qui lui reste, la gouvernante, lui soit aussiprovidentielle qu’il le prétend, là encore se cache pour lui tout cequi perce toujours plus ou moins à travers les attentions vénales ;mille ennuis, mille tracas, mille brusqueries, mille dégoûts ; en unmot, un très-intime dénûment, une très-réelle et très-profonde misère.

Ainsi, lecteurs, cette gouvernante dont il se targue, que sera-t-elle ?vieille ou jeune, sans doute. Eh bien ! dans la première hypothèse, etc’est la plus rare, voilà d’abord ce que je dis : que, pour certainsmotifs que nous savons, un tel homme n’ayant pu la choisir que jeune,si, lui vieux, elle est vieille, c’est qu’elle aura vieilli auprès delui ; et si elle a pu vieillir auprès de lui, c’est qu’elle aura prisempire sur lui. Car, autrement, comment concevoir qu’il l’ait gardée,lui que nous connaissons si affamé de primeurs. Pour ses soins,peut-être, sa fidélité, son dévoûment. Allons donc ! la reconnaissanceet cet homme n’eurent jamais rien à démêler ensemble ; et, de son côté,d’ailleurs, jamais cette femme n’eut rien de tel pour lui ; lesapparences de l’affection, tout au plus, mais le fond jamais. Pour luiêtre réellement attachée, il faudrait qu’elle le respectât, et pour lerespecter, elle le connaît trop. Ce qu’elle aime dans cette maisonn’est donc que la position qu’elle y tient, et elle n’est dévouée à sonmaître que comme le sont les chats : pour le logis et la nourriture.Principalement pour le logis où elle commande, où elle maîtrise, oùelle a la haute main sur tout ; logis où elle n’a pu vieillir, je lerépète encore, que parce que l’ascendant de cet homme a fléchi devantle sien ; parce que cette infériorité de caractère l’a mis au point den’oser plus la renvoyer, ni même la contrarier ; qu’elle est, pourainsi parler, son maire du palais, son Richelieu ; qu’elle estvéritablement gouvernante. Or, si d’égal à égal toute infériorité estdéjà un malheur, quoi de pis que de trembler devant sa domestique.

Mais, dira-t-on, si, lui vieux, elle est jeune ? Oh ! alors, lecteur,cet homme sera gouverné plus étroitement encore : l’intempérie de nosdésirs énervant toujours nos volontés, cette jeune femme le mâtera parsa grande faiblesse, son libertinage ; et tous deux faisant échange desoumission, elle par l’abandon de sa jeunesse, lui par l’abandon detout empire dans le logis, de la sorte, et sans compter l’argent et lescadeaux, elle touchera en autorité le revenu de ses complaisances ;elle sera, dans tous les sens du mot, la maîtresse de son maître ;maîtresse peu dévouée au surplus, femme qui, s’étant vendue, etcomprenant sa honte, doit se croire, par cela seul, d’autant moinsméprisable qu’elle déteste plus le marchand qui l’a avilie. Puis elleest dégoûtée de cet homme. Et comment en serait-il autrement dans unefemme jeune et vigoureuse ?  Aussi pense-t-on qu’elle s’encontente ? Ce vieillard s’est-il figuré qu’elle voulût à jamaiss’ensevelir dans sa décrépitude ? Oh ! que non pas ! Je vous répondsmoi que pour s’ébattre au champ des vraies amours elle saura fort sepermettre, de temps à autre, quelque bonne escapade hors de cetteruine, et que plus la ruine ira croulant, plus les escapades serontfréquentes… Alors on aura à visiter ses tantes, ses cousines, sesamies, que sais-je ? mainte occasion de sortie. Bien mieux : si levieillard devient tellement impotent qu’il ne puisse plus bouger de sonfauteuil, on ne se gênera plus du tout ; on trouvera incommode de sedéranger, et, sur ce, tous les amoureux d’accourir, toute la cohorte dese précipiter. Il pleuvra au logis maint cousin prétendu, maint paysde contrebande, des clercs, des étudiants, des carabins, des soldats,tous s’invitant à dîner, tous jeunes et robustes, fort dénués et fortaffamés, gens mangeant bien, buvant bien, avec des estomacstrès-ouverts et des poches très-vides ; grands dévastateurs de cellierset de garde-manger, qui tous, trouvant le tour on ne peut plus joyeux,et d’ailleurs fort maigrement nourris pour l’ordinaire, s’étalerontalors de tout leur appétit dans cette succulente abondance. Et mêmepasse encore s’ils en restaient là ; mais comme on a remarqué que, parcompensation sans doute, toute maîtresse payée était d’autant plusdonnante à l’endroit de ses doux amis, qu’elle est plus dévalisante àl’endroit de son payeur, celle-ci, notre gouvernante, se garde bien demanquer à une aussi louable coutume, dépouillant le vieil homme pourrevêtir le jeune : c’est-à-dire que seule réglant tout et pourvoyant àtout, elle vole, elle dilapide, double le prix de tous les achats, eninvente même au besoin, et par tous les bouts monnaye son intendance.De plus, comme notre vieux fat eut toujours, vous le savez, la ridiculemanie de s’habiller en jeune homme, malheur à ses habits s’il advientque l’ami du cœur soit de sa taille et de son encolure, car alors Dieusait sur quel dos tout cela passe ! Dieu sait si, tandis que leurinfortuné propriétaire tousse et crache au coin de son feu, habits,pantalons, chapeau et escarpins, ne vont pas se pavanant traîtreusementdans quelque guinguette, ou galopant dans quelque bal public.

