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JADIN, Adolphe (1794-1867): Le Sténographe rédacteur(1841). Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (31.X.2018) Texte relu par A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00. Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. LE STÉNOGRAPHE RÉDACTEUR. PAR A. JADIN ~ * ~ CE n’est pas, hâtons-nous d’en prévenir nos lecteurs, du sténographepur sang que nous voulons les entretenir, de ce disciple de Prépéan oude Taylor, de ce sténographe impassible, scrupuleux, qui reproduit,avec le même sang-froid, la même exactitude, les paroles de M.Fulchiron ou celles de M. de Lamartine, qui, avec le même soin, et sansse le reprocher le moins du monde, traduit les paroles d’Odilon Barrotou de M. Jollivet, celles de M. Jacques Lefèvre ou de Berryer, dusténographe, enfin, sous les doigts infatigables duquel se multiplientsans cesse ces innombrables suppléments dont la veuve Agasse ou sessuccesseurs écrasent impitoyablement, pendant les sessions, lesmalheureux condamnés par leur position gouvernementale ouadministrative à recevoir et à lire le Moniteur officiel. Les sténographes du Moniteursont, qu’on nous pardonne ici une comparaison toute militaire, le corpsd’armée, la masse écrasante de la presse parlementaire ; lessténographes rédacteurs de la tribune haute en sont la cavalerielégère, les tirailleurs, les éclaireurs, les Cosaques même, si l’onveut. A eux donc le talent si difficile de se créer, sans être niprépéanistes ni tayloriens, une méthode abréviative à l’aide delaquelle, au lieu de donner un compte rendu sec et froid des séancesparlementaires, ils font assister leurs lecteurs aux discussionschaudes et animées ; à eux l’art de se conformer, avec un tact et uneadresse qui ont bien leur mérite, aux exigences du format et del’opinion de leur journal ; à eux, surtout, cette intelligenceindispensable, qui les fait élaguer de leur compte rendu toutes lesredites, toutes les inutilités, qui leur apprend, suivant l’expressionconsacrée dans la tribune, à laisserfiler l’orateur lorsqu’il patauge,à passer sous silence tout ce qui entrave la discussion, à faireressortir tout ce qui lui donne de l’importance et de la clarté. Au sténographe rédacteur seul appartient le droit de dramatiser saséance, ou de la rendre piquante et gaie, suivant que la discussion aété solennelle, ou, ce qui arrive quelquefois, facétieuse jusqu’auridicule. A lui, soit qu’il travaille à un journal ministériel ou à unefeuille de l’opposition, le soin de faire parler français MM. S… ou B…,ou de reproduire leurs cuirs ; de rendre concis et clairs jusqu’auxdiscours de MM. D… et C… ; de prodiguer à pleines mains, avec unespirituelle malice, les mouvements de séance, de distribuer les on rit, les sensation prolongée, les approbation, les dénégation, les très-bien, d’ajouter après unetirade à effet M.***, en descendantde la tribune, reçoit les félicitations de ses nombreux amis ;ou de mettre au bas d’un discours, dont le manuscrit lui a été confiéavant la séance, Une longueagitation succède à cette brillante improvisation ; la séance estsuspendue pendant quelques instants, etc., et autresenjolivements qui donnent à son récit ce que l’on est convenu d’appelerla couleur locale. Pour cette troupe légère de la presse, qui se complaît surtout auxescarmouches, aux surprises, aux combats d’avant-postes, les graves etsilencieux sténographes du Moniteursont des êtres fort respectables, mais fort à plaindre ; aussi n’est-cepas sans un sentiment de pitié qu’on les voit, des cinq minutes en cinqminutes, venir d’un pas majestueux se placer au pied de la tribuneparlementaire, dans l’enceinte réservée aux élus, et obligés de seconformer au décorum de l’assemblée. On les plaint surtout quand on lesvoit