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[...........] Ce que les Aveugles Voient (1899).
Saisie du texte : Sylvie Pestel  pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (23.V.2013)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: n.c.) du numéro 7 daté d'avril 1899 de Lectures pour tous : revue universelleillustrée publié par la Librairie Hachette. Pour visionner lesillustrations légendées, consulter la version.PDF de l'article


Ce que les Aveugles Voient
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Onconsidère ordinairement l’aveugle comme un être inférieur, borné,inutile à la société, fatalement voué à la mendicité s’il est pauvre, àl’oisiveté s’il est riche, dans les deux cas, à l’ignorance. C’est làune profonde erreur.

Les aveugles ont une foule de jouissances dues à la finesse de leurouïe qui leur permet d’être excellents musiciens, et de perceptionsdélicates dues au toucher qui leur permet de lire, d’écrire et de serendre compte de bien des choses mystérieuses que nous ne soupçonnonspas. L’histoire de ces sensations est pleine de merveilles inconnuesdes « clairvoyants » et comme la clef d’un nouveau monde.

Depuis cent ans, grâce à Valentin Haüy, le fondateur de l’éducation desaveugles, grâce à Louis Braille, l’inventeur de l’écriture desaveugles, et spécialement, depuis quelques années, grâce à l’
Association Valentin Haüy,des milliers d’aveugles sont instruits, pourvus d’une profession etgagnent leur vie par leur travail. Pour que cette œuvre remplissecomplètement son but, qui est d’arracher tous les aveugles à lamendicité, il suffira que tous ceux qui ont des yeux pensentquelquefois à ceux qui n’en ont pas.


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LA CÉCITÉ ! quelles privations elle implique !

Ne plus pouvoir se conduire, quelle calamité ! Ne pas voir la nature,quelles ténèbres ! Être incapable de lire et d’écrire, quel silence etquel cachot !

« Par la lecture, le sourd peut vivre en communication constante avecla pensée humaine tout entière, historiens, poètes, philosophes,artistes. L’aveugle dépend de tout et de tous : c’est le mendiant parexcellence, c’est le prisonnier suprême ! »

Ainsi s’exprimait une fois le célèbre compositeur Gounod, à qui l’ondemandait s’il aimerait mieux être sourd ou aveugle. Et l’on voit que,même pour ce grand musicien éprouvant tant de jouissances parl’oreille, la surdité ne semblait pas un malheur comparable à la cécité.

Cependant on remarque souvent que les sourds sont tristes et que lesaveugles sont gais, et non seulement gais, mais bavards, curieux detoutes choses, amateurs de voyages, aimant à « voir du pays ». On leurentend dire : « J’ai vu [t]elle personne... », ou bien : « tellepersonne a l’air bon, l’air bien vieilli.... » « Cet enfant a biengrandi.... Quelle belle maison, quel beau soleil ! Quelles joliesfleurs » ! Que signifient, dans leur bouche, toutes ces expressions ?

Par quels moyens perçoivent-ils tant de choses ? Qu’est-ce que voientles aveugles ?


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Voici quelques exemples d’aveugles fameux qui semblent démentirl’opinion qu’on a sur l’infériorité de ces emmurés, comme les aéloquemment appelés M. Lucien Descaves. Sans parler d’Homère et deMilton, qui étaient aveugles tous les deux, et dont l’un récitait seschants, et l’autre dictait ses poèmes à ses filles, on a connu àl’Université de Cambridge un professeur de mathématiques aveugle,Nicolas Saunderson. Et, chose curieuse, il professait des lois del’optique, exposant la nature de la lumière et des couleurs, expliquantla théorie de la vision, traitant de la marche des rayons lumineux àtravers les lentilles.

Plus récemment, les Anglais ont choisi pour diriger le ministère despostes et télégraphes un aveugle, M. Fawcett, qui est mort depuis àCambridge en 1884. A vingt-cinq ans, il entrait dans la carrièrepolitique, lorsqu’un accident de chasse lui fit perdre la vue.

