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CORDELLIER-DELANOUE, Étienne Casimir Hippolyte(1806-1854)  : La Demoiselle de compagnie (1840).
Saisie du texte : O. Bogrospour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (14.6.2019)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objetd'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 

LA DEMOISELLE DE COMPAGNIE.


PAR


  Etienne CORDELLIER-DELANOUE


~ * ~


EN parcourant de bas en haut la série des existences déplacées, depuisla portière incomprise « qui n'a pas toujours tiré le cordon, » jusqu'àla sous-maîtresse de pensionnat, qui aurait pu épouser le fils d'unpair de France, on trouve la femme de charge, type grave et majestueuxqui ne rit pas ou qui ne rit guère, et auquel il faut nécessairementassocier la gouvernante, autre physionomie que Collin d'Harleville a siparfaitement saisie et résumée dans le personnage de madame Evrard.Au-dessus de madame Evrard, mais bien au-dessus, dans un monde toutautre, dans des régions toutes nouvelles, loin du contact épais desgrands cousins venus d'Auvergne et des plaintes asthmatiques de ce bonM. Dubriage, nous trouvons la demoiselle de compagnie, qui est à lafemme de charge ce que celle-ci est à la simple bonne d'enfants, ce quel'intendant est au secrétaire, et le secrétaire au palefrenier ; lademoiselle de compagnie, objet de luxe, fantaisie de bon goût, réservéeexclusivement aux gens riches, et que la moyenne propriété ne connaîtque par ouï-dire ; à peu près comme les services complets en vieuxSèvres, les chevaux pur sang, les eaux de Bade, les migraines et lesvapeurs.

Une femme qui a des vapeurs ne saurait se passer d'une demoiselle decompagnie.

A la cour, il y a les dames d'honneur et les dames pour accompagner, et cela seconçoit. Toute reine, toute princesse a ses femmes, qui lui servent deministres, et portent au besoin la queue de sa robe. Voyez l'anciennetragédie : la femme suivante, laconfidente, y est de rigueur : Cléone pour Hermione, Céphisepour Andromaque. Fatime pour Zaïre, Fulvie pour Emilie. Or que sont cesdames, Fulvie, Fatime, Cléone, Céphise et tant d'autres que nouspourrions citer, si ce ne sont d'honnêtes et antiques demoiselles decompagnie ? Mais aujourd'hui les princesses et les reines marchentmoins solennellement qu'au temps de l'ancienne Rome ; elles portent desrobes plus courtes, elles ont moins souvent occasion de s'évanouir.Elles ont aussi moins de secrets à confier, ou, si elles en ont, ellesles placent mieux, dans l'oreille de leur mari, par exemple, ou deleurs cousins, ou de leurs oncles ; car aujourd'hui les souveraines ontde la famille comme de simples bourgeoises. Les mœurs se sont ainsigraduellement modifiées. Les confidentes de tragédie ont disparu commeles soubrettes de comédie. Œnone a suivi la disgrâce de Marton.L'emploi de dame d'honneur, de dame pour accompagner, de demoiselle decompagnie, est devenu, comme vous le voyez, une véritable sinécure.Chacun se tient volontiers compagnie à soi-même.

Et cependant l'emploi subsiste, comme chose de montre et d'apparat.Bien des jours s'écouleront encore avant que nous voyions disparaîtrel'écuyer cavalcadour, le héraut d'armes, la dame d'honneur, ces troisnon-sens ! La demoiselle de compagnie surtout a de longues années àvivre. A quoi sert-elle pour le moment ? c'est ce qu'il convientd'examiner.

Et d'abord que signifie le mot en lui-même ? peut-on teniréternellement compagnie a quelqu’un ? et si charmante, si spirituellequ'on soit, quelque grâce imprévue et toujours nouvelle qu'on puissejeter dans le discours, ne risque-t-on pas d'ennuyer à la longue et delaisser soupçonner le fond du sac ? On se lie d'une affectionréciproque, on finit par s'aimer, par se reconnaître indispensablesl'un à l'autre, et alors ce qu'on dit est toujours bien, le silencemême a son charme. Soit. Avouez pourtant que c'est un assez médiocredivertissement à loger chez soi qu'une demoiselle de compagniesilencieuse. Les bouffons autrefois devaient faire rire, sous peine dufouet. Une demoiselle de compagnie n'est pas payée pour être taciturne.

