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COUAILHAC,Jean-Joseph-Louis (1810-1885)  : Le Cocher de coucou (1840).
Saisie du texte : O. Bogrospour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (14.6.2019)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objetd'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 

LE COCHER DE COUCOU.

PAR


  LOUIS COUAILHAC


~ * ~



DE tous les véhicules de l'Epoque-Rococo, il ne resteque le coucou de Paris et la vinaigrette de Lille ; le coucou, humbleboîte à compartiments que traîne un cheval poussif, la vinaigrette quitient le juste-milieu entre la chaise à porteur et la brouette.

C'est la vieillesse qui a conservé la vinaigrette, c'est la jeunessequi fait vivre le coucou ! C'est une si charmante voiture ! On y est sibien pressé, si bien serré, si bien étouffé ! Elle rappelle si bienl'époque où les Desgrieux des gardes françaises et de la basocheallaient manger une matelotte à la Râpée avec les Manon Lescaut despiliers des halles ! Comme tout ce bon attirail de cheval et de voitureunis ensemble respire le parfum de la galanterie joyeuse, vive et folledu bon temps, du temps où les grisettes portaient les jupes courtes,faisaient gaiement claquer leurs galoches sur le pavé, se décolletaientcomme des marquises et se moquaient de tout avec Madelon Friquet ! Oh,la charmante voiture ! comme le coude touche le coude, comme le genoupresse le genou, comme la taille des jeunes filles est abandonnée sansdéfense aux entreprises des audacieux !

Nos pères étaient plus mauvais sujets que nous, le coucou est là pourle prouver. Nous avons beau nous moquer de leurs culottes courtes et deleurs perruques, ils étaient plus avancés que leurs fils dans lascience des folles joies. Ils connaissaient tous les raffinements,toutes les délicatesses, toutes les petites choses de la passion.Certes il ne leur serait jamais venu en tête d'inventer l'omnibus desenvirons de Paris, où huit imbéciles assis de chaque côté se regardentcurieusement, où chaque couple est sous la surveillance immédiate dequatorze argus qui épient tous ses mouvements. Jamais ils n'auraientmême eu l'idée, pour aller à Saint-CIoud ou au moulin de Javelle, deprendre un fiacre a six et de mettre ainsi les ébats de l'amour encontact avec les regards jaloux ou méchants des cousins, des oncles,des tuteurs... Non... Mais ils ont inventé le coucou ! honneur à eux !

Vous êtes-vous jamais, par un beau soleil de juillet, promené ledimanche matin du côté de la place de la Bastille ? Avez-vous vu ledépart du coucou pour Saint-Mandé, pour Fontenay-sous-Bois, pourNogent, pour Neuilly-sur-Marne, pour Noisy-le-Sec. Tous ces délicieuxpetits villages jetés sur la lisière d'un grand bois, ou sur les bordsde la plus jolie rivière du monde ? Avez-vous vu arriver par essaimsles grisettes du quartier Saint-Denis et les étudiants du quartierlatin ?... Eh bien ! vous avez dû le remarquer : les couples les plusgais, les plus amoureux, les plus beaux, les plus jeunes n'hésitent pasun seul instant. Ils ne s'arrêtent pas devant le cabriolet solitaire,ils ne débattent pas de prix avec le triste carrosse numéroté, asileordinaire des familles bourgeoises chargées de provisions diverses pourle dîner sur l'herbe. Ils ne s'emprisonnent pas dans les lourdesdiligences de l'entreprise Touchard, où l'on se trouve entre unvoyageur pour l'article vins,et un lieutenant d'infanterie de la garnison de Corbeil, tout comme sion allait faire une excursion de cent lieues. Une diligence au longcours comme au cabotage serait incomplète, si elle ne recélait pas dansses flancs un lieutenant d'infanterie et un voyageur pour l'article vins.