De la sorte, cet homme est trompé, volé, et il en voit bien quelquechose. Mais quoi ? le pli est pris. Vieux et infirme, il est si faiblequ’il laisse faire : c’est même à peine s’il ose se plaindre : il setait.


CHAPITRE IV.

Toujours les collatéraux et la gouvernante. – A qui le vieillard ?

Dans le précédent chapitre, lecteur, comment avons-nous laissé notrevieux garçon ? Trompé, volé, et n’osant se plaindre. Or en cela ilfaisait d’ailleurs très-sagement, ne fût-ce que pour son repos, car,ainsi que l’ont craint ses neveux, il baisse sensiblement, le dignehomme ; et c’est quand il faudrait autour de ses derniers jours le plusde tranquillité et de soins, c’est justement alors qu’il va se trouverharcelé et bloqué par des persécutions plus grandes.

En effet, devant la terreuse lividité de son teint, devant la grandecavité de ses yeux, devant le spectacle de toute cette caducitécroulante, la gouvernante s’est dit un beau matin : Diable ! diable !est-ce que mon vieux maître voudrait déménager, par hasard ? Cecidevient inquiétant ; parce qu’enfin, après lui, zéro pour moi : toutretournera à des parents, à des collatéraux, gens qui hériteront de samort, sans avoir eu à supporter sa vie ; pendant que moi, qui, tout aucontraire, l’ai soigné, l’ai veillé ; moi qui ai eu à souffrir detoutes ses incommodités, de toutes ses gronderies, il me faudra sortirde la maison comme j’y suis entrée, les mains vides, et j’auraiinfructueusement dépensé auprès de ce vieux les plus belles années dema jeunesse ! Cela doit-il être ? cela serait-il juste ? Non, messieursles collatéraux, et, ne vous en déplaise, nous aviserons à ce qu’il ensoit autrement.

