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DELORD, Taxile(1815-1877) : Le Paysan marseillais(1841). Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (27.X.2018) Texte relu par A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00. Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 9 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. LE PAYSAN MARSEILLAIS. PAR Taxile DELORD ~ * ~ LE territoire de Marseille est divisé en une multitude de petites propriétés que l’on désigne sous le nom de bastides.C’est là que le négociant satisfait d’une fortune modeste, le marin quisent s’amollir la triple cuirasse de chêne et d’airain célébrée parHorace, le bourgeois fatigué des bruits de la ville, se retirent pourfinir tranquillement leurs jours à l’ombre d’un bouquet de pins, oud’un berceau de mûriers. Les savants du Midi ont longtemps discuté surles causes qui peuvent avoir amené un tel fractionnement de lapropriété rurale : les uns l’ont attribué au caractère marseillais, quiaime à resserrer sur un petit espace et à cacher soigneusement lesmystères de l’existence domestique ; les autres ont soutenu qu’àl’époque de la peste, un grand nombre de bourgeois se retirèrent à lacampagne, firent ceindre de murs leurs héritages, quelle que fûtd’ailleurs leur dimension, et attendirent la cessation du fléau,confinés dans une sorte de lazaret champêtre. Si à ces deux causes onjoint la crainte de la maraude, toujours très-active au sein d’unepopulation flottante comme celle de Marseille, on pourra se former uneidée assez juste de l’origine de ces bastides, qui ont de tout tempsexcité la verve satirique des voyageurs.Quoi qu’il en soit, sur ces châtellenies de quelques arpents, largescomme un parterre des Tuileries ou du Luxembourg, vit une classed’hommes qui n’a pas d’autres moyens d’existence que ceux qu’elle peuttirer de la culture du sol. Il faut que le produit de la bastidenourrisse, non-seulement le paysan marseillais, mais encore sesenfants, qui sont ordinairement très-nombreux, sa femme, son âne, etson chien. Or, figurez-vous qu’une partie de la surface de ces arpentsest occupée par une grande bâtisse se donnant, autant que possible, lesairs de château, qu’un bon quart du terrain est enlevé à la culture parsuite de la nécessité absolue où se trouve chaque propriétaire d’avoirune vingtaine de pins en guise de forêt ; songez que cet étroit espacecontient encore un poste à feu, une garenne, une réserve composée devignes et d’arbres fruitiers pour le locataire ; supputez les chancesdu mistral, celles de la sécheresse, ajoutez à tout cela la nécessitéoù se trouve le paysan de partager les légumes, le vin, le blé,l’huile, les fruits, avec le maître, et rendez-vous compte, si vouspouvez, de l’existence de la population agricole des environs deMarseille ! Cette existence est une épopée toute entière ! A l’aurore, la familleest réunie autour d’une vaste table : un anchois nage majestueusementdans une assiette au milieu d’une mer de vinaigre, où l’on distingue àpeine les maigres filets d’or de quelques gouttes d’huile ; chacun desconvives vient effleurer à son tour, avec un morceau de pain timide, lepoisson, qui serait à coup sûr bien digne de voir se renouveler en safaveur le miracle du lac de Tibériade. A midi, on mange un morceau demorue assaisonnée de quelques haricots quand le soleil n’a pas brûlé larécolte, et le soir on soupe avec un ognon. Après s’être ainsiconvenablement engraissé de jeûne et repu d’abstinence, le paysans’endort en attendant l’anchois du lendemain : O fortunati nimium ! Comment se nourrissaient pendant ce temps l’âne et le chien ? O miraclede la Providence, prodige de l’instinct ! l’âne broutaitphilosophiquement sa crèche, et le chien faisait un magnifique festinde cigales et de sauterelles. A proprement parler, le paysan, l’âne etle chien marseillais ne mangent qu’une fois la semaine, le dimanche :c’est le jour où ceux qui habitent la campagne reçoivent leurs amis, oùles citadins viennent pendant vingt-quatre heures goûter la paix deschamps. Alors le foyer s’allume, la broche tourne, les parfumsnationaux de l’aioli et de la brauladeremplissent l’atmosphère. Le paysan est joyeux, parce qu’il sait queles débris du festin seront pour lui ; le chien laisse les sauterelless’ébattre dans les blés, et les cigales chanter leurs odes éternelles ;l’âne fait entendre des braiements de reconnaissance anticipée :l’écorce des petits pois, les feuilles vertes de la salade, la queuedes artichauts, lui composeront un repas digne des dieux. Pour prix