Il faut donc qu'une demoiselle de compagnie digne de ce nom parle et setaise, se montre et s'absente à propos. Ceci constitue tout bonnementla plus complète, la plus sensible, la plus humiliante de toutes lesservitudes. Lorsque autrefois la dame suivante ramassait l'éventail ouportait la queue de sa maîtresse, la tâche était toute simple ; ellesavait à quoi s'en tenir. Mais maintenant que ses attributions ontcessé d'être définies, la dame suivante, chargée de quoi ? de tenircompagnie a madame, ne sait plus où commence, où s'arrête son emploi.Elle doit craindre d'aller trop loin et de fatiguer, de trop demeureret d'allanguir. Trop ou trop peu de discrétion, double écueil ! Il fautbeaucoup d'étude, beaucoup de sens, beaucoup de sagacité pour tenirconstamment le haut du pavé dans cette route chanceuse. La moindregaucherie, le moindre oubli, la plus petite négligence suffit pour vousjeter, confuse et humiliée, aux fossés du chemin.

Et voilà précisément pourquoi nulle position dans le monde n'est plusgauche, plus fausse, plus gênante que celle-là. Une demoiselle decompagnie appartient toujours par son esprit, par ses manières, par sonéducation, quelquefois même par sa naissance, à ce monde où elle n'estadmise, quoi qu'elle fasse, que sur un pied de dépendance et, tranchonsle mot, de domesticité. Que d'amertumes pour elle ! que de déboiressecrets ! que de fiertés blessées ! que de combats au fond du cœur !que de rougeurs bien ou mal dissimulées ! On dit en parlant d'elle : «C'est la demoiselle de compagnie ! » ou bien : « Adressez-vous à mademoiselle de compagnie ! » ou bien encore : « Je n'ai trouvé que lademoiselle de compagnie ! » Dirait-on avec plus de dédain : « C'est mafemme de chambre... Adressez-vous à ma femme de chambre ? » Lademoiselle de compagnie, par cela même qu'elle est payée, acceptetacitement l'obligation d'endurer quelquefois les caprices de madame,les maussades humeurs de madame, les emportements de madame. Une parolefière, un geste superbe, équivaudraient à une démission, et noussupposons que la demoiselle de compagnie a besoin de sa place.

Il n'est pas rare de rencontrer dans lesPetites-Affiches, à l'article Demandeset offres, entre un cheval à vendre et une cuisinière à louer,l'avis suivant, précédé d'une main dont l'index est allongé :

« On désire une demoiselle de compagnie d'une naissance distinguée,d'un physique agréable, d'une instruction soignée, sachant la musiqueet l'italien, pour voyager avec une famille anglaise. S'adresser francoà M. R***, à Paris, poste restante. »

Victorine Dujarrier lut un jour cette annonce banale, et se prit àréfléchir sérieusement que sa famille était pauvre, quoique honnête, etque l'éducation qu'on lui avait donnée pouvait recevoir utilement sonemploi. En outre Victorine était jolie, elle était musicienne, ellesavait l'italien. Elle réunissait donc toutes les conditions requises.Elle s'adressa à M. R***, poste restante, à Paris, et ne tarda pas àrecevoir une réponse ainsi conçue :

« Mademoiselle Dujarrier est priée de vouloir bien passer de midi àdeux heures, rue du Helder, n°... »

Que de pensées diverses, que d'émotions assiégeaient le cœur de lajeune fille tandis qu'elle se rendait au lieu indiqué ! C'était unegrande, une solennelle démarche que celle-là ! Victorine hasardaitseule son premier pas dans le monde. Qui donc l'eût accompagnée ? Sonpère était malade et tombé presque en enfance. Sa mère ? Elle n'avaitplus de mère. C'était une marâtre qui maintenant commandait au logis,et Victorine n'avait ni appui, ni affection à attendre de ce côté-là.Victorine était isolée, sans guide et sans conseil, portant à elleseule la terrible responsabilité de son avenir.

