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CAIX DESAINT-AMOUR,Amédée de (1843-1920) : Coutumes singulières,chroniques, légendes documents curieux et inéditsconcernant la noblesse.-Angers : Imprimerie de Cosnier et Lachèze, [18..].- 11 p. ;24 cm.- (Extrait de la RevueNobiliaire, Tome II, n°7).
Saisiedu texte : S.Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (14.V.2005)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Orthographe et graphieconservées.
Texteétabli sur l'exemplaire de laMédiathèque André Malraux (BmLx : normbr 119).
 
COUTUMES SINGULIÈRES
CHRONIQUES, LÉGENDES
DOCUMENTS CURIEUXET INÉDITS
CONCERNANT LA NOBLESSE
par
Amédée de CAIXDE SAINT-AMOUR 
De laSociété des Antiquaires de Picardie

~*~

I
Origine du proverbeRanger en rang d’oignons.


JE suis persuadéqu’aucun des lecteurs de la Revue Nobiliaire nesoupçonne que le proverbe Ranger enrang d’oignons ait quelque rapport avec laNoblesse ? Rienn’est plus vrai, cependant ; et si la Noblessen’eût pas existé, ce proverbe bizarren’aurait jamais pris naissance.

Voici cette piquante étymologie, qui non seulement estrestée comme tradition dans le pays où estsitué le hameau qui y a donné lieu, mais quiencore est consignée en substance dans un grave historien,l’abbé Carlier (1).

Sur les fertiles coteaux arrosés par la petiterivière d’Aunette, à une lieue del’antique cité de Senlis, aujourd’huimodeste sous-préfecture du département del’Oise, s’élève une maison deplaisance qui a remplacé un ancien castel détruitpar le vandalisme des hommes aidés de la main du temps :c’est le château de laséculaire baronied’Ognon (2).

Ognon,voilà un nom bien ridicule, n’est-ce pas? D’où vient-il ? Je n’en sais rien, etcomme il serait difficile de former là-dessus desconjectures, je ne l’essaiera pas. Toujours est-il quel’origine de la baronnie d’Ognon se perd dans lanuit des temps.

Or, vers l’an de grâce 1515, Artus de laFontaine-Solare, d’une noble et ancienne famille (3) quidepuis près d’un sièclepossédait de père en fils la capitainerie deCrespy, était seigneur d’Ognon ; il prenait lesqualités de baron d‘Ognon, capitaine de Crespy,seigneur de Fontaine, Vaumoise et autres lieux.C’était un homme d’un grandmérite, comme nous le voyons dans l’historien duValois, et il étaittrès-considéré à la cour.Et ce qui le prouve, ce sont les charges honorables dont il futrevêtu.

Je viens de mentionner qu’il était capitaine deCrespy, ce qui le faisait pour ainsi dire gouverneur duduché de Valois ; mais, outre cette charge, qu’ilne devait peut-être qu’aux services et àla noblesse de ses pères, et à sa position dansle pays, il en eut d’autres, plus brillantes encore,qu’il ne dut qu’à son propremérite : il fut deux fois revêtu ducaractère d’ambassadeur près les coursde Vienne et de Constantinople, et il obtint la lieutenancegénérale de l’Ile-de-France.

Mais la charge qu’il posséda le plus brillamment,et qui doit nous occuper davantage, est celle de maître descérémonies, qu’ilexerçasous les règnes de François Ier, de Henri II, deCharles IX et de Henri III.

La charge de maître des cérémonies, meslecteurs le savent mieux que moi, a bien diminué de sonimportance ; c’était autrefois une despremières de la cour ; il fallait passer par ceux qui lapossédaient pour arriver au Roi, et les plus grandsseigneurs ambitionnaient l’honneur de la remplir. Mais il yavait aussi le revers de la médaille, et, comme toute choseen ce bas monde, cet emploi si envié avait son mauvaiscôté.

Le maître des cérémonies, qui devaitprésider aux fêtes, y empêcher ledésordre, mettre chacun à sa place et souventdiriger des marches qui étaient fort difficiles dans leParis de ce temps, dont les rues étaient étroiteset tortueuses, le maître descérémonies, dis-je, devaitnécessairement choquer quelquefois l’orgueil oules prétentions des seigneurs de la cour.

Le baron d’Ognon, qui remplissait ses fonctions aveczèle et justice, se vit donc en butte auxsusceptibilités blessées de plusieurs courtisans.«La contrainte de ceux qu’il arrangeait ainsi, ditencore l’historien du Valois, fit naîtreà quelque plaisant l’idée des oignonsqu’on arrange sur les glanes sans laisserd’intervalles. L’allusion du nom de la terred’Oignonavec le nom de cette plante fortifia cetteidée ; on la trouva facétieuse et onl’appliqua aux circonstances descérémonies, des marches et des repasoù l’on est trop serré.»

