Corps
CHALLAMEL, Augustin(1819-1894) : Les Amuseurs de la rue (1875). Saisie du texte etrelecture : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (29.IV.2011) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur un exemplaire (Bm Lx : 24.703) de l'édition donnée à Parispar la Librairie Ducrocq en 1875. Les Amuseurs de la rue par Augustin Challamel ~*~BOBÈCHE ET GALIMAFRÉE I - Allons, voyons, Augustin, ne fais donc pas comme cela le Bobèche ! Telle fut l’apostrophe que ma bonne mère me lança, un jour que je mesignalais, devant elle, par toutes sortes d’extravagances, en gestes eten paroles. J’étais niais au suprême degré. J’avais alors onze ans, l’âge où l’on a déjà la prétention de secompter parmi les personnages. - Bobèche ! bobèche ! qu’est-ce que cela veut dire ? me demandai-je,après avoir obéi aux injonctions maternelles. Dès que je me trouvai seul, j’eus cette curiosité de chercher l’originedes choses, si naturelle à votre âge ; je courus à la bibliothèque demon père, pour y prendre un dictionnaire français. C’était le Dictionnaire de l’Académie française, celui qui a lemonopole du langage, et qui fait loi dans les discussions grammaticales. Au mot Bobèche, je ne trouvai qu’un substantif féminin, signifiant «une petite pièce cylindrique et à rebord, qu’on adapte aux chandeliers,aux lustres, aux girandoles, etc., et dans laquelle on met la bougie oula chandelle. » - Évidemment, ce n’est pas de cette bobèche qu’il s’agit, me dis-jeaussitôt. Je poursuivis ma recherche, et je lus : « Bobèche se dit également dela partie supérieure d’un chandelier, lorsqu’elle a un rebord commecelui des bobèches mobiles. » Impatienté, j’attendis quelques instants, et j’interrogeai ma mère : - Vous m’avez dit, maman, que je faisais le bobèche... Je ne comprendspas ce que ce mot signifie. - Ce mot signifie, mon cher enfant, que tu ressemblais, au moment où jet’ai réprimandé, au fameux Bobèche du boulevard du Temple... - Est-ce qu’on peut le voir ? - Plus maintenant ; il est mort depuis quelques années. Cet homme sedistinguait par les naïvetés et les niaiseries. Il gesticulaittrès-drôlement, et savait, par ses grimaces, exciter le fou rire parmiles passants. je ne crois pas qu’il faille l’imiter ; aussi, je tedéfendais de faire le Bobèche. II En ma qualité d’historien, préoccupé surtout du tableau des mœursfrançaises aux diverses époques, j’entreprends pour votre instruction,pour votre plaisir aussi, je l’espère, le portrait de l’illustreBobèche, simple paradiste, qui florissait au boulevard du Temple, sousle premier Empire et au commencement de la Restauration. J’y joins l’esquisse de Galimafrée, autre célébrité de même farine. Vous ne pouvez guère vous figurer, mes enfants, ce coin de Paris, sibruyant, si gai, si populeux autrefois. La patrie de Bobèche, le boulevard du Temple, était le rendez-vous detoutes les classes sociales, cherchant l’égalité du plaisir ! Tout lemonde y venait s’oublier, faire bombance, entendre le bruit descrincrins et des chansons, visiter les mille curiosités d’une capitaleen quête d’inventions. Quelle variété ! des oiseaux faisaient l’exercice ; des lièvresbattaient la caisse ; des puces traînaient des carrosses à six chevaux. Ici, une femme, les pieds en haut, la tête en bas, se tenait enéquilibre sur un chandelier ; là, une petite fille était mise à lacrapaudine sur un plat d’argent ; plus loin, des nains, des géants, deshommes-squelettes, des luronnes pesant huit cents livres, des avaleursde fourchettes, de sabres et de serpents, coudoyaient des enfants quimarchaient sur des barres de fer rouge. Pourquoi donc cette foule ? que regardaient les flâneurs des rues ? Ils regardaient Bobèche, mes enfants. Ou bien, ils regardaientGalimafrée. Bobèche avait paru d’abord sur les tréteaux de Versailles et dequelques fêtes publiques aux environs de Paris. Bobèche était uneillustration populaire, possédant un masque précieux pour son emploi,ayant un jeu empreint de la plus naïve bêtise. Il allait dire des niaiseries parfois fort amusantes chez lesministres, les grands seigneurs et les banquiers millionnaires. Ilfallait à ces gens-là des amuseurs, comme aux badauds. Bobèche portait une veste rouge, un tricorne gris, que surmontait unpapillon, symbole de la légèreté de son esprit. Il lâchait de grossesvérités, parmi un déluge de phrases incohérentes ; il se permettait desallusions politiques et s’attirait souvent les avertissements de lapolice, ce dont il tirait vanité. III Un jour, trois cents personnes, environ, se tenaient droites devant sonthéâtre, ou plutôt devant sa tribune en plein air. Bobèche se regardait complaisamment dans un miroir, en se tournant demanière à voir tous les assistants. - Que fais-tu donc là ? demandait un compère. Et Bobèche répondait, en riant à