Sur quoi, et dans cet équitable projet, notre gouvernante de sucrer sesfaçons, de s’entartufier de tout point : machiavélisme dont toutd’abord mon vieillard se trouve mieux. Ainsi, on le négligeait quelquepeu, on le brusquait même assez souvent, et tout à coup voici qu’onl’enveloppe des soins les plus empressés, des plus minutieusessollicitudes. « Pourquoi vous mettre ainsi entre deux airs ? Pourquoivouloir manger de ce mets ? vous savez, cependant, que cela ne vous estpas bon. Vous vous exposez trop ; vous faites des imprudences. » Et dumatin au soir on le cajole, on le dorlotte, on s’enquiert avec soin desa santé. Ou craindrait tant de lui voir aventurer cette santéprécieuse ! on craindrait tant de le perdre ! Triste pensée qui amènetout naturellement de non moins tristes considérations sur l’affreusepossibilité d’un tel malheur. Hélas ! à Dieu ne plaise que cela puissearriver ! Aussi bien, on ne s’en consolerait jamais, on n’y survivraitmême pas, au besoin. Puis, une fois privée de son bon maître, quedeviendrait-on ? Une pauvre fille abandonnée, sans appui, détestée detous les neveux, précisément à cause de sa tendre affection pour unoncle qu’ils abandonnent. Et l’on baisse la tête, on porte la main àses yeux, comme par un mouvement involontaire, tellement que monvieillard touché en pleure presque lui-même d’attendrissement. Bon ! sedit-on alors, voici l’instant. Et aussitôt, entre deux larmes, entredeux attentions, deux caresses, on lui glisse tout doucettement àl’oreille trois ou quatre mots concernant une petite dispositiontestamentaire quelconque. Paroles qui, je dois l’avouer, ne plaisentpas d’abord à notre vieux garçon, vu que, n’étant nullement disposé àmourir, il déteste tout ce qui sent la bière. Mais, que cela le choqueou non, il n’est point au bout : une fois le mot lâché, on nes’arrêtera pas en si beau chemin ; et le matin, le soir, dans lajournée, toujours, les cajoleries de redoubler et avec elles lesinsinuations testamentaires.

De leur côté, les collatéraux ont eu vent de la chose, et ils en ontété effarés. Ils ont tenu conseil entre eux, et tous aussitôtd’accourir, la figure pâle et renversée, toisant la gouvernante avecépouvante, et flairant les intentions du vieux parent. Chacun d’euxarrive à la file, amenant, l’un, sa femme, l’autre, ses enfants, etjamais le cher oncle ne fut tant visité, tant fêté ! car, de même quela gouvernante, tous ces honnêtes héritiers le cajolent et l’amadouentde leur mieux. Toutes ces avidités ont rentré leurs griffes ; ellessont bénignes, caressantes ; elles font patte de velours.

Mais voyez : la lutte commence. Les collatéraux se sont dit : Faisonsexpulser la gouvernante ; la gouvernante s’est dit : Faisons expulserles collatéraux. Et, comme il faut pour cela que l’un des deux partiss’empare complétement du vieillard, c’est autour de lui, c’est sur lui,que s’agitera ce furieux combat d’affamés, dont il est, en quelquesorte, le but et le champ clos ; c’est à sa tranquillité que vas’attaquer cette guerre de vautours. Entre cette voracité collatéraleet cette voracité domestique, il sera tiraillé en tous sens, comme uneproie. Et maintenant, vous, lecteur, qui commencez à vieillir, et quiaimez votre repos, vos aises, je vous le demande : n’y a-t-il point làde quoi vous épouvanter ? et cette seule considération n’est-elle passuffisante pour marier tout le genre humain ? Mais, passons, et pourl’instant ne nous occupons que du seul point qui nous doive importer,c’est-à-dire, à qui la victoire ? à qui la proie ? à qui le vieillard ?

Quant à moi, je vous l’avouerai, je crains fort pour les neveux. Ensomme, la gouvernante tient son maître de plus près ; et, bien qu’aprèsmainte et mainte escarmouche, ils se soient un beau jour retirés toutjoyeux, dans l’espérance d’un très-prochain triomphe, je leur annonce,moi, que cet avantage momentané ne servira qu’à précipiter leur défaite.