jeter un regard de regret et d’envie sur cette joyeuse tribune desjournalistes, où l’épigramme, le sarcasme, se croisent et semultiplient, où les bons mots s’entrechoquent, se pressent, seheurtent, où certains honorables sont traités sans pitié, flagelléssans miséricorde, où d’autres sont exaltés jusqu’à l’enthousiasme.C’est là surtout que pleine et entière justice est rendue au talent desorateurs, sans acception d’opinions ; c’est là que, avant l’ouverturede la séance, l’on traite gaiement les graves questions qui vont sedébattre, qu’instruit par ce qui a été dit, on prévoit ce qui va êtredit encore ; qu’on se fait une fête d’entendre Berryer qu’on aperçoitdéjà se promenant, les mains derrière le dos, dans un des couloirs,méditant une de ces magnifiques harangues qu’on ne reproduit jamaisbien, parce qu’on se laisse involontairement entraîner au charme del’écouter ; car, il faut le dire, Berryer est la terreur des rédacteursà la tribune comme au barreau. Avec lui pas de subterfuges, pas de cesressources si faciles avec d’autres orateurs ; malheur au sténographequi compte sur ses notes, il ne faut rien lui demander à lui, car iln’écrit rien, les faits, les dates, les chiffres, tout est classé dansson admirable mémoire avec une clarté, un ordre qui vous éblouissent,vous étonnent, et vous confondent ; ajoutez à cela la puissance del’organe, la majesté du geste, l’entraînement de la diction, et puischerchez, si vous l’osez, à reproduire un discours de Berryer, à fairepartager à vos lecteurs l’enthousiasme qui électrise les auditeurs :c’est impossible, renoncez-y, et conseillez à vos amis d’aller entendrele grand orateur plutôt que de le lire. Vous voyez que nous trahissonsles secrets du métier. Qu’on se garde de croire, cependant, que l’on netravaille pas dans la tribune des journalistes : ce serait une grandeerreur. Quand l’assemblée, calme et attentive, écoute une de ces belleset éloquentes harangues dans lesquelles les plus graves intérêts dupays, son honneur, sa gloire, sa grandeur, sont discutés avec chaleuret entraînement, alors règne dans la tribune des journalistes unsilence solennel, que trouble à peine le cri des plumes qui volent surle papier. Alors, anathème à celui qui se permettrait une plaisanterie,qui prononcerait un mot ; il n’est même pas permis d’être enrhumépendant les grandes discussions. Mais c’est alors aussi qu’il faut voir le sténographe rédacteur pourbien le connaître : c’est un curieux spectacle que celui de ces hommesqui, pendant des heures entières, attentifs, osant à peine respirer,surexcitent par l’ardeur du travail toutes leurs facultés, leurimagination, leur intelligence, leur mémoire, qui dérobent d’un regard,sur les lèvres de l’orateur, le mot qui échappe à leur oreille, et dontla main rapide et infatigable traduit en hiéroglyphes dont eux seulsont la clef, et la pensée abstraite et profonde, et la phraseharmonieuse, et la période brillante et sonore. Heureusement toutes les séances n’exigent pas autant d’activité : quipourrait tenir six mois à un pareil travail ! Les rédacteurs ont detemps en temps ces séances calmantes, où les longs scrutins sesuccèdent, où les rapporteurs des commissions font précéder leursconclusions d’interminables rapports écrits qui assommeraient lelecteur le plus intrépide, et dont tout journal qui a du bon sens faitgrâce à ses lecteurs. Il y a aussi le chapitre des considérationspolitiques : elles ne sont pas, il est vrai, les mêmes pour tous lesrédacteurs, mais enfin chacun a les siennes. Arrêtez ! vont s’écrierquelques censeurs rigides : si vous entrez dans de plus longs détails,vous allez mettre à nu la cuisinedes journaux, comme le dit M. Jules Janin dans sa lettre à madame ÉmileGirardin ; et pourquoi pas ? Pourquoi cette partie indépendante de lapresse