Telle fut l’origine du proverbe Ranger en rangsd’oignons.

Pour ce qui est d’Artus, il mourut dans un âgeassez avancé, lieutenant général del’Ile-de-France, et laissa la baronnie d’Ognonà son fils Françoisde la Fontaine, gouverneurde Pont-Sainte-Maxime,et qui, s’étant renducaution d’une grande somme pour la reine Marie deMédicis lorsqu’elle sortit de France en 1630, futdans la nécessité de vendre ses terres et sescharges pour faire honneur à ses engagements. Il mourut le30 janvier 1632.

La terre d’Ognon avait étéachetée en 1630 par Jean-Françoisl’Ecuyer, qui devint (4) plus tard conseiller à laCour des Comptes, et enfin elle passa vers 1670 à la familleTiton (5), dans laquelle elle resta jusqu’après laRévolution.

II
La Cavalcade desChanoines et le Couvre-Feu
A LISIEUX (CALVADOS).


Lisieux, l’antique cité des Lexoviens, est encoreaujourd’hui une des villes les plus curieuses de laNormandie. Ces plans en zig-zag, avec des angles qui enfoncent lescôtés des bâtiments voisins ; ces ruesétroites, tortueuses et assombries par l’ombre«qui se verse du toit de leurs maisons penchées ;ces maisons elles-mêmes se livrant à tous lescaprices de la menuiserie architecturale,» et montrant auxyeux surpris et émerveillés del’amateur et du touriste des pignons gothiques àcôté de portes de la renaissance, des sculpturesdu XIVe siècle à côté de lasalamandre de François Ier, tout cela forme un ensemblevraiment bizarre et qui charme d’autant plus qu’ony est moins habitué.

Mais le monument le plus intéressant de Lisieux,c’est sa vieille cathédrale, actuellementtombée au rang de simple église paroissiale.

Elle fut fondée vers l’an 1022, parl’évêque Herbert, et sa construction nefut complétement achevée qu’en 1200,sous le pontificat de Guillaume de Rupierre.

En 1014, Richard II, duc de Normandie, donna aux frères del’église de Lisieux (fratribus Lisiacensisecclesiæ), c’est-à-dire auxmembres duchapitre diocésain, un vaste domaine qui avait appartenuà Anquetil le Preux, tombé en sadisgrâce. Richard assurait ainsi pour longtemps laprédominance du clergé sur le pays.

Aussi lorsque plus tard Hugues d’Eu, issu des ducs deNormandie, et l’un des successeurs de Guillaume de Rupierre,eut pris le titre « d’évêquecomte de Lysieulx », les chanoiness’emparèrent de la qualification de barons de lacathédrale ; mais ils ne secontentèrent pasd’un vain titre, et en souvenir de la charte de Richard IIqui leur avait conféré jadis lasuzeraineté collective de Lisieux, ils exigèrentque deux jours par an leur évêquerésignât son titre de comte.

Le 10 juin, veille de la fête de saint Ursin, second patronde la cathédrale, deux chanoines, choisis d’avancepar leurs collègues, s’emparaient àleur tour du titre féodal, qu’ils devaient garderjusqu’au lendemain soir, 11 juin.

Dès le matin, ils faisaient placer leur écussonsur le grand portail et au haut du choeur de lacathédrale, ainsi que sur la principale entrée deleur maison ou hôtel ; puis,précédés et suivis de tout leclergé de la ville et de la banlieue, à cheval,un bouquet à la main, et portant des guirlandes de fleurssur l’épaule, ils parcouraient la ville, allaientde la cathédrale à toutes les portes, dont ilsprenaient possession , et recevaient des habitants les clefs de leurcité. Une foule nombreuse accompagnait toujours les chanoines-comtesdans cette bizarre cérémonie,et le cortége étaitprécédé de vingt hommesd’armes ou vassaux du chapitre, à cheval etcouverts d’armures de fer comme celles des anciens chevaliers.

On appelait cette singulière et vaniteuse promenade, laCavalcade des chanoines : Canonicorumobequitatio.

Le lendemain, jour de la saint Ursin, aprèsl’office, les chanoines donnaient congé auxécoliers, nommaient aux bénéficesvacants et jugeaient les causes pendantes ou arrivantes auprétoire du comte.

Enfin, pendant toute la durée de leur règneéphémère, ils percevaient tous lesdroits de foire, de marché et de coutume, etremplaçaient ainsi l’évêquedans tous les ennuis et dans tous les bénéficesde sa charge.