Ainsi, dans leur dernière conversation avec leur oncle, qu’ont-ils fait? Directement, et sans ménagement aucun, ils ont attaqué la gouvernante: bataille décisive, comme vous voyez. Et d’abord, en avant de leurattaque, les tirailleurs, l’artillerie légère, ou, si mieux vousl’aimez, parlant sans figure, échelonnées de loin en loin, çà et là,les demi-insinuations, les demi-méchancetés : que l’état souffrant oùils voient leur cher oncle leur semble exiger la plus attentivesurveillance ; que, quant à eux, ils se réjouiraient fort d’un telemploi ; qu’ils ignorent si la personne qui en est chargée s’enacquitte avec tout le dévouement convenable, mais qu’on ne peut guèreen douter, à moins que de la supposer bien ingrate envers un si bonmaître, d’autant qu’après tout la position qu’elle occupe près de luiest fort heureuse pour elle ; que certainement elle doit s’en montrertrès-reconnaissante, et qu’en admettant qu’elle ne le fût pas autantqu’elle devrait l’être, il serait bien à souhaiter qu’elle le fût. Quesais-je, enfin ? mainte autre perfidie de la sorte enveloppée. Ensuitede quoi, de parole en parole, d’instigation en instigation, et lafusillade ainsi commencée sur toute la ligne, alors les grandesrévélations, les grandes médisances, le gros canon : qu’elle a faitceci, cela ; tenu tel propos, médit de telle manière, et qu’on le saitde très-bonne part ; qu’en toute occasion, par exemple, elle va semoquant tout haut des infirmités de son maître ; qu’elle raconte à quiveut l’entendre mainte particularité sur sa vie, ses habitudes, brodantmille histoires, forgeant mille calomnies, et partout enfin disant delui un mal affreux ; qu’en outre elle s’entend avec tous les marchands; qu’elle le vole horriblement, comme dans un bois, et qu’on enmontrera les preuves. Que bien plus, fait non moins choquant pour notrevieux garçon, elle mène une conduite effroyable ; que c’est une hontepour la maison, un scandale dans tout le quartier ; que tel dimanche,en tel lieu, à telle heure, on l’a vue dans un fiacre avec tel ou teljeune homme, et, huit jours après, avec un autre dans les bosquets d’unbal de barrière, et encore une huitaine après avec un troisième !Chagrinantes révélations qui, toutes, comme bien vous pensez, nelaissent pas que de mortifier quelque peu le vieillard, de luiéchauffer singulièrement les oreilles. Aussi s’en aperçoit-on, etdaube-t-on d’autant sur la gouvernante. On ne s’en tient plus seulementà ce qui est, on enjambe hardiment de la médisance dans la calomnie ;c’est à qui accroîtra, embellira tout ce que l’on a recueilli sur soncompte ! c’est à qui la bombardera de plus près dans l’esprit de sonmaître !

Tant et si bien, qu’une fois les collatéraux partis, mon homme, lequela la tête montée, d’un ton très-bref et qui ne lui est point habituel,intime à la gouvernante qu’il la veut interroger sur diverses choses ;et là, non sans entrecouper ses phrases d’un effroyable accès de toux,causé sans doute par l’irritation, il l’accable de tous ses reproches,de toute sa colère ; il déverse sur elle tout le boisseau d’accusationsdont on vient si charitablement d’encombrer sa cervelle. Mais notregouvernante n’est point femme à s’épouvanter de si peu. Quoique d’abordétourdie par quelques vérités, elle a bientôt repris toute sonassurance, et elle nie effrontément. Qu’on fasse paraître les monstresqui l’accusent, et elle les confondra. Aussi bien elle devine d’oùsortent tous ces affreux mensonges ; mais que Dieu par donne à sesennemis, comme il est vrai qu’elle est innocente, et qu’il est biencruel à une pauvre fille de se voir calomniée de la sorte ! Est-ce làle prix de sa fidélité, de son affection ? Et elle pleure, sanglotte,se pâme : d’où suit que la très-mince dose d’énergie restée à sonmaître étant plus qu’à moitié évaporée en paroles, il commence à sesentir ému. Alors changement de ton. Tout à l’heure les larmes lasuffoquaient ; maintenant elle s’emporte, trépigne, arpentant lachambre à grands pas, bousculant tout, renversant les chaises, et toutcela avec une telle volubilité de mots, une telle tempête de cris, que,d’ému seulement qu’il était, voilà mon vieillard terrifié ! Bon ! sedit la donzelle, je gagne du terrain. Et la comédie continue. « Ausurplus, s’écrie-t-elle tout à coup, que veulent vos neveux ? monrenvoi, n’est-ce pas ? Eh bien ! mon paquet ne sera pas long ; je parsdemain. » Et cette menace à laquelle il ne s’attendait point, cettesubite solitude où il se voit d’avance achève de terrasser son maître.Il tombe immobile sur son fauteuil ; il ne souffle plus.