Ils s'élancent tout d'abord nos couples les plus gais, les plusamoureux, les plus beaux, les plus jeunes, ils s'élancent dans lescoucous ! Appelez cela de l'intelligence, appelez cela du caprice,appelez cela de la reconnaissance : peu m'importe... Il n'en est pasmoins vrai que tandis que les autres voitures n'ouvrent leurs portièresqu'à toutes les infirmités morales et physiques de la race parisienne,les coucous sont aussitôt chargés d'une verte et rayonnante jeunesse.

Et fouette cocher !

Si le coucou est une institution, le cocher de coucou est un type.L'institution s'en va, hélas ! tous les jours ; le type s'efface !Hâtons-nous de lui donner place dans notre galerie.

Jacques, notre cocher de coucou, n'est plus jeune. Il a pris les guidesdes mains de son père vers l'année 1790. Son coucou est un coucouhéréditaire ; plus heureux que maint fils de roi, plus heureux parexemple que ce pauvre enfant royal, dont nous avons vu tant demauvaises contrefaçons dans ces derniers temps, Jacques a putranquillement s'asseoir après son père sur le trône, je me trompe, surle siège de ses aïeux. Il regarde son coucou comme son patrimoine,comme son berceau : il a pour lui le respect qu'avait autrefois lejeune noble pour le vieux manoir féodal, archives de pierres de safamille ; il a pour lui l'amour du propriétaire parisien pour samaison, de l'usurier pour son gros sac de louis neufs, de l'enfant pourson premier jouet. Il n'est heureux que lorsqu'il roule dans savoiture, le fouet en main et la tête haute, entre deux belles allées depeupliers, sur une route plate et unie, loin de la grande ville, de sonfracas, de ses inspecteurs, de ses calèches bourgeoises et de sescochers anglais à perruque de laine.

Jacques n'a rien de la passion ordinaire des cochers pour leurschevaux. Il ne voit, il n'aime que son coucou. Ses chevaux ne luisemblent bons et utiles que parce qu'ils sont attelés à son coucou ; illes traite comme un roiconstitutionnel traite sesministres. Lorsqu'ils sont fourbus et éreintés, il les met à laretraite. Il veut que son coucou soit bien traîné. Un roiconstitutionnel a quelquefois le tort de laisser trop longtempsattachés au char de l'Etat, des coursiers qui ne peuvent plus marcherdroit, malgré les fréquents et sonores encouragements que leur appliquele fouet de l'opinion. Jacques ne commet jamais cette faute. Pour queson char roule gentiment, il n'hésite pas à changer souvent deministres.

Le cocher de coucou a vu les dernières fêtes de l'ancien régime, lescérémonies patriotiques de la révolution, les orgies du directoire, lesvictoires de l'empire, les processions de la restauration et letriomphe populaire de juillet. Sa chevelure tire sur le blanc de neige,mais sa mine est toujours fraîche et réjouie. Et quand, par une bellejournée, il a son chapeau sur le coin de l'oreille et une rose a saboutonnière, il est encore digne de mener aux lilas la plus jolie paired'amoureux qu'on ait vus depuis Héloïse et Abeilard, ou, si vous aimezmieux, depuis Héro et Léandre.

Son costume porte le cachet de toutes les époques qu'il a traversées.1790 lui a légué le tricorne et la queue ; de l'empire il a conservé lepantalon charivari qui flattait infiniment les vieux grognards de lagarde impériale ; 1818 a chargé ses épaules d'un carrik café au lait.Ainsi affublé, notre homme est un monument historique qui mériterait deprendre place dans un musée.

