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CHANCEL, Jules(1867-1944) :  La Madeleinebolcheviste (1930).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (29.VII.2016)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Web : http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-114) du numéro 114 (décembre 1930) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .



La Madeleine bolcheviste

DZINNIA

Choses vues

par

JULES CHANCEL


~ * ~

Vers la fin de l’hiver 1930, je séjournai quelques jours à Varsovie, auretour d’une enquête faite pour le journal Candide, sur la frontièrerusso-polonaise.

On se souvient qu’à cette époque, les persécutions du gouvernementsoviétique contre les Koulaks,ou paysans, s’étaient déchaînées avecune violence toute particulière, qui, jointes aux persécutionsreligieuses, avaient littéralement affolé les malheureux citoyens duparadis bolcheviste.

Les paysans en particulier étaient surpris et irrités de cette fameuseloi de la socialisation des terres qui leur apparaissait, non sansraison, comme une formidable injustice.

La révolution russe s’était faite en effet sur le principe du partagede la terre et, pendant quelques années, les paysans éloignés desvilles avaient pris l’habitude de vivre tranquilles sur les quelquesacres qui leur avaient été concédées par Lénine. Ils travaillaient aveccourage leur terre, vendaient leurs produits ou lesgardaient, et,peu au courant de ce qui se passait ailleurs, étaient satisfaits deleur sort. Des gens satisfaits qui ne souffraient ni de la faim, ni dela terreur, c’était une anomalie en U. R. S. ; aussi arrivèrent un beaujour, dans ces campagnes reculées, des délégués du pouvoir central quiannoncèrent brutalement aux paysans que l’ère de la socialisation descampagnes commençait et qu’ils devaient abandonner leurs champs, leursmaisons, leurs animaux pour aller dans des casernes travailler encoopérative avec des machines.

Autrement dit, il s’agissait de créer le bagne agricole commeexistaient dans les villes les bagnes industriels.

On devine que cette réforme fut assez mal accueillie par les paysans ;ils protestèrent, certains même essayèrent de la résistance et alors larépression éclata, féroce, inhumaine. Les malheureux « Koulaks »étaient fusillés sur place ou déportés en masse vers la Sibérie sur les trains frigorifiques,c’est-à-dire sur des plate-formes où la moitiémourraient de froid au cours du voyage. Les femmes, les enfants étaientempilés à Minsk dans un effroyable camp de concentration appelél’Enfer. Partout enfin, dans ces campagnes, jusqu’alors protégées parleur éloignement des centres, régnèrent la terreur et la désolation.

Ce fut à ce moment que se produisit cet exode à travers les frontièrespolonaises et roumaines, dont l’Europe aurait dû s’inquiéter, mais qui,en réalité, suscita bien moins d’intérêt que la moindre baisse desvaleurs à la bourse de New-York ou que la fugue d’une étoile de cinémaà Hollywood. Et pourtant quelles atrocités n’apprit-on pas de la bouchede ceux qui, bravant les triples rangs de barbelés et les patrouilles,avaient réussi à passer la frontière et à se réfugier en Pologne !

J’avais, pour ma part, assisté, au cours de mon séjour le long de lafrontière, à des scènes horribles. J’avais recueilli de certainsréfugiés des récits de cruautés qui semblent invraisemblables à notreépoque de pseudo-sentimentalité où des délégués des nations passentleur temps à discourir dans des conférences en vue d’instaurer la paixéternelle dans le monde.

Nous causions de ces éternels paradoxes avec quelques confrèrespolonais dans une de ces cabines de verre qui constituent les bureauxultra-modernes du grand journal populaire de Varsovie, l’ExpressPoranny. J’avais été invité à visiter la nouvelle et fastueuseinstallation de ce journal par un jeune reporter qui avait été lepremier à signaler le passage des fugitifs russes et avait fait,quelques jours avant moi, mais sur un autre secteur, la même enquêteque celle que je venais de faire.

Après avoir visité en détail l’immeuble vraiment remarquable de cejournal, après avoir circulé dans toutes les alvéoles de ce formidablecube de verre qui étend sa façade en bordure du champ d’aviation de laville, après avoir admiré dans les sous-sols des machines quepourraient envier les mieux outillés de nos journaux parisiens, nousétions venus nous reposer dans le cabinet du rédacteur en chef. C’étaitune cage de verre, exactement pareille à toutes les autres, mais d’oùl’on dominait, comme de la passerelle d’un navire, toute l’enfilade desbureaux et des services.

Je venais de signer le livre d’or du journal et, en attendant la coupede champagne rituelle demandée par téléphone, nous devisions voyage etmétier. Tout à coup, le jeune reporter m’interpella, non sans quelqueironie :

- Vous n’aviez pas besoin, mon cher confrère, me dit-il, de courir siloin et d’aller vous geler les oreilles sur des traîneauxinconfortables par 20 degrés de froid pour aller interviewer desréfugiés russes. Il y en a aussi à Varsovie.

- Bah ! répondis-je, voilà une nouvelle qui arrive un peu tard et quime surprend, car personne dans vos ministères, pas plus qu’à la police,ne m’avait signalé Varsovie comme étant un centre d’hospitalisationpour les réfugiés russes.

Je remarquai alors que le reporter échangeait avec ses camarades unrapide regard de complicité, puis il continua :

- Je ne prétends pas non plus que notre capitale soit un centred’hospitalisation, mais elle possède cependant, depuis une huitaine dejours, au moins une réfugiée russe.

- Une seule ? fis-je, c’est peu.

- Évidemment, me répondit-on, mais la personne en question étaitpeut-être plus intéressante à elle toute seule que tous les paysansbornés ou les soldats terrorisés que vous avez interrogés dans leursisbas ou au poste frontière.

Je commençais à m’intéresser et à flairer un gibier sensationnel, maisj’étais aussi mis en garde par les regards complices que j’avaissurpris entre mes confrères. Songeraient-ils à me mystifier ? C’étaitbien invraisemblable et peu dans le caractère de l’hospitalitépolonaise, aussi je demandai nettement :

- Vous m’en avez trop dit, messieurs, pour me laisser en si beauchemin… De qui s’agit-il ?... Si c’est une personnalité importante, jem’étonne qu’aucun de vous n’en ait signalé la présence dans vosjournaux.

Le reporter polonais calma d’un geste mon commencement d’irritation.

- Oh ! me dit-il, toujours légèrement railleur, il ne faut pas vousimaginer que je veux vous parler d’un transfuge célèbre ou du ravisseurdu général Koutepoff, voire même de la belle espionne du Guépéou, maisenfin la Russe en question possédait cependant deux particularitésintéressantes et que vous n’avez certainement pas encore rencontrées aucours de votre voyage.

- Lesquelles ?

- Elle est jeune et jolie ; ensuite ce n’est pas une paysanne, elleappartient, paraît-il, à une excellente famille ruthène, c’est la filled’un ancien haut fonctionnaire du régime tzariste et elle arrive deMoscou.

- Où a-t-elle passé la frontière ?

- A Stoypce.

- Toute seule ?

- Toute seule.

- Et vous dites qu’elle est à Varsovie ?

Légère hésitation, puis on me répondit :

- Elle y était, mais elle n’y est plus.

- Où est-elle alors ?

Ici les réponses se firent moins nettes, évasives, presquecontradictoires, enfin je finis par savoir que la réfugiée étaithospitalisée chez des parents qu’elle avait en Pologne, mais il me futimpossible d’obtenir le moindre renseignement sur ces parents et sur lepays où ils habitaient.

Insister davantage devant les réticences qui m’étaient faites devenaitpresque indiscret. Aussitôt le vin de Champagne avalé à la santé de mesfastueux confrères et de leur magnifique installation, je quittail’Express Poranny sans avoirpu obtenir le fil conducteur quej’espérais.

Tout en faisant à pied la longue route qui sépare le bureau du journalde l’hôtel où je logeais, je songeais sans répit à cette femme jeune etbelle qui avait réussi à franchir toute seule la frontière. Je meremémorais l’attitude embarrassée de mes confrères, leur répugnance àme renseigner plus complètement, et tout cela piquait tellement macuriosité que j’en oubliais de jeter les regards qu’ils méritent surles beaux palais qui bordaient ma route. Ce sont eux pourtant quiconstituent tout le charme de Varsovie. Ces palais d’anciennes famillesqui étalent orgueilleusement le long des rues leurs façades rococo àfrontons armoriés, leurs cours vastes et leurs avant-corps tarabiscotés.

« Il faut absolument que j’arrive à trouver cette femme, me disais-je,mais comment ?

Une seule ressource me restait : interroger le très aimable et trèsrenseigné fonctionnaire qui dirigeait le bureau de la Presse auministère de l’Intérieur.

Les Polonais ne sont pas seulement hospitaliers, ils se piquent encorede s’organiser en toutes choses de façon très moderne. C’est pourquoiils ont créé à Varsovie un bureau de propagande où l’étranger notoireest toujours assuré de trouver bon accueil et aide éclairée.

Une heure plus tard, je me faisais annoncer au docteur Chrzanowski,directeur de cet organisme et homme charmant autant que renseigné. Cetaimable fonctionnaire me reçut, les mains tendues et la figure pavoiséede sourire.

- Que venez-vous me demander ?... Voulez-vous des cartes de course, uneloge pour un théâtre ? des brochures, des statistiques ?

- Grand merci ! répondis-je, ce n’est pas tout cela que je vienschercher aujourd’hui, c’est tout simplement une adresse.

- Tout à votre service.

- Eh bien, voilà ! je voudrais savoir où s’est réfugiée une jeune femmerusse qui, venant de Moscou, a passé la frontière, le 17 mars, àStoypce et est en ce moment hospitalisée chez un de ses parents,important propriétaire terrien. L’interview de cette citadinecompléterait à merveille mon reportage.

A peine avais-je formulé cette requête que, de nouveau, je visapparaître sur le visage, jusque-là si ouvert de mon interlocuteur, lamême froideur, la même gêne que j’avais remarquée chez les journalistes.

Malgré tout, j’insistai, et le fonctionnaire finit par me répondre, nonsans les réticences habituelles :

- J’ai entendu parler de cette femme, elle a donné en arrivant àVarsovie le nom d’un de ses parents qui est en effet un richepropriétaire de la région de Léonpol, et notre service de police l’afait conduire chez lui.

- Comment s’appelle ce propriétaire ?

- Je ne me souviens pas de son nom.

- Croyez-vous que cette réfugiée soit encore chez lui ?

- C’est possible, mais nous n’en sommes pas informés officiellement ;d’ailleurs, le contrôle de cette Russe est assez difficile. Elle ajustifié d’une famille sur notre sol, elle avait de l’argent, elle estdonc libre d’aller où bon lui semble.

Je ne me contentai pas de cette réponse dilatoire, et, à forced’insister, le chef, un peu agacé, finit par me dire :

- Puisque vous tenez tellement à être renseigné sur cette Russe, jevais vous montrer son dossier de police… C’est tout ce que je puisfaire pour vous.

- Merci !

Et, tandis que le fonctionnaire téléphonait pour faire apporter lapièce demandée, je commençais à part moi à triompher. Avec cebienheureux dossier, je ne pouvais manquer d’avoir tous lesrenseignements nécessaires pour me lancer sur la trace de cetteintéressante personne.

- Voilà ! fit tout à coup M. Chrzanowski, en ouvrant sur son bureau unechemise de carton, ah ! je tiens votre affaire !...

Et il lut :

« Edwige Oskiensko, vingt-quatre ans, de famille ruthène dont ledernier descendant habite le château de ce nom, dans le district deLéonpol. Edwige est la fille du comte Oskiensko, ancien receveur desfinances sous le régime tzariste. Le père est mort, croit-on, enSibérie, où il avait été exilé, la mère est morte également de misèreen 1929. Restée seule, la jeune fille a déclaré avoir eu à subir lesmauvais traitements de son mari, commissaire du peuple ; elle adivorcé. Le séjour en Russie lui devenait impossible, elle s’est enfuieet a réussi à passer la frontière à Stoypce avec l’aide d’un Russeauquel elle a donné 500 dollars. Possède encore un millier de dollars.S’est fait conduire chez son parent le comte Oskiensko aux environs deLéonpol. »

La lecture de ce procès-verbal, malgré son laconisme et sa sécheresseofficielle, n’était pas faite pour calmer ma curiosité en éveil. Aucontraire ! J’y voyais qu’il ne s’agissait pas d’un de ces paysansfrustres, de ces vieilles femmes hébétées de privations comme ceux quej’avais vus jusqu’alors. Non, si je réussissais à joindre cette femmejeune et belle qui avait été l’épouse d’un commissaire du peuple et quiavait divorcé, je pourrais probablement obtenir par elle desrenseignements sur la socialisation des femmes en Russie, sujet qui, àmon avis, était encore plus passionnant que la socialisation des terres.

Et puis, et puis enfin, elle était belle !

Pourquoi faut-il que la beauté d’une femme ajoute tout de suite à uneenquête un intérêt tout spécial ?

Je m’abstiendrai de répondre à cette question.

- Monsieur, déclarais-je aussitôt au chef de bureau de la Presse, jeveux partir pour Léonpol et essayer de rejoindre cette fugitive.

Le fonctionnaire sourit, eut un geste vague, mais légèrement réticentqui disait clairement : Je ne peux pas vous empêcher de courir cetteaventure, mais elle n’est pas de celles que je suis disposé à vousfaciliter.

Eh ! par le diable ! je me débrouillerai bien tout seul ! Le soir même,j’étais dans le train de Wilno.


A LA POURSUITE DE LA RUSSE.

Les chemins de fer polonais sont lents, mais très réguliers. Leswagons, exactement pareils aux wagons allemands, sont confortables, et,après une nuit fort convenable, j’arrivai au matin dans la vieillecapitale des ducs de Lithuanie, la ville aux cinquante églises.

On se sent déjà au bout du monde occidental à Wilno, et cette villevous donne une impression de grandeur, mais de grandeur passée et dedésolation. Trop d’envahisseurs, trop de pillards l’ont successivementoccupée, enlevant les uns les coupoles d’or de ses églises byzantines,les autres les rails de ses tramways. Tout cela n’a pas été remplacéd’ailleurs, et, dans les immenses avenues bordées de maisons basses etpittoresques, seuls circulent de petits traîneaux conduits par desmoujicks en haillons.

Je ne m’attardai pas dans cette ancienne belle ville à contempler cequi reste de ses bâtiments des XVIIe et XVIIIe siècles, et jem’informai tout aussitôt des moyens les plus rapides pour arriverjusqu’à Léonpol.

Pas à côté, cet endroit !

Je vous ferai grâce des moyens de transport divers et baroques auxquelsje dus avoir recours pour y parvenir, la question étant encorecompliquée par de récentes tempêtes de neige qui avaient barré lacirculation. Petit chemin de fer à voie étroite, traîneaux, tout futmis par moi à contribution. Enfin, un beau jour, vers cinq heures del’après-midi, par un joli petit froid de 20 degrés, le conducteur dutraîneau sur lequel je glissais et bondissais depuis des heures medésigna du manche de son fouet dans l’immensité blanche une longuemaison de bois sensiblement pareille à toutes celles que j’avaisrencontrées sur ma route, mais beaucoup plus grande.

- C’est là ! grommela-t-il dans ses fourrures.

Tout autour de la maison se groupaient d’autres bâtiments et desdépendances qui indiquaient une exploitation agricole importante, mais,sous la neige, tout était mort, silencieux, semblable.

Jamais je n’avais si bien compris la retraite de Russie comme après cesjournées de traîneau dans cette blancheur uniforme et indéfinie queseule coupait, de temps à autre, la verdure toujours des sapins, ou, auloin, les silhouettes des bandes de loups.

