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TISSOT, PierreFrançois(1768-1854)  : La Jeunesse depuis cinquante ans (1840).
Saisie du texte : O. Bogrospour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (20.6.2019)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objetd'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L.Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9vol. 
 

LA JEUNESSE DEPUIS CINQUANTE ANS


PAR


  Pierre-François TISSOT


~ * ~


DANS tous les temps de ma vie, la jeunesse a été pourmoi un objet d'études ; je l'observais déjà même alors que je figuraisdans ses rangs, et que je me livrais, avec mes émules, aux distractionset aux plaisirs de notre âge. Je me rappellerai toujours ma surprise envoyant des pères de famille envoyer chaque année leurs fils dans cettegrande capitale où souvent ils se trouvaient abandonnés à eux-mêmessans appui, sans conseil et sans guide : les fâcheuses conséquences decet isolement de la jeunesse m'affligeaient à vingt ans ; depuisl'époque de cette première disposition de mon esprit et de mon cœur, lasympathie n'a point cessé de s'accroître entre moi et les générationssuccessives de la jeunesse de nos jours ; j'ai eu de fréquents rapportsavec elle, de nombreuses occasions de la connaître, je vais essayer dela peindre telle que je l'ai vue avant, depuis et après la révolution.

Les enfants du peuple poussaient le défaut d'instruction jusqu'àignorer souvent les éléments de la lecture et de l’écriture ; ilsconservaient les idées religieuses qui leur avaient été inculquées parleurs mères dès le berceau, ou par les frères de la doctrinechrétienne, chargés de l'explication du catéchisme. Une partie de cettejeunesse, livrée à elle-même ou rebelle à l'autorité paternelle,tombait dans de graves désordres, conséquence inévitable de la paresseet de l'oisiveté, et allait peupler les prisons. On voyait cependantparmi ces mauvais sujets des fils qui aimaient et respectaient la femmequi leur avait donné le jour. Les autres individus de cet âge, sachantlire, écrire et même un peu compter, formés au travail par l'exemple,embrassaient de bonne heure une profession qu'ils ne quittaient guère,devenaient de bons ouvriers ; ils épousaient les intérêts de leursmaîtres, pratiquaient certains devoirs religieux, et se montraientsoumis à leurs parents. Malheureusement la passion du vin, même sansêtre portée à l'excès, les entraînait à des dépenses qui, continuéespendant l'âge mûr, détruisaient toute espérance de ces précieuseséconomies, la richesse des classes pauvres.

Dans les enfants de la classe moyenne, vous trouviez une éducationincomplète, mais saine ; des croyances religieuses, mais sansl'instruction qui produisait des convictions fortes et durables autemps de Louis XIV. Cette classe offrait encore à l'observateurattentif de bonnes traditions, l'amour du travail contracté dans lescollèges, des principes d'ordre et d'économie que les passionsébranlaient pendant la première ivresse du plaisir. Les jeunes gensadoptaient un état dans lequel on ne les voyait pas toujours persister,parce qu'il avait été choisi parfois au hasard, et sans que les pèreseussent eu les moyens de reconnaître la véritable vocation de leursfils. Les pères étaient les maîtres et les oracles de la famille, maisleur ascendant commençait à décliner par différentes causes, entrelesquelles il faut compter la familiarité introduite entre les pères etles enfants par les préceptes de Jean-Jacques Rousseau mal compris, ouexagérés dans l'application. La légèreté, la dissipation, la recherchede la parure, et une certaine fatuité assez répandue, étaient lesdéfauts de cet âge. Les femmes occupaient une grande place dans la viedu jeune homme. Assidu, empressé, galant auprès d'elles, il leurtémoignait beaucoup d’égards ; mais il était enclin à se vanter de sesconquêtes, quoiqu'elles ne fussent pas toujours propres à donner del'orgueil. Malheur à ceux qui choisissaient mal les objets de leurpassion ou de leur fantaisie : ils contractaient, dans un commerce avecdes êtres sans élévation et sans politesse de mœurs, quelque chose decommun qui restait attaché comme une espèce de rouille au talentlui-même, et trahissait toute la vie les mauvaises habitudes de lajeunesse. Les spectacles, l'acteur célèbre, l'actrice à la mode, lesbals et les femmes qui en avaient fait l’ornement, quelquefois desdiscussions sur le mérite des écrivains du jour qui venaientd'apparaître avec éclat, tels que Colin d'Harleville, Fabred'Eglantine, Peyre, l'auteur de l’Ecoledes pères, formaient le fond des conversations ; on louait ou oncritiquait, suivant son opinion, les candidats de la renommée, maispersonne n'était jaloux de leur célébrité naissante. Quant auxécrivains en possession de la gloire, la jeunesse en général leuroffrait le culte d'une admiration passionnée.

Je ne sais par quel hasard presque tous les jeunes favoris des muses, àcette époque, avaient fait ou faisaient leurs premières armes dansl'étude enfumée d'un procureur ; aussi ne cessait-on d'y mêler lesdiscussions attrayantes de la littérature aux travaux fastidieux de laprocédure. On ne trouvait pas ce mélange d'occupations de l'esprit avecles travaux arides de la profession chez les notaires, où tous leslivres, autres que ceux du droit, étaient mis à l'index et proscritssans pitié. Plus de liberté produisait plus d'esprit chez les clercs deprocureur. Amis des lettres, ils se croyaient d’Athènes, et accusaientles clercs de notaire d'appartenir un peu à la Béotie. Ceux-ci, de leurcôté, regardaient les élèves de la chicane comme entachés d'une espècede roture et nourris à une mauvaise école. Ce dernier reproche nemanquait pas de vérité. En effet, les jeunes gens, endoctrinés par lessuccesseurs de Rolet, avaient sous les yeux des exemples d'improbitédont leurs patrons se faisaient trop souvent un jeu. Je me rappelleraitoujours ce mot d'un cynisme extraordinaire qui sortit de la bouched'un certain coryphée de la compagnie. Un jour, devant ce fanfarond'improbité, ardemment occupé du soin de bâtir une fortune scandaleuse,on parlait d'une grande affaire confiée à un pauvre diable de procureur: « Un tel, s'écria-t-il avec une rare effronterie, fripon subalterne :qu'on donne cent louis à ce faquin, et qu'on lui retire l'affaire, ellen'est pas faite pour lui. » L'avis ou l'ordre fut exécuté, et le fripondu grand air parvint à s'emparer de presque tous les biens d'unhéritage immense ; il se fit héritier unique ou légataire universel.