Jacques est un véritable Automédon des anciens jours. Il regrette letemps où c'était la voiture qui faisait la loi au voyageur et non pasle voyageur à la voiture. Tout lui semble perdu depuis que l'on aétabli des départs à heure fixe, depuis que le conducteur et lepostillon ne sont plus, entre les mains du commis de bureau, que desmachines réglées comme des montres de Bréguet. Quelle belle époque quecelle où un voiturier ne partait qu'à sa guise, lorsque sa cargaisonétait complète , lorsqu'il avait bien digéré, lorsqu'il avaitsuffisamment embrassé sa femme et ses enfants, lorsqu'il avait le cœurcontent, lorsqu'il voyait le ciel pur et sans nuages, lorsqu'ildaignait dire au voyageur, comme le capitaine du brick marchand aupassager : « Allons, le vent est favorable ! » — Aux yeux de Jacques,le coche était le beau idéal de l'art des transports... le coche, quimarchait deux heures dans la soirée pour éviter la grande chaleur dujour, qui s'arrêtait complaisamment aux fêtes de village et auxréjouissances religieuses des cités, et qui, sur la demande d'unenourrice inquiète, attendait, pour se remettre en route, que l'enfanteût achevé de faire sa première dent. Quelle différence avec le régimedes malles-postes qui partent et arrivent à une minute près, et nedonnent pas aux Ulysses contemporains le temps de demander un bouillonpar la portière. —Jacques n'a pas voulu se soumettre au joug du départà heure fixe. Il a conservé toute son indépendance, et c'est en lettresd'une couleur fort vive et d'une taille démesurée qu'il a fait écriresur son coucou ces mots si fiers: « VOITURE A VOLONTÉ ;» ce qui ne veut pas dire que la voiture soit à la volonté desvoyageurs... au contraire... mais bien, que les voyageurs et la voituresont à la volonté du cocher... Voila en quoi la devise de Jacquesrappelle le beau serment des Arragonnais : « Sinon, non. » Jacques estsi jaloux de son libre arbitre, il craint si fort de ressembler à ceuxqu'il appelle les esclaves de l'heure fixe, qu'il ne néglige aucuneoccasion de bien constater son indépendance. Par exemple : lorsqu'unbourgeois le fait demander pour neuf heures du matin, il a soin den'arriver qu'à dix, et encore, en se présentant devant la pratique, nemanque-t-il pas de jeter sur elle un regard de défi. Autre exemple :lorsque les voyageurs ont pris place dans sa machine roulante, il lesfait fort longtemps attendre sous un prétexte ou sous un autre, avantde donner le signal du départ, et cela pour prouver d'une manièrevictorieuse que son coucou n'est pas une diligence. Dernier exemple :si pendant la route quelqu'un de la compagnie l'engage à prendre unsentier qui tourne à gauche, il s'empresse de lancer son cheval augrand galop dans le sentier qui tourne à droite. —C'est à l'aide de cesprotestations continuelles contre l'état de choses actuel, que Jacquesparvient à satisfaire sa rancune et à soutenir son courage.

Le cocher de coucou est le meilleur guide que l'on puisse choisir pourparcourir les environs de Paris. Ce n'est point un savant, ce n'estpoint un ami des arts et de la belle nature, il ne vous indiquera pasles magnifiques points de vue, les ruines historiques, les monumentscélèbres ; mais il vous conduira chez les restaurateurs en renom, ilvous enseignera les cuisines les mieux famées et les retraites les plusmystérieuses. — C'est bien quelque chose. — Lorsqu'on sort desbarrières de la grand'ville, ce n'est guère pour faire del'archéologie. Où trouverait-on matière pour de telles études ? Labande noire y a mis bon ordre. Excepté Saint-Denis et ses tombeauxregrattés, Versailles et sou palais, vous ne verrez plus autour deParis que des gargotes dans lesquelles on vend du vin à tout prix, descanards aux navets et d'excellent lapin sauté. Que faut-il de plus aubourgeois qui veut se distraire et qui d'ailleurs n'a jamais lul'histoire que dans M. Le Ragois ? Quant aux points de vue, vous savezsi on les a gâtés à plaisir depuis quelques années. Partout les arbreset les buissons touffus font place à de petites maisons blanches quiportent écriteau tous les six mois, qui ont cave, grenier, cinq pièceset jardin d'un quart d'arpent, et dans lesquelles le boutiquier duquartier des Bourdonnais et du Palais-Royal vient oublier le dimancheses additions et ses soustractions de toute la semaine. Pour trouver lavéritable campagne, il faut aller maintenant à trente lieues de Paris.Aussi Jacques, qui reste toujours dans un rayon plus modeste, a-t-ilbien raison de n'être ni un savant, ni un ami de la belle nature, et dese contenter du rôle d'intelligent auxiliaire des gastronomes envoyage. Lorsqu'il entend quelque bon rentier du Marais dire à sa femmeau moment du départ : « Allons, bobonne, nous allons prendre le grandair et respirer sous l’ombrage ; » il ne peut s'empêcher de sourire,lui qui sait qu'aux environs de Paris il n'y a pas de grand air, etqu'on y trouve encore moins d'ombrage que dans la ville, où du moinsles grands murs et les hauts édifices vous protégent quelquefoiscontrôles ardeurs du soleil.