Mais j’étais arrivé. Je connaissais les traditions de l’hospitalitépolonaise et je me réjouissais à la pensée de trouver dans cette maisonsi bien barricadée du feu, une boisson chaude… et mon héroïne russe.

Qu’importaient dès lors le froid et les difficultés que je venais desubir ?


UN VRAI SPORTIF.

Pas de sonnette à cette porte solidement barricadée comme pour indiquerque ceux qui habitent cette maison n’attendent pas de visiteurs.

La nuit tombe rapidement, le petit cheval à tous crins de mon traîneausouffle dans l’air glacé, et le conducteur placide attend en fumant unecigarette de boyard à bout de carton. Je frappe plusieurs fois ; enfin,une sorte de judas grillé s’ouvre dans le panneau et une voix interrogeen polonais.

Évidemment, elle demande qui est là et que veut-on. A tout hasard, etavant d’avoir recours à mon conducteur comme interprète, je parle enfrançais.

- Je suis, dis-je, un journaliste qui désirerait avoir avec M. le comteOskiensko un moment d’entretien.

Il faut croire qu’on m’avait compris, car, à peine avais-je eu le tempsde terminer ma phrase, que de lourds verroux s’abattirent, la portes’ouvrit, laissant apparaître un homme grand, vêtu d’une touloupe defourrure, botté et souriant, qui me disait :

- Vous êtes Français, monsieur ? Veuillez vous donner la peined’entrer, ma maison est à vous.

Puis, sans me demander mon avis, cet hôte accueillant jeta quelquesmots en polonais à mon cocher, qui s’inclina aussitôt devant lui, puisdevant moi et, sautant brusquement sur son siège, s’éloigna au galop.

- Mais… balbutiai-je un peu interloqué de cette fuite si rapide,comment pourrai-je m’en aller sans mon traîneau ?... Et puis je n’avaispas payé cet homme.

Le sourire du comte s’accentua, et, d’un geste large me montrant samaison, il répondit :

- Un Polonais qui a fait la guerre ne laisse pas un Français s’en allerla nuit dans la steppe, et vous me ferez, j’espère, l’honneurd’accepter mon hospitalité ce soir… Quant à votre retour, il meregarde. J’ai des autos et des chevaux dans mes écuries.

Rien à répondre à cette amabilité de grand seigneur, sauf se confondreen remerciements, ce que je fis, mais le comte m’interrompit comme s’iltrouvait ces propos parfaitement oiseux et me demanda :

- Avez-vous faim ?... Avez-vous soif ? Nous dînerons dans une heure,mais, en attendant, vous prendrez probablement une tasse de thé ?

Tandis que fumait le grand samovar rituel en cuivre rouge, je regardaisla pièce dans laquelle nous nous trouvions. C’était une sorte de halltrès vaste, mais sommairement meublé, dont le sol était couvert detapis somptueux. Aux murs, des rateliers d’armes bien garnisalternaient avec des bois de cerfs et des têtes de loups empaillés. Lesfenêtres étaient munies de solides barreaux de fer et de barresintérieures. Un immense divan, couvert lui aussi de fourrures,garnissait tout un côté du hall ; çà et là, des fauteuils de jardinscannés couverts de coussins, aspect général confortable et sans luxe.

Cette inspection terminée, j’attendais, j’espérais que ce thé qu’on mepréparait serait servi par des mains féminines, peut-être même par laRusse que je venais voir et qui était quelque part dans cette maison,mais seul mon hôte reparut, suivi d’un serviteur vêtu de blanc quiportait un plateau fort complet, sur lequel n’était pas oublié leflacon de vodka traditionnel.

Thé, alcool, cigarettes, et mon hôte me demanda :

- En quoi puis-je vous être utile, cher monsieur ? Car j’imagine que cen’est pas sans raison que vous êtes venu dans ce pays perdu à quelquecent mètres à peine de la frontière russe.

Jugeant inutile de démasquer tout de suite mes batteries, je répondisau comte Oskiensko que je faisais une enquête sur le passage desréfugiés russes, et que, justement, son voisinage de la frontièrebolcheviste m’avait fait supposer qu’il aurait quelques renseignementsà me donner.

Le noble seigneur jeta dans son gosier un verre de vodka, selon le ritequi veut que l’alcool ne touche ni les lèvres, ni le palais, puis, surun ton de douce nonchalance, il me fit la curieuse confession suivante.

- Que pourrais-je vous dire qui soit susceptible de vous intéresser ?Le pays ! Il est certain que je le connais bien, car la maison danslaquelle vous vous trouvez et les dix ou douze archines de terre quil’entourent sont dans ma famille depuis que mon ancêtre le grand-ducLadislas Tagdillo épousa, en 1387, la reine de Pologne Edwige d’Anjou.Depuis cette époque, mes ancêtres ne la quittèrent jamais. Évidemment,ils faisaient d’importants séjours à Cracovie, à Wilno, à Varsovie, oùils avaient des palais, mais ils n’abandonnèrent jamais ce coin deterre et ils y vécurent aimés de leurs serfs, dont ils s’efforcèrenttoujours de rendre le sort aussi heureux que possible. Il est donc detradition dans notre famille de rester fidèles à cette vieille baraqueen bois, toujours réparée ou bâtie au même endroit. J’avoue que mesintentions n’étaient pas de me conformer à ces usages.

« Après avoir terminé mes études à l’Université de Wilno, je fis monservice dans les chasseurs à Varsovie. La guerre mondiale me trouvamilitaire et il était naturel que j’allasse en France avec l’arméepolonaise, qui eût la bonne fortune de combattre dans les rangsfrançais contre ces Allemands, nos ennemis héréditaires presque autantque les Russes. J’eus la chance de me tirer indemne de la bagarre et derecevoir, à la tête de mon escadron, la croix de guerre et les élogesdu maréchal Pétain dans l’Aisne. Ce sont là des souvenirs qu’onn’oublie pas.

« Après les ivresses de la victoire, la constitution assez pénible maispleine d’espérances pour nous de la nouvelle et grande Pologne libérée,je fus fortement tenté de rester à Varsovie, où toutes les énergiesallaient avoir à s’employer, mais, un jour, je reçus une délégation demes fermiers qui venaient me dire :

« - Nous vous attendons… Nous avons besoin de vous là-bas comme nospères et nos grands-pères ont eu besoin de vos ancêtres.

« Je m’apprêtais à répondre à ces braves gens que les temps étaientchangés et que je n’avais pas l’intention d’aller m’enterrer dans leurdésert, d’autres destinées m’attendaient à la ville, mais, à ce moment,un vieux paysan ruthène à barbe blanche vint vers moi et, en baisant àl’ancienne mode le pan de mon vêtement, il me dit gravement :

« - Maître, il faut que tu viennes parmi nous, autrement nous quittonstous le pays. Les Bolchevistes russes, nos voisins, considèrent déjànos terres et nos maisons comme les leurs. A tout instant, ils passentla frontière et viennent chez nous piller, saccager, voler nos bestiauxet violer nos femmes. Toi seul peux mettre fin à ce scandale, toi quias fait la guerre en France et qui portes sur ta poitrine l’étoile desbraves, si tu nous commandes nous te suivrons.

« Le vieux paysan venait de me dicter ma conduite. Pouvais-je trouverun plus noble emploi de mon activité bouillonnante que de maintenir lesdroits de mon pays et les miens propres contre ces sauvages quisemblaient déjà nous traiter en pays conquis ?

« - C’est bon ! dis-je à ces braves gens, vous pouvez compter sur moi…J’irai à Léonpol.

« Huit jours plus tard, renonçant à toutes les séductions qui m’étaientoffertes à Varsovie, je rejoignais mon vieux domaine familial.

« Depuis ce moment, c’est la lutte sans répit. C’est la guerre quicontinue, il n’y a pas de semaine où il n’y ait quelque coup de main àrepousser, quelque brigandage à châtier, quelque paysan à rassurer, etje m’amuse… je m’amuse beaucoup, tout en ayant l’orgueil de faire enmême temps besogne utile.

« Il a fallu organiser, armer, entraîner tous ces fermiers qui,maintenant, savent se défendre et vont labourer leurs champs avec unfusil posé en travers sur les mancherons de leurs charrues. Il a fallufortifier mes fermes, mes maisons. Vers 1929, nous avons soutenu contreles Bolchevicks de véritables combats au cours desquels nous en avonsétendu pas mal sur le sol.

« Tout cela ne m’a pas empêché de me marier. J’ai eu la chance derencontrer une femme qui a compris la grandeur et la beauté de cetteexistence spéciale. Et celle que j’ai épousée était pourtant unepersonne de la haute société, élevée pour de tout autres besognes.

« Elle est devenue mon associée, ma compagne de lutte et de combats,aussi bien contre les bandits russes que contre la tristesse et lasolitude. Décidément, elle aime cette vie périlleuse et dure, elle estentraînée à toutes les fatigues, elle ignore ce que c’est que lacrainte et l’ennui. Elle manie aussi bien le revolver d’ordonnance quel’aiguille à tricoter ; en un mot, c’est l’ange secourable de larégion. Demain, si c’est nécessaire, elle sera mon lieutenant dans uncombat, et tout cela elle le fait le sourire aux lèvres, gaiement,comme la chose la plus naturelle du monde. Oh oui ! j’ai été bienheureux, car, grâce à cette entente parfaite, à l’appui de cette femme,j’ai maintenant la conviction que j’ai réalisé quelque chose de bon,quelque chose d’utile. Notre exploitation prospère, nos fermiers sontheureux et nous aiment. Quant aux Bolchevistes, ils ont compris, etcela c’est le point noir. Ils nous laissent depuis quelques tempsdéplorablement tranquilles. Ils sont convaincus que nos bons Polonaisn’ont pas les âmes de brutes de leurs moujicks. De plus, notre payss’est organisé militairement, nous avons maintenant des postes, descorps de gardes-frontières et, depuis des mois, nous n’avons pas subila moindre attaque… c’est désolant !

Pendant que le châtelain, dans le calme du grand hall, bien chauffé parun énorme poêle en faïence, me racontait ainsi ce qu’il appelait « sabelle existence », le temps avait marché. J’entendais dans la pièce àcôté un bruit discret et agréable d’assiettes entre-choquées qui mefaisaient espérer que, bientôt, arriverait le moment de dîner. Cemoment, je l’attendais avec quelque impatience, d’abord parce quej’avais grand’faim et ensuite parce que j’espérais qu’il me mettrait enprésence des autres personnes qui habitaient ce château.

N’allais-je pas voir apparaître les hôtes féminins de la maison ? Lamaîtresse d’abord : cette curieuse amazone dont le comte m’avait sihautement vanté les qualités multiples, cette grande dame parée detoutes les vertus et qui excellait à manier le revolver commel’aiguille à tricoter.

A ses côtés, ne verrais-je pas ma Russe, ma fugitive ?

Je n’eus pas la patience d’attendre et j’interrogeai hardiment mon hôte.

- Je vous ai avoué, monsieur, lui dis-je, que le but de mon voyage danscette région était une enquête sur la frontière russe et sur ceux oucelles qui étaient arrivés à la franchir. J’ai pensé que vous pourriezpeut-être, vous qui vivez si près de cette frontière, me fournirquelques renseignements intéressants sur ces exodes de « Koulacks ».N’avez-vous jamais reçu la visite d’un de ces transfuges ?... C’est entout cas une éventualité à laquelle il faut vous attendre.

A cette question directe, je vis la figure de mon hôte se rembrunir, etce fut sur un ton de légère impatience qu’il me répondit :

- Ces transfuges, ces passeurs de frontière dont vous me parlez,sait-on seulement ce qu’ils sont ! Évidemment, il y a parmi eux desmalheureux, la Russie tout entière n’est peuplée maintenant que demalheureux. La seule différence qui existe entre eux, c’est quecertains sont conscients de leur malheur, tandis que d’autres ne lesoupçonnent même pas. Et c’est ce qu’il y a d’affreux. Avec leursystème barbare de frontières fermées, de pensée asservie, de muraillede la Chine élevée autour du pays, les dirigeants bolchevistes sontarrivés, depuis douze ans que la faiblesse européenne les a laissés aupouvoir, à créer une génération qui, faute de points de comparaison, ne sait pas qu’elle est malheureuse !

Ils souffrent de la faim, du froid, des brutalités des maîtres, maistout cela leur paraît naturel, car ils ignorent qu’il peut en êtreautrement ailleurs. Des hordes d’enfants de douze à quinze ans errentle long de la frontière comme des loups affamés, et je les ai vus semordre pour s’arracher le morceau de pain que l’un d’eux avait réussi àse procurer.

Évidemment, ces pauvres gosses, ces paysans qu’on dépouille de dixannées de labeur, ces femmes qu’on crucifie sur leurs portes parcequ’elles vont à l’église, tous ces malheureux sont intéressants, ilfaudrait pouvoir les accueillir s’ils arrivent à se réfugier chez nous.Mais ne va-t-il pas bientôt se glisser parmi eux des traîtres, desagents provocateurs ? Vous le savez, la trahison est à la base de cerégime abject, et là réside pour nous le danger. Tenez ! il y a environtrois semaines…

… Allons bon ! Voilà le récit de mon hôte coupé au moment précis où ildevenait intéressant. Il allait sûrement me parler de ma Russe, quandune dame est entrée dans le hall. Elle est grande, vêtue d’une robe decrêpe de Chine gris, qui ne serait pas déplacée dans n’importe quelpalace à l’heure du thé ; ses cheveux blonds cendrés sont longs, maisserrés par un large ruban pailleté à la fois sportif et mondain. Sonallure est aisée et de bon ton. Mon cœur bat. Serait-ce mon héroïne ?

- La comtesse Oskiensko, présente mon hôte.

Hélas ! ce n’était pas elle, et le conversation prit aussitôt, par laprésence de cette dame, ce tour mondain et banal auquel sont astreintsdes gens bien élevés à l’arrivée de la maîtresse de maison.

- Je sais, madame, lui dis-je, avec quel courage et quelle bonne grâcevous vous associez à l’œuvre entreprise ici par votre mari… Pourtant,la vie doit être un peu sévère dans cette solitude pour une personnejeune et charmante comme vous l’êtes.

Protestations ! Suivirent quelques considérations sur les tempêtes deneige qui ont rendu mon voyage fort pénible, sur Varsovie dont jevantais les charmes comme il se doit, et le domestique vêtu de blancvint annoncer, en s’inclinant très bas, que le dîner était servi.

Décidément, il fallait renoncer à voir apparaître ma Russe.

J’offris mon bras, à l’ancienne mode, et nous pénétrâmes dans une vastesalle à manger dont la lourde table centrale, fortement éclairée pardes lampes à acétylène voilées, était couverte de linge damassé etd’une argenterie splendide semée à profusion, de plats armoriés et detimbales de toutes formes et de toutes époques. Par un contraste assezcurieux, quand on me désigna le siège sur lequel je devais m’asseoir, àcôté de la maîtresse de maison, je constatai avec étonnement quec’était une chaise en bois grossier comme il y en a dans les cuisinesou dans les fermes. En levant les yeux autour de moi, je n’aperçus quedes murailles nues, sans un tableau, sans un meuble. Une table en boisblanc montée sur des tréteaux, et toujours couverte d’un linge damassé,servait de desserte.

La comtesse observait d’un air amusé mon étonnement et, tout en meservant elle-même, à la mode campagnarde, une assiette de ces soupesadmirables et multicolores qui sont la gloire de la cuisine polonaise,elle me dit en riant :

- Vous trouvez sans doute, monsieur, que nous sommes bien sauvages etque nous nous soucions fort peu de meubler nos demeures ?