Cet important se montrait fort recherché dans son extérieur ; on ne luivoyait jamais que des habits du plus beau drap de Louviers ; un jabot,aussi blanc et aussi bien plissé que ses longues manchettes, sortait desa veste entr'ouverte et laissait voir une chemise de toile deHollande. En parlant, il jouait négligemment avec les breloques sonoresde sa montre à répétition. La tête haute, l'abord froid et impérieux,la parole brève, il devenait poli, insinuant, mielleux avec les clientsqu'il voulait acquérir ou tromper ; mais, du moment où il craignait dese voir déçu dans ce calcul d'avidité, il éclatait avec violence, etses procédés achevaient de révéler un caractère affreux. Ons'instruisait chez lui parce que son étude avait la vogue et une fortbelle clientèle ; mais ses clercs le méprisaient au fond du cœur. A lamême époque, j'ai rencontré, dans la même profession, un autre typeoriginal, digne du pinceau de Régnier ou de Molière. Ce noir suppôt deThémis avait choisi son repaire dans une assez vilaine rue ; sa maisondélabrée était de la plus chétive apparence, et n'avait qu'une portebâtarde. Quand vous l'aviez franchie, un corridor assez obscur vousconduisait à une étude enfumée, dont les clercs assez âgésressemblaient à des recors. En entrant dans un cabinet encore plusobscur que l'étude, je n'aperçus pas sans quelque émoi un spectre d'unestature colossale et d'une vieillesse ferme et vigoureuse. Il avait unbonnet de laine rouge dressé sur sa tête ; une redingote d'un gros drapgris, salie par le tabac, le couvrait tout entier. Des mains fortes,mais sèches et osseuses, garnies d'ongles noirs, longs et recourbéscomme des serres d'oiseau de proie, sortaient de ses manches avec unepartie de l'avant-bras. Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, jetaientun feu sombre sous d'épais sourcils, dont quelques poils hérissés serelevaient vers un front plissé de rides. Du fond de sa vaste poitrinesortait une voix forte et menaçante qui devenait aiguë et criarde dansles fréquents accès d'une colère prompte à s'allumer. Cet individu,rongé d'avarice, dévoré d'amour de l'argent, plein de fourberie,semblait être le monstre de la chicane personnifiée. A son aspect, jetremblais sur le seuil de son cabinet, je tremblais en l'approchant, età peine si je parvins à balbutier quelques mots de l'affaire pourlaquelle on m'avait envoyé vers lui. Mon procureur, au contraire, étaitun beau-fils, il avait des prétentions à passer pour un homme du monde; à mon retour, je me trouvais en verve, et je l'amusai beaucoup en luiimprovisant le portrait de son odieux confrère. Au reste, il nefaudrait pas juger la compagnie sur ces deux modèles : en effet,quoique un peu décriée, elle renfermait un assez grand nombred'honnêtes gens ; et tel procureur de l'époque était un véritable jugede paix avant que la loi eût institué ces magistrats de laconciliation. Quant aux notaires, leur compagnie jouissait encore del'estime et de la confiance générales, malgré quelques échecs causéspar la manie des affaires qui commençait à s'introduire dans leurcabinet. Les jeunes gens, qui aspiraient au notariat, contractaient debonne heure des habitudes d'ordre, de régularité, de probité sévère ;mais on s'apercevait déjà qu'il manquait beaucoup de choses à leurinstruction, comme à celle de leurs patrons ; elle ne suffisait plusaux besoins de la société et à la variété des transactions. Il y avaitune ligne de démarcation entre les clercs de notaire et les clercs deprocureur, et on les distinguait sans peine au premier coup d'œil,quoiqu'ils suivissent également la mode à laquelle ils n'étaient pasmoins soumis que les femmes.

Les cheveux d'un jeune homme du temps, relevés à racines droites surson front, couronnaient sa tête par un toupet crêpé, pommadé, poudré àfrimas, et accompagné de deux rangs de boucles circulaires quirejoignaient la queue enfermée dans un ruban de soie noire. Cette modeexigeait des papillotes deux fois par semaine avec frisure complète,opération fort longue, pendant laquelle jeunes et vieux, grands etpetits, prenaient un singulier plaisir à écouter les nouvelles dont lesartistes en perruques étaient toujours abondamment pourvus. Suivant latradition, le pompeux Buffon cessait chaque matin de donner audience àson esprit, afin de prêter une oreille complaisante à la chronique dujour, racontée d'une manière originale et familière par son barbier entitre.

Pour qu'un jeune homme fût à la mode, il lui fallait un habit de drapfin ou de soie, suivant la saison, qui serrât exactement la taille etles bras, car on avait la prétention de paraître mince ; l'embonpointsentait la roture, et le ventre était à l'index, comme chose prohibée.L'élégant petit-maitre sortait encore un gilet d'une étoffe chinée oud'un drap chamois, des culottes de sénardine couleur jaune pâle ou grisde lin, des bas de soie à raies longitudinales et variées, des souliersétroits et lustrés à la cire luisante, des boucles d'argent taillées àfacettes comme le diamant. L'été, on lui voyait un léger bambou à lamain ; l'hiver, il jetait sous son bras gauche un énorme manchon àlongs poils soyeux, dans lequel il se serait bien gardé de cacher sesmains quand il se promenait aux Tuileries ou au Palais-Royal.N'oublions pas le chapeau de castor qui, pendant un ou deux ans, futd'une hauteur démesurée. Paris l'avait emprunté aux Hollandais. Jepourrais bien retracer ici ce qu'on appelait le négligé pour unecertaine classe de jeunes fashionables du haut parage, auxquels onpouvait appliquer ce trait de Gilbert :

En habit du matin,
Monsieur promène à pied son ennui libertin.