Dans une conférence électorale qu’il fit à Brighton, en 1864, il dit :« L’accident qui m’a ôté la vue m’est arrivé il y a cinq ans seulement.Je chassais les perdrix. Deux coups de fusil, partis par malheur del’arme d’un camarade, me frappèrent au visage. Chaque œil fut atteint,et le résultat, vous le voyez. Je me rappelle parfaitement ce moment.C’était par un splendide après-midi d’automne, et je me tenais là,debout, contemplant avec ravissement une des plus riantes vallées del’Angleterre. Ce décor s’illuminait de tout l’éclat d’un soleild’automne. Je compris que toutes ces beautés de la nature s’étaientévanouies dans une nuit qu’aucune adresse humaine ne pourrait éclairer.C’était un coup terrible pour un homme, mais, en dix minutes, je fusmaître de moi et résolu à braver toutes les difficultés avec courage etrésolution. Je me décidai à faire, autant que possible, ce que j’avaisfait jusque-là et à donner à ma vie future le même but, les mêmesespérances et les mêmes aspirations. Cette résolution ne m’a jamaisquitté. »

Pendant les loisirs que lui laissait sa charge, M. Fawcett montait àcheval, patinait, pêchait le saumon tout comme un autre, et le bonheurvoulut qu’il ne lui arrivât jamais de grave accident durant cesimprudentes récréations. Comme ministre des postes, il était trèsattentif, bien qu’aveugle, avait « l’œil à tout », et a laissé à sessubordonnés le souvenir d’un fonctionnaire très « regardant ».

Mais un exemple encore bien plus étonnant de ce qu’on peut faire sansles yeux devait être fourni, dans ce pays, par l’aveugle américainCampbell, qui est monté au sommet du Mont-Blanc. M. Campbell,aujourd’hui directeur du magnifique « Royal Normal College » pour lesaveugles de Londres, est né en 1834, dans le comté de Franklin enTennesse. Son père était un farmer, ardent abolitionniste. L’enfantavait trois ans et demi, quand, blessé à l’œil par une épine d’acacia,il devint aveugle. Il fut élevé à Nashville, apprit la musique etdevint lui-même professeur.

Dès lors, il se dévoua aux enfants aveugles de sa contrée. Puis il vintà Londres, fonder son collège. Mais comme, lorsqu’il parlait descapacités physiques et intellectuelles des aveugles, il trouvaitbeaucoup d’incrédules, il voulut frapper un grand coup sur lesimaginations britanniques. Accompagné de son fils et de plusieursguides, il fit une chose considéré comme difficile aux voyants,impossible aux aveugles. Il tenta l’ascension du Mont-Blanc. Il réussità souhait. Toute la presse anglaise l’acclama. Son œuvre étaitdéfinitivement fondée.

M. Campbell est-il une exception ? Non. Au collège qu’il a fondé àLondres, et où les exercices physiques sont dirigés par son fils, M.Guy Campbell, un distingué sportsman, on voit des aveugles faire de lagymnastique, patiner, aller en traîneau apprendre à nager, ramer,monter à vélocipèdes par bandes de dix ou douze et faire ainsi descentaines de kilomètres à travers l’Angleterre étonnée.

En France, cet exemple a été suivi. Au mois de septembre 1888, troisaveugles, tous trois professeurs à l’Institution nationale des jeunesaveugles de Paris, MM. Syme, Vielhomme et Guilbeau, faisaientl’ascension de Champrousse, en Dauphiné, accompagnés de trois guides.

A l’Institution nationale de Paris, les élèves font également dutricycle.