Cette coutume bizarre a duré jusqu’en 1790 et nefut supprimée que par la Révolution, qui, si elledétruisit bien des usages ridicules, supprima aussi bien descoutumes louables et souvent nécessaires.

Au nombre de ces usages utiles, est le couvre-feu, quis’est du reste conservé dans beaucoup de villes deprovince, tant en France qu’en Angleterre. C’estdans un grand concile tenu à Lisieux, vers le milieu du XIesiècle, en présence du duc Guillaume et deslégats du pape Victor II, que futdécrété pour la premièrefois l’usage du couvre-feu (ignitium), avecinjonction àun chacun d’éteindre le feu de sonfoyer et la lumière de sa lampe, et de clore sa porte au sonde la cloche.

Ajoutons que le concordat de 1801, qui donna à la France unenouvelle organisation religieuse, supprimal’évêché de Lisieux et leréunit en presque totalité à celui deBayeux, dont le titulaire s’appelle aujourd’huiévêque de Bayeux et de Lisieux.

III
La fêtedes Rissoles
A COUCY (AISNE).

Vers l’an du Seigneur 1131, dit la légende,Enguerrand II (6), sire de Coucy, « étant advertiqu’il y avoit ès bois et forests proches de lamaison, plusieurs bestes sauvages et estranges qui faisoient beaucoupde maus et de cruautez aus environs, entre lesquelles estoient un grandet puissant lion, qui avoit une epaisse et longue chevelure, un regardfier et hideus, le poil herissé, ne redoubtant chien ne letrait du chasseur, s’esmeut et enfla le coeurd’une ardeur et desir de le combattre, se fit guider au lieuoù il hantoit….. Et quant et quant d’uncourage de Theseus, et d’une force et résolutiond’Hercules, et la dexterité d’unLysimachus, saillit si hardyment sur ceste beste furieuse, et la serrade si près, que l’ayant longuement combattu corsà cors, enfin il la vainquit et fit mourir. Dont il acquitun tel renom partout, que la memoire de sa reputation n’enpeut jamais estre esteinte (7). »

Telle est l’origine que plusieurs historiens donnentà la fêtedes Rissoles. Toute lacontrée avoisinant Coucy, pleine de reconnaissance pour lesouvenir que venait de lui rendre Enguerrand II, auraitdésiré qu’une fêteconservât à jamais le souvenir de ce bienfait, etl’abbaye de Nogent-sous-Coucy (8), se faisantl’interprète de la gratitude publique, auraitinstitué la fête des Rissoles.

Il est bien plus que probable que cette fête futinstituée par un sire de Coucy (peut-être parThomas de Marle ?), en souvenir de la fondation de l’abbayede Nogent par les sires de Coucy, et de leur puissance dans le pays.

Quoi qu’il en soit, voici en quoi consistait lafête ou plutôt l’hommage des Rissoles.

L’abbé de Nogent, ou son fondé depouvoir, vêtu d’un habit de semeur, le fouetà la main, devait entrer dans la ville de Coucy par la portede Laon et se rendre dans la cour du château montésur un cheval isabelle à courte queue et sans oreilles,propre au labourage et harnaché d’un collier,ayant devant lui un panier de bât plein de rissoles etde galettes; un chien roux, sans queue, portant une rissoleà son cou, devait suivre l’abbé.Après avoir, en présence du sire de Coucy ou deson représentant, et en faisant claquer son fouet,tourné trois fois autour d’une table de pierresoutenue par trois lions couchés sur le ventre, sur lemilieu de laquelle était accroupi un quatrièmelion de grandeur naturelle, le cavalier devait descendre de cheval etmonter sur la pierre ; puis, mettant un genou en terre, embrasser leplus grand des lions. L’hommage était alors rendu; mais avant d’en dresser l’acte, il fallaitqu’un des officiers du seigneur de Coucy examinâtl’équipage de l’hommageur, ets’il manquait un clou à son cheval, ou si cetanimal, oubliant la cérémonie, se permettaitquelque inconvenance,il était confisqué etl’abbé de Nogent condamné àune amende. Lorsque l’hommage avait étérendu, un certificat en était donné àl’abbé par l’officierpréposé à cet effet, et les rissoles(9) et gâteaux étaient aussitôtdistribués aux assistants.