Sans oser répondre affirmativement, je me bornai à indiquer de la mainle luxe de la table et j’ajoutai :

- Dans tous les cas, madame, ce potage est exquis et fort luxueusementservi.

Le comte prit alors la parole.

- Je vais vous expliquer, dit-il, la raison de notre démeublement.Aussi bien cela peut rentrer dans le cadre de votre enquête, car ils’agit de nos indésirables voisins.

- Je suis tout oreilles.

- Vers 1924, commença le comte, les Russes, vous le savez, ouvrirentles hostilités contre notre pays. A ce moment, notre armée n’était pasencore organisée, nos postes frontières pas encore établis et lesincursions sur notre territoire étaient fréquentes. Il fallait sedéfendre jour et nuit, les armes à la main, mais nos fermiers sebattaient comme des démons… C’était le beau temps ! Malheureusement, lacomtesse et moi, nous fûmes obligés, pour des raisons de famille trèsgraves, de faire un voyage à Varsovie où nous passâmes quelques jours.Pendant ce temps, une bande de Bolchevistes, naturellement renseignéssur notre absence, franchit la frontière et envahit le château. Ilsétaient trop nombreux pour que nos pauvres fermiers, privés dedirection, aient pu leur résister. Aussitôt, le pillage s’ordonnaméthodiquement, nos armoires furent vidées, nos coffres dévalisés, lescaves asséchées, etc. Tout ce butin, selon la doctrine soviétique, futréparti entre les assaillants. Les bandits poussèrent même le cynismejusqu’à obliger nos domestiques et nos fermiers à accepter leur part debijoux et d’argenterie. Quant aux gros meubles, aux tableaux, auxtapisseries, toutes choses jugées par eux inutiles et dénotant le luxebourgeois, ils en firent des tas et les brûlèrent dans la cour. Ce futun véritable désastre, car la plupart de ces meubles fort beaux étaientdans ma famille depuis des siècles.

« Quand nous revînmes, nos domestiques et nos fermiers, tout piteux,nous racontèrent l’aventure.

« - Lâches ! leur dis-je, furieux, vous n’avez pas été capables derésister à ces brutes ?

« - Maître, me répondit l’intendant, ils étaient plus de soixante etnous étions à peine une douzaine.

« Je m’apprêtais à renvoyer tous ces paltoquets quand l’intendant, sejetant à mes pieds, me dit, à mon grand étonnement :

« - Si nous avions résisté, maître, nous n’aurions pas aujourd’hui lajoie de vous restituer la part de butin que nous avons feintd’accepter, uniquement pour vous le rendre.

« Ce disant, ces serviteurs, peu héroïques mais honnêtes, jetaient surle sol, devant nous, toute cette argenterie de famille, une femme cechambre tendait à la comtesse son collier de perle. Et voilà pourquoi,cher monsieur, conclut le comte Oskiensko, vous mangez ce soir dans dela vaisselle plate que Stanislas Auguste donna à mon aïeul, tandis quevous êtes assis sur des chaises de cuisine.

Je goûtai cette anecdote, mais je ne pouvais m’empêcher de songer queces châtelains auraient peut-être pu, depuis ce fâcheux événement,s’acheter quelques meubles à la place de ceux que les Bolchevistesavaient brûlés. Le comte, qui devina ma pensée : déclara alors avec uneénergie farouche :

- Je ne veux pas remplacer ce mobilier… non, je ne le veux pas !... ceschaises de bois sont pour moi et pour les miens un continuelavertissement, un cruel et utile souvenir.

La comtesse ajouta avec gaieté :

- Rassurez-vous d’ailleurs, monsieur, là-haut, les chambres ont étéremeublées et vous y trouverez un lit qui vous paraîtra, j’espère,suffisamment confortable.

Le repas, ma foi fort bon et très copieux, touchait à sa fin et, tandisque, selon la coutume anglaise, on servait au dessert des vins variés,je crus le moment venu d’aborder le sujet qui m’intéressait.

- Comte, demandai-je, vous aviez tout à l’heure commencé une histoire,qui a été fort heureusement interrompue par l’arrivée de madame… Ils’agissait de réfugiés russes que vous aviez reçus chez vous ?

Mon hôte regarda sa femme, hésita un instant avant de répondre, puis sedécida :

- En effet, dit-il, nous avons reçu ici, il y a environ trois semaines,la visite d’une jeune femme russe, qui se disait notre parente et avaitréussi à passer la frontière… Elle nous demanda asile.

- Et vous le lui avez donné, je suppose ?

- Certes ! continua le comte d’un ton légèrement gêné, mais ellen’était pas chez nous depuis huit jours que je reçus le billet suivant.

Le seigneur tira alors de son portefeuille un morceau de papier sale etgrossier sur lequel étaient tracés des caractères russes et me letendit.

- Qu’est-ce que ce grimoire ? demandai-je.

- Ce billet est ainsi conçu, reprit le comte.

Nous savons que tu hospitalisesune jeune femme russe qui a étél’épouse d’un des nôtres et nous te prévenons que si, dans une semaine,jour pour jour, elle est encore dans ta maison, nous irons la chercherde force.
                       Signé :

                   Deuxmembres de la Tchéka.

- Oh ! Oh ! m’écriai-je, voilà de l’audace !

Le seigneur polonais serra ses poings sur la table, mordit ses lèvreset, blême de rage, les yeux lançant des éclairs, continua :

- C’était de l’audace, en effet, et je m’apprêtais à relever le défiqui, je dois l’avouer, m’enchantait. On se rouillait ici, la vie allaitenfin reprendre… c’était la bataille… ça m’allait ! Je pris aussitôtmes dispositions de combat. J’armai mes paysans, mes domestiques, mafemme, mes enfants même, car mon petit garçon de dix ans, que vousverrez demain, vous fait joliment mouche à vingt pas avec une carabinejoujou. De plus, je demandai des renforts au poste frontière quim’envoya un officier, douze hommes et des grenades à main. J’étais prêtet nous attendions de pied ferme l’attaque annoncée.

- Naturellement, les bandits ne sont pas venus ? demandai-je, ilsétaient renseignés, et, comme les loups, ils n’attaquent que lorsqu’ilssont sûrs qu’on ne peut pas leur résister.

Le comte Oskiensko fit non de la tête tristement et, d’une voix sourde,comme s’il avait honte, il me répondit :

- Non… ils ne sont pas venus.

- Et la jeune femme russe ?

- Elle est partie avec l’officier du poste frontière.

Allons, bon ! voilà mon gibier qui m’échappait encore, au moment où jeme croyais si près de le saisir… C’était vraiment exaspérant.

En vain, j’essayai d’obtenir quelques renseignements supplémentaires,le comte et sa femme semblaient soudain devenus muets. On sentait quece sujet leur était pénible et qu’ils ne voulaient plus en parler, carils y voyaient comme une sorte de trahison qui aggravait leur déception.

- Un officier polonais ! se bornait à mâchonner le châtelain, et degrande famille encore ! oser ainsi déserter presque en pleine bataillepour s’en aller avec une femme, une ennemie… Oh ! c’est indigne !

- Oui ! parlons d’autre chose, monsieur, s’écria la maîtresse demaison, car ce sujet enrage mon mari et lui fait mal.

Puis, se dirigeant vers le salon, elle me proposa gracieusement :

- Si vous le désirez, je vais vous chanter quelques airs nationaux denos paysans. Vous verrez, ils sont intéressants et les Bolchevistesnous ont laissé notre piano.

Le reste de la soirée passa ainsi fort agréablement, grâce à cettefemme vraiment délicieuse qui chantait de façon exquise ets’accompagnait en vraie musicienne. Le comte, par exemple, resta muetet morose dans son fauteuil. Il était évident que le rappel de cettehistoire lui avait été pénible. Il se trouvait dans la situation d’unsportman, bien entraîné et fin prêt, qui voit son adversaire au derniermoment déclarer forfait. Et puis, la conduite de cet officier de sonpays, de son monde, le choquait dans son patriotisme.

Ce fut en vain qu’entre deux chants et danses polonais, j’essayai desavoir dans quelle ville le jeune ravisseur avait emmené sa conquête.

- J’ignore tout de ces gens-là, me répondit-il sèchement.

- Écoutez plutôt cette mélodie de Maliszewskiegs, disait la comtesseinfatigable.

Le lendemain, je partis, reconduit en auto à la gare la plus voisinepar mon hôte, toujours aimable, mais de plus en plus impénétrable.J’emportais de ce séjour un souvenir fort agréable, mais aussi unedéception de plus.

La Russe mystérieuse semblait fuir devant moi et devenir de plus enplus inaccessible.


UNE SOIRÉE A « L’OASIS ».

Ce fut avec des sourires légèrement ironiques que je fus reçu au bureaude la presse à mon retour à Varsovie.

- Eh bien ! me demanda le charmant M. Chrzanowski, l’avez-vous enfintrouvée, votre princesse lointaine ?

Je dus convenir que j’avais fait un voyage inutile.

- Parbleu !... je vous avais prévenu d’avance.

Puis, me désignant sur sa table un gros paquet de brochures et dedocuments préparés pour moi, le fonctionnaire ajouta avec rondeur :

- Occupez-vous donc de notre nouveau port de Gdynia, consultez nosstatistiques commerciales en pleine progression… voilà des sujetsautrement intéressants pour votre enquête que cette Russe introuvable.

Et comme je ne semblais pas convaincu, un secrétaire gouailla :

- Tous les mêmes, ces Français !... Il suffit qu’une jolie femme, moinsencore, le fantôme d’une jolie femme,  apparaisse devant eux, pourqu’ils soient prêts à tout afin d’arriver jusqu’à elle.

Un peu vexé de cette critique, je répondis :

- N’empêche que si cette femme russe qui a passé votre frontière estintrouvable, ainsi que vous me l’affirmez, ce n’est pas tout à fait àl’honneur de votre police… Vos voisins peuvent donc à leur guise fairepénétrer chez vous qui il leur plaît ?

J’avais piqué l’amour-propre national d’un fonctionnaire de la jeunePologne.

- Notre police, riposta-t-il vivement, est parfaitement au courant.

- Alors vous savez où  se trouve cette femme ?

Je vis que l’attaché au bureau des renseignements mourait d’envie derépondre, mais sur un mot jeté en polonais par son chef, il s’arrêtanet et, redevenant soudain officiel et aimable comme à son habitude, ilme dit :

- Non, je ne sais pas où se trouve cette femme, mais si vous voulezaller ce soir à l’Opéra, on y donne un ballet nouveau, et nous serionsheureux de mettre une loge à votre disposition.

J’acceptai la loge et sortis plus intrigué que jamais. Il y avaitcertainement une entente, une sorte de conspiration pour m’empêcher derejoindre cette Russe. Que ce soit chez le comte Oskiensko, dans lesjournaux, ou dans les ministères, partout, je me heurtais à desréticences ou à des faux fuyants quand il s’agissait de cette femme,alors que pour toute autre chose je ne rencontrais que confiance etamabilités. Il y avait là un mystère qu’il fallait absolumentéclaircir, mais comment ? J’avais complètement perdu la trace de lafugitive, le seul renseignement que j’avais pu obtenir au cours de mavisite chez le châtelain, c’était que la Russe se disait sa parente etqu’elle avait abandonné sa maison avec un officier desgardes-frontières. C’était peu, et j’avais beau faire appel à tous lesartifices de ma vieille expérience de journaliste, je me déclaraisincapable d’entreprendre de nouvelles recherches, ce qui me vexaithorriblement.

J’aurais donné je ne sais quoi pour prouver à ces attachés du bureau dela Presse que je n’avais pas besoin d’eux pour découvrir quelqu’unquand je m’étais mis dans la tête de le faire. Cela devenait unequestion d’amour-propre professionnel.

C’est dans ces dispositions d’esprit que je me rendis le soir àl’Opéra. Le ballet nouveau était assez quelconque, mais la vieillesalle du théâtre Wielki avec ses dorures Empire m’amusa. Le publicapplaudissait fougueusement les reconstitutions de vieilles dansesnationales qui constituaient la partie la plus intéressante duspectacle. On sentait vraiment dans cette foule un orgueil national quiindiquait un peuple jeune et plein d’ardeur dans sa renaissance. Il merappelait un peu le frémissement de la vie italienne galvanisée par lefascisme.

J’avais comme compagnon de loge un couple charmant dont le mari, poèteme dit-on, avait été primé dans un concours récent et proclamé… princedes élégances. Je considérai dès lors avec plus d’attention ceglorieux lauréat, et je dus convenir qu’il portait fort bien un habitdernière mode tandis qu’il s’appuyait sur les parois de la loge dansune pose qui ne manquait pas d’allure. De plus, il joignait à cesdifférentes qualités celle, inestimable pour moi, de parler français.Ce fut donc avec joie que j’acceptai son invitation de venir en leurcompagnie faire la tournée des boîtes de nuit de Varsovie.

La vie nocturne est très animée dans la capitale de la Pologne.L’argent manque, me dit-on, le blé ne se vend pas, il y a la crise, et,malgré tout, ce peuple, heureux de sa délivrance, fier de sa nouvellegrandeur, confiant dans son avenir, vit intensément et s’amuse.

Toute la nuit, les grandes artères : la Mazal Kowska, le faubourg deCracovie sont sillonnés par des tramways et par des fiacres à chevauxqui vous ramènent agréablement à pas mal d’années en arrière.

Les restaurants, les pâtisseries ou cukiernias,qui remplacent noscafés, rutilent de tous leurs étalages appétissants. On danse à l’Oaza,au Bristol, à l’Europe, au Polonia, et même à l’inévitableMoulin-Rouge. Et on mange beaucoup et à toutes les heures, car àVarsovie il n’y a pour ainsi dire pas d’heures pour les repas. Lacapitale de la Pologne s’est américanisée, au moins en ce qui concerneles heures de présence. On travaille dans les administrations, dans lesbureaux de huit heures du matin à quatre heures, sans suspension pourle déjeuner. A midi, on boit un peu de thé qu’apporte la concierge survotre table, et c’est tout. Mais à partir de quatre heures, les rues,les restaurants, les cafés regorgent de promeneurs et de consommateurs.

A cet américanisme viennent s’ajouter les habitudes russes denoctambulisme qui persistent, et voilà pourquoi les établissements deplaisir sont pleins jusqu’à l’aube, aussi bien ceux de la ville queceux des environs. Il n’est pas rare de voir des bandes de joyeuxviveurs arrêter un cocher vers les trois heures du matin pour se faireconduire à quinze ou vingt kilomètres, dans quelque château desenvirons transformé en restaurant, comme par exemple Willanow,l’ancienne résidence d’été du roi Jean III Sobiéski.

Nous voici donc dans un des établissements de nuit les plus fréquentésde Varsovie, à l’Oaza. Lagrande salle, divisée en deux par des baiescintrées, est d’une décoration assez banale et d’un rococoattendrissant. Elle est pleine au point qu’on a été obligé de mettredes tables jusque dans le quadrilatère sacré réservé aux danseurs. Pasde jazz, un orchestre pas mauvais qui joue des valses lentes etnaturellement quelques rengaines parisiennes de Szulc d’Yvain etChristiné. Des fleurs, des balcons aux rampes couvertes de couleursvives, enfin un luxe de deuxième zone, mais partout de la gaieté et del’entrain.