gorge déployée : - Je regarde trois cents imbéciles. La foule se fâcha, et notre impertinent dut rentrer sous sa tente. Mais l’orage se dissipa vite. La foule ne sait pas bouder longtempscontre le rire. Une autre fois, sous la Restauration, Bobèche s’avisa de dire, dans unede ses nombreuses improvisations : - On prétend que le commerce ne va pas : j’avais trois chemises, j’enai déjà vendu deux ! La police ne toléra pas de pareilles boutades, et Bobèche mit unesourdine à ses saillies. Il craignit de coucher en prison. Son audace augmentait sa vogue. Ce niais comptait de vifs admirateurs,qu’il méritât ou non sa renommée. Il savait attiser la curiosité. Dans quelques salons du faubourg Saint-Germain, on s’inquiétait parfoisde ce que disait Bobèche, que tout le monde connaissait, depuis lesplus hauts fonctionnaires jusqu’aux plus humbles employés. Sous le premier Empire, un directeur général, dont un des rédacteursarrivait fort tard au bureau, lui demanda la cause de son inexactitude. - Monsieur le directeur, répondit l’employé, essayant de s’excuser,j’ai l’habitude, pour venir au ministère, de traverser le boulevard duTemple, et je m’arrête fréquemment, je l’avoue, à écouter les lazzi deBobèche. - Vous me trompez, monsieur, répliqua le directeur général. Je ne vousy ai jamais vu. Sans doute Bobèche manquait de politesse à l’égard de ses auditeurs ;mais il faut convenir que ceux-ci ne commandaient guère le respect. Pour beaucoup, le sel n’était jamais assez gros. Figurez-vous, mes chers amis, les têtes les plus étranges, desprovinciaux et des badauds de Paris riant des plaisanteries bonnes oumauvaises, passant leur temps à voir la parade ; figurez-vous de salesgamins s’arrêtant toute la journée devant Bobèche et Galimafrée, aulieu d’aller à l’école ; figurez-vous des bourgeois et des freluquetsoisifs, toujours satisfaits des plats épicés que ces deux paradistesleur servaient. Les bravos de la foule encourageaient Bobèche, qui ne manquait pasd’esprit et gardait une certaine réserve, tandis que Galimafrée, sonémule sur le boulevard du Temple, s’abaissait à dire des parolesordurières. C’était une variété du paillasse, qui avait transporté sur le boulevardles vieux tréteaux du Pont-Neuf. IV Bobèche avait, de plus que Galimafrée, un talent d’improvisateurcomique. Il était à la fois acteur et auteur ; il composait lui-mêmeses rôles. Telle farce de cet homme contenait plus de verve attique et plus definesse de traits qu’on n’en rencontrait dans mainte pièce en cinqactes, jouée sur les grands théâtres de Paris. Je vais vous en citer un exemple entre mille. Le compère, remplissant le rôle du maître de Bobèche, s’en venaittrouver celui-ci. Ce compère avait une lettre à la main. - Bobèche, disait-il, voici une lettre que t’envoie un de tes amis.Permets que je te la lise, attendu que tu as oublié d’apprendre à lire.Écoute. Et le compère lisait : « Mon cher ami, Je dois vous annoncer que votre frère a, depuis votre départ, commisquelques inconséquences : il en est, depuis six mois, à sa douzièmeindélicatesse... » - Ah ! le misérable ! interrompait Bobèche ; je pars sur-le-champ... Jeveux le tuer, pour l’honneur de la famille, avant qu’il passe enjustice. - Attendez un instant, répondait le maître, qui continuait à lire : « De la sorte, il possède une dizaine de mille francs, et il vous en adestiné la moitié. » Bobèche aussitôt souriait, en disant : - Dans le fond, c’est un bon garçon ; il a d’excellentes qualités. - Attendez encore, mon ami. Il lisait : « Par malheur, des voleurs ont pénétré chez lui en sonabsence, et ils ont enlevé toute la somme. » - Ah ! le scélérat ! ah ! l’infâme ! s’écriait Bobèche. Ne me retenezplus ! Il faut que j’aille le punir !... - Écoutez donc encore, ajoutait le compère, en lisant : « Heureusement, les brigands ont été arrêtés le lendemain, et on aretrouvé sur eux la somme entière... » - Au fait, observait Bobèche, on l’a peut-être calomnié, mon aimablefrère... La calomnie est une arme empoisonnée... Enfin, le compère achevait de lire : « Il est vrai que les dix mille francs ont été déposés au greffe, etqu’on ne sait trop quand ils en sortiront. » - Tenez, monsieur, disait alors Bobèche, pour terminer, afin de meformer une opinion sur mon pauvre frère, je vois que le plus sûr estd’attendre... Je vous dirai mon opinion plus tard. Les trépignements de joie du public accueillaient d’ordinaire cettescène, que plusieurs auteurs dramatiques modernes, « prenant leur bienoù ils le trouvaient, » n’ont pas dédaigné de reproduire. Jamais, non jamais, Galimafrée ne s’éleva à une telle hauteur. V Les succès de Bobèche allèrent croissant. Sa renommée éclipsait tousses rivaux. Sous le règne de Louis XVIII, la gloire du paradiste fut àson apogée. Il avait l’honneur de jouer fréquemment