Je me contente de dire que ces dandys portaient alors des pantalons depeau de daim très-fine qui étaient si étroits, qu'on ne pouvait lesmettre la première fois qu'avec le secours de deux personnes. De là, unmot plaisant du comte d'Artois qui, jeune, évaporé, se montrait fortattentif à suivre la mode. Son valet de chambre lui présentant unpantalon de cette espèce : « Si j'y entre, dit-il, je ne le prends pas.»

A côté des deux professions dont nous avons parlé plus haut, florissaitun jeune barreau qui, s'appliquant ce mot de Cicéron : « L'orateur estun homme probe, habile à bien dire, » conservait l'honneur héréditairedu corps, et aspirait aux palmes de l'éloquence. Le plaidoyer de Dupatypour trois hommes injustement condamnés au supplice de la roue, lachaleur entraînante de Bergasse défendant la sainteté du nœud conjugaldans l'affaire du banquier Cornemann, le polémique de ce Linguet dontVoltaire avait dit : « Il brûle, mais il éclaire, » les réquisitoiresdu vertueux Servan, les brillantes inspirations de Gerbier, qui avaitreçu de la nature tous les dons de l'orateur, les discours del'illustre Séguier, l'adversaire officiel des philosophes dudix-huitième siècle, qu'il estimait en secret, le retentissement de laparole foudroyante de Mirabeau dans ses débats au parlement d'Aix avecle célèbre Portalis, qu'il fallut emporter presque mourant après salutte avec un si terrible jouteur, excitaient l'ardeur et formaient letalent de leurs rivaux futurs, qui voyaient aussi grandir devant eux dejeunes magistrats du parquet déjà connus de l'opinion. Mais à côté deces beaux exemples, une partie des avocats en donnait de dangereux. Ilsdéfiguraient la langue dans une espèce de jargon du palais, qui étaitinsupportable ; tantôt communs, tantôt boursouflés, ils noyaient laquestion dans un déluge de paroles ; quelques-uns, armés de poumons defer et pourvus d'une voix de stentor, plaidaient avec une espèce defureur pendant trois ou quatre heures ; la sueur ruisselait de leurfront, et par moments ils semblaient écumer. Du reste, le corpsjouissait d'une haute estime, et la méritait. Les procès en séparationentraînaient bien quelques-uns des défenseurs des femmes à des liaisonslicencieuses avec leurs clientes, il y avait bien encore quelquesscandales particuliers ; mais, en général, les mœurs du barreau étaientpures, et la probité, unie à une scrupuleuse délicatesse, régnait danscette belle profession qui touchait, sans le savoir, au moment deparvenir à tout par la puissance de la parole.

Nos jeunes patriciens recevaient à peu près la même éducation que celledes enfants de la classe moyenne ; mais ils travaillaient beaucoupmoins, parce qu'ils ne sentaient pas le besoin de travailler. Au sortirdu collège ou de l'école militaire, ceux-ci se rendaient aux écolesd'application où ils acquéraient des connaissances spéciales etpositives ; ceux-là entraient dans un régiment, et menaient la vie degarnison, vie pleine d'oisiveté, de dissipation, et très-peu propre àformer des esprits supérieurs. Les autres, livrés à eux-mêmes au milieudes pièges et des séductions de la capitale, lâchaient la bride à leurspassions. Les enfants des grandes et riches maisons, dès qu'ils setrouvaient émancipés par l'âge ou mariés, tombaient dans les plusfolles prodigalités. Une classe de courtisanes trop célèbres alors,connue sous le nom de femmes entretenues, et qui scandalisaient Parispar l'excès de leurs dépenses et l'insolence de leur luxe,s'appliquaient à dévorer le patrimoine de ces jeunes patriciens,entretenaient leurs penchants à la frivolité, énervaient lestempéraments, amollissaient les âmes sans altérer toutefois ce couraged'instinct et de réflexion qui est une vertu de notre caractère, etpour ainsi dire un fruit du sol français. On était bien sûr de voir cesétourdis, ces dissipateurs, ces enfants de la mollesse et de lavolupté, courir à un duel ou à un combat comme les favoris de Henri IIIà la journée de Coutras ; mais il ne se formait à cette école deplaisirs et de vices, tenue par les Lays modernes, ni de ces grandscaractères ni de ces grands talents si communs en France au temps deLouis XIV. On sentait au contraire une espèce d'abâtardissement dans lanoblesse dont Louis XV, qui oubliait tous ses devoirs de roi, avaitnégligé de surveiller l'éducation. Aussi quand son successeur, auxprises avec une révolution, eut besoin de secours et fit le signal dedétresse, il ne trouva ni un général ni un ministre capable de sauverl'état et le prince. La marine seule comptait des hommes d'une hautecapacité, mais qui, n'ayant pas été initiés aux affaires, ne pouvaientavoir appris à gouverner l'état comme leurs vaisseaux au milieu destempêtes.