Grâce à la notoriété de mon compagnon, un maître d’hôtel empresséarriva à nous intercaler une table entre l’estrade des musiciens etcelle d’un couple composé par un officier en tenue et une fort joliefemme, grande, blonde et dont les yeux bleus un peu vagues attirèrenttout de suite mon attention. Cette femme promenait tout autour d’elledes regards profonds et étonnés, qui dénotaient que ce n’était pas uneprofessionnelle. Malgré sa beauté très réelle, sa robe de soirée fortélégante, elle paraissait gênée de se trouver là, mais très intéresséepar tout ce qu’elle y voyait et qui devait être nouveau pour elle. Sesgestes étaient incertains et elle semblait, à tout instant, attendre deson compagnon des explications que celui-ci ne lui donnait pas. Luiaussi était mal à l’aise et restait obstinément les yeux fixés sur sonassiette.

J’en conclus aussitôt que nos voisins étaient des nouveaux mariés,échappés de leur propriété provinciale et qui venaient faire leurvoyage de noce à Varsovie. Tous deux manquaient d’entraînement à la vienocturne.

C’était une explication que je n’eus pas le loisir de contrôler pluslongtemps à cause d’un vacarme infernal que menait une joyeuse bande desoupeurs qui avaient envahi l’estrade des musiciens, criaient,chantaient, interpellaient le garçon et réclamaient du champagne àtrois cents francs la bouteille.

Mon compagnon remarqua l’agacement que me causaient ces gens bruyantset mal élevés, aussi me glissa-t-il à l’oreille avec dédain :

- Ce sont des marchands… des nouveaux riches.

- Compris ! fis-je, conciliant, ces gens-là sont les mêmes partout.

Profitant d’un moment d’accalmie, je me remis à observer mes gentilspetits voisins dont la table était si proche de la nôtre que j’auraispresque pu entendre leur conversation s’ils avaient parlé, mais, hélas! ils restaient déplorablement muets, ce qui était assez curieux pourdes amoureux. Je remarquai en outre que l’officier n’avait même pasconsulté sa compagne pour commander leur menu, et quand le garçondéposa devant eux une viande froide quelconque et des légumes variés,selon l’habitude du pays, j’eus la surprise de voir cette femme,d’apparence distinguée, se précipiter sur cette nourriture et ladévorer avec voracité. Mieux encore, elle entourait tout en mangeantson assiette de ses bras nus et jetait tout autour d’elle des regardsinquiets, comme si elle avait eu peur qu’on vînt lui arracher sapitance.

Pendant ce temps, le jeune homme la regardait avec une douceur triste,l’air préoccupé, au point qu’il oubliait de toucher, lui, aux mets dontle garçon avait garni son assiette.

Que signifiait cette double attitude de ce couple bizarre ? Lesmauvaises façons de la femme, la tristesse de l’homme détruisaientcomplètement mes premières suppositions, mais je ne tardai pas àimaginer une nouvelle hypothèse. Il s’agissait cette fois d’unemésalliance. Cette femme si belle, si élégante en apparence, sous sarobe de soie perlée, était tout simplement une paysanne, une ouvrièredébauchée par l’officier, qui s’efforçait maintenant d’éduquer safruste conquête, et il souffrait de sa rusticité.

Plus je considérais le couple, plus cette supposition me paraissaitingénieuse. Il est malheureusement assez difficile d’échafauder desromans dans sa tête et de se montrer en même temps un convive plaisantet disert pour les personnes qui sont avec vous. Aussi il est probableque mon compagnon de table et son épouse durent me juger sur monsilence comme un soupeur assez peu intéressant. Après avoir vainementessayé d’amorcer quelques conversations sur la différence qui existaitentre les boîtes de nuit parisiennes et celles de son pays, le princedes élégances estima que, décidément, ma compagnie ne méritait pasqu’il me sacrifiât toute sa soirée et il annonça qu’il voulait danser.

- Excellente idée ! fis-je.

- Désirez-vous en faire autant ?... Je puis vous présenter à quelquesdanseuses.

Puis il ajouta modestement :

- Vous comprenez ? Je suis très connu.

La plus élémentaire politesse me forçait à demander à la glorieuseépouse de cet élégant officiel de me faire l’honneur de danser avecmoi. Elle accepta. Tandis que je m’efforçais d’évoluer de mon mieuxdans l’espace fort restreint qui était réservé aux danseurs, je voyaisson mari qui papillonnait de table en table, tantôt négligemment appuyéau dos d’une chaise, tantôt galamment incliné devant une dame dont ilbaisait les doigts. On le sentait évidemment préoccupé de jouer sonrôle et de mériter sa réputation de prince des élégances.

Quand nous nous trouvâmes réunis à notre table après la danse, je pusenfin poser à mon brillant cicérone la question qui me brûlait leslèvres depuis mon entrée dans le restaurant.

- Vous qui connaissez tout le monde, lui demandai-je, pourriez-vous medire qui est la dame en blanc… à côté de nous ?

La figure du jeune homme se durcit, et ce fut sur un ton de dédaininfini qu’il me répondit :

- Non… je ne connais pas ce genre de femmes.

Sans me décourager, je me penchai à son oreille et, à voix basse,j’insistai :

- C’est donc une demi-mondaine… quelque cabotine ?

- Même pas, répondit-il de plus en plus méprisant, une simple poule,comme vous dites… quelque Pollack ramenée de Galicie probablement parcet imbécile d’officier, qui a tort d’ailleurs, dans l’intérêt de sacarrière, de s’afficher avec un pareil gibier.

Peu de temps après cette réponse qui me laissait toujours aussiignorant de ce que je voulais savoir, il me demanda l’autorisation dese retirer. Il devait encore paraître dans deux ou trois réunions.

- C’est assommant, mais dans ma situation, vous comprenez, je ne puispas l’éviter.

Je m’inclinai devant ces obligations d’un titre si lourd à porter et jeme trouvai tout seul à ma table, enchanté de pouvoir me consacrer, sansla moindre gêne, à l’observation de mes voisins, dont les façonsm’intriguaient de plus en plus.

La femme commençait à se sentir plus à l’aise et elle dansait avec soncompagnon. Elle dansait d’ailleurs à ravir, mais, par exemple, sa danseétait lascive et sans la moindre retenue. Je la voyais, littéralementcollée à son cavalier, joue à joue, les yeux révulsés et comme perduedans un rêve amoureux.

« Oh ! Oh ! me disais-je, elle danse joliment bien pour une paysanne !Décidément, je me suis encore fourvoyé. »

Je les attendais à leur retour à la table, supposant que maintenant ilsallaient probablement se parler, et j’étais disposé à les écouter leplus indiscrètement du monde.

A ce moment, un maître d’hôtel passa près de nous et je l’entendis quiparlait en français avec un client. Un maître d’hôtel qui parlaitfrançais, quelle aubaine ! Je lui fis signe, il accourut et, dès mespremiers mots, m’interpella avec un splendide accent méridional qui mefut doux à entendre.

- Eh oui ! Je suis Français, mon cher monsieur, et de Marseille encore!... Comment je suis venu sur les bords de la Vistule ? C’est toute unehistoire, mais, pour sûr, je ne resterai plus longtemps ici… Dès quej’aurai ramassé encore quelques milliers de leurs zlotis, qui valenttout de même trois francs, je retournerai en vitesse chez nous, là-bas,du côté de Cassis, et j’y vivrai bien tranquille, au soleil, en pêchantdes bouillabaisses dans la grande bleue… car ici, Bou Diou ! c’est pasdes pays pour y rester.

On le voit, nous en étions déjà au cher monsieur et aux confidences. Iltint à me faire savoir encore qu’il avait servi dans les plus grandesmaisons du pays, qu’il était resté trois ans chez les Potocki, maisqu’il préférait le restaurant. Il y était plus libre et gagnaitdavantage.

Après avoir félicité mon compatriote de sa belle réussite, je luidemandai s’il ne pouvait pas me faire profiter de sa connaissance dugrand monde en me nommant quelques-unes des personnalités qui setrouvaient dans le restaurant.

- Rien de plus facile, me répondit le Marseillais, à ma grandesatisfaction. Voici d’abord là-haut sur l’estrade des musiciens M.Jacobiski, c’est un fabricant de boîtes en fer-blanc de Poznan et commeil est soutenu, dit-on, par les Allemands, il gagne beaucoup d’argent…

- Il fait du bruit en conséquence, mais passons.

- Plus loin, là-bas, sur l’escalier, continua Marius, car naturellementce maître d’hôtel s’appelait Marius, sur l’escalier, vous voyez cegrand monsieur élégant, à figure de médaille ? C’est l’ambassadeurd’Italie. La légende veut qu’il ne soit pas très en faveur auprès dugouvernement parce qu’il est trop bien avec la famille royale. A cettetable, près de la plante verte, ce sont des artistes, Pracowski, unchanteur que guette le cinéma, et deux danseuses de l’Opéra quiessayent, elles aussi, de bifurquer vers l’écran parce que le métier dedanseuse, qui était autrefois si en honneur ici, ne vaut plus rien. Lesnobles et riches Polonais d’autrefois sont tous à Paris, à Cannes ou enÉgypte. La crise sévit, une crise terrible, mais on attend de l’argentdes Américains… Nous avions ici tout à l’heure le prince des élégances,le beau comte Venoski et sa dame, mais, suis-je bête ! vous lesconnaissez, car il était à votre table, il me semble ?

J’interrompis ce verbiage et, désignant à mon maître d’hôtel prolixe ladame en blanc qui se tenait maintenant, bien tranquille, à côté de sonofficier, je lui demandai :

- Et ces gens-là, vous les connaissez ?

Marius sifflota, ses petits yeux pétillèrent dans sa grosse figurerouge, et, d’un air mystérieux, il me dit :

- Ah, péchaire !... Ce couple-là, monsieur, c’est le grand potin dujour !

- Bah ! fis-je de plus en plus intéressé en me rapprochant de monprécieux compatriote, qu’est-ce qu’ils ont donc fait, les pauvrespetits ?

Le maître d’hôtel leva vers le ciel ses gros bras courts et commença,avec une volubilité qui m’enchanta :

- Ce qu’ils ont fait ! Ah bonne mère ! Lui est le fis cadet d’une desplus grandes familles du pays, il s’appelle le prince Roztucki et estallié aux Kosenko, aux Branicki, enfin à tout le gratin d’autrefois,même du temps des rois. Il a commencé, paraît-il, par faire pas mal dedettes pendant qu’il était à l’école militaire, mais la famille a payé,et on l’a fait nommer, par punition, officier dans le corps desgardes-frontières. On croyait dès lors qu’il se tiendrait tranquille,car allez faire des bêtises dans ces postes perdus où l’on a commetoute distraction de se faire tirer dessus par les soldats rouges….

- Je sais… je sais ! l’interrompis-je, j’arrive de là-bas.

- Bon ! Tout le monde croyait donc notre bel officier bien sage dansson désert, quand voilà les Russes qui se mettent à passer la frontièrepar bandes.

- Les paysans… oui.

- Et aussi des femmes, cher monsieur, la preuve c’est que celle quevous voyez là-bas en robe blanche, c’est une Russe, une Russe de Moscou.

A cette révélation, je pâlis, je rougis, je me tins à quatre pour nepas sauter au cou de ce brave maître d’hôtel, car c’était lui qui memettait enfin en face de cette femme introuvable que je poursuivaisdepuis une semaine, jusque dans les neiges de Léonpol. Ma Russe ! Elleétait là, belle et énigmatique, comme je me la figurais. Jem’expliquais maintenant ses allures bizarres, ses gestes d’animalsauvage opposés à sa grâce de Slave. Et, par-dessus le marché, il yavait à cause d’elle un scandale, des histoires… Ah ! parlez, mon cherMarius… racontez, je vous en prie, mon ami, mon cher ami !...

Le Marseillais, flatté de l’accueil que je faisais à sesrenseignements, ne se fit nullement prier pour continuer son récit.

- Le jeune officier fut chargé, paraît-il, d’aller porter secours à laRusse qui s’était réfugiée chez ses parents.

- Le comte Oskiensko, qui habit du côté de Léonpol.

- Justement, acquiesça le maître d’hôtel, étonné… vous êtes donc plusau courant que vous n’en avez l’air ?

- Non, fis-je, mais un journaliste français sait toujours quelquespetites choses… Continuez tout de même, je vous en prie, car vousm’intéressez prodigieusement.

- Eh bien ! continua Marius, notre jeune prince officier protégea sibien la Russe qu’il l’enleva à la barbe de son cousin et desBolchevistes. Vous pensez que cela fit un rude scandale surtout dans lahaute société du pays. Ensemble, ils arrivèrent à Varsovie, et là,l’affaire se corsa encore quand le prince, qui était complètementenvoûté par cette Russe, émit la prétention de l’épouser.

« Vous devinez que cette prétention du prince souleva une oppositiongénérale de la famille. Il était décidé à passer outre, mais le jeunehomme était militaire, et les règlements exigent qu’un officierpolonais ne puisse se marier qu’avec l’assentiment de ses chefs. Bienentendu, ceux-ci lui refusèrent la permission et lui donnèrent l’ordrede rejoindre un régiment cantonné sur la frontière roumaine.

« Le prince a refusé de partir, il parle de donner sa démission et, enattendant, s’affiche partout avec cette femme, pour la plus grandehonte de la haute société à laquelle il appartient. La famille lui acoupé les vivres et ses chefs vont se fâcher tout rouge. Voilà lasituation dans laquelle s’est mis ce malheureux à cause de cette joliediablesse.

Puis, philosophiquement, il conclut :

- Tout ce qu’on voit, dans notre métier, tout de même !... Mais… vouspermettez ?... on m’appelle à l’office.

Marius s’éloigna en glissant avec habileté sa lourde personne entre lestables, et je restai seul, possesseur enfin du secret tant désiré.

Je comprenais maintenant les réticences et les difficultés que j’avaisrencontrées partout quand j’avais cherché à approfondir ce mystère.

Les Polonais sont restés un peuple aristocratique ; ils tiennent, avecraison d’ailleurs, au prestige de leurs vieux noms, de leurs anciennesfamilles. Il n’y a, pour s’en rendre compte, qu’à remarquer avec quelorgueil ils vous montrent leurs palais si nombreux dans leur capitale.Voilà pourquoi ils se soucient assez peu de révéler, surtout à unjournaliste étranger, les faiblesses de ce don José du Nord avec laCarmen bolcheviste.

En réalité, je ne ressentais pas la moindre indignation contre cemalheureux jeune homme, et je les regardais tous deux au contraire avecune sympathique indulgence. Ils ne dansaient plus, mais la femme, d’ungeste machinal, vidait constamment sa coupe de champagne, et jeremarquais que l’officier essayait en vain d’éloigner d’elle labouteille au col cravaté de blanc qui trempait dans un seau de glace.Ils ne parlaient toujours presque pas, mais un vague sourire debien-être, des yeux brillants rendaient encore plus gracieux le visagede cette jolie fille, dont certaines attitudes venaient par instantsgâter l’harmonie.

C’est ainsi que je la vis, d’un geste commun, s’essuyer les lèvres durevers de sa main après avoir bu. Son ami se pencha alors à son oreilleet dut lui faire quelque observation, car aussitôt elle devint trèsrouge, ses traits se crispèrent, mais elle ne répondit rien.

Il était impossible de laisser échapper l’occasion que le hasardbienfaisant, providence des reporters, venait de faire naître pour moi.Je ne pouvais pas passer une soirée presque à côté de cette Russe quej’avais tant cherchée, sans essayer d’obtenir d’elle ou de lui quelquesrévélations sur la vie qu’elle avait menée là-bas dans ce pays horribleet mystérieux, sur les raisons qui avaient motivé sa fuite, enfin surles péripéties de cette fuite elle-même. Évidemment, je risquais unrefus, d’être rabroué peut-être par cet officier qui pouvait fort bienme répondre que ma démarche était indiscrète, surtout dans un endroitpublic, sous les regards de cette société varsovienne qu’il bravaitavec tant de dédain. Mais ma foi… tant pis !... il fallait risquer lecoup.