En 1741, M. de Montazet, aumônier du Roi et abbéde Nogent, essaya de profiter des sentiments depiété de Louis, ducd’Orléans, alors seigneur de Coucy, poursoustraire son abbaye aux obligations de vassalitéimposées par les anciens seigneurs, et surtout àla cérémonie des Rissoles ; mais ce princeconsentit seulement à ce que la distribution de pain faiteaux pauvres le mardi-gras, fût convertie en une renteannuelle de cent cinquante livres appliquée àl’instruction de la jeunesse de Coucy, et maintintformellement la cérémonie de l’hommage,« attendu,dit-il, qu’ilétoit detoute ancienneté. » (Archives deCoucy.)

On a peine à comprendre comment cette fête desRissoles, si humiliante pour l’abbé de Nogent, apu s’introduire dans un siècle où lapuissance du clergé était à sonapogée. Il est présumable que les religieux deNogent achetèrent ainsi une donation importante qui lespayait, et au-delà, de l’atteinte que leuramour-propre devait souffrir dans cette bizarrecérémonie qui se célébraittrois fois par an : à Noël, àPâques et à la Pentecôte.

On vient de voir combien, à toutes les époques,les seigneurs de Coucy ont tenu à l’hommage desRissoles. Les premiers sires avaient fait représenter cettecérémonie sur des tapisseries qui ontété, dit l’Alouette, curieusementconservées dans le château de Coucyjusqu’au temps d’Enguerrand VII, épouxde Marie de Lorraine, fille de Henri, duc de Lorraine ; maisaprès la mort d’Enguerrand ces tapisseries furentportées en Lorraine, où elles étaientencore à la fin du XVIe siècle.


Notes :
(1) Histoire duduché de Valois, 3 vol. in-4°,Paris.
(2) Ognon, Oignon ou même Ongnon, dans les anciens titres.
(3) La famille dela Fontaine remonte au Jean de la Fontaineécuyer-panetier du duc d’Orléans, en1472 (voir leP. Anselme). Les la Fontaine, comtes de Verton enPonthieu, les la Fontaine, seigneurs de la Boissière,etles la Fontaine-Solaresont de cette maison, qui subsiste encore enPicardie. Armes : Bandéd’or et d’azurde six pièces, les bandes d’oréchiquetées de gueules de trois traits.Devise :  Telfiert (blesse),  qui ne tue point.
(4) Ce Jean-François l’Escuyer fut reçuà la Chambre des Comptes le 29 décembre 1659, aulieu de François Chaillou ; il y resta jusqu’enjuillet 1667. Il portait : D’azur,au chevrond’argent chargé de cinq roses de gueules etaccompagné de trois étoiles d’or, 2 enchef, 1 en pointe. (ARMORIAL DE LA CHAMBREDES COMPTES, par MlleDenis).
(5) Titon de Bragelongne, Titon de Villotran, Titon de Villegenon,Titon du Tillet ; cette famille, qui a porté successivementces différents noms, et qui compte encoreaujourd’hui des représentants, a pour armes: Degueules, au chevron d’or accompagné de troiscasques d’argent, les deux du chef posés deprofil, celui en pointe posé de face. Plusieurshommesdistingués sont sortis de cette maison ; entre autresMaximilien Titon de Villegenon, seigneur d’Ognon, etc.,secrétaire du Roi et directeur généraldes magasins d’armes sous Louis XIV. C’està lui qu’est due la fondation des arsenaux. Ilmourut âgé de 80 ans, le 29 janvier 1711. Il eutpour fils Evrard Titon du Tillet, seigneur du Plessis-Chamant, etc.,qui fut auteur du Parnassefrançais.
(6) Il était fils de Thomas de Marle ou de Coucy, fameux parses guerres et ses brigandages. On croit qu’Enguerrand IImourut vers 1150, en Palestine, où il étaitallé combattre les Infidèles.
(7) L’Alouette, Traitédes nobles et histoiresdes seigneurs de Coucy.
(8) L’abbaye de Nogent-sous-Coucy avaitété fondée en 1059 parAlbéric, seigneur de Coucy, à la placed’une antique chapelle placée sousl’invocation de la Sainte Vierge et renommée pardes guérisons miraculeuses qui attiraient les peuples duvoisinage. Cette abbaye fut enrichie et augmentée sans cessepar les dons des seigneurs de Coucy successeursd’Albéric. Elle rapportait, lors de sa suppressionà la Révolution, 7,000 liv. ; ses armesétaient : Écartelées; aux 1 et 4fascés de vair et de gueules de six pièces, quiest de Coucy ; aux 2 et 3 semés de France ; sur le tout unécu d’argent à la tête demoine naturelle.
(9) Les rissolessont une sorte de pâtisserie garnie deviande hachée, enveloppée dans une pâtefeuilletée qu’on replie sur elle-même etqu’on fait frire dans du beurre ou du saindoux.