Cependant les questions financières commençaient à remuer les esprits ;le compte rendu de Necker, véritable signal d'une révolution prochaine,puisqu'un ministre du roi donnait l'exemple de révéler au peuple deschoses qui sont des mystères dans un gouvernement absolu, s'étaitrépandu partout comme un livre d'imagination ou un roman du plus grandintérêt. Tout ce qui lisait alors avait lu le compte rendu. La jeunesseelle-même, commençant à devenir sérieuse, avait pris part auxdiscussions entre le banquier de Genève, qui ne voulait plus de secretsen finances, et le brillant Calonne, qui le combattait par ordre de lacour, si intéressée à cacher ses dilapidations. La guerre d'Amérique,les secours portés par un successeur de Louis XIV à un peuple armé pourreconquérir son indépendance, l'enthousiasme excité par les triomphesdes Suffren, des Lamotte-Piquet, des Destaing sur nos plus anciensennemis, vinrent réveiller des sentiments de gloire, et mêler des idéesde liberté aux autres idées graves qui s'étaient emparées des esprits.Le retour de la colonie de jeunes officiers qui avaient été servir,avec La Fayette, sous le drapeau de Washington, féconda les germesd'indépendance cachés dans le cœur de tous les hommes. D'un autre côté,les doctrines philosophiques comptaient, depuis un demi-siècle, ungrand nombre de disciples de toutes les classes. Voltaire avait unebrillante école, Rousseau beaucoup d'enthousiastes, surtout parmi lesfemmes et les jeunes gens. En 1787, à l'âge de dix-neuf ans, nouscommencions à lire le Contrat socialet les Conseils à la Pologne; les plus hardis d'entre nous abordaient l’Esprit des Lois et les Discours de Machiavel sur Tite-Live. Encore légers parles goûts de notre âge, nous sentions le besoin de donner des alimentsforts et substantiels à notre esprit ; nous étions d'ailleurspréoccupés des discussions de la cour avec les parlements, et del'émotion générale causée par les révélations sur l'état des finances,sur le produit des impôts, sur le déficit du trésor. Enfin larévolution éclata et vint fermer à jamais le passé auquel nous avionsappartenu. L'heureux temps que celui de notre première jeunesse !jetons-y un dernier regard comme sur une époque qui ne peut plusrenaître ni pour nous ni pour aucune des générations nouvelles qui noussuccéderont. Nous étions tout à fait de notre âge, adonnés à nosplaisirs et à la profession que nous voulions suivre, exempts despassions politiques qui dévorent l'existence, en général étrangers auxaffaires du gouvernement, assez modérés dans nos désirs, renfermés dansde certaines limites très-difficiles à franchir, ne pouvant pas mêmeavoir le plus léger soupçon de ce que nous voyons aujourd'hui : latémérité des vœux, l'audace des espérances, et l'insatiable désird'obtenir tous les avantages de la société avant d'avoir été marqué dusceau de l'expérience et de la maturité.

En 1789, plus d'observations particulières sur l'esprit et les mœurs dela jeunesse. La révolution, en apparaissant au milieu de nous, vintimprimer à tous les cœurs l'amour de la patrie et l'enthousiasme de laliberté. Ces deux sentiments que nos pères avaient développés avec tantd'énergie au temps de César, et qui plus tard avaient saisi d'autresoccasions de se manifester, ressuscitèrent chez un vieux peuple avectoute l'énergie et toute la pureté qu'ils avaient au temps de la verturomaine. Plus rien de frivole en France, pas même la jeunesse qui paruttout à coup passer à l'âge mûr. Il ne lui resta de traits qui lafissent reconnaître que cette candeur d'intentions, ce désintéressementabsolu, et l'éclat du courage, ses anciens attributs. Dans les citéscomme dans les camps, la jeunesse prit pour elle tous les périls dudedans et du dehors. Ils appartenaient à la jeunesse les ardentsdéfenseurs de la cause publique, dans le forum ou dans le sénat ; ilsappartenaient aussi à la jeunesse les héros qui nous firent triompherde l'Europe. Sous le rapport de l'abnégation de ses intérêts, dudévouement sans bornes, et des prodiges opérés pour l'affranchissementet le salut de la France, il y eut là quelques années qui feront unéternel honneur à la nation. On put croire, à cette époque, que nousallions remonter, par les lois, par les opinions et par la guerre, à lapureté républicaine, sans perdre l'élégance de nos mœurs et de notrepolitesse. Mais bientôt, en outrant tout, en voulant nous transformertout à coup, et imposer le régime de Sparte et de Rome à une nationcivilisée qui aime les arts, les jouissances de l'esprit, les plaisirsdu goût et l'urbanité, on s'exposa nécessairement à nous rejeter versle passé dont ou aurait voulu abolir jusqu'à la mémoire. Cette violencecontribua, encore plus peut-être que les excès de la terreur, à laréaction qui éclata aussitôt après le 9 thermidor, réaction qui fut sisanglante en invoquant le saint nom de l'humanité. Je ne peindrai pasla jeunesse de cette époque de transition. Égarée par des sentimentslégitimes dans le principe, excitée par des imprudents qui, encore touttremblants de la peur qu'ils avaient ressentie eux-mêmes, au moment oùils faisaient tant de peur à tout le monde, agitée par des passionspolitiques qu'un parti puissant attisait poulies exploiter au profit del'ancien régime qu'il espérait ressusciter, enflammée par vingtjournaux qui mettaient chaque jour le feu à toutes les têtesincandescentes , une partie de cette jeunesse tomba dans les plusdéplorables égarements, ainsi que tous les hommes engagés dans la lutteentre la république, blessée à mort quoiqu'elle parût encore pleine devie, et la royauté qui aspirait à renaître. On se rappelle avec effroiles compagnons de Jésus et du Soleil, et leurs sanglantes expéditionsdans le midi. Les fils des meilleures familles devinrent des assassinset des brigands non-seulement tolérés mais encore encouragés, et que latardive sévérité des lois eut la plus grande peine à réprimer.