n’avouerait-elle pas ce qu’elle fait ? De quoi la blâme-t-on ?Qu’on cite le talent transcendant qu’elle a tué, la nullitéparlementaire dont elle a fait une puissance ! Les subventionsaccordées aux journaux par les différents ministères ont-elles empêchéBerryer d’être le roi de la tribune ? L’esprit de parti a-t-il empêchéles Mauguin, les Lamartine, les Odilon Barrot, les Arago, lesGarnier-Pagès, et quelques autres d’être d’éloquents orateurs ? Non ;cette presse indépendante qu’on calomnie, n’a fait que réduire à sajuste valeur ces réputations de clocher, qui viennent se fourvoyer à latribune ; elle n’a pas craint de reproduire fidèlement les spirituelleset piquantes attaques dont elle a été l’objet de la part de M. le comteJ….., mais elle a donné avec la même exactitude les grossières etbrutales injures de M. B….. ; car les unes et les autres étaient unhommage involontaire rendu à sa force et à sa puissance. On ne dépensepas tant d’esprit pour attaquer l’ennemi qu’on méprise ; on ne défendpas si violemment son picotind’avoine contre le critique importun dont on croit n’avoir rienà craindre. Nous l’avons dit, et nous nous empressons de le répéter, on professedans la tribune des rédacteurs la plus profonde estime pour lessténographes du Moniteur ;mais on ne peut pas, cependant, pousser le respect pour ces gravescollègues jusqu’à ne pas comprendre et apprécier la différence depositions dans lesquelles, par suite de circonstances indépendantes deleur volonté, se trouvent les sténographes du Moniteur et les rédacteurs de latribune. Le sténographe du Moniteur estun esclave auquel un orateur, quel qu’il soit, demande impérieusementla reproduction textuelle, et même fort souvent recorrigée après coup,de son discours ; le rédacteur de la tribune haute est un êtreindépendant, que sa volonté ou son caprice seuls engagent à donner àses lecteurs, ou ce qui lui paraît bien, ou ce que, de bonne guerretoujours, il peut trouver ridicule dans les discours de sesantagonistes : de là la reproduction complète, dans certains journaux,des discours de messieurs tels et tels, et les citations fort amusantesde messieurs tels et tels autres. De cette différence de position il résulte un fait bien facile àcomprendre, c’est que les orateurs exigent des uns comme un devoir cequ’ils réclament des autres comme un service. C’est que pairs etdéputés comprennent très-bien que le Moniteurofficiel n’est lu nulle part, tandis que, dans tous leschâteaux, tous les salons, tous les cafés de Paris et de nosdépartements, on reçoit, ou leCourrier français, ou leConstitutionnel, ou laQuotidienne, ou le Siècle,ou la Gazette de France, etque, dans l’intérêt de la réélection du député, ou de la popularité dupair de France, car la chambre des pairs tient maintenant à êtrepopulaire, il est essentiel qu’on ne lise pas seulement dans lesjournaux répandus partout : M.*** combat l’amendement, ou M.***prononce en faveur du projet de loi un discours que le bruit desconversations ne nous permet pas d’entendre, etc. ; et comme leschambres, en votant tous les ans leur budget, y portent cinq millefrancs de supplément par mois au profit du Moniteur, pour indemnité desupplément de sténographes nécessaires pendant la session, on exige del’un et on demande aux autres. Veut-on une preuve de ce que nous avançons ? la voici : le rédacteurd’un des journaux les plus répandus écrivit un jour à un député fortconnu, pour le prier de lui faire obtenir deux cartes d’entrée pour laséance du lendemain. L’honorable, homme de beaucoup d’esprit, luirépondit en ces termes : « Monsieur, « Je m’empresse de vous envoyer les deux cartes d’entrée que vousm’avez demandées pour la séance de demain. Je profiterai de cetteoccasion pour vous prier de vouloir bien ne pas ajouter on rit à la fin