Arrivée rue du Helder, elle s'informa. La maison de M. R***, un peutriste au premier abord, comme sont la plupart des modernes hôtels dela Chaussée d'Antin, étalait une belle façade sur la rue. La portecochère, exactement fermée, ressemblait à la porte d'un riche sépulcre,tel qu'il s'en élève dans les quartiers aristocratiques du cimetière del'Est. Victorine frappa discrètement ; un des battants s'ouvrit etlaissa voir une cour extrêmement triste aussi, formée de grands murspeints à l'huile et figurant une tenture en coutil ; à droite, deux outrois lucarnes, en forme de losanges, indiquaient la remise etl'écurie. Un domestique a veste rouge nettoyait des harnais sous uneespèce de hangar, tandis que le concierge, également vêtu de rouge etcoiffé d'une casquette de livrée, jetait force seaux d'eau sur lesdalles du vestibule pour en faire disparaître quelques taches malséantes. Bref, l'aspect de cette maison annonçait la fortune et ce queles Anglais appellent le comfort.Et cependant je ne sais quoi de terne et de morose assombrissait cettedemeure et faisait asseoir l'ennui sur la première marche de l'escalier.

Quand Victorine entra dans le salon, M. R***, qui était profondémentabîmé dans une bergère et dans la lecture d'un journal, se leva, etfit, en souriant, trois pas vers la jolie visiteuse. Elle tremblait, ill'encouragea, lui offrit la main, la fit asseoir, et engagea avec elleune conversation de lieux communs, dont je vous fais grâce pour venirdirectement au fait, comme y arriva finalement M. R***, après une foulede banalités et de politesses.

« Mademoiselle, lui dit-il, je passe ordinairement six mois de l'annéeen province, dans un château assez maussade que je possède aux environsde Valence. Ce n'est pas là le séjour que je vous proposerais. Ma femmel'habite en ce moment ; nous ne ferions que l'y aller rejoindre, et delà nous partirions pour l'Italie. Madame R*** sera ravie de vous voir,de vous connaître. Il y a longtemps qu'elle me demande une demoisellede compagnie, et ce sera pour elle une joie de saluer en vous une amie,une amie si charmante et si spirituelle.

— Monsieur... interrompit timidement Victorine en baissant les yeux.

— Non, ce que je vous dis là est l'expression sincère de ma pensée.Vous me plaisez, mademoiselle, vous me plaisez beaucoup, et je seraisenchanté de pouvoir faire quelque chose pour votre bonheur... »

L'accent avec lequel ces derniers mots furent prononcés parut étrange àVictorine. Elle regarda pour la première fois M. R***, et lui demandasi son intention était de rester longtemps en Italie.

« Fort longtemps, répondit-il d'abord. Puis baissant la voix : aussilongtemps que vous voudrez. »

Victorine recula doucement son fauteuil, car M. R*** s'étaitsingulièrement rapproché d'elle, tout en parlant.

L'entretien fut dès lors animé et véhément du côté de M. R***, quis'était pris d'un réel enthousiasme pour les beaux yeux de la jeunefille. Il prodigua les flatteries, les offres de services, lespromesses. Il fit briller les reflets chatoyants de sa fortune, le luxede sa livrée, il fit enfin tout ce que fait un homme riche,médiocrement spirituel, qui veut subjuguer le cœur d'une jeune fille ens'adressant à sa vanité.

Mais Victorine ne comprit rien à cette habile stratégie du Lovelace ;elle ne comprit pas pourquoi cet homme étalait ainsi à ses yeux sonfaste et son opulence ; novice qu'elle était, elle s'étonna d'êtrel'objet d'un tel empressement. Elle était venue tremblante, tout émuede sa démarche, agitée par la crainte d'un refus ; et elle se voyaitaccueillie, elle se voyait fêtée, flattée, comblée d'éloges etd'adulations par un homme riche, qui ne la connaissait pas, et quiaurait pu prendre vis-à-vis d'elle les airs superbes d'un protecteur.D'abord la façon tout affable dont M. R*** venait au-devant d'elle,enchanta Victorine ; mais bientôt la singularité même de cet accueilexcessif donna à penser à la pauvre enfant qui commença à s'inquiéterde sa situation. Dès ce moment ses paroles devinrent plus rares, sesquestions plus brèves, elle ne songea plus qu'aux moyens d'effectuer saretraite le plus discrètement, le plus promptement possible. R***s'aperçut du peu de succès de ses séductions et pensa qu'il ne s'étaitpas fait suffisamment comprendre. Il résolut de s'expliquer mieux, etchangeant brusquement de ton :

« Mademoiselle, dit-il à la jeune fille étonnée, à quoi servent lesdétours ? Vous êtes venue ici persuadée sans doute que vous ytrouveriez une femme, et vous m'y trouvez, moi ; vous m'y trouvez seul,et vous n'en paraissez pas extrêmement surprise. Ne voyez-vous pas bienquelle est notre position réciproque, et que tout ce que je vous ai ditjusqu'ici de ma femme, et de mon château, et du dessein où j'étais devous présenter comme demoiselle de compagnie à madame R***...