Ces différents faits attestés par de nombreux témoins – des témoinsoculaires – sont surprenants. Mais on admet encore qu’il puisse existerdes « alpinistes » aveugles. Ce qu’on n’admet point sans protestation,c’est qu’il ait pu exister des sculpteurs aveugles. Cela estpourtant. Un de nos meilleurs « animaliers », Vidal, était tout à faitprivé de la vue. Cela ne l’empêcha pas de modeler de petitschefs-d’œuvre : le Cerf blessé, le Lion, le Taureau. Vif, preste,alerte, Vidal était constamment entouré d’animaux : il les touchait,les caressait, les examinait longuement dans toutes sortes de poses,puis saisissait sa terre, et se mettait à modeler. Lorsqu’il étudiaitles jambes d’un cheval, par exemple, il s’agenouillait auprès de sonmodèle, lui parlant sans cesse, le flattant, afin que l’animal nebougeât pas, et il le tâtait, en disant : « Vois, j’examine tesjambes..., ne bouge pas, j’ai besoin de regarder ton encolure.... Mon ami cheval, tiens-toi tranquille ou je vais manquer ton portrait ! »

Lorsqu’il s’agissait d’une bête féroce, l’étude d’après nature étaitplus difficile à réaliser. Vidal s’inspirait alors d’œuvres d’artprécédentes, de squelettes, de têtes empaillées. Un jour, cependant,comme il avait imaginé de sculpter un lion, il sentit qu’il ne pourraity parvenir sans recourir au modèle vivant. Il n’hésita pas devant uneentrevue dangereuse et entra dans la cage d’un de ces animaux,accompagné d’un dompteur. Longuement, attentivement, en artiste, ilcaressa le lion, jusqu’à ce qu’il se fût rendu maître de son anatomie.En sortant, il fit le Lion rugissant qui est un de ses plus étonnantsmorceaux.

Quand il était dans son atelier en train de travailler, on n’aurait pasdit qu’il fût aveugle. Seulement, de temps en temps, lorsqu’il voulaitjuger de l’ensemble, il se reculait et regardait son œuvre avec sesdeux mains étendues, dont les dix doigts semblaient autant d’yeux....

C’est qu’en effet, les doigts sont les yeux de l’aveugle. « La vue,a-t-on dit, est un toucher de loin. » De même, le toucher est une vuede près. Nous sommes volontiers portés à croire que la vue seule nousfait connaître les choses qui nous entourent : c’est une erreur.Plongez un bâton à moitié de sa longueur dans l’eau : vous le verreztout cassé ; mais, en mettant votre main dans l’eau et en suivant lebâton, vous sentirez qu’il est droit, bien qu’aux yeux il paraissetordu.

Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse,
                                               
a dit le Fabuliste. Mais ce n’est pas la raison qui l’a redressé :c’est le toucher.

Dans la connaissance que nous avons des choses, le toucher a une partbeaucoup plus grande que nous le supposons. Tant que nous n’avons pas touché une chose, nous ne la connaissons pas. C’est pour cela que lespetits enfants sont des touche-à-tout. La preuve nous en est donnéechaque fois qu’un miracle de la science rend la vue à un aveugle. Ceschoses-là arrivent quelquefois, et alors le plus extraordinaire, cen’est pas que l’aveugle voit, mais c’est que, dans les premiers jours,il ne sait que faire de sa vue.

Un médecin qui a assisté à la guérison d’une paysanne aveugle dedix-sept ans, Despa Christea, à Bucarest, dit : « J’étais présent quandles parents sont venus voir l’enfant après l’opération, et j’ai assistéau spectacle le plus extraordinaire qu’il fût possible de voir. Lamalade a regardé fixement son père, puis elle a tâté le visage de samère pour s’assurer de la forme de sa figure. Elle a regardé leursvêtements, nommant les couleurs de chaque partie du costume. Elletenait sa mère par la main, comme si elle avait peur de perdre des yeuxun être qu’elle aimait et avec qui elle vivait depuis sa plus tendreenfance et qu’elle voyait pour la première fois.... »

Un autre aveugle guéri subitement, Nicolas Joan, âgé de vingt-cinq ans,avoua n’avoir pu reconnaître ses anciens amis jusqu’au moment où ilentendit leurs voix. Du temps où il était aveugle, il s’en allait seul,par les rues, se rendait sans difficulté dans tous les quartiers de laville. Quand il lui fut possible de se servir de ses yeux, il s’égarad’abord et fut obligé de demander son chemin. Les objets les plusfamiliers dont il se servait journellement lui paraissaient inconnus.Il voyait bien une forme, une couleur, mais n’imaginait pas que celareprésentât telle ou telle chose. On lui présentait une cuiller en luidemandant :

« Voyez-vous cela ?