ses farces dans lesbrillantes fêtes de Tivoli, où se rassemblait une société d’élite, etdont les délicieux jardins ont disparu. C’est à Tivoli, en effet, que vos grands parents ont vu Bobèche ; c’estlà que ma bonne mère s’était trouvée, pour rire des grimaces dufarceur, mais aussi pour prendre la résolution de ne pas me laissermarcher sur ses traces, ainsi que je vous l’ai appris en commençantcette histoire. A Tivoli, Bobèche s’intitulait pompeusement sur l’affiche : Premierbouffon du gouvernement. Quelle réputation il avait acquise ! Bien des gens, à leur arrivée dansParis, couraient voir cet illustre niais avant d’aller se régaler duPalais-Royal ou de l’Opéra. Alors, son ambition le perdit : Sua eum perdidit ambitio, comme vousl’enseigne la grammaire de Lhomond. Bobèche voulut se faire aussi gros que les comédiens de première ligne.Il les imita, et organisa une tournée départementale, pour montrer auxgens de province sa mine cocasse et ses pièces désopilantes. Un de mes oncles me raconta qu’il résidait à Douai, si j’ai bonnemémoire, quand Bobèche donna dans cette ville des représentations extraordinaires. Notre bouffon du gouvernement ne doutait de rien. Il fixa le prix desplaces au taux où on les mettait quand Talma, le grand tragédien, semontrait sur un théâtre de province. Bobèche suivant les traces de Talma ! Le public s’indigna, se fâcha tout rouge, se révolta. Lorsqu’eut lieu sa première représentation, Bobèche ne tarda pas àcomprendre qu’il s’était trompé. - Sus à Bobèche, sus à Bobèche ! crièrent les spectateurs furieux. Bobèche tint tête à l’orage, d’abord. Mais les Flamands, de leur naturepeu endurants, n’entendirent pas raison et voulurent assommer le rivalheureux de Galimafrée, l’homme qui vendait trop cher sa marchandise. Du même coup, Bobèche se sauva de la bagarre, emportant sans doute aveclui la recette, et il disparut entièrement comme paradiste. Le premierbouffon du gouvernement survécut à sa renommée. Nous savons seulement que l’acteur-auteur, dont on avait tant répétéles lazzi, finit par diriger un théâtre à Rouen. Il nous a été impossible, mes chers amis, de découvrir le nom defamille et le lieu de naissance de Bobèche. Vanité des vanités ! A quoi sert, n’est-ce pas, d’avoir provoqué leséclats de rire d’une foule enthousiaste, si la postérité ne connaîtmême pas votre nom ou votre pays ? VI Le théâtre de Bobèche avait sombré, au boulevard du Temple. LesParisiens manifestaient leurs regrets sincères. Un amuseur émérite leurmanquait. Galimafrée essaya de le faire oublier, compta des habitués, despartisans, et peut-être des admirateurs. Plus sage que Bobèche, Galimafrée resta dans sa sphère, chose rare pourles gens de toutes conditions, surtout pour les hommes de théâtre. Comme son talent était très-commun, il ne visa pas bien haut et nequitta pas ses planches, où le public s’était accoutumé à le voir et àl’applaudir. Désormais sans rival, il triompha sur toute la ligne, et l’on putcroire que Galimafrée allait faire fortune, tant les gros souspleuvaient dans sa caisse. Mais, chers enfants, combien il est difficile aux bohèmes, auxdéclassés, de vivre selon les lois communes, de travailler avec ordre,de penser au lendemain ! Bobèche s’était perdu par trop d’ambition ; Galimafrée se perdit partrop de confiance en lui-même. Un temps vint où ses gros mots déplurent, au lieu d’exciter le rire.Moi qui l’ai vu plusieurs fois, je vous avoue qu’il ne m’amusait pastoujours. Il passait la mesure. Aussi, mes camarades et moi, noustrouvions qu’il manquait d’esprit dans ses bêtises. Et nos parents de s’écrier souvent : - Ce n’est pas là Bobèche ! Bobèche était bien plus original ! Bobècheemportait le morceau ! C’est-à-dire qu’il savait mieux pondérer ses gestes et ses paroles,qu’il semblait passé maître dans son art. C’est qu’on découvrait chezBobèche un vrai type. En résumé, Galimafrée fut obligé d’enlever ses tréteaux, de renoncer àla gloire du théâtre, de succomber sous le souvenir de Bobèche. Un jour, - il y a de cela une trentaine d’années, - je me trouvais dansles coulisses de l’Opéra-Comique ; j’assistais à la répétition généraled’une pièce d’un compositeur en vogue. Près de moi passa un machiniste en bourgeron, un homme assez vieux, àla figure vulgaire, mais que les autres machinistes semblaientconsidérer comme supérieur à eux, qu’ils saluaient et respectaient. - Vous voyez, me dit le régisseur de la scène, une célébritéd’autrefois. Vous coudoyez Galimafrée, un des héros du boulevard duTemple. Je ne m’en serais jamais douté. Non-seulement je ne reconnaissais point l’ex-paillasse, mais encore jene pouvais admettre qu’il y eût dans cet homme aucun signe particulierd’esprit ou de malice. VII De Bobèche et de Galimafrée, chers lecteurs, la postérité n’a pas tenuun compte