— Eh bien, monsieur...

— Que toutc ela est mensonge, invention, chimère, et que madame R***n'a jamais existé, et que je suis garçon, et que je n'ai pas de châteauaux environs de Valence, et que je m'ennuie de ma solitude, et que jecherche une demoiselle de compagnie pourmoi, et que... »

Victorine s'était levée dès le premier mot.

« Permettez que je me retire, monsieur, interrompit-elle froidement.

— Mais, mademoiselle, observa doucement M. R***, pourquoi doncêtes-vous venue ? »

Ainsi se termina l'entrevue. Victorine fit une profonde révérence à M.R** * et sortit de cette maison pour n'y plus rentrer.

Quelques traits de cette aventure se retrouvent dans l'histoire decertaines demoiselles de compagnie, que leur vocation prédestine àpeupler la solitude des célibataires. M. R*** pouvait fort bien y êtretrompé, et l'on ne doit pas s'étonner de cette question toute simple :« Pourquoi donc êtes-vous venue ? »C'est qu'en effet, puisque Victorine était venue, elle était censéesavoir de quoi il s'agissait. Si elle eût eu quelque expérience, ellene se fût pas prise, comme une innocente, au piège décevant del'annonce, et M. R*** n'eût pas reçu sa visite. Tenir compagnie à unhomme seul, cela est délicat et chanceux, et prête fort à dire auxlangues médisantes. Il est juste d'ajouter aussi que rarement unedemoiselle de compagnie exerce de semblables fonctions. C'estordinairement auprès des femmes, et plus particulièrement auprès desdemoiselles que leur office les retient. Expliquons-nous.

On sait que ce qui séduit le plus une jeune fille dans la perspectivedu mariage, c'est la liberté dont jouit une femme mariée. La liberté !mot magique et vibrant ! Dans un mari, ce qu'on aime le plus, ce n'estpas toujours le mari, mais bien le droit d'être appelée madame, de porter un cachemire etdes diamants. Nous parlons là des premières ambitions d'un cœurignorant de soi-même, que rien n'a encore ému, et dont chaque battementcorrespond à une pensée de coquetterie et de frivolité. Mais après cespremiers désirs de pensionnaire émancipée, viennent quelquefois desvelléités plus sérieuses, des concupiscences réelles. On en vient àréfléchir que la vie est bien triste, le tête-à-tête bien monotone :que monsieur nous fait vivre trop retirée, et qu'après tout on n'estplus un enfant ; que nous sommes mariée,c'est-à-dire libre, et quenous pouvons recevoir qui bon nous semble et aller où il nous plait,sans difficulté. A quoi bon, en effet, être mariée, si l'on ne jouitpas de la clef des champs ? Le libre arbitre est une des immunitésconjugales. Un mari c'est un passe-port.

Mais pour celles qui n'ont point de mari, pour ces pauvres incomprisesqui n'ont pu se procurer de passe-port, et de qui la vie inquiète sepasse dans la crainte de se voir arrêtée à la douane de l'opinion pourcelles-là surtout, notre civilisation charitable a inventé lademoiselle de compagnie. Bienheureuse invention ! la demoiselle decompagnie est un porte-respect contre lequel vient se briser la rageimpuissante du Qu'en dira-t-on.Le moyen de médire de madame unetelle qui a une demoiselle de compagnie ? n'est-ce pas là unbouclier, un rempart suffisant ? La demoiselle de compagnie remplaceavantageusement le mari absent. Elle est attentive, complaisante, ellesait se retirer à propos, ce que ne ferait peut-être pas toujours lemari, fût-ce même l'époux débonnaire de la chanson du Sénateur.

Ce n'est pas tout. Dans certaines circonstances difficiles, lademoiselle de compagnie pousse le dévouement jusqu'à prendre pour soncompte les amants de madame. Elle devient l'éditeur responsable desaventures galantes : c'est elle qui reçoit les messages pour lestransmettre à qui de droit, c'est elle qui fait les réponses. C'estelle que la malignité du monde accable de sarcasmes. La médisance, miseen défaut par elle, s'attaque à elle seule. La demoiselle de compagnieaccepte le côté pénible du rôle dont madame a tout l'agrément. Ainsi setrouve appliqué le fameux sic vosnon vobis.