Si notre Jacques rend des services réels à tous les Vatels de labanlieue, ceux-ci ne sont pas ingrats. Il y a toujours pour lui uneplace au feu et à la table : à lui les meilleurs morceaux, a lui lessourires et les compliments. Dès que la maîtresse de la maison voit sedessiner dans le lointain, au milieu de la poussière de la route, lecheval clique et le coucou séculaire, vite on ajoute un couvert, et sile père Jacques, comme on l'appelle, ne veut pas s'arrêter et descendrede son siège, la servante de la maison lui apporte sur une assiettebien blanche un verre de petit vin du crû. Tout en buvant, Jacques, quia toujours été gaillard, jette un regard en coulisse a la Maritorne,puis il lui prend le menton, et lui souhaite en guise de remerciementun bon mari pour l'année prochaine.

Quelquefois il ne montre pas tant d'égards pour ses voyageurs : il n'apas encore déjeuné, il est travaillé par le plus robuste des appétits ;il met pied à terre, et accepte l'invitation qu'on lui fait de mangerun morceau sur le pouce. Mais il n'est encore qu'à Sèvres, et sadestination est pour Versailles. Que lui importe ? Sa conduite danscette circonstance ne rentre-t-elle pas dans le grand systèmed'indépendance absolue qu'il a adopté vis-a-vis du public ? Lesvoyageurs ont beau tempêter et maugréer, il met de temps en temps lenez à la fenêtre, les regarde d'un air narquois, et continue à dégusterla portion du succulent ragoût aux pommes de terre que l'on a placédevant lui.

« Mais, cocher, dit une petite dame aux yeux brillants, cocher, partonsdonc... Mon cousin m'attend à onze heures dans le parc, et voilà qu'ilest bientôt onze heures et quart.

— Cocher, mon cher cocher, reprend un vieux monsieur qui a des ailes depigeon et dont la boutonnière est ornée d'une décoration deSaint-Louis, mettez-vous donc en route... Mon ami le chevalier deVorbel m'attend pour déjeuner, et en qualité d'ancien marin il estd'une exactitude désespérante. »

Rien ne peut émouvoir le père Jacques : il continue d'un air impassibleà faire honneur au festin. Mais s'il est sourd, il n'est pas muet ; iljette une gaudriole au milieu des verres, et désopile la rate de sesexcellents hôtes.

« Ah ! c'est vraiment insupportable, s'écrie tout à coup une espèce dePrud'homme qui sue à grosses gouttes au fond de la voiture, où il estpressé entre une dame de la halle et un carabinier superbe... c'estinsupportable, cocher, je me plaindrai à votre inspecteur. »

Jacques rit beaucoup de cette saillie, lui qui ne connaît ni lois nimaître, el qui a l'habitude de se servir d'inspecteur à lui-même.