égal. Galimafrée prit son nom, probablement, d’un vieux mot françaissignifiant un ragoût composé de restes de viandes, ou un mets malpréparé, déplaisant. Bobèche, bien plus remarquable, a laissé son nom comme prototype dufarceur, comme qualificatif. Si jamais votre mère vous appelait Bobèche, ainsi que fit la mienne,vous n’auriez qu’à consulter le dictionnaire du savant Littré, où vousliriez : « Bobèche, nom d’un célèbre joueur de parades du temps de l’Empire etde la Restauration, habile à représenter les niais, et qui, dans lelangage populaire, désigne un niais, un sot, un mauvais bouffon. » D’où je conclus que, en réalité, Bobèche a illustré son nom ! POLICHINELLE I Quel est celui d’entre vous qui n’a pas énormément désiré unPolichinelle ? Dès vos premières années, vous avez couvé du regard ce jouet si coloré,si brillant, si joliment couvert de paillettes d’or, jusqu’à ce qu’onvous l’ait donné. Puis, combien de fois, le faisant sauter, au moyen d’une ficelleattaché à son chapeau, vous avez chanté en riant : Pan ! Pan ! qu’est-ce qu’est là ? C’est Polichinelle qui frappe, Pan ! pan ! qu’est-ce qu’est là ? C’est Polichinelle que v’là !... Le bon type, assurément ! Il possède une double bosse ; un nezparticulier, fort protubérant ; un vaste chapeau tricorne ; des jambesgrêles avec de gros sabots ; enfin un vêtement multicolore. Toute sa personne attire l’attention, même celle des gens sérieux. Polichinelle est presque toujours armé d’un bâton, avec lequel il batsa digne épouse, ou ses créanciers, ou ses amis. Polichinelle se distingue principalement comme danseur, et il exécuteau mieux la « sabotière, » quand on lui fait poser ses pieds sur unetable, Il marque à propos La m’sure avec ses sabots. Mais, direz-vous, il s’agit là d’un petit bonhomme de bois, d’un simplejoujou que l’on achète dans les bazars ; il s’agit là même d’unPolichinelle en pain d’épices. Je l’avoue. Je vous parle du Polichinelle qui est, pour les petitsgarçons, ce que la poupée est pour les petites filles. Combien d’enfants sont les amis passionnés de leur Polichinelle, neveulent pas s’en séparer, le placent à côté d’eux, dans leur lit, etdésireraient vivre longtemps en sa compagnie, jusqu’à l’âge où ilscommencent à le dédaigner, à le traiter du haut de leur grandeur ! II - Il y a donc un autre Polichinelle ? - Oui, mon ami, répondis-je à un jeune collégien qui faisait nombreparmi les messieurs de douze ans s’estimant trop âgés pour s’amuserencore avec le polichinelle de bois, ou pour croquer le polichinelle depain d’épices. Le collégien me regarda d’un air d’incrédulité extrême. - Certainement, ajoutai-je, il a existé, depuis bien longtemps, desPolichinelles en chair et en os, qui ont laissé chez tous les peuplesdes souvenirs ineffaçables. - Je ne m’en doutais pas. - Tenez, si vous le voulez, vous allez en connaître l’intéressantehistoire, écrite par moi l’année dernière. - Que j’aurais de plaisir à la lire ! s’écria mon interlocuteur. J’allai droit à mon bureau, dont j’ouvris un tiroir, pour en tirer lemanuscrit suivant, soigneusement attaché avec des faveurs roses. A la vue des feuillets que je lui présentais, le collégien parutenchanté. Comme il s’apprêtait à lire, je remarquai, en manière de préface,qu’aucun seigneur, qu’aucun potentat, qu’aucun écrivain de génien’avait obtenu une renommée plus universelle et plus durable que cellede Polichinelle. - Par exemple ! se récria Jules (ainsi s’appelait le jeune élève desixième). - Voilà plus de deux mille ans que sa famille prospère. Il y a euquelques changements dans les noms, et des branches diverses ont brilléparmi des peuples divers ; mais le type est resté à peu près le même. - Eh quoi ! les aïeux de Polichinelle remontent à une si hauteantiquité ? - N’en doutez pas, mon cher Jules, et ne vous étonnez pas si j’aiajouté à ce nom celui de « Grand. » - Ah bah ! - Il a conquis le monde ancien et moderne. Jules s’assit, ouvrit le manuscrit, le plaça sur une table, pendant queje m’asseyais, moi aussi, devant mon bureau pour travailler ; et il lutavidement mon oeuvre, publiée ici pour la première fois : Histoire du Polichinelle le Grand. III « Il y avait, à Rome, un personnage de comédie improvisée, que l’onnommait le Maccus, et dont le caractère se composait de sottise,d’impertinence et de désordre. Le Maccus était à la fois vif, spirituel, insolent, un peu féroce. Ilavait le nez crochu comme le bec d’un vautour, les jambes longues, ledos légèrement voûté, l’estomac proéminent, ce qui formait deux bosses,et de grosses chaussures reliées sur le cou-de-pied, ressemblant auxsabots. Il égayait les gens, surtout par ses gestes et par ses cris. Il imitait le chant des oiseaux et le piaulement des poulets. Pour arriver à cet effet, il employait un instrument que