de toutes lesphrases de mes discours. « J’ai l’honneur d’être, etc. » Un mot maintenant sur le personnel assez curieux de la tribune desrédacteurs. C’est l’assemblage de gens presque toujours spirituels ;nous disons presque toujours, parce qu’il y a nécessairement desexceptions ; mais de gens laborieux, car c’est un rude métier que celuide rédacteur des chambres. Dans cette réunion on remarque tout à lafois, et côte à côte, de jeunes stagiaires et des avocats distinguésqui se sont fait dans le barreau une réputation de talent et d’espritque personne n’oserait leur contester, de spirituels feuilletonistes,qui, non contents d’enrichir hebdomadairement de leurs remarquables etpiquants articles des journaux littéraires et sérieux, rendent compteavec exactitude et talent, dans ces mêmes journaux, des froides etarides discussions parlementaires. On y voit aussi une série d’auteurs,dont les joyeux vaudevilles font rire le soir les orateurs dont ils sesont moqués le matin : chacun son théâtre, chacun ses succès. Enfin, onvoit dans cette tribune, à côté d’anciens militaires, de jeunesromanciers bien connus, et jusqu’à des médecins qui, sans doute,lorsqu’ils ont à traiter ou le spleen ou l’hypochondrie, prescriventcomme dictame à leurs malades la lecture de certains discours : auxgrands maux les grands remèdes. Peut-être pense-t-on que ces gens de professions de foi si diverses,travaillant à des journaux d’opinions si différentes, si antipathiquesmême, sont peu liés entre eux. Eh bien ! il n’en est rien ; ils sonttous les meilleurs amis du monde : laQuotidienne, servons-nous de l’expression consacrée, esttrès-liée avec le Courrier français; le National invite àdéjeuner la France ; le Constitutionnel s’en va tousles jours bras dessus, bras dessous avec le Moniteur parisien, et le Journal des débats, ce hautfonctionnaire de la presse, offre sans façons une prise de tabac au Messager ou au Commerce. En un mot, dans latribune des rédacteurs, chacun travaille, chacun s’entr’aide, et nouspourrions dire avec raison, en parodiant un mot historique, que sil’égalité était possible sur la terre, c’est dans la tribune desjournalistes qu’il faudrait la chercher. Ne faisons cependant pas la part trop belle ; il y a bien là aussiquelques faux frères, quelques envieux qui vous flattent tout haut envous dénigrant tout bas, quelques accapareurs qui font en dessous toutce qu’ils peuvent pour obtenir au rabais l’emploi d’un collègue qui nese méfie pas d’eux : hélas ! dans quelle classe de la société netrouve-t-on pas maintenant de pareilles gens ? Mais ceux-là, il fautles plaindre, et se féliciter de ce qu’ils sont en bien petit nombre,et surtout bien signaler le besoin qu’ils éprouvent eux-mêmes de cacherou de nier leurs manœuvres. Les sténographes rédacteurs chargés spécialement de rendre compte desséances de la chambre des pairs étaient, il y a quelques années,c’est-à-dire après la révolution de juillet, puisque ce n’est quedepuis cette époque que les séances sont publiques au Luxembourg,regardés comme des sinécuristesqui reproduisaient fort à l’aise, et sans se donner beaucoup de mal,les séances très-rarement orageuses de la chambre haute ; aussiexistait-il et existe-t-il encore une notable différence dans lesappointements que reçoivent les rédacteurs de la chambre des pairs etceux de la chambre des députés. Certes les discussions sont, dans la chambre des pairs, moins vives,moins brillantes, moins incidentées,que celles de la chambre des députés ; on n’y voit jamais de ces luttesacharnées entre les ministres et l’opposition, de ces harangues animéesdont les expressions s’éloignent souvent du langage parlementaire : làpoint de ces apostrophes violentes, point de ces cris tumultueux, deces longues interruptions, de ces rappels à l’ordre