Enfin un jeune homme, qui paraît plus pressé que les autres, se jette àbas du coucou et se met à courir du côté de Versailles à toutes jambeset à travers champs. C'est un amoureux. Cette fugue jette peu de soucidans l'âme du père Jacques. Ses places sont payées d'avance. Et puis lejeune homme était un lapin,c'est-à-dire qu'il avait une place sur le devant, à côté du cocher. Sonabsence mettra le père Jacques plus à l'aise, ou du moins lui permettrade prendre à la sortie de Sèvres un nouveau lapin de douze sous pourVersailles.

Enfin il a humé le café, le pousse-café ; il a cajolé la maîtresse etla servante, il a caressé le chien de la maison, il a vidé sa pipe etl'a remise dans son étui... il se décide à reprendre le fouet et lesrênes. Les imprécations et les injures pleuvent sur sa tête ; sonsang-froid ne l'abandonne pas un seul instant : il fredonne l'air de la colonne, fait la conversationavec Cocotte ou crie d'une voix de Stentor : « Un lapin pour Versailles! un lapin pour Versailles ! » Il a trouvé son lapin, il s'arrêteencore quelques minutes, et ne se remet en route qu'après avoir bu lagoutte avec la nouvelle pratique que le ciel lui envoie.

A midi il fait son entrée triomphale dans Versailles, et en débarquantses voyageurs sur la place d'Armes, il ne craint pas de leur dire : «Partis de Paris à huit heures et trois quarts... N'est-ce pas, mesamours, que c'est bien marcher ? »

Jacques ne redoute pas les rancunes et les colères du public ; il y atrop longtemps qu'il roule sur le pavé des routes royales et sur lecaillou des chemins de traverse pour ne pas savoir que, par un beautemps, cent mille Parisiens s'élanceront toujours hors de la ville etse disputeront aux barrières tous les véhicules en disponibilité. Il aconfiance dans le soleil et dans la pluie.

Quoique menant la vie nomade de l'Arabe, Jacques ne s'est pointsoustrait aux obligations que la société impose. Il a une femme et desenfants ; mais il se livre peu aux épanchements de famille. C'est àpeine si deux ou trois fois par semaine il vient reposer sa tête sousle toit conjugal, Il ne respire pas à son aise dans l'enceintequ'embrasse la vaste ceinture des boulevards extérieurs. Souvent,plutôt que de rentrer en ville, il s'arrête à mi-chemin, et après avoirdételé Cocotte, il passe la nuit sur les coussins assez peu moelleux desa voiture. Il est bien rare que le lendemain matin il ne trouve pasquelque couple attardé qui lui paie au poids de l'or toutes ses places.Le couple se blottit sur la dernière banquette, Jacques fait semblantde dormir et Cocotte, fière de la confiance de son maître, ne s'arrêtequ'au milieu de Paris, après avoir évité tous les accidents, tous leschocs, toutes lesmauvaises rencontres.

Vous ne sauriez trouver pour la banlieue de Paris un guideadministratif plus complet et plus détaillé que notre brave pèreJacques. Il connaît les noms de tous les maires, de tous les adjoints,de tous les gardes-champêtres, des quatre-vingt-quatre communes. Grâceà lui, vous saurez que Fontenay-sous-Bois est gouverné par unboulanger, Fontenay-aux-Roses par un laboureur, Saint-Maur par unrentier. Il vous racontera, jour par jour, heure par heure, les faitset gestes de M. le sous-préfet de Sceaux et de M. le sous-préfet deSaint-Denis. Il vous dira tous les cancans de localité, toutes leshistoires de veillée. C'est un impitoyable chroniqueur.