nousconnaissons aujourd’hui encore, une « pratique, » c’est-à-dire un objetde métal dont les joueurs de marionnettes se servent pour changer leurvoix, en parlant pour leurs acteurs. De là notre proverbe : - Il a avalé la pratique de Polichinelle, -quand on parle d’un homme qui a la voix enrouée. Le Maccus tenait à la main un gros bâton, avec lequel il frappait àtort et à travers, tantôt sur les passants, tantôt sur les officierspublics, tantôt sur son maître lui-même. Les théâtres païens disparurent des villes, mais Polichinelle continuade « pratiquer » sur les places publiques. Quand les théâtres reparurent en Italie, au seizième siècle, uncomédien de valeur, ayant nom Silvio Fiorello, ressuscita le Maccusantique. Seulement, au lieu de Maccus, ce fut Pulcinella qui prit pied dansles parades napolitaines. Cela venait du surnom qui avait été donné par les Latins à Maccus. Pour bien établir que ce personnage était caractéristique, pourrappeler ses cris de volaille effrayée et son nez en bec d’oiseau, onl’avait appelé Pullus gallinaceus. Or ces deux mots signifiaient poulet, dont les Napolitains, parcontradiction, firent Pulcino, Pulcinella, Pulliciniello, et lesFrançais Polichinelle... Pulliciniello portait un costume bizarre : une blouse blanche assezample, serrée à la taille par une ceinture de cuir dans laquelleétaient passés un sabre de bois et une escarcelle. Il avait un pantalonlarge et plissé, il chaussait des souliers de cuir. Un chiffon d’étoffeblanche, avec bordure en galon vert, lui servait à la fois decollerette et de manteau. Son demi-masque, noir, était accompagné delongues moustaches et d’une barbe touffue. Pour coiffure, il avait unecalotte blanche, que surmontait un énorme chapeau de feutre avec desailes relevées de chaque côté. Non sans varier son costume, non sans modifier son caractère, le typede Pulliciniello se répandit peu à peu. On le vit à Rome, à Florence, à Venise, à Bologne, à Milan et à Paris. Ici, il se montrait spirituel et méchant ; là, balourd et grossier ;partout, il produisait un effet extraordinaire, en montrant ses bossesplus ou moins développées. IV Pulliciniello parcourut toute l’Europe, représenté par des comédiensforains. En Angleterre, il devint, Punch, par abréviation de Punchinello, etJack Pudding. L’Allemagne en a fait Hanswurst (Jean Saucisse) et Pulzinella. En Hollande, il a engendré Toneelgek. L’Espagne l’a anobli, - don Christoval Pulichinela. Dans les pays de l’Orient, il existe, en réalité, sous le nom de Karagheus. Les Français ont adopté, choyé, élevé au pinacle Polichinelle,Polichinelle le Grand. Dans les parades, Polichinelle, quoiqu’il ne soit point de bois, nedoit jamais se reposer ; il doit gambader, il doit exciter le rire partoutes les dislocations possibles ; au besoin, il doit faire des toursde force. A Naples, on a applaudi pendant un quart de siècle, sous le costume del’emploi, un ancien capitaine de cavalerie du roi Murat, un brillantofficier que Napoléon Ier avait décoré, et qui fut réformé lorsque lesBourbons remontèrent sur le trône de Naples. Avait-il besoin de vivre ou endossait-il par goût l’habit dePulliciniello ? Nul ne le pourrait dire. Il fut l’idole des Napolitains, qu’il charmait de mille manières. Affectant la balourdise, ne parlant que très-peu, mais avec desexpressions vives et mordantes, il avait un jeu de physionomieétonnant, dont son demi-masque ne cachait point les finesses. En carnaval on lui défendait de porter le masque et le costume.Pulliciniello, alors, imaginait de manger, dans un grand vase, desmontagnes de macaroni. Il tirait comiquement les pâtes filantes, et, detoute la hauteur de son bras étendu, il s’amusait à les faire descendredans sa bouche. Toute l’assistance riait à se tenir les côtes, et lui prodiguait desapplaudissements frénétiques. L’officier-Polichinelle de Naples a amassé une brillante fortune. Ce que la bravoure n’avait pu lui procurer, son esprit et son adressele lui fournirent amplement... V Honneur au Polichinelle français ! Honneur à cet idéal de l’humeurgauloise, à cette figure populaire qui, sous forme de caricaturevivante, réjouit d’une façon si complète les grands et les petitsd’entre nous ! Sa bosse de derrière date des temps mérovingiens, peut-être.L’habitude, en France, a toujours été de regarder un bossu comme unêtre éminemment spirituel ; et voilà pourquoi la bosse devint l’apanagedes farceurs. Sa bosse de devant est un souvenir de la cuirasse bombée des hommes deguerre, ou des ventres à la poulaine qui l’imitaient. Son chapeau primitif, celui dont il se coiffait encore au dix-septièmesiècle, n’était autre que le chapeau dit « à la Henri IV. » Il l’aremplacé, depuis, par un tricorne. D’abord Polichinelle dansa sur les tréteaux ; il figura ensuite sur lesthéâtres de