Pauvre infirme ! bien t’a pris vraiment de faire cette sortie. Cejour-là on lui sert sa soupe froide ; son rôti brûlé ; ses légumes noncuits ; tout son dîner à l’envers. Que s’il hasarde timidement unetoute petite observation sur la chose, on lui répond rudement que si cedîner ne lui plaît point, il n’a qu’à faire sa cuisine lui-même. Lesoir venu, c’est pis encore. On est, dit-on, fort enrouée, et on refusetout net de lui lire son Constitutionnel, comme d’habitude. Grandeprivation pour un vieillard qui a surtout besoin de somnifère. Ennuyé,et ne sachant que devenir, demande-t-il quelque pauvre biscuit, quelquepauvre petit verre de liqueur, à seule fin, observe-t-il craintivement,de se ragaillardir quelque peu ; on riposte brusquement qu’il n’aimequ’à se griser, et qu’il devrait avoir honte. Il faudrait d’ailleursdescendre à la cave, et on ne descendra certes pas. On n’est pas enhumeur de rire, de faire bombance, et l’on n’a pas envie de passertoute la nuit à lui administrer des tasses de thé comme l’autre fois.En un mot les liqueurs ne lui valent rien et il n’en aura pas.

Puis mainte autre brusquerie, mainte autre méchanceté : ce soir-là, pasde tisane pour son catarrhe, pas de crachoir sur sa table de nuit. Onva même jusqu’à lui escamoter ses pantoufles, jusqu’à repoussersournoisement le tapis sous le lit, jusqu’à ne lui point allumer saveilleuse ; et, plus tard, lorsqu’il est couché, au lieu de le tapotermoelleusement sous son édredon, de le border délicatement dans sesdraps ; au lieu de tout cela, du poing et du genou, on donne au lit unesi effroyable bourrade, que si le mur ne se trouvait là fort à propos,édredon, oreiller et vieillard culbuteraient infailliblement dans laruelle. Hélas ! plaignez-le, l’infortuné ! cette nuit-là il ne sauraitdormir. Il est agité, tourmenté ; et le matin, voyant paraître lagouvernante toute vêtue comme pour le départ, alors, semblable à cesRomains énervés dont parle Pétrone, lesquels fondaient en larmes pourla moindre vétille, cet enfant de soixante-dix ans se sent tout prêt àpleurer. Que voulez-vous ? notre gouvernante s’en aperçoit, et elle enest touchée. Après-tout, elle est bonne fille, la chère demoiselle ! etdévouée comme nous la connaissons, sinon à l’homme, du moins autestament, elle se laisse d’abord attendrir, puis elle se faitlongtemps prier, puis elle consent à rester, et la voilà plus quejamais installée maîtresse au logis. Aussi, dès ce moment lescollatéraux sont-ils tous en pleine déroute, et consignés. Argonautesmalencontreux, cette toison d’or est gardée à vue, et défense à euxd’en approcher. Il est vrai, je dois le confesser à leur honneur,qu’ils ne perdent point encore tout courage, et que ne pouvant plusrien par eux-mêmes auprès du vieux parent, ils tentent d’y mander àleur place quelques amis communs. Mais la gouvernante à l’œil à tout ;elle flaire les amis, et il en est d’eux comme des collatéraux :consignés. Désormais, vieillard, il faudra que tu accèdes à ce que l’onexige de toi, ou sinon je t’annonce que forcément, à jamais, on teretranchera vivant de la société des vivants. Plus rien pour tesderniers jours, ni visite, ni distraction, ni compagnie. Cette femme,se méfiant de chacun, ne te laissera plus voir nul autre qu’elle ; etde la sorte tu seras séquestré dans ses craintes ; tu seras muré dansla domestique, et toujours, ô homme malheureux ! dans cette captivité,dans cette solitude, toujours reviendront pour toi les persécutionstestamentaires, comme la cloche qui mesure les heures au prisonnier,comme le glas qui présage la mort au mourant.


CHAPITRE V.

Le vieux garçon impitoyablement bousculé dans ses dernières maladies. –Sa mort terrible.