Père Jacques est aussi un excellent calendrier. Il sait la date et leprogramme de toutes les fêtes de villages qui peuvent attirer leParisien. — Nogent-sur-Marne, 15 août, feu d'artifice, courses debagues, danses sous l'ormeau, un adjoint décoré de son écharpetricolore, trois gendarmes, dont un brigadier, en grande tenue, desgrisettes et plusieurs commis-marchands. — Montmorency, 1er mai, feud'artifice, courses de bagues, danses sous l'ormeau, un adjoint décoréde son écharpe tricolore, trois gendarmes, dont un brigadier, en grandetenue, des grisettes et plusieurs commis-marchands. — Charenton, 5juillet, feu d'artifice, courses de bagues, danses sous l'ormeau, unadjoint décoré de son écharpe tricolore, trois gendarmes, dont unbrigadier, en grande tenue, des grisettes et plusieurscommis-marchands. — S'il est vrai que les plaisirs valent quelque chosepar la variété, on devrait considérablement s'ennuyer aux fêtes desenvirons de Paris. Et cependant on s'y amuse ! car il est toujoursdivertissant de voir de grosses et fraîches paysannes se trémousser auson d'un orchestre criard, de voir monsieur le maire donner desaccolades au jeune garçon qui est arrivé le plus vite au but et madamela mairesse frapper trois coups dans sa main pour faire partir les sixfusées et le maigre soleil du feu d'artifice champêtre ! voilà qui seraéternellement gai.

Faut-il maintenant vous peindre le père Jacques comme parfaitphysionomiste ? Un jeune dandy et une figurante de l'Opéra montent enriant dans son sapin ; il les conduit au Ranelagh. Deux jeunes époux àl'œil tendre le prennent sur le boulevard Saint-Denis ; il les mènetout droit à l'Ile-d ‘Amour ! les vieux soldats au Gros-Caillou, lesmarchands de vin à Bercy, les modistes à l'île Saint-Denis, les poètesrâpés à Montmartre, les peintres barbus à Versailles, les actionnairesdes sociétés en commandite à Charenton. Jamais il ne se trompe.

Le père Jacques est aussi un Mathieu Laënsberg de premier ordre. Ilprophétise le beau temps, il sent l'orage un mois d'avance. Lorsquevous le voyez passant l'éponge sur la caisse de sa vieille voiture pouren raviver les couleurs, lorsqu'il tire de sa boîte le pinceau et lepot au noir pour donner une teinte plus coquette aux harnais de soncheval, soyez convaincu que le baromètre est pour longtemps au beaufixe. Mais lorsqu'il contemple d'un œil indifférent les nombreusesinjures qui ont rejailli du ruisseau bourbeux sur la robe de son coucoubien-aimé, c'est que l'horizon est gros de nuages encore invisibles.Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas. Père Jacques est unvéritable nautonier sur terre ferme. Tenez... nous sommes au dimanchematin... le ciel est pur et le soleil fait des nids d'azur et d'or dansl'épais feuillage des arbres... Les Parisiens remplissent à l'envi lesfiacres, les coucous, les tapissières, les cabriolets de toute forme...Cet empressement fait sourire le père Jacques, car il a ouvert seslarges narines et il a aspiré la pluie... Aussi, tout en faisant monterles voyageurs dans sa machine, dit-il à voix basse à un camarade qui setrouve près de lui : « Hé donc... compère Landry... en voilà jolimentdes canards pour ce soir ! »