marionnettes, notamment parmi les acteurs en bois deBrioché, qui jouaient près du quai Conti, rive gauche de la Seine. Ilchantait : Je suisPolichinelle Qui fait lasentinelle A la porte deNesle. Et tous les gamins de Paris redisaient à qui mieux mieux ses coupletsfavoris : Je suis le fameux Mignolet, Général des Espagnolets. Quand je marche, la terre tremble : C’est moi qui conduis le soleil, Et je ne crois pas qu’en ce monde On puisse trouver mon pareil. Les murailles de mon palais Sont bâties des os des Anglais ; Toutes mes salles sont dallées De têtes de sergents d’armées Que dans les combats j’ai tués. Je veux, avant qu’il soit minuit, A moi seul prendre tout Paris. Par-dessus les tours Notre-Dame, La Seine je ferai passer ; Des langues des filles, des femmes, Saint-Omer je ferai paver... Évidemment, ces couplets se rapportaient aux luttes que le roi Henri IVeut avec l’Espagne, et qui préoccupaient le peuple parisien. Polichinelle se conduisait en bon Français. VI Devenu l’auteur aimé par excellence, Polichinelle trôna dans lesspectacles en plein vent, aussi bien à la foire Saint-Germain qu’à lafoire Saint-Laurent, ou chez des entrepreneurs habiles. Il raillait, il plaisantait sur toute chose ; chacun répétait sesrailleries et ses plaisanteries, la foule accourait pour admirer sesgambades, pour applaudir à ses coups de bâton. Son succès fut tel que le Théâtre-Français, en 1721, obtint del’autorité la fermeture des spectacles forains. Mais Polichinelle ne garda pas le silence ; il vengea Lesage, Fuzelieret d’Orneval, les fournisseurs ordinaires des théâtres qui avaient émul’envie de l’Opéra, de la Comédie française et de la Comédie italienne,réunis pour frapper leurs rivaux incommodes. Lesage et ses collaborateurs traitèrent avec un entrepreneur demarionnettes, qui s’appelait Laplace. Ils firent peindre, commeenseigne, un grand Polichinelle, un Polichinelle plus grand que nature,et ils accompagnèrent son magnifique portrait de cette devise : « J’envalons bien d’autres ! » En effet, notre héros inspira nombre d’auteurs, et le public put voirreprésenter tour à tour une foule de pièces : Polichinelle Grand-Turc,Polichinelle colin-maillard, Polichinelle magicien, Polichinellefranc-maçon, etc. Plus tard, un mime distingué, Ély, joua le rôle de Polichinelle àl’Académie de musique, et l’incomparable Mazurier, au théâtre de laPorte-Saint-Martin, atteignit la perfection dans son art d’imiter lepolichinelle en bois, absolument comme un mécanicien essayeraitd’imiter un homme au moyen d’un objet inanimé. Mazurier semblait fait de coton et de carton ; on eût dit que sonvisage était véritablement de bois ; il avait tant de supériorité dansce rôle étrange, que les spectateurs, les enfants surtout, croyaientvoir en lui une marionnette géante. VII Les écrivains ont à l’envi chanté la vogue continue du grandPolichinelle. Le poëte Arnault a dit : Quels succès par les siens ne sont pas effacés ? Les Roussel passeront, les Janot sont passés ! Lui seul, toujours de mode, à Paris comme à Rome, Peut se prodiguer sans s’user ; Lui seul, toujours sûr d’amuser, Pour les petits enfants est toujours un grand homme. Champfleury a composé, il y a quelques années, pour le théâtre desFunambules, quelques pantomimes où brilla Vautier, excellentPolichinelle de bois. Charles Nodier, un homme de goût et de science, s’est écrié, à proposde ce type populaire : « O Polichinelle, fétiche original et capricieuxdes enfants ! - grotesque Achille du peuple ! - modeste et puissantRoscius des carrefours ! - inappréciable Falstaff des âges infortunésqui n’ont pas connu Shakespeare !... » Enfin Charles Magnin, l’historien des marionnettes, a ajouté : « Neserait-il pas à propos de réveiller un peu Polichinelle ?... Surtout nedites point que Polichinelle est mort : Polichinelle ne meurt pas. -Vous en doutez ? Vous ne savez donc pas ce que c’est que Polichinelle ?C’est le bon sens populaire, c’est la saillie alerte, c’est le rireincompressible. Oui, Polichinelle rira, chantera, sifflera tant qu’il yaura, par le monde, des vices, de la folie, des ridicules. - Vous levoyez bien, Polichinelle n’est pas près de mourir... Polichinelle estimmortel ! » Il n’a pas amusé que les enfants, depuis son apparition sur la scène dumonde. Il enchantait les loisirs de Pierre Bayle, l’érudit sceptique,et il avait le don de ranimer la verve du bon Lafontaine, quandl’inimitable fabuliste se laissait trop aller aux douceurs dangereusesde la paresse. » VIII Ici, en terminant la lecture de mon manuscrit, Jules manifesta unesorte de fatigue. - Cela vous paraît très-sérieux, lui dis-je. - Je ne croyais pas, répondit-il, que l’histoire d’un polichinelle enbois ou en pain d’épices pût avoir quelque chose à démêler avec lascience. - Il en est souvent ainsi, mon