Les armées se préservèrent de toute cette contagion, et, comme ellesn'avaient eu aucune part aux excès de l'action, elles furent étrangèresaux emportements de la réaction ; elles furent aussi préservées d'unesingulière métamorphose qui se fit remarquer dans la cité. Sur lafrontière, nos braves soldats, en présence de l’ennemi, et déjànégligés par une administration faible et désunie qui avait succédé àl'administration vigoureuse et compacte du comité de salut public,supportaient, pendant un hiver des plus rigoureux, toutes lesprivations, bravaient en plein air toutes les intempéries, et nesongeaient qu'à vaincre ou à mourir. A la même époque, dans une partiede la France, et surtout à Paris, une folle ivresse de plaisirs emportatout à coup la société. Tous les âges se précipitèrent avec une sortede fureur dans toutes les jouissances dont on les avait sevrés.C'étaient des festins de Lucullus, c'étaient des bals aussi brillantsque ceux de Marie-Antoinette à sa villa du petit Trianon ; c'était unerépétition journalière des saturnales de la régence, au moment où lacour se hâta de déposer le rôle d'hypocrisie que lui avaient imposé latristesse et la dévotion du grand roi. Étrange contradiction du cœurhumain ! Les héros de ces fêtes étaient des hommes et des femmes quipleuraient, disaient-ils, leurs parents immolés à une espèce dedivinité inexorable comme la Fatalité des anciens, et pourtant ilsdansaient et se réjouissaient au milieu de leurs transports de hainepour la république, et des projets de vengeance qu'ils exécutaient ouméditaient contre les terribles adversaires dont l'aspect les faisaittrembler encore. Voici maintenant une autre anomalie, mais d'uncaractère moins sérieux, et qu'il faut néanmoins citer comme un traitde la physionomie du parti qui donnait un aussi étrange spectacle.Tandis que les femmes, interrogeant les statues antiques, adoptant lecothurne, la coiffure, la tunique des femmes d'Athènes et de Rome,brillaient de la plus rare élégance sous de légers vêlements qui nousles montraient presque sans voile, comme Aspasie ou Phryné apparaissantaux regards d’un peuple enthousiaste de la beauté, les jeunes gens, quiavait taxé de simplicité grossière le costume des républicains dutemps, se présentaient sous un aspect rebutant et ridicule. On lesrencontrait partout avec ce qu'ils appelaient des cadenettes,c’est-à-dire avec leurs cheveux nattés et relevés derrière la têtecomme ceux des soldats suisses de la garde royale ; sur les deux côtésde leur figure descendaient des touffes de cheveux qui représentaientdes oreilles de chiens, leurs cols étaient emprisonnés dans une cravateénorme qui, enveloppant le bas du visage et le menton, semblait cacherun goitre ; ajoutez à ce bizarre déguisement une espèce de sarreau dedrap qui descendait le long du corps sans marquer la taille, et dontles larges manches permettaient à peine la vue de l'extrémité desdoigts. Ces mêmes coryphées de la mode portaient à la main un bâtonnoueux et tortu, pour attaquer leurs adversaires lorsqu’ils croiraientl'occasion favorable. Tels étaient les chevaliers des plus brillantesfemmes des salons de Paris. Telle était la milice volontaire qu'onappelait la jeunesse dorée de Fréron, et qui faisait avec un zèlegratuit et une vigilance passionnée la police de la capitale dans lesspectacles, dans les jardins publics, sur les boulevards, contre lesrévolutionnaires désignés sous le nom de terroristes. Paris laissaitfaire ; mais il marquait déjà le moment où il mettrait un terme à ceslevées de boucliers qui portaient le trouble au lieu de rétablirl'ordre.

Cette époque de vertige et de déclin pour une partie de la société,semblable à l'écume qui bouillonne sur une mer longtemps agitée, nepouvait durer. Les études recommençaient dans les institutionsparticulières et dans les écoles centrales ; la jeunesse studieuse yaccourait avec une envie extrême de profiler d'une instruction solideet variée ; elle reprenait des mœurs plus douces et des habitudes pluspaisibles. En même temps, et sans que la contagion du dehors eût pu lesatteindre, les élèves de la première école polytechnique formaient,sous les auspices de Monge, de Berthollet, de Fourrier, de Prieur de laCôte-d'Or, cette pépinière d'hommes distingués qui sont devenus l'unedes gloires de la France, en lui rendant d'immenses services. On neconçoit pas tant d’application, tant de travail, de si profondesétudes, de si grands progrès, à côté de tant de légèreté, de folie,d'emportement de plaisir et de dangereuse exaltation dans une autrepartie de la population. Qu'elle était belle à voir cette jeunessed'une stature élevée, d'une force de corps remarquable, d'un air calme,initiée aux mystères de la science, et toujours prête à offrir sesconnaissances, son bras, son zèle et son épée au premier signal de lapatrie, qui pouvait les réclamer à tout moment ! Que de beaux nomscette école a semés dans toute l'Europe et gravés en tracesineffaçables dans nos annales civiles et militaires !