On a beaucoup vanté le sang-froid du conducteur de diligence au milieudes périls de la route ; on a célébré son courage en prose quasipoétique ; on a fait passer sa présence d'esprit en proverbe : voilàbien les hommes ! Toujours les flatteries ont été pour les grands, etl'on n'a jamais couronné que les têtes élevées. Du sang-froid ! Mais sile cocher de coucou n'en avait pas dans les artères et dans les veines,est-ce qu'il pourrait consacrer sa vie à faire tous les jours le mêmevoyage dans un espace de temps chaque fois plus long, et cela malgréles bruyantes réclamations dont il est continuellement assailli ? —Ducourage ! Ne s'est-il pas battu cent fois avec le militaire aviné, avecl'ouvrier tapageur qui, pour avoir trop bu, lui refusaient insolemmentle pour-boire auquel il croyait avoir droit. — De la présence d’esprit! Mais il ne se passe pas un seul jour de printemps, de cette époqueirrésistible des parties d'amour et de campagne, que Jacques neprévienne par un cahot prémédité deux jeunes amants qui vont se presserla main au moment où le papa tourne la tête de leur côté. Après cela lecocher de coucou n'a pas de vanité ! Exaltez à ses dépens d'autreshéros plus heureux ou plus haut placés que lui ; seulement payez votreplace quelques sous de plus, et il vous tiendra quitte de vos éloges.Jacques est bon homme et son cœur est sans fiel. Cependant il a uneantipathie qu'il ne sait pas dissimuler. Il déteste les commis del'octroi, qu'il appelle des gabelous et des rats de cave. La vue deleur uniforme vert le fait toujours tressaillir. On dirait que dans sonidée la visite qu'il est obligé de subir de leur part souille sa chèrevoiture, et pendant tout le temps qu'elle dure, il marmotte entre sesdents mille imprécations cabalistiques, comme s'il exorcisait lediable. Mais il ne se risque plus à l'exorciser trop haut, depuis que,certain jour, un employé de mauvaise humeur lui a déclaré procès-verbalen injures, et lui a fait dépenser pour amende tout son gain d'unequinzaine. Aux yeux du père Jacques, le siège de la véritable tyrannieest dans l'administration des octrois de Paris ; les oppresseurs dupeuple, ce sont les commis. Et, sans respect pour la rime, il seraitassez disposé à entonner une Parisienne qui se terminerait ainsi :

En avant! marchons
Contre leurs bureaux,
A travers, etc., etc.

Père Jacques est l'irréconciliable ennemi des chemins de fer. Le jouroù l'on a inauguré celui de Versailles, il a mis un crêpe à sonchapeau. C'est avec une tristesse bien sentie qu'il parle du tort quelui fait cette détestable invention. Vingt fois par jour il envoieJames Watt et M. Pereyre à tous les diables. Depuis deux ans, il n'apas vu Saint-Germain ; il ne verra plus Versailles : il fuit devant lafumée des locomotives comme devant la peste, et il craint que l'œuvredu démon ne vienne étreindre de ses bras gigantesques les lieux mêmesqu'il a choisis aujourd'hui pour retraite. Quand il a lu dans unjournal que l'on songeait à faire un chemin de fer de Paris àSaint-Maur, en passant par Vincennes, il a versé des larmes amères. Oùle coucou se réfugiera-t-il, si on lui enlève la partie la plus richede son empire, le diamant le plus beau de son écrin ? Comment ! il netransporterait plus les couturières qui vont danser au bal du Corybanteavec les sous-officiers d'artillerie ; les amants qui vont rêver sousles frais ombrages du Fond de Beauté tout plein des doux souvenirsd'Agnès Sorel ; les Anglais qui vont voir l'arbre de Papavoine ; lesbourgeois qui vont manger une friture sous le pont de Joinville, aubeau milieu de cette jolie rivière de Marne, si folle et si rieuse ?Que deviendrait donc alors le coucou ? Il serait réduit à porter deslégumes au marché, ou à prêter sa caisse pour qu'on en fit un wagon.Abomination ! Je partage sincèrement les douleurs du coucou ; le cheminde fer peut être utile au négociant qui est pressé de faire sesaffaires, ou au porteur des dépêches du gouvernement. Mais pourcertains voyageurs sa ligne droite vaudra-t-elle jamais les charmanteserreurs du coucou et de la diligence ? J'en appelle à tous les poètes,chevelus ou non chevelus !

Les années commencent à peser sur la tête du père Jacques. Sa maintremble et sa vue baisse. Bientôt il cédera son numéro à Jacquot, sonaîné, qu'il a élevé dans les bons principes ; et, quant à lui, il seréfugiera sur le sommet de la butte Montmartre, loin des chemins defer, des voitures partant à heure fixe et des conducteurs d'omnibus.Fasse Dieu qu'il n'ait pas la douleur de survivre à la ruine totale descoucous !
 

L. COUAILHAC