cher ami. Encore ai-je évité de relaterdans mon travail les nombreuses variétés du type de Polichinelle, dontl’Italie, principalement, a été inondée. - Ce n’est donc pas tout ?... - Il s’en faut de beaucoup. Vous voyez que les sujets en apparence lesplus frivoles ont leur aspect grave, et que, pour bien connaître lesorigines d’une célébrité quelconque, il importe de creuser profondément. - On s’en aperçoit, observa Jules. - Eh bien, mon enfant, repris-je, pardonnez-moi l’attention que j’aiexigée de vous. - Oh ! monsieur, je répéterai, tant bien que mal, cette notice devantmon petit frère, lorsque, le premier jour de l’an prochain, je luidonnerai un polichinelle pour ses étrennes. - Quel âge a-t-il, votre frère ? - Cinq ans. - Attendez encore. Il lira plus tard l’Histoire de Polichinelle leGrand toute imprimée. Vous êtes déjà raisonnable, capable decomprendre certaines choses qu’un enfant de son âge trouveraitfastidieuses. Je vous ai traité presque en homme, lorsque je vous aicommuniqué mes élucubrations sur Polichinelle. Je n’abuserai pas devotre patience, et j’aurai soin, en traitant d’autres sujets, de ne pastrop me lancer dans l’érudition. Jules sembla satisfait de mes observations, qui d’ailleurs flattaientson amour-propre. Nous nous séparâmes contents l’un de l’autre. J’espère, mes chers lecteurs, avoir obtenu le même succès auprès devous. PAILLASSE I La foule se pressait, se bousculait, s’étouffait devant les tréteaux demaître Enluminé, qui tenait spectacle à Meudon, le jour de la fêtepatronale, solennité de premier ordre aux environs de Paris. Il y avait, parmi les assistants, les élèves d’une pension de lacapitale, très-attentifs, très-heureux d’entendre les lazzi desparadistes en pleine campagne. De temps à autre, un éclat de rire homérique s’entendait, suivi d’unmouvement général, et terminé par un redoublement de curiosité. Maître Enluminé annonçait, à la parade, qu’il possédait dansl’intérieur de son établissement des serpents ailés, des dragonsmarins, et des sauvages de l’Orénoque parlant plusieurs langueseuropéennes. Tout le monde le croyait sur parole. - Entrez, messieurs et mesdames, criait-il à pleins poumons. L’entréene coûte que dix centimes. On ne paye qu’en sortant... - Oui, si vous n’êtes pas contents, interrompait un jeune gars, vous nedonnerez que vingt centimes... Et la foule de rire, à cette phrase singulière du Paillasse de latroupe. Car le jeune gars était le gracioso. Paillasse portait un costume à carreaux rouges et blancs, fait de toilepareille aux anciennes paillasses de lit. Sa veste, son pantalon, etmême la sorte de toque dont il était coiffé, se composaient de cetteunique étoffe. Costume rudimentaire, que la mode n’a point changé. Aussitôt que son maître ou plutôt son compère parlait, notre comiquePaillasse lui coupait la parole, ainsi qu’on vient de le voir. Cemanque d’honnêteté semblait fort drôle. Paillasse avait pour mission de faire rire le public aux dépens du grosEnluminé. Tout à coup Paillasse dit à son compère : - Monsieur, j’ai vu ce matin votre buste, en passant dans une rue de lagrande ville de Meudon. - Où donc, Paillasse de mon coeur, où donc as-tu vu mon noble buste ?Chez un sculpteur, n’est-ce pas ? - Non, monsieur. - Chez un mouleur, alors ? - Vous n’y êtes pas, maître Enluminé... Vous allez d’errements enerrements, vous tombez de canif en syllabe... - Mais où donc, enfin, as tu vu mon buste cher Paillasse ? - Je l’ai vu... je l’ai vu... - Allons, parle, mon ami, tu vois que je suis impatient. - Eh bien, je l’ai vu... chez un chair-cuitier. Cette grosse plaisanterie obtint un succès énorme. On riait à se tordre. Maître Enluminé, jouant l’homme à la fois mystifié et mécontent,s’écriait en haussant les épaules : - Il faut convenir, Paillasse, que tu es un fameux animal. Ce disant, maître Enluminé lançait quelques coups de pied à Paillasse,qui regimbait. Une salve d’applaudissements prouvait, à l’instant, que le publicpartageait l’avis de maître Enluminé. II Lorsque la parade fut terminée, Paillasse remplit un autre rôle, pourlequel il ne faisait qu’un avec son compère : - Mesdames et messieurs, ne vous arrêtez pas aux bagatelles de laporte. Entrez, entrez. Nos serpents ailés sont tout à fait miraculeux ;nos dragons marins défient ceux du troisième régiment en garnison àMeudon ; nos sauvages sont plus civilisés que les Parisiens... Entrezvite, il n’y aura pas de place pour tout le monde ! Pendant la première exhibition, une foule nouvelle se forma ; lesspectateurs sortirent de la baraque, et une autre parade commença, pourattirer encore des curieux payants, pour pousser aux grosses recettes. Cette fois, Paillasse joua le personnage de niais. - Paillasse, viens ici, mon ami, s’exclamait le père Enluminé. Nem’as-tu pas dit que tu venais