de ses labeurs, le paysan a droit à la moitié de la récolte.De là un sujet éternel de disputes entre lui et le propriétaire.Celui-ci a toujours peur d’être volé. Quand vient l’époque desmoissons, il s’arme d’un fusil à deux coups, et passe la nuit à veillersur les quatre ou cinq gerbes qui vont faire semblant de remplir sesgreniers ; il compte les fruits qui pendent à l’arbre, et si le vent enfait tomber quelques-uns, il exige qu’on les lui présente ; il présideaux vendanges, à la cueillettes des olives, veillant lui-même à cequ’aucune grappe ne soit soustraite, à ce qu’aucune olive ne soitenlevée au pressoir pour subir clandestinement, dans l’officine dupaysan, la honte de la picholine. Ne pouvant frauder le propriétaire,le paysan lui fait payer sa surveillance d’une autre façon sous lemoindre prétexte, le colon arrive en ville pour donner des nouvelles dece qui s’est passé à la maison des champs : il s’installe à l’office,fait d’innombrables repas, emporte les débris dans sa besace, etcontinue les joies du festin au sein de sa famille. Si vous avez devieux habits, des souliers troués, des chapeaux hors de service, lepaysan vous les demandera, et le dimanche suivant vous le verrezhabillé de vos dépouilles opimes. Le paysan marseillais, pour mettre àneuf les vieilles hardes, vaut à lui seul trois portiers de Paris. Aumilieu de cette misère profonde, l’agriculteur dont nous parlons aaussi son luxe : c’est le tabac. Le paysan fume quand il ne fait rien,il fume quand il travaille, il fume en se levant, en se couchant, ilfume toujours. Pour satisfaire à ce goût ruineux, notre héros n’aqu’une ressource, la chasse. Tous les matins, armé d’une vieille coulevrine, il poursuit lesbecfigues de buissons en buissons. Il ne tire qu’à coup sûr ; il appuieson canon sur des branches, il vise, il pointe pendant un quart d’heure; lorsque le coup part, les échos retentissent à plusieurs milles à laronde : on dirait la détonation d’une pièce de huit. Quand l’oiseau netombe pas, le paysan est désespéré, il a perdu une charge de poudre, ilrentre chez lui, car il ne tire qu’un seul coup de fusil par jour. A lafin de la semaine, la mère de famille fait une liasse des sixfauvettes, et les porte à la ville. Si elle ne les vend pas ce jour-là,elle revient le lendemain, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la ventes’opère. Tous les matins, elle fait ainsi une lieue pour gagner vingtsous. Ne faut-il pas que son mari fume ! Le comble du bonheur pour un paysan marseillais est d’avoir unpropriétaire qui chasse. Le bourgeois phocéen aime à se lever avantl’aurore : il se rend à la campagne, s’enferme dans un poste, et attendle passage des grives. Malheureusement les affaires l’appellent, letrajet qui le sépare de la ville est long, les grives ne passeront quedans une demi-heure, mais il faut que le chasseur se rende à la Bourse.Le paysan s’installe alors tranquillement à la place de son maître, iltue le gibier avec sa poudre, et, à la fin du mois, il perçoit untraitement fixe pour la peine qu’il prend à enfermer les appeaux, aprèsle départ du bourgeois, leur donner la prébende, et nettoyer leurscages. Ce sont là les seuls revenant-bons du paysan. Comme encouragement, lepropriétaire lui donne, aux fêtes de Noël, six morues et quatre livresde nougat, et, au jour de l’an, il pousse la munificence jusqu’à offrirà chacun de ses enfants une pièce de cent sous. Ces écus sontsoigneusement mis de côté, et, au bout d’un certain nombre d’années,ils se convertissent en une bague d’or et une montre d’argent. Ceux quin’achètent point de bague se donnent une superbe paire de pendantsd’oreilles. Cette population si malheureuse aime cependant son sort :tous les paysans marseillais parlent avec enthousiasme de leur patrie ;transportés ailleurs, ils s’ennuient, ils brûlent sans cesse d’yrevenir. Leurs chiens partagent eux-mêmes ce patriotisme : conduits àla ville, ces gardiens de la bastide deviennent tristes ; ils cessentd’aboyer à la lune, et finissent par mourir enragés. N’allez pas croire, toutefois, que l’agriculture marseillaise n’ait passon aristocratie : elle existe dans les paysans qui cultivent plusspécialement les potagers. Ceux-là sont riches, n’ont point depropriétaires qui les tourmentent, et ne s’allient qu’entre eux. Dansnotre article de l’Abbat, nousmontrerons dans toute son intégrité l’éclat de leur existenceprincière. A chaque jour suffit sa peine, à chaque article suffit sontype. Contentons-nous pour aujourd’hui de cette silhouette du paysanmarseillais. TAXILE DELORD. |