Heureusement, je n’avais pas à aller bien loin pour arriver jusqu’àeux. Il me suffisait pour cela de faire pivoter ma chaise d’un quart detour, de me lever, et je me trouvai en face de l’officier auquel jedemandai le plus naturellement du monde :

- Monsieur, vous excuserez un journaliste français de passage àVarsovie de se présenter lui-même, mais je sais que madame a eul’heureuse chance de pouvoir s’échapper de Russie et, comme je fais iciune enquête sur les évadés russes, je vous demande l’autorisation delui poser quelques questions.

De longues années de métier m’ont donné l’habitude de ces attaquesbrusquées. J’ai eu l’occasion d’interroger, au cours de ma longuecarrière, les plus hauts personnages, et cependant j’étais gêné en facede ce couple, pas du tout à mon aise. J’avais la sensation decambrioler quelque peu le mur de la vie privée.

Et voilà, pour arranger les choses, ce drôle d’officier qui ne merépond pas tout de suite. Il a l’air d’hésiter, il jette vers sacompagne des regards inquiets, autour de nous les soupeurs nousobservent en dessous et sans en avoir l’air. Ce serait vexant d’essuyerun refus.

Enfin le prince a pris une décision.

- Monsieur, finit-il par me dire en me montrant une chaise vide à leurtable, veuillez nous faire l’honneur de prendre une coupe de champagneavec nous, un Français est toujours le bienvenu auprès d’un officierpolonais.

Je respirai et m’empressai de prendre la place qu’on m’indiquait à côtéde la Russe, qui d’ailleurs avait l’air absolument indifférente à toutce qui se passait. Ses beaux yeux bleus étaient chavirés, elle souriaitd’un sourire étrange et, par moments, chantonnait en russe d’un airparfaitement satisfait.

- Madame parle-t-elle français ? demandai-je au jeune homme.

Ce fut elle qui me répondit, à ma grande satisfaction.

- Oui, me dit-elle, avec un accent indéfinissable et pas mald’hésitation, oui, je parle, ou plutôt j’ai parlé très bien autrefois…quand j’étais petite… mon institutrice était Française, mais depuislongtemps…

Elle s’arrêta brusquement et se mit à taper bruyamment avec safourchette contre son assiette en accompagnant le rythme de la valseque jouait l’orchestre. L’officier dut lui faire cesser ce jeu demauvais goût.

- Dzinnia, murmura-t-il, doucement, arrêtez, vous faites trop de bruit,ce n’est pas correct.

La jeune femme ne sembla nullement tenir compte de cette observation,elle continua son petit vacarme un instant, puis, tout à coup, se levad’un bond et s’empara d’autorité de la bouteille de champagne qu’elleprétendait boire à même le goulot. L’officier la lui arracha des mains,et alors elle se mit à chanter une chanson russe d’une voix qui allaitcrescendo et menaçait de faire du scandale.

Le prince n’y tint plus. Ce fut en polonais cette fois, sur un tonassez rude, qu’il l’admonesta, et elle se tut. Alors il se passa unechose déconcertante. Je vis le prince tourner vers moi un visagechaviré et, d’une voix suppliante, il me demanda brusquement :

- Monsieur, monsieur, croyez-vous qu’un officier polonais qui a reçuune bonne instruction pourrait gagner sa vie à Paris ?

Je restai d’abord un peu interloqué par l’imprévu de cette question,puis je finis par répondre :

- Pourquoi pas ? Il y a à Paris plus de cinq cent mille étrangers qui yvivent fort bien.

La figure de mon interlocuteur s’illumina à ces mots, et il allaitcontinuer à m’interroger quand la Russe, bondissant à nouveau comme unebête fauve, s’élançait en dansant toute seule vers l’endroit réservé,qui était alors vide de danseurs. Elle tourna un instant, puis tout àcoup tituba. Déjà  l’officier était près d’elle, il la soutint etla ramena. Quand il fut près de moi, il me dit tout bas :

- Vous voyez ?... Le champagne l’a surprise, elle n’a pas l’habitude.Il faut que je la ramène, mais voici ma carte… Venez me voir demain,nous causerons.

Rapidement, l’officier demanda l’addition, jeta sur la table unepoignée de billets, et sans attendre la monnaie, il disparut enentraînant sous son bras cette belle fille qui titubait et riait d’unrire aigu et nerveux dont je garderai toujours dans l’oreille lasinistre vibration.

Dans la salle, tout le monde me regardait maintenant avec ironie ouréprobation. Je m’étais décidément compromis en m’asseyant en compagniede ce couple scandaleux. Ce fut d’ailleurs ce que me confirma Marius,qui m’attendait au vestiaire quand je partis et qui, tout en m’aidant àenfiler mon pardessus, me disait :

- Ah ! monsieur, le pauvre garçon est fichu… péchaire ! Il y a desministres dans la salle et je les ai entendus qui disaient qu’ilfallait à tout prix arrêter ce scandale. Ils vont le mettre en prison…Si ce n’est pas dommage !... un prince !... et qui était le plus beauparti de la ville… Ces chameaux de femmes tout de même !... ce que çavous en fait commettre des gaffes !

UNE RUSSE.

Inutile de dire que, dès le lendemain, je me précipitai à l’adresseportée sur la carte que m’avait laissée l’officier.

Cette adresse était celle d’une pension de famille modeste, mais fortbien située dans une de ces rues paisibles et remplies de jardins quiavoisinent les allées Ujadowska, les Champs-Élysées de Varsovie.

On m’introduisit dans un petit salon assez quelconque, qui communiquaitavec la chambre à coucher. L’officier vint m’y rejoindre presqueaussitôt. Il était en civil, détail qui dénotait chez lui une nouvelleorientation de vie, car les officiers polonais sont très fiers de leuruniforme, ne le quittent presque jamais et méprisent les vêtements duvulgaire pékin. Dès son entrée, je me rendis compte que ses hésitationsde la veille au soir étaient passées. Il vint vers moi avec un sourireamical, les mains tendues, et me dit avec rondeur :

- Monsieur, je serai franc, et je n’essayerai pas de vous cacher quoique ce soit de la fâcheuse situation dans laquelle je me trouve.D’ailleurs, ce serait inutile. C’est la fable de la ville et vous nedevez pas l’ignorer.

Je dus convenir que son aventure était en effet assez connue, mais que,jusqu’à la soirée de la veille, personne n’avait encore voulu m’enparler.

- Oui, je sais, dit-il légèrement, on a essayé d’abord de cacher cequ’on appelle mes folies, mais, maintenant, il ne peut plus en êtrequestion. Je suis en révolte ouverte contre les autorités militaires etil ne me reste qu’une ressource : quitter le pays.

Je ne pus m’empêcher de laisser voir une moue désapprobatrice.

- C’est grave ! fis-je.

Il esquissa un geste de défi et s’écria :

Eh, aussi ! pourquoi veut-on me faire quitter cette femme ?... Nousvivons à une époque de liberté individuelle, que diable !

Puis, d’une voix plus sourde et en confidence, il ajouta :

- D’ailleurs, je ne peux pas la quitter, voilà pourquoi il faut que jem’en aille, et pourquoi, hier soir, je me suis laissé aller à vousdemander si vous croyiez que je pourrais gagner ma vie à Paris.

J’étais tenté de lui répondre que, à Paris comme à Varsovie, sa Russeaux attitudes fougueuses et au goût si prononcé pour le champagnerisquait d’être pour lui un bagage assez encombrant, mais je m’abstins,car vraiment nos relations étaient encore de trop fraîche date pour queje me permis de lui donner des conseils sur un sujet aussi personnel.De plus, j’entendais remuer dans la pièce à côté et je ne me souciaispas de me mettre mal avec celle dont j’espérais recevoir aussi lesconfidences. Un peu de lâcheté ? Peut-être. Notre époque n’est plusriche en héros et nos vertus sont faites surtout de lassitude. Je mebornai donc à lui affirmer que, quand il serait en France, je ferais demon mieux pour l’aider de ma modeste influence, puis, prudemment,j’ajoutai :

- Et puis, vos parents ne vous laisseront pas dans le besoin… Quand ilsverront qu’il n’y a rien à faire pour vous imposer leur volonté, ilss’adouciront petit à petit. C’est généralement ainsi que les choses sepassent.

Le prince Stanislas hocha la tête.

- Vous ne connaissez pas l’orgueil d’une noble famille polonaise, medit-il.

Puis, me désignant un fauteuil, il m’offrit la cigarette à bout decarton rituelle et continua :

- Si vous n’avez rien de mieux à faire, écoutez mon histoire… Cela mefera du bien de vous la raconter, car je n’ai plus d’ami, tous m’ontlâché comme un pestiféré. Quel crime ai-je commis pourtant ?... J’aime,oui, je l’avoue, j’aime cette femme… Est-ce une raison pour mepersécuter comme on le fait ?

J’insinuai que, si j’étais bien renseigné, ce n’était pas seulementparce qu’il aimait cette femme qu’il avait encouru la rigueur de seschefs et la réprobation de ses parents, mais surtout parce qu’ilvoulait l’épouser. J’osai même ajouter timidement que ce mariage aussirapide n’était pas indispensable.

- Parce que Dzinnia est ma maîtresse ? interrogea-t-il avec colère.

- Dame ! Vous auriez peut-être pu attendre.

Le prince jeta violemment sa cigarette sur le tapis et se mit àarpenter le petit salon.

- Non, s’écria-t-il, je ne pouvais pas attendre… j’ai mes raisons pourcela, et elles ne regardent que moi…

Puis, se calmant un peu, il ajouta :

- D’ailleurs, cette jeune femme est d’excellente famille ; elle estalliée au comte Oskiensko, et c’est même chez eux que je l’ai connuedans des conditions que je vais vous expliquer :

« Le 8 mars dernier, je fus avisé téléphoniquement, au poste de Léonpolque je commandais, de l’arrivée sur le territoire polonais d’un certainnombre de fuyards russes qui avaient passé la frontière et que jedevais les interroger. Ma consigne me prescrivait également de faireconduire ceux qui le demanderaient chez les parents qu’ils possédaientdans la région, la plupart des réfugiés étant d’origine polonaise.Parmi ces réfugiés se trouvait Dzinnia. Je la découvris dans un postevoisin, épuisée de fatigue après avoir passé deux nuits dans la neige àguetter le moment favorable pour passer. Grâce à un juif qu’elle avaitacheté, celui-ci était arrivé à la conduire saine et sauve de l’autrecôté de la frontière. Cette femme, à demi évanouie et si belle dans sadétresse, produisit tout de suite sur moi une très vive impression. Cefut bien autre chose par la suite quand je connus davantage cettemalheureuse, quand elle m’eut raconté la vie effroyable qu’elle avaitmenée là-bas, ses dégoûts, ses souffrances, ses rancunes, ses lâchetés.Oh ! monsieur, c’est affreux !

Le prince s’arrêta un instant, ses traits se crispaient, et je levoyais en proie à une réelle émotion, mais il se maîtrisa et continua :

- Hedwige Oskiensko était la seule fille d’une riche famille defonctionnaires sous le régime tzariste. Elle connut donc une enfanceheureuse et choyée, mais arriva la révolution. A cette époque, elleavait à peine six ans et était encore trop jeune pour comprendre cequ’était ce cataclysme, pour souffrir du bouleversement qu’iloccasionna parmi les gens de sa classe. C’est à peine si elle remarquaque son père lui fut un jour brutalement arraché pour être envoyé enSibérie. Peu de temps après, sa mère mourait de chagrin, et l’enfant,qui n’avait plus en Russie que des parents éloignés, fut élevée parl’État.

« Comprenez-vous ce que signifie cette formule épouvantable ? Ellesignifie que cette fillette se développa et grandit selon la doctrinebolcheviste, en dehors de tout frein et de toute morale. Elle fréquentaces vagues écoles mixtes où l’instruction est donnée selon lesprincipes de Karl Marx, d’ailleurs déformés, et où la loi de l’instinctseule est suivie. En dehors de ces cours irréguliers – on ferme lesécoles quand le professeur est saoul ou quand il fait trop froid dansles classes – en dehors de ces études fantaisistes et déformatrices, lafillette vagabondait au hasard des rues et des rencontres. Quand elleeut seize ans, elle s’aperçut qu’elle était belle, en sentant grandirautour d’elle les appétits et les désirs. Honnête d’instinct, elletenta de se soustraire à cette meute déchaînée à ses trousses etaccepta la protection d’un commissaire du peuple dont la situation,espérait-elle, saurait au moins la faire respecter. Cet importantpersonnage l’épousa, et elle se crut sauvée. Mais que signifie lemariage en Russie soviétique ? Quand il eut assez d’elle, l’hommel’abandonna. C’est si simple ! Un beau jour, elle trouva la maisonfermée et apprit qu’elle était divorcée.

Deux fois, elle se remaria et divorça avec la même facilité, tantôtchoyée, comblée de tout, traînée de fête en fête par ses fragmentsd’autocrates, tantôt rejetée au ruisseau sans ressources et obligée defaire la queue des journées entières, aux portes des coopératives, pourattraper le morceau de pain qui l’empêcherait de mourir de faim. Et ceshorreurs lui paraissaient naturelles, à cette malheureuse, comme à tousceux qui ont maintenant vingt ans en Russie. Elle supposait quel’existence normale des femmes, c’était celle qu’elle menait. Elle nesouffrait même pas de son malheur parcequ’elle ignorait qu’il pouvaitexister un bonheur. Tel est le cas des jeunes générations russesactuelles. Il faut avoir vécu comme je le fais, avec une de ces évadéesde l’Enfer, il faut avoir remarqué ces ahurissements devant le beau etle bien, écouté ces questions déconcertantes, souffert de cesgloutonneries de bête affamée, de ces frénésies d’amour, du débridementde ces instincts pervertis pour comprendre toute l’horreur de ce régimeimposé à quatre cent millions d’êtres humains par la volonté dequelques profiteurs cyniques. On se demande comment le monde indignépeut assister impassible à ce défi lancé à l’humanité. J’avoue que jen’ai pas pu conserver cette indifférence devant l’horreur et, le jouroù cette femme a noué comme une enfant ses bras autour de mon cou en medemandant aide et protection, je me suis juré à moi-même que je nel’abandonnerais pas, que je ne la rejetterais pas vers le mal. Oui, jesais, vous allez sourire comme les autres de cette naïveté, mais nous,les Slaves, nous possédons une âme spéciale, nous avons été nourris detolstoïsme et de mysticisme, et, comme le héros du grand écrivain, jeme suis voué au rachat de cette femme. De plus, vous l’avez vue… elleest belle ! J’aime son corps superbe autant que son âme trouble etincertaine. Oui, je veux la retirer du bourbier où la fatalité l’aplongée. Je vous assure qu’elle en est digne. Ses sentiments sont purs,son cœur est bon puisqu’elle a eu le courage et la force de s’enfuirvers nous. Nous n’avons pas le droit de la repousser et de la rejeterdans le malheur.

J’écoutais avec l’intérêt que l’on devine cette curieuse confession dujeune prince polonais. Celui-ci prenait tout à coup à mes yeux figurede héros romanesque, beaucoup plus intéressant que le banal amoureuxprévu.

Je me trouvais en présence d’une de ces âmes slaves dont on pouvaitattendre toutes les folies sous le nom de sacrifice et de devoir.