Mais toute médaille a son revers. Après avoir analysé quelques-uns desavantages de la demoiselle de compagnie, il est juste de faireconnaître ses inconvénients.

Ainsi, contrairement à l'exemple qui vient d'être cité, il arrivesouvent que la réputation de madame sert de plastron à la demoiselle decompagnie. Les comédies sont pleines de quiproquos semblables, lesquelsse renouvellent journellement dans le monde. Les aventures de la damesuivante sont fréquemment attribuées à sa maîtresse, qui devient ainsiresponsable des billets doux ; des escalades nocturnes, des mauvaispropos et des coups d'épée qui se commettent dans les environs, et dontune autre a le profit. Que de vertus intactes et jusque-là respectées,compromises tout à coup par le voisinage dangereux d'une demoiselle decompagnie, sauvegarde trompeuse, préservatif impuissant, arme quidevrait protéger et qui tue ! On a vu l'autre nuit un homme rôder sousles fenêtres de l'hôtel. Evidemment, c'était pour madame. On remarqueque le jeune comte Horace de*** prolonge fort tard les visites qu'ilfait chez madame la vicomtesse. On ne s'informe pas si ces visites sontdes tête-à-tête, ou si (ce qui est vrai) la présence de la demoisellede compagnie est le véritable attrait qui retient le jeune comte. On sehâte de prononcer, en ricanant, que la jolie vicomtesse a le cœur pris,et voilà une réputation de femme jetée au vent des causeriesparisiennes. Alors, que faire ? à quel parti s’arrêter ? garder lademoiselle de compagnie ? c'est réchauffer un serpent ; la congédier ?c'est donner gain de cause aux propos de la malignité qui ne manquerapas de dire que l'on s'est débarrassé d'un témoin incommode. Égaleperplexité des deux parts ! Plaignons la femme qui se trouve réduite àchoisir entre ces deux fâcheuses extrémités.

Pour prévenir un malheur semblable, la plupart des femmes qui sedonnent le luxe d'une demoiselle de compagnie, se la donnent laide ou àpeu près : imitant en cela la tactique généralement suivie à l'égarddes femmes de chambre, autre espèce dangereuse ! Mais quand soi-même onest laide, la grande difficulté est de trouver plus laide que soi. Aubesoin, on choisit plus vieille, et le même but est rempli. Il y a ence genre des assortiments très-curieux.

Les attributions de la demoiselle de compagnie consistentprincipalement à suppléer la maîtresse de la maison, lorsque celle-ciest indisposée ou absente, à faireles honneurs à sa place, à recevoir pour elle les visites, àéconduire doucement les importuns, ceux qu'on ne veut pas voir. Cetemploi demande beaucoup de tenue et de sagacité. Certaines demoisellesde compagnie finissent par être plus réellement maîtresses que lamaîtresse elle-même. Celle-ci, à la longue, se trouve occuper laseconde place et jouer le second rôle. C'est une véritable abdication.

La demoiselle de compagnie exerce en outre quelquefois les fonctions de lectrice. C'est unevariété du genre. La lectrice est ordinairement une grande sérieusepersonne entre deux âges, qui a eu de la fortune, des aventures et desmalheurs. Écoutez-la : sa vie est un interminable odyssée qu'il vousfaudra ouïr du premier chant jusqu'au dernier, ou plutôt jusqu'àl'avant-dernier, car la pauvre femme souffre encore et souffriralongtemps. Sa spécialité est de souffrir. Elle a des sympathieslittéraires, des velléités de bas-bleus.Elle écrit un roman pendant ses loisirs, un roman dont elle estl'héroïne, et où l'on verra combien il est pénible de ne plus être cequ'on a été, et combien de dégoûts naissent d'une fausse position, etque la résignation est une vertu sublime, et qu'autrefois Apollon gardales troupeaux chez Admète, et mille autres choses tout aussiconsolantes et aussi neuves. Pour faire diversion aux chagrinantesréminiscences qui viennent l'assiéger parfois, la lectrice soupire detemps en temps des vers, des vers d'amour, gothiques et romantiques,des vers qu'elle écrit « avec son cœur... » sans prétention, sansarrière-pensée, car elle n'aspire pas, la pauvre colombe blessée, àacquérir ce que nous autres nous appelons gloire... Hé, de quoi luiservirait la gloire, à elle qui a manqué sa vocation ici-bas ! Lavocation de la lectrice, sachez-le bien, c'était d'être grande dame,d'être riche, titrée, d'avoir un opulent blason sur les panneaux de seséquipages, et cinquante bonnes mille livres de rente, en terres, forêtset châteaux. A quoi, bon Dieu ! a-t-il tenu qu'elle possédât tout cela! un étranger, beau comme les amours, possesseur d'une belle âme et denombreux millions, est venu, il y a peu d'années, et a demandé sa main.Le père de la lectrice vivait alors, père intraitable et violent s'ilen fut. Ce père féroce ne crut pas à la sincérité du noble étranger quioffrait son opulence. Il pensa que l'Américain ourdissait le plan d'uneinfâme séduction. En vain celui-ci offrit-il d'aller réaliser safortune outre mer, en vain demanda-t-il trois mois pour ce voyage,trois mois ! qu'était-ce que cela ! l'inflexible père refusa. Etl'étranger partit la mort dans l’âme ; et, depuis ce jour, on n'a plusreçu de ses nouvelles, et maintenant la lectrice est seule au monde,car son entêté de père est mort en lui laissant sa bénédiction — et desdettes. Chaque jour la lectrice s'attend à voir revenir l'étranger,mais l'étranger ne revient pas. Il s'est marié devers les bords del'Orénoque, avec la fille d'un riche planteur de la Guyane, qui lui aapporté en dot cent cinquante nègres et mille arpents de rocou et detabac.