si fréquents aupalais Bourbon. Mais là toujours une discussion grave, sérieuse,approfondie, soutenue avec dignité par des hommes qui ont consacrétoute leur vie à l’étude des questions qu’on agite. Aussi lesrédacteurs savent-ils d’avance, rien que par le titre de la loi qu’ondoit examiner, quels seront les pairs qui prendront part à ladiscussion ; on respecte les spécialités au Luxembourg, et l’on n’yvoit pas, ou très-peu du moins, de ces gens qui croient pouvoir parlerde tout et sur tout, qui demandent également la parole sur une questionmilitaire ou sur une question d’économie, qui parlent avec le mêmeaplomb de finances ou de politique étrangère, d’agriculture ou dejurisprudence. Et puis on a tant répété, dans les journaux, à MM. les pairs de France,qu’ils ne faisaient rien, qu’ils votaient sans les discuter toutes leslois que leur envoyaient les députés, on leur a tant dit que leurchambre n’était qu’une chambre d’enregistrement, qu’ils ont vouludonner plus de solennité à leurs discussions, plus d’éclat à leursdébats, plus de temps à leur examen. Il résulte de tout cela que le travail des sténographes rédacteurs dela chambre des pairs est devenu plus pénible ; car on se tromperaitétrangement si l’on croyait qu’il est plus facile de suivre avecattention et de reproduire avec clarté un débat grave, approfondi,sérieux et froid, dans lequel la science et le raisonnement brillentsans avoir recours au clinquant des phrases sonores, que de rendre undiscours à effet, ou de faire ce qu’on appelle dans la tribune desrédacteurs la physionomied’une séance tumultueuse et bruyante. Cependant empressons-nousd’ajouter que les séances sont moins longues et moins fréquentes à lachambre des pairs : ce n’est donc, sans doute, que cette circonstancequi a motivé la différence que nous avons signalée. Puisse cetteobservation consoler ceux de messieurs les rédacteurs de la chambre despairs dont l’amour-propre serait froissé par une question d’argent ! Parmi les sténographes rédacteurs des deux chambres il en est qui ontune double difficulté à vaincre : ce sont ceux des journaux du soir. Ilfaut non-seulement qu’ils fassent bien, mais encore qu’ils fassentvite. Ils n’ont pas la soirée à eux pour traduire leur sténographie ouleurs notes, quelles qu’elles soient ; ils ne peuvent même pas relirece qu’ils font, car, leur journal devant paraître presque immédiatementaprès la clôture de la séance, il faut qu’ils envoient, de demi-heureen demi-heure, de la copie à l’imprimerie. Ils n’ont pas, s’ils sont enarrière, la faculté de laisser en lacune un discours qu’ils pourraientfaire demander le soir à l’orateur : non, il faut qu’ils soienttoujours au courant. C’est surtout pendant ces discussions animées, quipiquent vivement la curiosité publique, qui font qu’on se jette avecavidité, le soir, sur le journal, pour voir ce qui s’est passé à laséance, que leur travail est pénible : point de répit pour eux ; plusla séance est animée, rapide, tumultueuse, plus elle est difficile àfaire, et plus le rédacteur en chef les harcèle pour avoir desfeuillets, car il est de son intérêt que son journal paraisse lepremier de tous ceux qui se publient le soir. De plus, il faut que les rédacteurs des chambres pour les journaux dusoir ne comptent que sur eux ; ils n’ont pas part entière dans cetteofficieuse complaisance qui fait que les rédacteurs des journaux dumatin s’entr’aident quelquefois ; et l’on en comprendra la raison : sile rédacteur d’un journal du matin a pris avec soin un discours, etqu’il le prête à un journal du soir, on pourra le lendemain l’accuserd’avoir copié la feuille qui aura paru douze heures plus tôt. Mais celase sait parmi les sténographes rédacteurs, et ne change rien à la bonneharmonie habituelle qui règne entre eux. Et puis il est