Le prince me raconta ensuite les détails de son aventure avec cellequ’il avait baptisée du joli nom de Dzinnia qui, prononcé par lui,prenait la douceur d’une caresse. Il me dit comment ils avaient quittétous deux le châtelain de la frontière chez lequel s’était d’abordréfugiée la jeune femme, en prenant pour prétexte les lettres de menaceà son parent que sa présence avait motivées. Ils avaient vécu quelquesjours dans un petit village, jusqu’au moment où l’officier avait étérappelé à Varsovie. Là, il avait eu l’audace de notifier à ses parentsson intention d’épouser cette réfugiée ; fureur de la famille, rigueurdes autorités militaires, scandale, démission refusée et le voilàacculé à la désertion. Tout un drame en vérité.

Nous en étions là de ce captivant récit, quand la porte decommunication s’ouvrit brusquement, et Dzinnia entra. Elle était drapéedans un superbe manteau de fourrure, ses cheveux d’or se hérissaient endésordre autour de sa figure éclatante de jeunesse, ses jambes et sespieds étaient nus. L’ensemble était d’une sauvagerie superbe, et cetteapparition évoquait une fille préhistorique sortant de sa caverne.

Elle vint à moi souriante et calme, me tendit la main cavalièrement,comme si nous étions déjà de vieux amis. Je m’inclinai devant elle pourbaiser le bout de ses doigts, mais elle ne comprit pas mon geste.Jamais personne ne lui avait baisé la main et elle se baissa en mêmetemps que moi, croyant que j’avais laissé tomber quelque chose parterre. Dans ce mouvement, son manteau de fourrure s’ouvrit largement etje m’aperçus que, dessous, elle était complètement nue.

Quand son ami lui eut expliqué son erreur, elle se mit à rire, de cerire perçant et grossier qui la déparait, puis elle s’assit par terre,les jambes croisées à la tailleur, découvrant des mollets et descuisses admirables, d’un galbe, d’un modelé à faire rêver tous lessculpteurs, de Praxitèle à Falguière.

Le prince, qui avait d’abord échangé avec moi un coup d’œil d’excusesdevant la bizarre tenue de sa maîtresse, n’essayait même plus de larappeler à la décence. Il m’avait renseigné ; je savais que j’avaisdevant moi une sorte de sauvageonne et je m’efforçai de ne pas marquerle moindre étonnement de ses bizarreries et de sa tenue qui, enréalité, n’avait rien de désagréable pour un témoin désintéressé.

Je jugeai alors le moment venu de poser quelques questions à ce beléchantillon de l’éducation bolcheviste. Après y avoir été autorisé parmon nouvel ami, je lui demandai pour quelle raison elle s’était décidéeà quitter la Russie en bravant les dangers d’une fuite difficile àtravers la frontière. Elle me répondit dans un français hésitant,fantaisiste, brutal, mais cependant à peu près compréhensible, surtoutquand l’officier me traduisait les mots russes dont ses phrases étaientémaillées.

- C’est ma tante, me dit-elle, qui m’a donné ce conseil… Ils étaienttous après moi là-bas… tous… ils voulaient coucher… ou m’épouser… C’estla même chose d’ailleurs.

- Qui, tous ? demandai-je.

- Mais les présidents de coopératives, les commissaires du peuple, lesofficiers de l’armée rouge, tous ceux qui ont de l’argent, des maisons,de l’autorité… Pendant huit jours, c’était beau… on buvait de la vodka,du champagne, on faisait l’amour, puis tout à coup, ils me battaient ets’en allaient…

J’aurai toujours présente devant les yeux la figure scandalisée,honteuse de ce prince pendant que la femme qu’il aimait me faisait cescyniques aveux avec cette superbe placidité. Mais il n’avait plus deréaction, semblait résigné à tout, et ne cherchait pas plus à me cachersa nudité morale que sa nudité physique. J’étais devenu le confident,l’ami, qui peut tout voir, tout entendre.

Elle continuait :

- Un jour, il y eut des batailles à cause de moi à la Ksechinskaia,deux hommes se tuèrent, dont l’un était chef de district. On me dit queje risquais la Sibérie. Ma tante m’expliqua qu’il y avait dans le mondedes pays où les femmes étaient maîtresses de leur corps, où on ne lesbattait pas, et où elles avaient le droit d’avoir des enfants qu’ellespouvaient garder et aimer. Alors j’ai résolu d’arriver jusqu’à ceparadis. Mes parents avaient réussi à cacher dans la doublure d’unvieux vêtement de mon père quelques centaines de dollars. On me lesdonna, et j’allais prendre mon billet pour Dryssa. On me connaissait,on savait que j’avais été la femme d’un commissaire du peuple, je pusdonc prendre le train. Je descendis une station avant la frontière etme cachai dans la forêt. Des paysans, à qui je me confiai, ne metrahirent pas, chose extraordinaire dans ce pays où le frère dénonceson frère, et la fille la mère ; mieux encore : ils me présentèrent unjuif qui, moyennant cinq cents dollars, s’engagea à me faire passer lafrontière.

« J’avais cousu mon argent dans ma chemise. Je lui donnai les cinqcents dollars et, le soir même, il venait me chercher avec un traîneauattelé de deux chevaux. Nous glissâmes sur la neige toute la nuit ;nous cachant derrière les arbres quand nous entendions des coups defusil. Vers le matin, mon juif m’arrêta devant une triple barrière defils de fer barbelés. Il avait eu la précaution d’emporter avec lui descisailles il coupa les fils et je passai. De la main, il me désignaitune petite maison de bois située de l’autre côté de la rivière gelée etme disait :

« - Cours vite jusque là-bas, barine… tu es sauvée ! Là-bas, ce sontles Polonais… Tu leur diras que tu veux aller chez tes parents et tuseras bien accueillie.

« Ce fut en effet ce qui se passa. Le lendemain, je faisais laconnaissance de Stan, conclut-elle en venant s’asseoir câline sur lesgenoux de son amant et en coulant d’un geste gracieux sa têteébouriffée dans son cou… Depuis ce moment, je suis heureuse… heureuse!... C’est tout de même vrai ce que me disait ma tante : la Russie,c’est l’Enfer, et ailleurs, c’est le Paradis.

J’étais bien récompensé de ma persévérance, car je les tenais enfin lesrenseignements de ma réfugiée russe et plus complets, plus romanesques,certes, que je ne l’avais jamais espéré.

Mes nouveaux amis voulurent que je partageasse leur déjeuner, qu’ilsfirent monter dans le petit salon, où je restai ainsi la journéeentière avec eux. Toute contrainte était maintenant abolie entre nous.L’officier m’entretenait de ses projets de séjour en France et medemandait conseil sur la façon dont il pourrait y vivre. Quant àDzinnia, elle continuait à s’étaler dans toute son impudeur naïve. Maisses énormités les plus formidables n’arrivaient même plus à inquiéterle prince. Il semblait résigné à tout ; il aimait cette femme tellequ’elle était, et peut-être même parcequ’elle était telle.

La Russe me racontait sa jeunesse dans ces écoles mixtes où l’onvoyait, paraît-il, des enfants de douze ans forniquer sur les bancs enpleine classe, ce qui leur attirait de leur maître cette simpleobservation :

- Vous suivez l’instinct naturel, vous avez raison… mais attendez aumoins que la classe soit terminée, chaque chose doit se faire en sontemps.

Puis vinrent les descriptions des orgies connues sous le nom de Fêtesde la jeunesse. Pour se conquérir les jeunes générations, lesmaîtresdu régime réunissaient cinq ou six fois par an les jeunes filles et lesjeunes gens de quinze à vingt ans, soit dans quelque château d’ancienseigneur, en été, soit dans un palais délabré mais encore luxueux, enhiver. Dans ce cadre, c’était alors des jeux, suivis d’orgies oùrégnaient en maître le stupre et l’ivresse. On saoulait les enfantsd’alcool, de musique et on les laissait s’accoupler comme des bêtes.Tout cela se passait sous l’œil des autorités complaisantes, et même –ô ironie ! – sous le contrôle de médecins.

Et le lendemain c’était de nouveau pour ces malheureux les taudis, lafaim, le froid, l’attente dans la neige à la porte des coopératives.

Elle aborda ensuite des souvenirs d’un autre genre. Les bombances desprivilégiés du régime, des profiteurs, des seigneurs nouveaux de cetteplèbe. Elle y avait assisté quand elle était la femme d’un commissairedu peuple et qu’on festoyait sans arrêt dans le grand hôtel deLeningrad réservé à ces nouveaux maîtres de l’heure.

La belle fille évoquait dans son français bizarre et grossier lestonneaux de caviar éventrés sur la table, les ballets de danseuses nuesréquisitionnées au théâtre national et, toujours en refrain, l’amour,l’amour. Ce mot à la fois grandiose ou ignoble qui revenait sans cessecomme un leit-motive dans toutes les phrases de cette détraquée.

Quand, à la fin de la journée, je quittai mes nouveaux amis, ma têtebourdonnait, mes jambes flageolaient comme si j’avais, moi aussi,absorbé un vin trop grisant. Tout ce que je venais d’entendre et devoir dans ce modeste petit salon d’une pension de famille polonaiseétait si spécial, si hors série, si différent de la banalité habituelledes choses, que j’arrivais avec peine à les situer dans le plan de lavie courante et moderne.

Cette femme, brusquement transplantée dans un milieu si nouveau et quiy détonait de façon aussi complète, avec son cynisme et sa naïveté, meproduisait l’impression de quelque voyageuse échappée d’une contréelointaine et inconnue. Et en réalité, le pays dont elle arrivait étaitlà, tout près, à quelques centaines de kilomètres à peine, mais séparédu monde civilisé par quelles frontières morales plus impénétrables queles plus féroces barbelés.

Quant à cet amoureux romantique, ce Nekludov 1930, surgi tout vivantd’un livre de Tolstoï avec ses appétits de dévouement et de sacrificepour une nouvelle Maslova, je me demandais avec effarement ce qu’ilvenait faire à notre époque d’égoïsme utilitaire et de pratique avanttout.

Pauvre garçon ! il retardait vraiment trop, et je n’étais pas sansinquiétude sur l’avenir que lui réservait ce mysticisme d’un autre âge.

Quand je me retrouvai le soir dans le hall de mon hôtel, palace banal,au milieu de braves commerçants qui causaient bourse et grains, ou decorrects voyageurs en smoking qui s’apprêtaient à aller passer aumusic-hall une joyeuse soirée, j’en arrivais à me demander si ma belleRusse, toute nue dans son manteau de zibeline, et mon prince charmantrésigné n’étaient pas de simples créations de mon imaginationsurexcitée.


RELIGION.

La Pologne est un pays essentiellement et foncièrement religieux. Ellea su résister pendant des siècles au luthérianisme allemand aussi bienqu’à l’orthodoxie russe et a conservé intacte, à travers toutes lesoppressions, la foi catholique de ses ancêtres.

J’avais vu à Wilno, dans ce grand village aux cinquante églises, despopulations entières agenouillées, dehors, dans la neige, par vingtdegrés de froid, devant les porches encombrés des sanctuairesdébordants de fidèles ; j’avais vu à Varsovie même cette foule d’hommesassistant aux offices avec une piété qui constitue la plus sûre défensedu pays contre le virus bolcheviste. Je ne fus donc pas autrementsurpris quand, au cours d’une des visites que je faisais maintenantchaque jour à mes amis, le prince m’annonça que Dzinnia était àl’église. Je remarquai cependant sur la figure de l’officier, tandisqu’il faisait cette réponse, une certaine irritation qui me surprit.

- Eh quoi ? lui demandai-je, vous ne semblez pas satisfait de cetteconversion de votre amie ?... Il me semble pourtant qu’elle ne peutproduire sur elle que d’heureux résultats. La pratique de la religioncatholique disciplinera ses passions, mettra un frein à ses appétits,corrigera enfin la déplorable influence du milieu néfaste dans lequelelle a grandi.

- Évidemment, me répondit Stanislas, et je suis moi-même trop boncatholique pour ne pas avoir accueilli avec joie son désir d’aller voirun prêtre et d’écouter ses conseils, mais je me méfie, je l’avoue, desexagérations de ses sentiments fougueux qui la poussent toujours auxextrêmes.

Le prince s’arrêta comme s’il ne désirait pas en dire davantage, puis,comme involontairement, il continua, l’air préoccupé, semblant separler à lui-même.

- Quand j’ai eu l’idée, il y a quatre ou cinq jours, de la fairepénétrer dans une église, j’ai été saisi par l’effet foudroyant queproduisit sur elle cette simple visite. Dès qu’elle fut dans lesanctuaire, ses yeux se fixèrent comme ceux d’une hallucinée sur lacroix, elle tomba à genoux sur le sol tandis que des mots sans suites’échappaient de ses lèvres… Elle essayait de prier.

« J’eus toutes les peines du monde à l’arracher à cette contemplationextatique et, dès qu’elle fut dehors, elle me confia toute tremblanteque ses souvenirs d’enfance lui revenaient. Elle se rappelait la prièreque sa mère lui faisait balbutier avant de se coucher, devant un grandcrucifix d’ivoire tout blanc, et, depuis ce jour, Dzinnia est toutedifférente, toute changée.

J’essayai de calmer les craintes du pauvre diable.

- Certes, fis-je, Dzinnia est changée, mais en bien. Elle prend petit àpetit la réserve, la correction qui conviennent à une femme dont vousvoulez faire votre épouse, elle n’a plus ces mouvements impulsifs quila faisaient se précipiter, au hasard de ses désirs, sur une nourriturequi lui plaisait, sur une fleur, sur un flacon de parfum, sur tout cequi sollicitait son caprice… je ne vois donc que des avantages à cettereprise religieuse.

Stanislas ne paraissait aucunement convaincu par mon raisonnement.Malgré qu’il fût en vêtements civils, il frappait distraitement avec uncoupe-papier son mollet de ce geste familier aux officiers de cavaleriequi tapotent de leurs cravaches les tiges de leurs bottes en causant,et reprit.

- Avec mon assentiment, elle est allée voir un prêtre, mais, depuis cemoment, je sens qu’elle m’échappe et que l’influence de cet homme acomplètement effacé la mienne… Elle ne vit que pour la religion, ellepasse sa vie aux offices et, en dehors de cela, rien ne semble plusl’intéresser… Vous l’avez remarqué vous-même le soir où nous sommesallés ensemble au dancing.

- J’ai remarqué, répliquai-je vivement, qu’elle s’était ce soir-làadmirablement tenue, ce qui n’avait pas été tout à fait le cas dans lessoirées précédentes…

Stanislas soupira, puis finit par me dire :

- Vous avez peut-être raison… C’est encore ma tendance à me forgertoujours des soucis et des préoccupations.

Puis, me passant amicalement le bras sur l’épaule, il conclut, presquegaiement !

- Ah ! Français ! Français sceptique et pratique, Français railleur etcharmant, il faudra que vous corrigiez le Nordique que je suis de cettedéplorable propension à prendre les choses au tragique.

- Mais oui, fis-je en riant, il faut éviter l’absolutisme, surtout dansla tristesse… Tout est relatif, même nos certitudes, dont nouschangeons si souvent.

Sur ces conseils excellents que l’on donne si facilement aux autres etqu’on ne suit jamais soi-même, nous sortîmes ensemble, le prince etmoi, pour aller faire des courses que nécessitait notre départ prochain.

Il avait été en effet décidé que nous partirions ensemble pour laFrance par mer. Nous nous embarquerions à ce nouveau port de Gdynia queles Polonais ont créé de toutes pièces sur la Baltique depuis le traitéde Versailles qui leur reconnaissait le droit à un accès sur la mer. Enquelques années, ils ont fait surgir, sur l’emplacement d’un simplevillage de pêcheurs, des jetées, des docks, des gratte-ciels, enfintout un port déjà en pleine activité et dont ils prétendent faire lerival de Dantzig. Notre Compagnie général transatlantique a établi unservice entre le Havre et Gdynia et j’avais décidé de revenir par cemoyen agréable qui vous donne l’illusion d’une croisière de plaisanceet supprime les ennuis d’un long trajet en chemin de fer, des douaneset des changes.