Deux belles années du gouvernement directorial, illustrées par lestriomphes inouïs de Bonaparte en Italie, avaient rendu la société pluscalme et plus sage ; mais bientôt les revers et la faiblesse d'ungouvernement sur son déclin laissèrent renaître les traces de troubles,et la jeunesse allait encore s'égarer en usurpant une dangereuseinfluence. Mais Bonaparte revint d’Orient, environné d'une nouvelleauréole de gloire ; la société se reconstitua sous le consulat, quirétablit l'ordre dans l'état, la sécurité dans les villes, la paixentre les citoyens, la décence dans les mœurs, et toutes les bonneshabitudes de la civilisation. Sous l'impulsion puissante et régulièredu grand homme, la jeunesse reprit goût à toutes les choses sérieuses.On la vit embrasser avec ardeur les études littéraires, cultiver ledomaine des sciences, s'associer aux découvertes de l'industrie,peupler les manufactures, hâter les progrès de son instruction pour nepas être surprise sans un fond de connaissance par le signal du départpour les armées. Au dedans comme au dehors, et sur tous les champs debataille, théâtres de ses triomphes, elle se montra pénétrée d'undévouement sublime, saisie d'un enthousiasme extraordinaire pour lagloire, et capable d'obtenir l'admiration même du premier capitaine dusiècle. Cette jeunesse vraiment digne de lui, l'empereur l'employaitpartout, dans ses conseils, dans l'administration générale, dans desnégociations hérissées de périls ou pleines de difficultés, dans legouvernement des pays conquis ; et partout elle répondait à sonattente. Les jeunes gens étaient encore pour lui les Missi dominici avec lesquelsCharlemagne visitait les différentes parties de son vaste empire. Qued'hommes aurait produit cette école féconde, si celui qui l'avait crééeavait pu rester sur le trône et appliquer son génie aux conquêtes de lapaix, comme il l'avait appliqué à l'art d'obtenir et de fixer lavictoire ! Par la générosité des sentiments, par la probité sévère, parle singulier privilège de ne rien croire d'impossible quand l'intérêtdu pays et un homme tel que Napoléon commandent, cette jeunesse méritales honneurs du parallèle avec les volontaires de la levée de septembre1792, quittant leur charrue ou leur atelier pour arracher la France àl'insulte et au fléau d'une invasion des étrangers, qui, à cetteépoque, méditaient de nous partager avec l'épée comme la malheureusePologne. En payant un tribut à cette élite du peuple français, on nepeut s'empêcher de répandre des larmes sur les flots de sang que lajeunesse tout entière a versé pour nous, de sentir de mortels regrets àla pensée de la perte de tant d'hommes qui seraient aujourd'hui laforce, le rempart et l'honneur de la France. Adressons-leur un souvenirdans quelque partie de la terre où repose leur dépouille sacrée, etdisons-leur, comme s'ils pouvaient nous entendre dans leurs tombeauxinconnus : « Généreux enfants de la patrie, que la France serait grandesi elle pouvait ranimer d'un souffle vos ossements, et vous présenteren phalanges guerrières à l'Europe que vous avez tant de fois vaincue !»

Pendant l'immortelle campagne de 1814, où le génie d'un homme fit têteà l'Europe conjurée, la jeunesse française se montra digne de cequ'elle avait été pendant le règne de Napoléon. A ces deux époques ellen'eut que de grandes pensées ; et je ne sais quel reproche pourraitleur adresser le plus sévère des peintres de mœurs. Sans doutel'ambition régnait dans les cœurs, mais cette ambition était noble etpure des misérables intrigues et des capitulations de conscience quidéshonorent souvent une passion si peu sévère sur le choix des moyensd'arriver à son but. C'est au prix de son sang offert tous les joursque l'on voulait obtenir les récompenses promises par le juge suprêmedes travaux de chacun ; c'est par des services multipliés que l'onespérait attirer les regards d'un prince attentif et juste, qui nelaissait aucun sacrifice sans salaire. Quel homme sage aurait voulutarir la source de tant de dévouement, et refouler dans les cœurs lapassion de la gloire ?

La chute de Napoléon laissa un vide immense ; la jeunesse, décimée tousles ans par la guerre, donna les plus vifs regrets au prince qui levaitsur elle le terrible impôt du sang au nom de la gloire et du salut detous. Destituée en quelque sorte avec lui du commandement suprême del'Europe, la jeunesse se sentit d'abord accablée de ce revers, etconserva au fond du cœur le désir de le réparer. Le retour de l'îled'Elbe, après de magnifiques promesses, renversa les ambitieusesespérances que les amis de Napoléon avaient conçues pour leur pays.Heureusement les idées de liberté firent diversion à cette douleur.Toujours fidèle à ses glorieux souvenirs, la jeunesse embrassa laCharte comme une victoire remportée sur la dynastie revenue avec lesétrangers, et contrainte de rendre hommage aux principes de larévolution.

Alors se révéla un homme connu seulement par quelques chansons, entrelesquelles tout Paris avait répété leRoi d'Yvetot, satire naïve à la manière de La Fontaine. Tout àcoup l'auteur de cette malicieuse allusion au règne du conquérant,devient un grand poëte. Il prend la lyre au lieu du galoubet, etconsacre ses odes ou ses hymnes à consoler la France, en célébrant sesvingt années de triomphes. Grâce à lui, nos héros, leurs exploits,leurs prodiges, reviennent à la mémoire de tous, et retentissent dansles palais, dans les ateliers, dans les chaumières. Les étrangerseux-mêmes, encore présents et sous les armes au milieu de nous,entendent les femmes, les vieillards, la jeunesse, célébrer lesbatailles de Jemmapes et de Fleurus, de Rivoli et d'Arcole, desPyramides et du Mont-Thabor, d'Austerlitz et de Friedland ; ils nepeuvent s'empêcher d'admirer à la fois et tant de faits immenses et lanoble attitude du peuple qui les chante devant eux ainsi qu'en face dela dynastie assise sur le trône, offensée de n'avoir aucune place parmitant de gloire, mais secrètement intéressée à ne pas arrêter cet élandes âmes, qui pouvait devenir un élément de force si les alliésvoulaient abuser de la victoire en prolongeant leur séjour parmi nous.