rare que, dansles séances un peu fortes, les rédacteurs des journaux du matin n’aientpas une grande partie de leur travail à traduire, à revoir ; car onexige plus des derniers que des premiers. En revanche, les rédacteursdes journaux du soir, obligés de terminer presque avec la séance,peuvent profiter de leur soirée pour se remettre de leurs fatigues,tandis que les rédacteurs des journaux du matin s’en vont travaillersouvent pendant plusieurs heures encore, avant même de pouvoir dîner. Les rédacteurs des correspondances de province sont, sous le rapport dutravail, les bienheureux de la tribune, et, si ce n’est l’ennuid’écrire avec cette détestable encre autographique sur ce vilain etennuyeux papier préparé, leur tâche est facile : ils n’ont à donnerqu’un sommaire plus ou moins détaillé, plus ou moins étudié de laséance, et, dès quatre heures et demie, ils sont obligés de s’arrêter,car il faut faire des épreuves, et les envoyer à la poste avant l’heuredu départ des courriers. On voit encore dans la tribune des journalistes quelques Anglais quiprennent des notes qu’ils expédient à Londres ; mais ceux-là netrouvent place dans la tribune qu’à titre d’hospitalité, et, en dépitdu traité de la quadruple alliance, on les accueille encore, au moinsjusqu’à la déclaration officielle de la guerre : on attend le casus belli pour les expulser. Il y a entre le modeste sténographe rédacteur et les honorables membresdont il se constitue le secrétaire un point de ressemblance qu’il estessentiel de signaler. Comme le député, le rédacteur est tout feu aucommencement de la session ; la discussion de l’adresse le trouveencore plein d’ardeur ; dès les premiers beaux jours il est plus tiède,et quand vient le beau soleil de juin, il est tout à fait de glace.Malheureusement ici la comparaison n’est plus possible : quandl’ordonnance de clôture est enfin publiée, MM. les députés vont dansleurs terres jouir de leurs revenus ; le sténographe rédacteur, qui n’ahabituellement, du moins que nous sachions, ni terres ni revenus,reprend avec plus de zèle l’exercice de la profession aux émoluments delaquelle les travaux de la session étaient venus en aide. Alors cette foule bigarrée, qui vient de passer six mois côte à côtedans la tribune, se dissémine tout à coup : les uns retournent aupalais, les autres au théâtre ; celui-ci va finir un roman que lasession avait interrompu, celui-là rend visite à ses malades qu’iltrouve guéris ; plusieurs courent se livrer à d’innocents plaisirs,tels que celui de la pêche à la ligne. Et qu’on ne croie pas que nousfassions ici un détestable calembour, car nous pourrions, au besoin,citer quelques rédacteurs qui aspirent pendant toute la session aumoment qui, les bannissant du palais Bourbon, les rend aux bord de laSeine ou du canal Saint-Martin. Il passe vite, ce temps de loisir qui sépare les sessionsparlementaires ; il passe vite pour les ministres, pour les pairs, pourles députés, cela se conçoit, et l’on comprend que ces messieurs sefassent souvent attendre. Mais ce temps de liberté devrait passerencore plus vite pour les sténographes rédacteurs ; et cependant, àpeine novembre est-il arrivé, que déjà ces oiseaux qui paraissaientquelques mois auparavant si joyeux de s’échapper de leur cage cherchentles moyens d’y rentrer : on les voit dès lors revenir au journal,reprendre l’air du bureau, se remettre au courant de la politique, sepréparer, en un mot, à recommencer avec courage les travaux qu’ilsavaient peut-être maudits plus d’une fois à la fin de la précédentesession. Il est facile de deviner le motif de cette différence entre les députéset les rédacteurs, d’expliquer le peu d’empressement des uns et le zèledes autres : les députés n’ont à faire que les affaires du pays ; lessténographes ont à faire les leurs, ce