Le prince et Dzinnia, dès que je leur eus fait connaître mes projets dedépart, avaient aussitôt déclaré qu’ils voulaient eux aussi partir avecmoi par mer, et il s’agissait d’aller retenir les cabines.

J’étais un peu rassuré sur les suites de cette fuite de l’officier avecson amie depuis que j’avais appris qu’il avait pu réaliser auprès dunotaire de sa famille une petite somme d’argent. Oh ! pas grand’chose !mais tout de même les quelques dizaines de mille francs indispensablespour qu’ils ne fussent pas à ma charge à leur arrivée à Paris.

Nous allions donc en flânant le long de la Krolewgkaul jusqu’auxbureaux de l’agence Transatlantique, où nous trouvâmes les places quenous désirions. J’accompagnai ensuite mon ami dans différents magasins,où il s’acheta des valises, des vêtements, et enfin, toujours grandseigneur, il m’invita à dîner chez Fuckier.

- Il faut que vous connaissiez, m’affirma-t-il, cet établissement quiest un des plus anciens et des plus curieux de notre ville. Sachez queles propriétaires s’y succèdent de père en fils depuis le XVIe siècle…Enfin un Français ne peut pas quitter Varsovie sans avoir dîné dans lasalle et à la table où mangèrent Poniatowski et les ambassadeurs deLouis XIV.

Je ne pouvais que m’incliner devant une invitation aussi courtoisementfaite, mais j’étais en question, sur la façon dont le jeune princecomprenait l’économie nécessaire à sa nouvelle situation.

Avant de nous rendre au restaurant fastueux, nous rentrâmes d’abord àla pension de famille pour y prendre Dzinnia. La Russe ne s’y trouvaitpas, et je m’aperçus tout de suite, au trouble du prince, que cetteabsence l’inquiétait beaucoup.

- Mais enfin, où peut-elle être ? murmurait-il en parcourantl’appartement, fouillant partout dans la chambre afin d’y découvrir unindice qui lui expliquerait la raison de ce départ inopiné.

Tout en remuant les robes jetées en désordre sur tous les meubles, ilpensait tout haut :

- Elle est sortie en toilette du matin, constatait-il, son sac à mainest là sur la table ; elle n’a pas emporté d’argent, et d’ailleurs ellene sait pas s’en servir et ignore sa valeur… Elle ne connaît pasdavantage la ville et certainement elle a dû se perdre ou se faireécraser par une auto… Toutes ces choses sont pour elle si nouvelles….Je ne comprends pas vraiment qu’elle ait osé sortir ainsi toute seule.

Stanislas paraissait vraiment inquiet, les raisons qu’il laissaitéchapper de cette inquiétude étaient assez fondées.

- Si encore je pouvais aller la chercher, continuait l’officier, maisje n’ai pas la moindre idée de l’endroit où elle peut être allée.

Je demandai à tout hasard :

- Pas de couturière, de coiffeur, de grand magasin ?

Il se borna à hausser les épaules.

- Mais vous voulez donc toujours la considérer comme une femmesemblable aux autres ? s’écria-t-il, vous oubliez que c’est une sauvage.

Puis, venant brusquement à moi, il ajouta, les yeux humides, la figurecrispée, presque en colère :

- Vous l’avez pourtant vue d’assez près depuis une semaine ?... Je nevous ai rien caché de ses faiblesses… C’est une enfant, une toutepetite enfant, ma pauvre Dzinnia… Comment voulez-vous que je ne soispas fou d’inquiétude à l’égal d’une maman qui saurait sa fillette decinq ans dans la ville.

Je ne trouvai rien à répondre à cette douleur si sincère, et nous nousassîmes tous deux, les yeux fixés sur la pendule, attendant… quoi ?Nous n’aurions même pas pu le dire.

De temps en temps, Stanislas bondissait à la fenêtre ou vers la porte.Il lui avait semblé reconnaître son pas, mais bientôt il revenait,l’air un peu plus las, un peu plus découragé et retombait accablé dansson fauteuil. Dans l’obscurité de la pièce, éclairée seulement par leslueurs des globes électriques venant de la rue, je voyais des larmesqui brillaient dans ses yeux et qu’il croyait me cacher.

Des heures se passèrent ainsi. Le dîner chez Fuckier ?... Oh ! Il n’enétait plus question, et je songeais que ma destinée n’était pas dem’asseoir à la table des ambassadeurs du Roi Soleil. J’en avais faitmon deuil et, stoïque, malgré la faim qui me talonnait, malgrél’exaspération de cette attente, je n’abandonnai pas mon malheureuxcompagnon.

Enfin, vers dix heures du soir, le prince n’y tint plus. Il bondit surses pieds, saisit sa pelisse, son chapeau, et me dit avec cetteautorité des gens élevés dans l’habitude de donner des ordres :

- Venez… Nous allons la chercher !

- Où ça ?

- Dans une église… J’ai bien réfléchi, ce n’est que là qu’elle peutêtre.

Après tout ce qu’il m’avait raconté dans l’après-midi des accès dedévotion de son amie, cette supposition était admissible, et noussortîmes, mais sur la porte nouvelle hésitation. Une église ! c’estbientôt dit, mais il y en a plus de cent à Varsovie. Je n’osais fairela moindre réflexion et suivais le malheureux jeune homme comme lechasseur suit le chien qui cherche une piste. Il m’entraîna d’abordvers les deux églises qui se trouvaient dans les environs du quartieroù nous nous trouvions. Elles étaient noires et à peu près vides ainsique je m’y attendais. Seules quelques rares dévotes marmottaient leurchapelet à l’ombre d’un pilier, mais la Russe ne se trouvait pas parmielles. Ses premiers insuccès, au lieu de décourager le prince,semblèrent au contraire fouetter son énergie.

- Prenons une voiture, fit-il en levant la canne pour appeler unchauffeur, nous allons visiter toutes les églises les unes après lesautres.

Charmante perspective, en vérité ! et je n’avais toujours pas dîné,mais allez donc abandonner un malheureux au milieu des inquiétudesmortelles que manifestait mon jeune ami !

- Et ce qu’il y a de plus terrible, me confia-t-il en s’asseyant à côtéde moi dans l’auto, c’est que je n’ai pas même la ressource d’allerm’adresser à la police… On ne m’écouterait pas.

Tragiquement, il ajouta :

- Le prince Roztucki est maintenant un hors-la-loi dans son proprepays, où ses ancêtres furent maîtres… Et tout cela à cause d’Elle !

La visite des églises continua méthodiquement comme si nous étions auJeudi saint. Notez bien qu’il était plus de onze heures du soir, et jem’émerveillais que ces maisons du Seigneur fussent encore ouvertes. Onprie donc toute la nuit, comme on mange tout la nuit, dans ce pays ?

Après notre dixième visite inutile, Stanislas se frappa le front :

- J’y pense !... Elle m’a parlé d’un prêtre qu’elle était allée voir etqui est attaché à l’église de Saint-Maxime… C’est peut-être là ?

- Peut-être, fis-je, résigné.

Il se pencha vivement hors de la portière et donna une adresse auchauffeur, ce devait être assez loin car nous roulâmes longtemps, et jeme demandais comment cette femme, si ignorante de tout, avait pu fairetoute seule un si long chemin.

Enfin on arriva. C’était une église XVIIIe siècle, du style jésuite,comme la plupart de celles de Varsovie, et qui était située tout prèsde l’ancienne enceinte qui entourait le château royal, tout là-haut surla place qui domine la plaine et le Vistule. La porte principale decette église était fermée, mais l’officier, qui semblait connaître lesaîtres, fit le tour par une ruelle voisine, poussa une petite porte enbousculant des vendeuses d’allumettes qui y attendaient là je ne saisquel client hypothétique, et nous voici dans une église encore plusnoire, encore plus vide que toutes celles que nous avions visitéesjusqu’alors.

Au bout d’un moment, cependant, les yeux s’habituèrent à l’obscurité,et, à la lueur des lampes d’autel, distribuant çà et là, devant lechœur et les chapelles latérales, une vague lumière rouge, nousaperçûmes les silhouettes de quelques religieuses et de quelques femmesqui priaient ou dormaient sur les degrés. Je vis alors Stanislas allerde l’une à l’autre et les regarder avec une indiscrétion qui devaitscandaliser étrangement ces pieuses servantes du Seigneur. Mais, cettefois encore, ses recherches menaçaient d’être vaines, car aucune de cesdévotes n’était Dzinnia. Agacé, découragé et tout de même inquiet, moiaussi, de ma belle Russe sauvage, je me dirigeais déjà vers la petiteporte de sortie, quand j’entendis un cri de joie que répéta l’écho desvoûtes dans le silence de l’église. Aussitôt, je rebroussai chemin, jecourus vers l’endroit d’où le cri était parti et où j’apercevais deloin des ombres noires qui s’agitaient. Dès qu’il me vit arriver, leprince me montra, d’un geste tragique, un corps étendu de tout son longsur les dalles, les bras en croix.

- La voilà ! murmura-t-il, à la fois heureux et attristé.

- Bon ! fis-je… emmenons-la !

Ce ne fut pas aussi simple que je le croyais d’arracher à sacontemplation cette hystérique religieuse. Elle commença par résistersans parler, le corps roide, les yeux révulsés. Cependant, sous lescaresses volontairement un peu brutales de son amant, elle se réveillapetit à petit de son hypnose, et alors elle implora d’une voix à peinedistincte :

- Laisse-moi ici… je suis si bien.

- Mais tu n’y penses pas ! répondit le pauvre diable, il est près deminuit. L’église est fermée… Il faut rentrer !

Tout en lui parlant ainsi, moitié en suppliant, moitié en ordonnant,l’officier était arrivé à la relever et à passer son bras derrière lataille de son amie. Il l’entraînait ainsi vers la sortie. Elle selaissait guider, mais marchait à petits pas saccadés comme une automatequ’il fallait pousser pour la faire avancer.

Enfin on se trouva hors de l’église ; nous la hissâmes dans l’auto, etlà, Stanislas essaya de la raisonner.

- Tu es folle, ma chérie, lui disait-il doucement, de me faire desfrayeurs semblables… Pourquoi es-tu partie sans rien dire ? Je nesavais plus ce que tu étais devenue !

Dzinnia paraissait complètement insensible à ces reproches autantqu’aux caresses que lui prodiguait son amant. Elle se tenait raide surla banquette, sans même songer à s’appuyer au dossier, sans remarquerque j’étais là, et restait lointaine, comme perdue dans ses rêves.

- Excusez-moi, cher ami, me dit alors l’officier désolé… vous voyezl’état dans lequel elle est ? Il m’est impossible d’aller souper avecvous.

- Naturellement ! répondis-je, je vais vous accompagner jusqu’à votredomicile pour vous aider à lui faire monter l’escalier, si c’estnécessaire, puis je vous laisserai.

Elle monta l’escalier toute seule, d’un pas ferme, et quand elle futdans leur petit salon, sous la lumière crue du lustre, elle sembla seréveiller et devenir normale. Elle me tendit même la main et me dit enfrançais :

- Ah ! Monsieur !... Vous devez penser que je suis une femme bienennuyeuse ! Mais ce n’est pas ma faute !

Puis, sans attendre ma réponse, elle demanda à son ami de s’en alleravec moi en la laissant dormir là sur le canapé du salon.

- Jamais de la vie ! répondit celui-ci, tu es pâle, fatiguée, toutetremblante encore… viens dans ton lit.

Elle résista, alors il l’enlaça et murmura tout bas d’une voixcaressante :

- Dans notre lit, Dzinnia.

Mais à ces mots, à ce geste, la jeune femme bondit comme une bêteblessée, elle se dégagea d’un geste souple et, repoussant brutalementle pauvre garçon, elle cria dans un gémissement :

- Va-t’en Stan !... va-t’en ! je t’en conjure.

- Pourquoi ? demanda-t-il humblement.

- Parce que tu es le péché.

Et trois fois elle répéta en le regardant bien en face :

- Tu es le péché !... tu es le péché !... tu es le péché !

Je jugeai le moment venu de prendre congé de ce couple tumultueux et,une fois dans la rue, tout en me  hâtant vers  une kuberniaquelconque pour me restaurer après ces émotions, je me disais :

- Drôle de petite bonne femme tout de même, cette Russe !... Elle acouché avec tout l’état-major bolcheviste et maintenant elle fait samijaurée parce qu’elle a été à confesse et a subi l’influence mystiquedes cathédrales. Bah ! Tout s’arrangera dans quelques semaines quandils seront mariés, et probablement même avant !


LE CASINO DE ZAPPOT.

Tout sembla s’arranger en effet puisque, deux jours plus tard, selon leprogramme fixé, nous partions tous les trois pour Dantzig, d’où nousdevions gagner Gdynia et nous embarquer sur le Pologne pour la France.

Le voyage se passa de façon normale ; nous visitâmes cette superbeville de Dantzig, arrachée non sans peine à l’Allemagne, et dont leshabitants, dédaignant pour leur cité le titre de ville libre, seproclamant hautement plus Allemands que les plus farouches Prussiens.

Je remarquai avec satisfaction que Dzinnia avait l’air de s’intéresserà nos promenades le long de ces magnifiques avenues bordées de maisonsRenaissance, enjolivées de balcons et de ferronneries admirables quidonnent à cette vieille cité son caractère spécial. La jeune femmeregardait, questionnait, parfois même établissait des comparaisonsentre cette ville si bien ordonnée et les cités dévastées del’infortunée Russie. On sentait que son esprit travaillait, qu’ellen’était plus la proie d’une idée fixe. Elle n’avait plus de cesterreurs subites, motivées par un choc, un bruit insignifiant, ellemangeait sans excès, en un mot elle tendait à redevenir une femmenormale, au moins en apparence. Je félicitai chaudement le prince decet heureux résultat.

- Vous voyez, lui disais-je, vos inquiétudes étaient exagérées, vousêtes arrivé à transformer votre amie, sa rééducation sera certainementmoins longue et moins difficile que je ne l’avais craint, et, aprèsquelques semaines de séjour à Paris, Dzinnia sera devenue une femme quevous pourrez épouser sans avoir à craindre les écarts et lesexagérations de ces jours-ci.

Mais Stanislas ne paraissait pas du tout partager mon optimisme, et cefut avec un sourire bien triste et bien désabusé qu’il m’avoua :

- Vous ne vous doutez pas du travail qui se fait en elle.

Puis, me prenant la main, il la serra et ajouta d’une voix tremblante :

- Mon ami… Dzinnia est perdue pour moi… Il est vrai qu’en revanche elleest peut-être gagnée pour le Ciel.

Il me fut impossible d’obtenir l’explication que j’allais demander deces paroles sibyllines parce qu’à ce moment, la Russe entra.

Elle était fraîche, souriante, admirablement habillée d’un tailleur devoyage choisi avec goût par son ami, et elle nous annonça gaiement quel’automobile que nous avions demandée pour nous conduire au casino deZappot nous attendait devant la porte de l’hôtel.

Zappot est une station balnéaire, encore embryonnaire, mais fort biensituée sur la falaise à peu près à mi-chemin entre Dantzig et Gdynia,sur le territoire polonais. Nous avions décidé de dîner et de passerdans cet endroit de plaisir notre dernière soirée avant de nousembarquer le lendemain matin, à Gdynia, sur le bateau qui devait nousconduire en France.

Ce qui fait le principal succès de cette station balnéaire, c’estsurtout son casino, où l’on joue à la roulette, à  la boule et aubaccara.