Il n'est pas rare que la lectrice, à force de faire de l'élégie, àforce de regretter et de se lamenter, parvienne à intéresser à son sortquelque général goutteux, quelque noble reste de l'empire, pensionné etdécoré, dont la vieillesse a besoin de soins et d'affection. Et voilànotre héroïne mariée ; la voilà, elle aussi, titrée, riche. Hélas ! cedénoûment n'est pas tout à fait celui du roman qu'elle avait échafaudé.Le général est vieux, exigeant, malingre, un peu bourru, très-bourru ;et il parle bien souvent de l'empereur. Et voilà notre Indiana toutetrouvée. Quelle différence c'eût été, si notre lectrice eût épousé lejeune et opulent Américain !

Heureusement il y a toujours quelque part un neveu, mauvaise tète etjoli garçon, qui arrive à point nommé de sa garnison pour offrir desconsolations à la femme de son oncle. Règle générale : les fils defamille et les neveux, sont un terrible voisinage pour les demoisellesde compagnie.

On pourrait renverser la proposition et dire avec plus de justesseencore, que : « les demoiselles de compagnie sont un voisinage des plusdangereux pour les neveux et les fils de famille. »

Nous nous proposions de clore ici cette étude ; mais nous nousapercevons à temps qu'une dernière variété manque à la présentemonographie, variété importante et sans laquelle notre travaildemeurerait incomplet. Descendons rapidement les échelons sociaux, etnous rencontrerons quelque part la demoiselle de compagnie associée, type exceptionnel, sortede Bertrand femelle placée là comme le complément indispensable d'unluxe menteur : la demoiselle de compagnie, meuble de prix, meubled'emprunt, qui impose aux badauds comme les somptueuses devantures denos marchands et leurs précieux comptoirs d'acajou. Toute maîtresse detripot a sa demoiselle de compagniequi l'aide à faire aux provinciaux les honneurs du lieu ; c'estl'éternelle association de Macaire et de son ami Bertrand retournée auféminin.

La demoiselle de compagnie qu'on vient de voir n'est pas exempted'ambition. Elle rêve aussi, elle, un avenir brillant, des titres, uncarrosse, une loge à l'Opéra ! Elle attend chaque jour l'Américainsouhaité. Mais, hélas ! moins heureuse que la lectrice dont nousparlions tout à l'heure, en fait de colonel de l'ex-garde, notre associée n'a sous la main que lebaron de Wormspire ; elle aime mieux se faire veuve, et, avec desprotections, elle arrivera, n'en doutons pas, à se créer un sortquelconque, une position sociale: quelque jour nous la verrons ouvreuse de loge, par exemple, ourevendeuse à la toilette, ou maîtresse de table d'hôte, ou chercheusede remplaçants ; à moins que d'ici là la sixième chambre ne s'en mêle,auquel cas la présente biographie ne suffirait plus à nos lecteurs, etnous serions obligés de les renvoyer de la collection des Français à celle de la Gazette des Tribunaux

CORDELLIER DELANOUE.