- Oui.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Attendez. Donnez-le-moi. »

Il fermait les yeux, prenait l’objet, le tâtait, puis aussitôt :

« C’est une cuiller, » disait-il.

Tel est l’homme quand on le replace brusquement dans l’état où il étaiten venant au monde, ouvrant les yeux pour la première fois devant lesmille objets qui l’entourent. La vue lui servira plus tard à les reconnaître de loin, mais il ne les connaît bien pour la premièrefois que par le toucher.

Donc le toucher a une immense importance. Or, les aveugles conserventce sens du toucher. Ils l’ont même à un point beaucoup plus affiné queles « clairvoyants ». L’aveugle Saunderson distinguait, en lestouchant, les médailles fausses des vraies.

               Quand l’œil du corps s’éteint, l’œil de l’esprits’allume,

a dit Victor Hugo. C’est exagéré comme toutes les métaphores ; mais cequi est vrai, c’est que la « vue » des yeux s’éteignant, la « vue » desautres sens s’affine. L’ouïe devient plus sensible, le tact plusdélicat, l’odorat plus compréhensif.


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* *

Ainsi s’expliquent les prodiges que réalisent les aveugles et aussi lesjouissances qu’ils trouvent encore à la vie. Puisqu’ils ont l’oreilleplus exercée, ils apprécient davantage l’harmonie des sons ; puisqu’ilsont l’odorat plus sensible, ils respirent mieux les parfums, comme ilsentendent mieux les sons. De là, des sources nombreuses derenseignements et de plaisirs que nous connaissons mal. Voilà pourquoiles aveugles aiment à voyager, à gravir les montagnes, à visiter desvilles nouvelles. Au premier abord, il semble que tout pour eux doit seressembler. La nuit ressemble partout à la nuit. Il n’en est rien.

Comme le dit M. Maurice de la Sizeranne dans son livre : Les aveuglespar un aveugle, « le toucher n’est pas localisé dans la main ; il estrépandu sur tout le corps. Même à travers le soulier, le pied distinguele genre de sol qu’il foule. Bouchez les oreilles à un aveugleattentif, et il saura très bien s’il marche sur du pavé plat ou pointu(italien, languedocien ou parisien), sur du grès ou sur du bois, sur dumacadam ou de l’asphalte, s’il passe sur une plaque d’égout, s’il estsur un sentier battu, dans une terre labourée ou sur un chaume.

« Les odeurs aussi sont bien différentes et bien caractéristiques : laviande fraîche, la pommade, le tabac mouillé, le cuir frais, lepoisson, le foin, les plantes pharmaceutiques, les coulis aux truffes,le papier nouvellement imprimé, les fleurs, que sais-je encore ! ontdes parfums très divers qui permettent de savoir, sans l’ombre d’undoute, si l’on passe devant un boucher, un coiffeur, un marchand detabac ou de souliers ; si on longe de grandes halles ou un quartier decavalerie ; si le soupirail qui vous envoie ses bouffées en pleinefigure aère la cave d’un pharmacien ou la savante officine d’un Chevet; si vous êtes en face de la vendeuse de journaux chantée par Coppée,ou de la bouquetière du coin ».

De cette sorte un aveugle peut se conduire seul dans les rues d’unegrande ville.