Devant les tribulations de toute sorte auxquelles nous avons faitassister nos lecteurs, surtout devant cette extrême solitude danslaquelle cette femme intéressée emprisonne son vieux maître, il nem’étonnerait point que quelques-uns se fussent écriés avec unevertueuse indignation : Eh ! pardieu ! qu’il renvoie cette mégère !Fort bien, lecteur, mais d’abord le peut-il ? en a-t-il la force ?Abandonné par elle, que voudriez-vous qu’il devînt ? Serait-il sûr d’enrencontrer quelque autre qui s’accommodât de ses maladies, de sesinfirmités ? infirmités auxquelles elle est faite, qu’elle connaît.Puis, parvenu à cet âge où l’on tient à son fauteuil par cela seulqu’on s’y assied tous les jours, il tient de même à cette femme. Sanscompter qu’elle est jeune, qu’elle est fraîche, et n’est-ce pas assezvous dire par quels côtés secrets, outre l’accoutumance des soinsjournaliers, ce vieux libertin doit encore être attaché à cette femme ?Vous voyez donc bien, lecteur, qu’il lui faut la garder, céder à sesexigences ; et ainsi fait-il tôt ou tard.

Seulement en est-il plus heureux ? Hélas ! non. Car une fois letestament obtenu, le legs assuré, et cet homme déclinant toujours deplus en plus, alors, et quoique comptant bien encore sur quelque bonnesomme de la main à la main, notre accapareuse donzelle commence às’occuper beaucoup de la possession fort probablement prochaine duditlegs. Et, dans cette pensée, mille rêves sur cet argent, mille projetssur son emploi. Avec le legs elle se retirera dans son endroit, elley achètera un petit fond, elle s’y mariera, fera fortune. Pour elle,plus de gêne, de servitude ; elle aura son intérieur, son chez-soi,voire même une domestique ; et cette perspective lui sourit fort, etelle voudrait déjà tenir le legs, moins le légataire. Quoi donc !d’ailleurs, on aura tiré de cet homme tout ce qu’on en pouvait tirer,et il persévère à vouloir vivre, et il faut toujours le soigner, quipis est ! Ceci devient singulièrement fastidieux. Aussi s’en plaint-onsouvent avec les commères du quartier. « En vérité, ma chère, laposition n’est plus tenable. Figurez-vous que j’ai encore passé lesdeux nuits dernières à le veiller. On n’a pas idée d’une telle fatigue.Quant à moi, vous l’avouerai-je ? je n’y tiens plus ; et si je ne veuxpas y laisser mes pauvres os, il serait réellement à souhaiter que celafinît ; autant du reste pour lui que pour les autres, ajoute-t-onhypocritement ; parce que, vrai, ma chère, et comme vous êtes unehonnête femme, il souffre aussi par trop le digne homme ! »

Ce qui veut dire, ô vieillard, que cette femme est lasse de toi ;qu’elle appelle ta mort de tous ses vœux ; qu’elle t’enterre par avancede ses regards à toutes les minutes du jour. Ce qui veut dire que, toutdésir secret perçant toujours plus ou moins à travers les actions, parbrusqueries, par contrariétés, par secousses, en un mot par tout ce quipeut activer une souffrance destructive, tout ce qui peut saper uneextrême décrépitude, elle te hâte ardemment vers ta dernière heure,elle te précipite vers ton tombeau. O dure expiation de ton célibat ! ôchâtiment de ton égoïsme ! ô vieillard ! que je te plaindrais si je nete connaissais déjà.

Mais silence ! voici devant nous un spectacle encore plus terrible !voici cet homme sur son lit de mort ! Et tandis que, dans quelque autrecoin du monde, à la même heure peut-être, s’éteint aussi quelque hommepatriarcal, mourant pour qui l’on prie et l’on pleure,  vieillardqui expire entouré de toutes les larmes de sa famille, de toute ladouleur de ses amis, de tous les regrets de ses domestiques, et mieuxencore, de toute la bonne conscience de sa vie passée ; tandis qu’ainsiexpire cet homme, considérez autour de cet autre moribond combien secstous les yeux ! combien pétrifiés tous les cœurs ! Et quelle terribleincurie pour ses souffrances ! et quel grand abandonnement pour sonagonie !

Pour son agonie, dites-vous ? Quoi donc ! quelqu’un meurt-il dans cettechambre ? j’aperçois bien un homme sur ce lit, mais ce ne peut être unmourant. Nul n’a l’air d’y songer ; nul n’y prend garde. Et ces gens,que font-ils ? je les vois tous courir çà et là avec un empressementextraordinaire et une ardeur étrange dans les yeux… A quoi doncs’occupent tous ces gens ?