Une singulière anomalie se présente ici à la pensée. Béranger, enrallumant l'enthousiasme pour Napoléon, réveillait aussi l'amour de lapatrie et de la liberté ; il fut ainsi pour sa part l'instituteurpolitique de la jeunesse en général. Il produisit sur elle, comme surle peuple lui-même, une impression qui ressemblait en quelque chose àcelle de la révolution de 1789 ; il en ranima les sentiments, et jetadans les cœurs le germe des dispositions nécessaires au succès de larévolution nouvelle, qu'il prévoyait dans un avenir plus ou moinséloigné. Les jeunes gens de la classe moyenne, et même un certainnombre de ceux qui appartenaient aux anciennes familles, non moinsfières de leur naissance que connues par leur haine pour la révolution,prirent aussi leurs inspirations dans Béranger, et adoptèrent la causeconstitutionnelle. Ils formaient, sous la conduite des chefs del'opposition, une société qui se consacrait avec eux aux travaux de larésistance légale et organisée, pour arrêter les empiétements d'uneautorité trop justement suspecte de projets hostiles à la liberté. Lesévénements de chaque jour, les discussions de la tribune, les journaux,les nombreuses publications de la presse, avancèrent singulièrementl'éducation politique de ces auditeurs d'une nouvelle espèce placésauprès des deux chambres, et partout où il s'agissait de défendre lesprincipes de la révolution de 1789. En même temps il s'élevait danscette même classe une coalition de quelques belles intelligences qui,formées, échauffées par l'enseignement de l'école normale, oùbrillaient les Laromiguière, les Royer-Collard et leurs élèves d'élite,entreprirent de combattre le dix-huitième siècle, particulièrementVoltaire, et de rétablir l'union entre la philosophie et le principereligieux, qu'elle regardait avec raison comme immuable dans le cœurdes hommes. Cette coalition avait pour son interprète le journal le Globe. Sans doute elle futinjuste envers le dix-huitième siècle, elle méconnut des servicesimmenses et dont nous recueillons encore tous les fruits chaque jour ;sans doute encore on peut lui reprocher des hérésies littéraires ; maiselle répandit des lumières en soumettant tout à une analyse sévère, etoffrit l'exemple d'une pureté, d'un désintéressement, d'une droitured'intentions qu'on ne saurait oublier. C'est du Globe que sont sortis lesSaint-Simoniens, les Fouriéristes et tous ces jeunes écrivains qui ontfouillé au fond des principes de la société, et tenté de la réformertout entière pour réparer, disaient-ils, de grandes injustices, donnerà chacun la place que lui méritaient ses talents et ses vertus,améliorer la condition du peuple et répartir plus également lesavantages que les hommes peuvent obtenir de leur réunion en corps denation. Sans le savoir, peut-être, ces jeunes enthousiastes reprenaientl'œuvre démocratique de 1795 et les doctrines de Babeuf, immolé sous ledirectoire pour l'émission de principes semblables aux leurs. Ilsavaient aussi dans leur enseignement religieux des affinités avec lathéophilanthropie que voulut mettre en honneur La Réveillère-Lépeaux,membre du directoire, et que le ridicule fit tomber, de même qu'il aporté depuis un coup mortel à la prédication publique de quelquesSaint-Simoniens. On sait que quelques coryphées de cette secte allèrentjusqu'à enseigner la liberté absolue et même la communauté des femmes.Ce sont là des excès comme il s'en rencontre dans toutes les sectesnouvelles, mais l'école de Saint-Simon et de Fourier n'en laissera pasmoins des traces profondes ; plusieurs de ses principes pénétrerontdans les lois ainsi que dans les institutions, et apporteront avec letemps de notables changements dans la constitution du corps social. Depareils efforts, de pareils projets, des vues si sérieuses, depareilles études dans la jeunesse, sont un spectacle nouveau pour laFrance et même pour le monde.

Cependant l'opposition ne tarda point à se partager en deux fractions :l'une, c'était la plus nombreuse, voulait tout obtenir par la force dela loi, en retenant le gouvernement dans les limites de la Charte ;l'autre, ayant perdu toute confiance dans la dynastie, se précipitadans la route périlleuse des conspirations. Elles avortèrent toutes, etcoûtèrent la vie à des hommes ardents et sincères, mais sans prudence,à de jeunes séides dont quelques-uns, comme les quatre sergents,montrèrent le plus noble caractère devant la justice, et une âmehéroïque en face de la mort. Plein d'affection pour la jeunesse eugénéral, consacré au devoir de l'instruire et d'éclairer sa route,témoin de plusieurs de ces tentatives téméraires dont j'ai toujoursprédit la malheureuse issue à leurs auteurs, j'ai plaint du fond ducœur Bories et ses compagnons, ainsi que toutes les autres victimesd'entreprises téméraires et inopportunes qui ne pouvaient réussir. Enrévolution surtout, tout ce qui est prématuré avorte, tout ce qui vatrop vite fait reculer. Les révolutions ne triomphent que lorsquel'opinion publique est prête à les accepter.

Il y avait alors dans les esprits un mouvement extraordinaire. Il donnanaissance à la tentative, formée par quelques jeunes gens, de faire,avec un plan raisonné, suivi avec constance, ce que la révolution avaitessayé par suite de son penchant à l'innovation en toutes choses, maisavec des efforts partiels sans direction et sans puissance, je veuxdire une réforme littéraire appliquée au théâtre, à l'histoire, auroman, à la prose, à la poésie, à la langue même ; les beaux-arts,surtout la peinture, devaient aussi subir une métamorphose complète. Ilse trouvait des vues justes, des observations vraies, des véritéssenties dans le plan des jeunes Luthers de cette réforme. Mais que degénie et de bon sens, quelle habileté dans l’art de composer etd'écrire, quelle connaissance du goût des Français ne supposait-ellepas ! L'audace des réformateurs fut grande, elle produisit des poëtesainsi que des prosateurs ; elle enfanta quelques œuvres marquées aucoin du talent, mais qui toutefois ne donnaient à personne le droitd'affecter de superbes mépris pour nos grands écrivains, à l'exemple decet original de Mercier qui voulut détrôner en même temps Racine etNewton. Le public se laissa entraîner, et sans déserter les objets deson culte proscrit par le fanatisme littéraire du moment, il lesnégligea pour accepter, avec une certaine faveur, des ouvrages qu'iln'aurait pas voulu souffrir dix ans auparavant. Le théâtre, envahi pareux, vit triompher la nouvelle école, quelques succès légitimes, etd'autres qui étaient des scandales pour la raison et des outrages pourle goût, ainsi que des atteintes graves au caractère de notre langue.La déception fut entretenue avec une habileté remarquable, avec unepersévérance extrême, avec un concert inouï d’éloges mutuels par leschefs de la conjuration, et par leurs admirateurs passionnés, quis'emportèrent ensuite jusqu'à faire une sorte de violence à l'opinion.Pour être vrai, il faut avouer que la tourmente littéraire a vu éclore,dans plus d'un genre, et spécialement dans la poésie lyrique et leroman, des talents et des travaux qui ont justement conquis leurcélébrité. Je les nommerais si la nature même de cette esquissegénérale me permettait d'entrer dans les détails. De même, je mecontenterai d'indiquer que le public est maintenant en pleine réaction,surtout au théâtre, contre la nouvelle école, parce qu'elle n'a pointtenu ses promesses de recréer l'art, et qu'en imitant jusqu'aux défautsqu'elle reprochait aux maîtres, elle n'a montré ni leur génie, ni leurraison, ni leur talent de peindre les passions et de remuer les cœurs.