« A tous les renseignements que donnent le toucher et l’odorat sejoignent ceux apportés par l’ouïe : Ici, c’est la cloche d’un couvent,là l’horloge d’une église, d’un hôpital ; ailleurs, un menuisier, untailleur de pierres, une maison en construction. Tout est remarqué,associé et mis à profit. Tout cela est pour la ville ou le village ;mais, en pleine campagne, la nature prend soin de donner à l’aveuglebien des indications, bien des jouissances qui sont autant de jalonspour sa route. Ici, c’est un mouvement de terrain, une ornière, unpassage rocailleux ou sablonneux, une clairière tapissée de gazon, demousse, d’aiguilles de pin ; là, c’est un bois résineux, un pré, unemeule de foin, une touffe de genêts ou de fleurs sauvages ; ailleurs,ce sera les chuchotements d’un ruisseau, le bruit des arbres ou desarbustes. Le lilas et le chêne ne disent pas la même chose lorsque levent passe ; ils ne frissonnent pas de la même manière en mai et enoctobre. Autres sont les oiseaux qu’on entend, lorsqu’on est assis aupied d’un vieil orme, au milieu d’un grand bois ou sur la berge de larivière qui traverse la prairie.... »

Tout ce que les aveugles devinent, c’est donc par l’ouïe, le toucher etl’odorat. Si ces sens leur manquent ou sont affaiblis, ils neperçoivent plus rien. Ainsi, en bateau à vapeur ou en wagon, ils ne voient rien : l’odeur de la fumée de charbon, le bruit du train sontde perpétuels matelas entre eux et la nature ; de même, si leurépiderme est momentanément insensibilisé. Un aveugle américain qui estgrand négociant, et qui se conduit dans la vie avec une singulièreaisance, M. Hendrickson dit : « Une fois ayant été piqué par uneabeille, je fus un instant étourdi, vraiment « aveugle », ne pouvantplus rien percevoir, ni distinguer ». Ainsi, pour un aveugle,l’obscurité ce n’est pas l’obscurité : c’est le bruit ou la douleur.

Leur façon de voir est donc de comparer leurs sensations avec lesnôtres.

Écoutons un aveugle, M. Guilbeau, décrire une jeune femme qu’il arencontrée en voyage : « Son regard, il me semblait le sentir quandelle m’interrogeait. Sa voix de méridionale, bien timbrée, avait dessonorités de loriot. Son rire faisait comme une roulade de pinson. Lanote dominante était l’o, ce qui indique la bonté et la franchise.Avait-elle vingt-cinq ans, avait-elle trente ans ? Je ne saurais ledire. La voix ne donne que des approximations d’âge. »

On comprend maintenant comment une femme aveugle, Mme Galeron deCalonne, poète de grand talent et de grand cœur, a pu écrire surelle-même, sur ses joies d’aveugle et sur sa vie, ces vers délicieux :

            QU’IMPORTE !

                   A mon mari.

Je ne te vois plus, soleil qui flamboies,
Pourtant des jours gris je sens la pâleur,
J’en ai la tristesse ; il me faut tes joies.
Je ne te vois plus, soleil qui flamboies,
    Mais j’ai ta chaleur.

Je ne la vois pas, la splendeur des roses,
Mais le ciel a fait la part de chacun.
Qu’importe l’éclat ? J’ai l’âme des choses.
Je ne la vois pas, la splendeur des roses,
    Mais j’ai leur parfum.

Je ne le vois pas, ton regard qui m’aime.
Lorsque je le sens sur moi se poser.
Qu’importe ! Un regret serait un blasphème !
Je ne le vois pas, ton regard qui m’aime,
    Mais j’ai ton baiser....

Sentez-vous après ces vers, pourquoi les aveugles semblent gais quandles sourds paraissent généralement tristes ? C’est qu’au moment où l’onparle à un aveugle, on s’adresse au sens qui est éveillé en lui : à cemoment-là, il voit. Au contraire, quand on parle à un sourd, on luirappelle davantage son infirmité.