A quoi ! demandez-vous ? Ils volent, ils dévalisent, ils emportent.Cette femme est là avec tous ses cousins, toutes ses cousines, toutesses amies ; et c’est à qui fouillera, c’est à qui prendra ; et pendantce temps cet homme agonise.

Secrétaire et buffet, armoires et commodes, on ouvre tout, on bousculetout ; et ce qui est titre au porteur, on s’en saisit ; ce qui estcouvert d’argent, on l’empoche ; et nappes, draps, mouchoirs,serviettes, on arrache tout des tiroirs ; puis, quelques femmesdémarquent le linge, quelques hommes font divers paquets, d’autresenfin empilent le tout dans des malles ; et pendant ce temps cet hommeagonise.

Hâtez-vous ! hâtez-vous ! gens avides. N’entendez-vous point des pasdans l’escalier ? c’est peut-être l’autre meute qui vient : lescollatéraux avec les huissiers pour mettre les scellés partout. Et tousen effet de se hâter, triplant leurs regards, accélérant leurs mains,se multipliant pour le vol. Il semble, à les voir, qu’avec tous sesgrands yeux, tous ses longs bras, le briarée de la spoliation s’étendeeffroyablement dans cette longue file d’appartements dévastés ; etc’est une précipitation, une course, un tumulte, un déménagement, unpillage !... et pendant ce temps cet homme agonise !

Hélas ! hélas ! malheureux ! tu souffres cependant ! tu te sens mourir,et tu te plains ! inutile souffrance ! inutile plainte ! Il s’agit biende toi, vraiment ! il s’agit d’une curieuse pièce d’argenterie que l’ona vue, et que l’on ne retrouve plus. Mais, regardez : on va enfin verslui ; et sans doute on l’a entendu gémir ; sans doute on en a pitié !nullement ! nullement ! Ce n’est que pour lui demander où donc il a misson épingle en diamant ; ce n’est que pour chercher sous son traversin,afin de voir s’il n’y aurait point caché sa montre. En vérité je croisque s’ils l’osaient, ils enlèveraient jusqu’aux draps, jusqu’auxmatelas du lit où il expire ! O férocité spoliatrice ! ô heure dedélaissement et d’angoisse !

Ainsi cet homme qui, sur la terre, n’aima que lui et ne songea qu’à lui; cet homme négatif quant au cœur, sans sympathie et sans tendresse,voué par le célibat aux plus honteuses passions, et qui ne vit enquelque sorte dans cette vie qu’une affaire de sensualité et debombance ; cet homme, si inclusivement idolâtre de sa chair, qu’il luidestina tout, qu’il n’exista que par elle et pour elle, ne s’entourantdès lors que de tout ce qui pouvait aiguiser ses convoitises, et deplus en plus matérialiser tout son être ; cet homme, dis-je, déjà sidénué et si déserté dans sa vieillesse à l’endroit de ces mêmesjouissances, eh bien ! lorsque lentement, douloureusement arrive enfinpour lui le dernier terme, alors la mort et ses domestiques emportantchacun de leur côté, l’une son corps, les autres, ses biens, alors, ômesure comblée de son châtiment ! cet homme reste seul, seul dans sonagonie ! aussi nu, aussi spolié, aussi abandonné que s’il était ledernier habitant du globe ! Alors, personnes ou choses, tous cesmatériels soutiens de son existence se retirant tout à coup et à lafois de tout ce qu’il s’attacha, de tout ce qu’il rechercha siuniquement et avec tant d’ardeur, il semble se faire autour de son litde mort un extrême refus, un délaissement terrible, une fuiteépouvantable ! Il semble que, comme avant-goût de ce vide infini oùsans doute la justice de Dieu fait choir éternellement après leur mortceux qui n’existèrent que pour eux, il semble, dis-je, que dans cettechambre, presque caverne et presque sépulcre, remplie par le vol et lamortalité, la nature se plaise à prolonger encore cet égoïste, letenant de la sorte comme un moment suspendu dans le grand videqu’entr’ouvre autour de lui l’implacable égoïsme des autres. En un mot,cet homme n’exista que pour jouir ; on ne s’occupe de sa mort que pourle voler ; et de même qu’il vécut seul dans les satisfactions de sessens, de même il meurt seul dans les souffrances de son agonie.

Quoi de plus misérable !

CAMILLE BERNAY.