Les jeux d’argent étant interdits en Pologne comme à Dantzig, tous lesdésœuvrés ou les amateurs de tapis vert se précipitent de ces deux paysvers Zappot, à la belle saison.

En une demi-heure d’auto à peine, nous arrivâmes devant le casino, quiest d’ailleurs une grande baraque assez sommaire et ne rappelle encoreque de très loin Deauville ; Cannes ou Monte-Carlo. Mais là, commepartout en Pologne, les espérances sont grandes et les projetss’échafaudent. J’entends encore l’antienne habituelle : « Ah ! si nousavions de l’argent ! quelles belles choses nous ferions ici, et quellesuperbe affaire pour ceux qui s’intéresseraient à cette station !Pensez donc, monsieur ! Nous avons le monopole des jeux pour deuxgrands pays. »

Bien entendu, ma première pensée, après un dîner plus luxueuxd’apparence et d’addition que de réalité, fut d’aller visiter le casinoet ces salles de jeu sur lesquelles tant de gens d’affaire basaient desi grands espoirs. Stanislas et Dzinnia voulurent m’accompagner.

Après les quelques formalités d’usage et le versement d’une centaine dezlotis, nous pénétrâmes dans une grande salle en bois mais décorée avecce luxe criard spécial à ce genre d’établissements.

Autour de quatre ou cinq tables de roulette et de baccara se pressaitun public nombreux. Stanislas, selon sa méthode habituelle d’éducationvis-à-vis de cette femme qu’il traitait comme une enfant, entrepritd’expliquer à Dzinnia ce que c’était que le jeu, ses règles et sesdangers, mais, à notre grand étonnement à tous deux, la Russe arrêtatout de suite son ami :

- Je sais ! Je sais ! dit-elle.

- On joue donc en Russie ? lui demanda le prince.

- Naturellement, répondit la belle fille, pas le peuple, parbleu, maisles commissaires, les hauts fonctionnaires…

Et la voilà qui commence à piaffer, à se passionner pour le jeu. Ellecourait de table en table, suivant les ressauts de la bille à laroulette, s’exclamant bruyamment quand le banquier abattait un neuf aubaccara ; enfin, elle avait l’air de s’amuser comme une petite folle.Puis, tout à coup, ce que je redoutais arriva.

- Veux-tu me donner un peu d’argent pour jouer ? demanda-t-elle à sonami.

J’espérais que celui-ci allait refuser, mais ce malheureux étaitdécidément dénué de volonté devant cette femme, et, sans un mot, sansmême la moindre recommandation de prudence, il lui tendit sonportefeuille. Elle s’empara de la pochette rebondie qui portait dans unangle la couronne princière, puis partit en courant vers une table.

Je ne pus m’empêcher de reprocher à Stanislas sa faiblesse et sonimprudence.

- Vous êtes fou, lui dis-je. Dzinnia n’est pas encore assez maîtressed’elle-même pour lui laisser toute seule jouer de l’argent… Je supposetout au moins qu’il n’y a pas grand’chose dans votre portefeuille.

Stanislas haussa les épaules et alluma sa cigarette.

- Il y a dans mon portefeuille tout ce que je possède, répondit-ilfroidement.

Je bondis.

- Mais alors, courez, suivez-la, elle va tout perdre.

Déjà j’esquissais moi-même un mouvement pour rejoindre la Russe, maisl’officier me retint par le bras et m’ordonna presque sèchement :

- Laissez-la faire.

Puis, tombant dans un fauteuil, il conclut avec un geste découragé :

- C’est la fin !

En vain j’essayai de lui faire expliquer ces énigmatiques paroles.Voulait-il dire qu’il était décidé à lâcher sa maîtresse et qu’uneperte d’argent dans ce cas était le prétexte nécessaire, ou bienméditait-il les plus noirs desseins ?... Sait-on jamais avec ses Slavesdétraqués ! Malgré toutes mes invites, il fut impossible de lui tirerun mot de plus. Agacé et vexé de ce manque de confiance, je le quittaibrusquement et me mis à me promener dans la salle, risquant tantôt àune table, tantôt à une autre quelques billets. Les préoccupations demon jeu, d’ailleurs fort peu important, ne m’empêchaient pas de suivrede loin les gestes et les expressions de physionomie de Dzinnia.

Je la voyais nettement à une table voisine de la mienne, debout à côtéd’un monsieur en smoking, qui avait l’air de la surveiller avecinsistance, car il la suivait dans ses moindres déplacements. La figurede la jeune femme rayonnait de joie, et elle avait l’air de s’amuserénormément. Ses splendides yeux foncés brillaient comme des saphirsdans un écrin de satin blanc, sa chevelure blond doré s’éparpillait enauréole tout autour de sa tête, ses narines frémissaient, elle étaitsuperbe ainsi emportée par cette passion du jeu. Tantôt elle jetaitd’un geste large des billets sur le tapis vert, tantôt elle seprécipitait comme une folle, bousculant ceux qui lui barraient la routepour ramener l’argent qu’elle avait gagné. Par moments même, onl’entendait prononcer en russe des exclamations qui devaient êtretriviales, car ses voisins et voisines la considéraient avec un certaindédain. Puis, brusquement, elle éclatait de ce rire nerveux,spasmodique et perçant, que je commençais à connaître si bien.

Sans avoir l’air de la surveiller, je me mis à passer et repasserderrière elle pour me rendre compte de ce qu’elle faisait.Naturellement, elle perdait. A tout instant, je la voyais puiser dansla poche de ce malheureux portefeuille armorié qui maigrissait à vued’œil. Elle ne semblait pas s’en apercevoir, riant et sacrant de plusbelle, pour la plus grande joie de ses voisins. On est indulgent, mêmeau jeu, pour une jolie femme.

Pendant que se fondait ainsi sa fortune, cet imbécile de Stanislasrestait là-bas, effondré dans son vaste fauteuil de cuir, fumant sansarrêt ses cigarettes, l’œil vague, absorbé et sans même songer àsurveiller son amie. Il s’était fait apporter de la wodka et il buvait.

Je n’y tins plus et revins vers lui.

- Vous savez qu’elle perd tout ce qu’elle veut, fis-je brutalement.

- Je vous ai déjà dit que cela m’était absolument indifférent.

Exaspéré par cette attitude, je renonçai à tout ménagement.

- N’empêche, insistai-je, qu’il vous faudra de l’argent pour votrevoyage et votre arrivée à Paris.

Il vida d’un trait un verre de wodka, souffla dédaigneusement unebouffée de fumée et murmura :

- Oh ! mon voyage !... Paris ?... Il n’est pas probable que j’y aillede sitôt !

J’attendais de plus complètes explications, qu’il paraissait cette foisdisposé à me donner, quand un brouhaha discret se fit entendre àl’autre bout de la salle. Aussitôt, tous les regards se tournèrent dece côté, et nous vîmes des gens quitter brusquement leurs places pourse précipiter vers l’endroit où avait lieu certainement un de cespetits scandales assez fréquents dans les établissements de jeu où l’onadmet les femmes.

« Pas de doute, songeai-je, c’est cette diablesse de Russe qui fait dessiennes ! » Au moment où, sans m’occuper davantage de ma loque d’ami,toujours indifférent dans son fauteuil, je me dirigeais moi aussi versle groupe pour savoir ce dont il s’agissait, j’aperçus de loin Dzinnia,plus échevelée que jamais, entre deux messieurs en noir qui, le plusdiscrètement et le plus doucement possible, l’entraînaient vers lasortie de la salle.

La Russe d’ailleurs n’opposait pas la moindre résistance, elle suivantdocilement ses guides de son pas d’automate, toute son excitation étaittombée, elle cachait sa figure dans ses mains et elle pleurait.

Une voix forte s’éleva dans la salle.

- Messieurs, annonçait un croupier avec calme, la partie continue. Il ya un banco de cinq cent zlotys… Qui fait le banco ?

A ces paroles sacramentelles, l’agitation qui régnait autour des tablesse calma aussitôt, chacun se hâta de regagner sa place, repris par lafièvre du jeu. C’était à peine si, dans certains groupes, on continuaità s’entretenir encore des incorrections commises par une belle filleque l’on supposait simplement avoir bu trop de champagne et decocktails.

Quand, après cet incident, je revins vers le prince, je le trouvai enconversation avec un monsieur très correct qui lui demandait à voixbasse :

- C’est vous, monsieur, qui avez introduit ici la dame blonde que nousvenons d’être obligés de conduire hors de la salle de jeu ?

- Oui, répondit Stanislas, toujours avec son air détaché de tout.

- Cette dame vous attend au salon de lecture, continua lefonctionnaire, en compagnie de deux de nos inspecteurs… Je mepermettrai de vous conseiller de la rentrer chez elle parce qu’elle n’apas tout à fait l’air d’avoir son bon sens.

- Qu’a-t-elle donc fait ? demandai-je.

Le monsieur correct sourit avec indulgence.

- Oh ! fit-il, des inconséquences… Elle a voulu ramasser une somme quiappartenait à sa voisine, et elle a annoncé un banco qu’elle a étéincapable de couvrir.

Stanislas, cette fois, s’était levé, très pâle.

- Autrement dit, s’exclama-t-il, elle a triché ?

L’inspecteur des jeux ne répondit pas et sourit de nouveau.

- Bien ! j’ai compris… De combien le banco ?

- Cinq cent zlotys.

Le prince porta la main à sa poche, comme pour sortir un carnet dechèques, puis il rougit, gêné, et annonça !

- Je rembourserai cette somme.

Sentant qu’il serait dans l’impossibilité de tenir séance tenante cetengagement, je tirai de mon portefeuille un billet et le tendis àl’inspecteur qui, tout aussitôt, se confondit en remerciements et enexcuses. Nous sortîmes ensuite de la salle ; dans le tambour de laporte, je sentis le prince qui me prenait la main, la serrait avecforce et me murmurait avec émotion :

- Merci !

Ainsi qu’on nous l’avait annoncé, nous trouvâmes Dzinnia dans la sallede lecture, entre ses deux gardes du corps qui la quittèrent dès notrearrivée et se retirèrent en saluant.

La Russe pleurait doucement, le coude appuyé sur une table. Dès qu’ellevit entrer son ami, elle jeta sur lui un de ces regards tristes etsuppliants de bon chien qui attend qu’on le batte. Mais le prince nelui fit pas le moindre reproche, il lui tendit la main et, exactementcomme si rien ne venait de se passer, il lui dit :

- Venez, ma chérie, nous rentrons à l’hôtel.

Elle répondit simplement par un mot que je ne compris pas et qu’ellerépéta plusieurs fois, tandis que nous marchions vers l’hôtel.

- Magdalena ! Magdalena ! murmurait sans relâche la pauvre fille.

L’hôtel dans lequel nous avions retenu des chambres était situé à côtédu casino. Quand nous retirâmes les clefs dans la loge du portier, jeremarquai avec étonnement que le prince et son amie avaient deuxchambres séparées. Il y avait donc de la brouille dans le ménage ? Cesdeux chambres, la scène de Varsovie, l’apathie du prince durant cettesoirée du casino, les phrases énigmatiques qu’il avait laissé échappersur son voyage à Paris… oui, certainement, il y avait à tout cela desraisons que j’ignorais.

- Il faudra bien qu’il me le dise demain matin, au moment du départ dubateau, songeais-je en me déshabillant, et je m’endormis bientôt sansplus songer à la Russe fantasque et à son triste amoureux.


CONCLUSION.

Je pars seul sur le Pologne.La cabine réservée à côté de la miennepour mon ami de Varsovie reste inoccupée, le prince Stanislas, ainsiqu’il me l’avait fait entendre, ne viendra pas à Paris parce que… parce que… Dzinnia est entrée au couvent.

Parfaitement ! J’ai appris cette nouvelle stupéfiante par une lettre duprince qu’un chasseur d’hôtel vient de me remettre sur le bateau avecune boîte contenant le billet de cinq cent zlotys que je lui avaisprêté la veille et un bijou de prix comme souvenir. Le matin, en meréveillant, je n’avais plus trouvé Stanislas ni son amie à l’hôtel, ilsétaient partis. Pour où ?... Je le sais maintenant, la lettre mel’apprend :

« Mon ami, disait simplement cette missive, griffonnée au crayon, jesuis très malheureux parce que Dzinnia me quitte, je la conduisaujourd’hui même au couvent des Clarisses de Magdalena, à Lodz Kaliska,où elle entre comme novice.

« Depuis la nuit où nous l’avons trouvée prostrée sur le sol del’église, elle m’avait confié cette décision, mais je n’y avais pascru, je comptais sur les distractions du voyage, la vue du bateau pourlui faire changer d’avis. Dzinnia est inébranlable et je dois céderdevant sa volonté.

« Je suis très triste, car, vous le savez, j’aime profondément cettefemme, mais cet amour était fait aussi d’un désir de sauvetage et derelèvement de cette malheureuse. Ma tâche est donc remplie, puisqueDzinnia, si elle est perdue pour moi, est sauvée et ne me quitte quepour entrer dans la maison de Dieu. Il me reste à vous remercier detout cœur pour l’intérêt que vous avez bien voulu me manifester, et àvous dire adieu, et peut-être au revoir. »

Je songeais à cette lettre bizarre durant les promenades solitaires queje faisais sur le pont du navire qui me ramenait en France. Je songeaisaux âmes compliquées de ces Slaves à la fois mystiques et sensuels,héroïques et pervertis, et je m’expliquais un peu mieux la conduite dece jeune homme qui m’avait d’abord paru coupable et incompréhensible.

Après avoir cru d’abord à une folie mystique et passagère de son amie,après avoir tout fait pour essayer de la détourner de sa détermination,le prince avait dû se rendre compte qu’il se trouvait en face d’unerésolution sérieuse.

Le mysticisme religieux s’était développé dans cette nature simple etsauvage au point d’anéantir tout autre sensation, et, par la simple loides extrêmes, l’excès des débauches avait conduit cette femme à l’excèsde la pénitence. De ses impressions d’enfance, les seules qui avaientpersisté, étaient un vague sentiment de contrition et le souvenir deDieu, dont elle se rappelait que sa mère lui avait fait balbutier lenom.

Et c’est auprès de ce Dieu que la fille folle de son corps avait voulualler chercher refuge et protection, se sentant trop faible pour vivredans le monde loin de lui.

Stanislas avait dû céder cette femme, à laquelle il avait fait tant desacrifices, à ce concurrent inattendu.


Ainsi finit le roman de la belle Russe, de la Madeleine bolcheviste…non pas tout à fait cependant, car, trois mois plus tard, je recevais àParis une nouvelle lettre qui terminait plus complètement et moinstristement cette histoire de voyage.

Cette lettre, c’était un billet de faire-part m’annonçant que lafamille du prince Roztucki « avait l’honneur de m’annoncer lesfiançailles de leur fils Stanislas, capitaine au 16e lancier, avec MlleSonia Branicki. »

Je m’informai à l’ambassade de Pologne à Paris et j’appris que lesBranicki étaient de riches, très riches métallurgistes de la région dePoznan.

Allons ! Décidément, tout s’arrangeait le mieux du monde. Les foliesdu jeune officier étaient oubliées, il avait repris son rang social, ilétait redevenu riche et heureux, puisqu’il pouvait ainsi garder decette passion de jeunesse le souvenir consolateur d’avoir sauvé une âme.

Seule la Madeleine bolcheviste, derrière les grilles de son couvent,pouvait être considérée comme la victime de cette aventure. Maisétait-elle réellement une victime ?

Les autorités ecclésiastiques affirment que, sur vingt religieuses,quinze au moins sont les plus heureuses des femmes, quelles que soientles rigueurs de leur ordre.

- Et les cinq autres ?

Ah dame ! les cinq autres…

JULES CHANCEL.