Les projets de la réforme littéraire appartenaient, par leur naturemême et par des liens assez étroits, à la révolution politique quimarchait toujours, et ne pouvaient plus être arrêtés que par la défaitedes amis de la liberté, ou par la chute de la dynastie. Les troisjournées survinrent et firent sortir du sein du peuple une racenouvelle de révolutionnaires, jusqu'alors inconnue en France. Quelétonnement pour nous, lorsque nous vîmes des adolescents, des enfantsmême, saisis tout à coup d'un instinct de courage et d'une fièvrebelliqueuse, poussés et conduits par eux-mêmes, attaquer des soldatsarmés, braver la mitraille, recevoir et surtout donner la mort avec uneaudace et une témérité sans exemple, s'abstenir de toute cruauté dansle combat, de tout excès après la victoire ! La prise de la Bastilleelle-même, qui causa une si profonde émotion dans Paris, n'avait rienproduit de pareil. Le gamin, puisqu'il faut l'appeler par son nom,n'était point apparu dans les journées les plus orageuses de larévolution. D'où sortait cette race nouvelle tout à coup intervenue,sans ordre et sans appel, dans la bataille qui a renversé un trône etdépossédé une dynastie ? je l'ignore. Que deviendra cette race si ellese perpétue ? qu'en faut-il attendre ou espérer ? C'est là une gravequestion qui mérite d'être méditée profondément par le législateur. Unautre exemple du même genre, mais moins étonnant quoiqu'il soit aussinouveau dans nos annales, appartient à mon sujet. Ce ne sont pas deshommes faits, des généraux couverts de gloire, ce ne sont pas des chefsrévolutionnaires et connus de la foule, ce sont des jeunes gens de nosécoles de médecine, des élèves en droit, des élèves de l'ÉcolePolytechnique qui, l'épée à la main, ont conduit le peuple à l'attaquedu château, ce sont eux qui ont servi de guide à la victoire populaire.Ici point de Camille Desmoulins qui, montrant un pistolet, distribuedes feuilles d'arbre comme des signes de ralliement, et crie au peuplequ'il entraine : « Marchons. » Ici rien en paroles et tout en actions.Le peuple s'émeut de lui-même et trouve sur sa route des guides qu'ilaccepte sans les connaître, parce qu'ils viennent adopter ses périls.

Il existait dans le sein de la jeunesse des ambitions ardentes. Frappésdu souvenir de changements inouïs que nous avons vus, plusieurs sedisaient : Puisque des soldats sontpassés rois, puisqu'un lieutenant d'artillerie a pu devenir lemaître de l'Europe, pourquoi ne deviendrais-je pas général, ministre ouconsul ! Une partie de la jeunesse mit à profit ces réflexions aprèsles trois journées, et s'éleva aux emplois les plus éminents ; l'autrefut négligée par une faute grave de la politique, et devint hostile aupouvoir par mécontentement d'abord, ensuite par système. De là, aumilieu de la société, une espèce de volcan souterrain dont nous avonsvu à plusieurs reprises les redoutables explosions. En même temps lapresse, investie d'une puissance nouvelle, réveilla dans les espritstoutes les idées d'amélioration politique et d'égalité ; la républiqueapparut comme le gage d'un avenir brillant et prospère, où chacuntrouverait sa place, et tout le monde le bonheur tant cherché depuisdes siècles. Tandis que les écrivains entretenaient ces espérances, ilse préparait dans l'ombre une chose que nous n'avions pas vue encore,une vaste conjuration, étendue comme un réseau sur toute la France,nouée avec force, enveloppée d'un profond mystère, et investie d'uneredoutable puissance par des jeunes gens seuls, sans le secours deshommes qui avaient formé les sociétés secrètes sous les Bourbonsrenversés par la révolution de 1830.

Peintre de mœurs, je ne dois pas omettre ici un singulier contraste : àcôté de cette jeunesse que nous appelons la jeunesse politique, nousvoyons un certain nombre de jeunes fashionables avides de tous lesgenres de jouissances, épuisant jusqu'à la lie la coupe des plaisirs,abandonnés à tous les excès, et courant à leur ruine avec une sorte dedélire qui rappelle des temps et des mœurs que l'on croyait à jamaisoubliés. Effaçons ces tristes images par une idée consolante et prisedans l'observation même de ce qui se passe sous nos yeux. La patrievoit croître dans son sein une nombreuse partie de la jeunesse qui vitde peu, modère ses désirs, travaille beaucoup, étudie les questions decette économie politique qui porte tout l'avenir de la France, se livreau génie des découvertes, demande aux sciences les moyens de les rendreutiles au plus grand nombre, d'achever, par une révolution innocente,paisible et progressive, l'ouvrage de la révolution de 1789, enrépandant de nouveaux bienfaits sur le peuple, qu'il faut rendre plusheureux et plus éclairé pour le rendre vraiment libre. Bénissons cettemodeste et laborieuse jeunesse, souhaitons qu'elle fasse de nombreuximitateurs, et attendons, avec une vive espérance, les succès de labelle entreprise qu'elle poursuit sous les regards des hommes éminentsqui lui servent de guides et de flambeaux.




P.-F. TISSOT,
de l'Académie française.