qui est bien différent. Bientôt on n’a plus que quelques jours de liberté avant l’ouverture dela session : alors une assemblée de sténographes rédacteurs estconvoquée par les questeurs de la chambre. Là on se retrouve, on sefélicite ; on examine quelques nouveaux visages, quelques inconnus,rédacteurs éphémères de ces journaux passagers, qui naissent avec unministère, et souvent ne vivent pas même si longtemps que lui, enfantsperdus de la presse, dont l’existence tient à la nomination duprésident, à une phrase de l’adresse, au vote d’une loi, à la plusinsignifiante proposition dont un caprice fait une question de cabinet.Ceux-là changent tous les ans ; à eux seuls donc les courses, lesdémarches, les demandes, les inquiétudes avant et pendant la session,car ce qu’on appelle les journaux solides changent rarement derédacteurs des chambres : comme ils payent bien et exactement, ils ontles plus habiles, et ils les gardent longtemps ; on pourrait mêmepresque regarder comme le thermomètre de la prospérité d’un journall’ancienneté de service de ses sténographes rédacteurs. C’est danscette assemblée préparatoire qu’on nomme trois syndics parmi les plusanciens et les plus capables : ces syndics ont pour devoir de maintenirl’ordre dans la tribune et de défendre les droits de leurs collègues. Enfin arrive l’époque de la session, et avec elle le rude travail, lesveilles, les fatigues, mais aussi les folles communications et lespiquantes causeries. Telle est la vie d’un sténographe rédacteur.Quelques-uns ont dû à leur habileté des positions brillantes. Nous nevoulons pas parler des vivants, mais nous pouvons citer les morts :Maret, depuis duc de Bassano, a dû en grande partie son avancement etsa fortune à l’adresse avec laquelle il saisissait et rédigeait ce quelui dictait l’empereur avec cette promptitude et ce laconisme qui luiétaient particuliers ; et cependant Maret, qui recueillait de la bouchemême de Napoléon ces manifestes, ces memorandum, comme on ditaujourd’hui, qui faisaient trembler l’Europe, et qui maintenant doiventparaître fabuleux, aurait été bien certainement un très-mauvaissténographe du Moniteur ;mais s’il ne fût pas devenu pair de France, il n’y a pas de doute qu’ileût fait un excellent rédacteur de la tribune haute. La séance d’ouverture, ou séance royale, est encore un jour de repospour les rédacteurs. Le discours de la couronne est toujours écritd’avance ; on n’a pas besoin de le prendre, on n’a donc qu’à tracer,pendant cette courte séance, la physionomie toujours à peu près la mêmede cette réunion solennelle de tous les pouvoirs de l’État. Lesquelques jours pendant lesquels la chambre compose son bureau ne sontpas non plus très-pénibles ; mais enfin vient la discussion del’adresse, ce terrible écueil des sténographes comme des ministres,cette grande bataille dans laquelle toutes les fractions de la chambrecombattent avec fureur, où les ministres se défendent avec le courageque donne la crainte d’une défaite honteuse, lutte terrible pendantlaquelle les juges du camp n’ont pas plus de trêve que les combattants,et dont le récit est comme le premier chant de cette épopée dont lebudget est la catastrophe. A dater de ce moment, plaignez le sort des sténographes rédacteurs :leur travail est pénible, ingrat même, et par grâce, si vous voulezleur rendre un peu de justice, réfléchissez quelquefois, quand vousaurez lu dans les longues colonnes de votre journal le compte rendu dequelque belle séance, à tout le mal qu’il a fallu se donner pour suivrecette orageuse discussion, l’entendre, la comprendre, et la reproduirede façon à contenter tout à la fois les lecteurs, les directeurs dejournaux, et surtout les orateurs, cette espèce plus irritable encoreque le genus irritabile vatumdont parle Horace. A. JADIN. |