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Comment peut-on rendre ainsi une ombre de bonheur à l’aveugle ? Commentarrive-t-on à d’aussi surprenants résultats ? Tout simplement en seservant des facultés précieuses que nous venons de décrire. Puisque lesaveugles ont le toucher très délicat, pourquoi ne les ferait-on paslire sur des lettres figurées en relief, s’est demandé, en 1784,Valentin Haüy, le frère de l’abbé Haüy, en rencontrant un aveugleintelligent qui en était réduit à mendier son pain. Et il invental’impression en relief. Plus tard, en 1829, un aveugle français,Louis Braille, imagina un alphabet conventionnel formé de points, quiporte son nom, et qui, aujourd’hui, est adopté dans le monde entier.Avec six points au plus, diversement placés, on figure toutes leslettres de l’alphabet, toutes les notations musicales. Par exemple :A  se représente par braille

On écrit, selon ce système, toutes les poésies de Victor Hugo, tout le Parsifal de Wagner. L’aveugle, en promenant ses deux mains sur cesgros livres piqués de points en relief, se met en communication avec lapensée écrite et la musique écrite de toute l’Humanité. Aujourd’hui, labibliothèque Braille fondée par M. Maurice de la Sizeranne ne comptepas moins de 4000 volumes ainsi écrits en relief.

De même, puisque l’aveugle a l’oreille très exercée, pourquoi ne paslui apprendre sérieusement la musique ? Le même Valentin Haüy passait,en 1771, dans une foire. Il vit là dix aveugles affublés de robes et debonnets à oreilles d’ânes et le nez chaussé de grosses lunettes decarton sans verre, placés devant des pupitres, chantant et jouant duviolon. Cette indécente parodie indigna Valentin Haüy, et il jura, cejour-là, d’arriver à transformer cette fiction en une réalité.

En effet, l’Institution des jeunes aveugles fondée par lui, et établieaujourd’hui, 56, boulevard des Invalides, forme, après cent ans deprogrès, des musiciens de premier ordre. Là, les aveugles apprennenttout ce qui concerne l’art musical. Il y a des classes d’orgue, depiano, de tous les instruments d’orchestre ; on enseigne aussi lathéorie de la musique, fugue et contrepoint. Bien des fois, les jeunesaveugles sortis de cette institution ont remporté les premiers prix duConservatoire, et, en ce moment, plusieurs des principales églises deParis possèdent des aveugles comme organistes : M. Marty àSaint-François-Xavier, M. Mahaut à Saint-Vincent de Paul, M. Dantot àSaint-Etienne-du-Mont, M. Vierne, organiste suppléant à Saint-Sulpice.Une jeune fille, Mlle Boulay, professeur aveugle à cette institution, aremporté les premiers prix d’orgue, d’harmonie et de fugue auConservatoire. Sous l’intelligente direction du chef de cetétablissement de l’Etat, M. Émile Martin, l’Institution des jeunesaveugles est parvenue à un haut degré de perfection.

Une fois instruit, l’aveugle peut gagner sa vie par son travail, soitcomme musicien, organiste, professeur de musique, accordeur de pianos,soit comme ouvrier, filetier, brossier, rempailleur de chaises. Oncompte actuellement en France plusieurs centaines d’aveugles qui sesuffisent entièrement par leur industrie. On ne rencontre plus cesbandes d’aveugles allant par les chemins, comme ceux que Breughel leVieux a peints dans la Parabola dei Ciechi, ou comme on en trouveencore au Soudan et à Pékin ; mais on rencontre des aveuglestravailleurs autant que des mendiants.

Les métiers que peuvent exercer les aveugles sont relativement nombreuxet quelques-uns assez bizarres. Au Japon, tous les aveugles sontmasseurs, tous les masseurs sont aveugles, en sorte qu’on demandeindifféremment « l’aveugle » ou « le masseur » ! Au Caire, ils récitentle Coran, accroupis devant le lit funèbre des grands personnages.

On cite un aveugle, à Évian, qui est marchand de journaux. Au toucher,il distingue un Intransigeant d’une Libre Parole et une Autoritéd’un Temps. Jamais il ne tendrait à un acheteur radical la Gazettede France : cet aveugle, en vérité, distingue les couleurs....

Lorsque les ouvriers ou les artistes aveugles ont quelque loisir, ilss’amusent comme nous, à peu près aux mêmes jeux. Ils jouent aux cartesavec des cartons piqués de points en relief, aux échecs avec des piècesqui s’enfoncent par le pied dans les casiers, afin que les mainspuissent se promener sur elles sans les renverser. Ils jouent même auxboules et au billard. Un clairvoyant frappe deux bâtons l’un contrel’autre ou un timbre juste au-dessus de la boule qu’il s’agitd’atteindre et l’aveugle, guidé par le son, projette assez exactementsa bille au but. Mais ce qu’ils préfèrent surtout, dans les écolesd’aveugles, c’est jouer la comédie. A l’institution de Paris, on a vules jeunes filles aveugles jouer avec beaucoup d’entrain le Menuet del’impératrice, opéra-comique en un acte et à sept personnages.

L’aveugle une fois instruit et pourvu d’un métier, il faut trouver undébouché à son travail. C’est dans ce but qu’a été fondéel’Association Valentin Haüy pour le bien des aveugles, dont leprésident est M. François Coppée, de l’Académie française, et lesecrétaire général M. Maurice de la Sizeranne, qui, étant aveuglelui-même, connaît mieux que personne les besoins des aveugles.

Cette association, qui compte déjà 7 000 membres répandus dans toute laFrance, a pour but de venir en aide aux 40 000 aveugles français, etelle obtient d’excellents résultats. Dans la maison qu’elle occupe, 31,avenue de Breteuil, à Paris, et qui est réellement la Maison desaveugles, il y a un musée de toutes les inventions faites pourl’instruction des aveugles et de tous les objets fabriqués par eux. Ilcontient 100 appareils à écrire différents et 150 cartes de géographieen relief.

Là est aussi la bibliothèque Braille, alimentée par le zèle de 250copistes et contenant 4000volumes en points saillants, dont 1 100environ sont couramment en circulation, non seulement à Paris, mais enprovince, où 18 dépôts fonctionnent régulièrement pour permettre auxaveugles instruits de toute la France de lire ce qui paraîtd’intéressant dans la littérature. Là enfin, on s’occupe de trouver desécoles pour les enfants, du travail pour les adultes, des asiles pourles vieillards. Dans la seule année 1898, l’Association Valentin Haüys’est occupée de 1 526 aveugles, a entretenu 26 pensionnaires adultesdans les ateliers, aidé de 371 vieillards, obtenu pour les aveuglesvoyageant pour accorder des pianos 539 permis de chemin de fer, aidéenfin 140 travailleurs, musiciens ou ouvriers dans leur carrière.

Pour que cette Œuvre remplisse complètement son but, qui est d’arracherl’aveugle à la mendicité, il suffira que tous ceux qui ont des yeuxpensent quelquefois à ceux qui n’en ont pas !

Terminons par un souvenir historique et par une application à l’heureprésente. Un vieux chroniqueur raconte que dans le Paris du moyen âge,où les quinquets étaient rares et point vite allumés, les brouillardssubits étaient des calamités publiques. Ils transformaient le jour ennuit. Alors les pensionnaires des Quinze-Vingts, pour qui l’obscuritéétait « règlement ordinaire », devenaient fort utiles aux «clairvoyants ». Habitués à tous les tours et détours des rues, ils lesguidaient à travers la Grand’Ville aussi sûrement qu’en plein jour unclairvoyant guide un aveugle.

Aujourd’hui, le gaz et l’électricité nous épargnent ces étrangessecours. Mais, qui sait si, dans le domaine infini de l’intelligence etdu cœur, les aveugles ne pourraient pas nous guider encore ? Qui saitsi, en observant tout ce que font ces hommes privés de la vue, maisdoués de volonté et de persévérance, nous ne pourrions pas apprendrebeaucoup, et profiter davantage des forces latentes qui ont étédéposées en nous !