de voyager ? - Oui, mon maître. Je sors de voyager dans la marmite. - Tu as voyagé dans la marmite ? Tu veux dire dans l’Amérique,Paillasse ? - Oui, monsieur, dans l’Amérique... dans la suie... - Imbécile !... dis donc dans l’Asie... - Oui, dans l’Asie, vers l’hydropique du Cancer... - Vers le tropique du Cancer. - C’est juste, observait Paillasse, d’un air magistral. Dans cepays-là, ajouta-t-il, j’ai traversé dix-sept lieues de moutarde sanséternuer... vers les cannes à dards. - Vers le Canada... Qu’il est bête ! s’écriait maître Enluminé, ens’adressant aux spectateurs, tout à fait réjouis. Paillasse continuait à débiter ses niaiseries : - Je suis allé chez mademoiselle Virginie, mademoiselle Cécile,mademoiselle Malaga. - Dans la Virginie, dans la Sicile, à Malaga... Dis-nous, l’ami,comment tu as voyagé. - Par mer, dans de vieux sceaux. - Dis donc dans des vaisseaux. - Oui ; une fois en pleine mer, nous avons été assaillis par un ours àgant... à gant noir... Maître Enluminé traduisit pour le public : - Il veut dire un ouragan. Puis, l’entrepreneur du spectacle fit cette injonction à Paillasse : - Invite bien la compagnie, mon ami, à entrer voir les chosesextraordinaires qui se trouvent ici dedans. Etonne-la par le cataloguede nos merveilles. Paillasse bondit, et, aussi brusquement que possible : - Hé ! les autres... entrez !... cria-t-il d’une voix de stentor. Enluminé lui donna un coup de pied et répéta : - Il faut convenir, Paillasse, que tu es un fameux animal. Est-ce ainsique l’on engage une aimable société ?... - Vous avez raison... Je me suis trompé... Holà ! entrez, les autres ! Maître Enluminé feignit la colère. Pour terminer cette parade, il poursuivit Paillasse jusque dansl’intérieur de la baraque, où d’ailleurs pénétrait le public alléché. III Je viens de vous montrer, jeunes amis lecteurs, une des variétés duPaillasse, celle que vous rencontrez le plus souvent quand vous allezen promenade, lorsque votre maître d’étude vous permet de devenir unspectateur de parades foraines. Ce personnage ne date pas, comme Polichinelle, d’une haute antiquité. Non, Paillasse parut pour la première fois sur le théâtre de Nicolet(ancienne Gaîté), au boulevard du Temple, à Paris. Dans une pièce tirée du Festin de Pierre, un des chefs-d’oeuvre deMolière, dans une pièce composée à l’adresse de la jeune noblessecorrompue, on vit, - notez-le bien, - Paillasse remplacer Sganarelle. Paillasse, en conséquence des débordements de son maître, était devenutellement misérable qu’il se vêtait avec la toile trouée d’un vieuxmatelas, pour accomplir des exercices d’équilibriste et d’escamoteur. Son costume ne différait point de celui qu’adoptèrent les joueurs degobelets et les faiseurs de tours, habitués à pratiquer sur les placespubliques de Paris. Le paillasse du boulevard du Temple, personnifié dans le père Rousseau,avait une figure pleine, rouge et bourgeonnée. Il connaissait,reproduisait et excitait la gaieté du peuple. Ses chants, ses gestes,ses contorsions impossibles, la mobilité surprenante de sa physionomie,sa voix rauque et brisée, tout en lui captivait la foule. On restait des heures entières à contempler le père Rousseau, cePaillasse de génie ; on bravait le chaud et le froid pour l’entendrechanter : C’est dans la ville de Bordeaux Qu’est zi arrivé trois gros vaisseaux, Les matelots qui sont dedans, Ce sont, ma foi ! de bons enfants. Telle était la réputation du père Rousseau, au commencement de cesiècle, qu’elle ne redoutait pas les triomphes des plus célèbrescomédiens ou artistes lyriques, des Le Kain ou des Laïs. Aussi je me rappelle que, dans ma jeunesse, mon oncle me disaittoujours, avec un certain air de compassion : - Tu n’as connu ni Laïs ni le père Rousseau, mon cher Augustin... Je teplains sincèrement. IV Le spirituel Brazier a écrit, en parlant des petits théâtres : - J’ai vu les débris, moi, du père Rousseau, de ce bon gros Paillasse,et je me suis courbé respectueusement devant lui. Cette illustration du boulevard tenait le milieu entre le Paillasse desparades et le Paillasse des spectacles d’acrobates. Ce dernier, mes amis, ressemblait quelque peu aux clowns du cirque,dont les culbutes sont parfois si amusantes, et qui ont eu Auriol pourinitiateur. Son chef de famille s’appelait Becquet, qui charmait le public pendantles entr’actes, chez Nicolet, directeur de marionnettes. Ce théâtre possédait un remarquable assemblage d’équilibristes,multipliant les culbutes, les grands écarts, les ascensions de chaiseset les sauts périlleux. La vogue de Nicolet était devenue immense. L’usage était de dire : « Deplus fort en plus fort, comme chez Nicolet. » On donnait ainsi l’idéede choses merveilleuses. L’impresario exhibait jusqu’à des joueurs de tambour de basque et destourneuses épileptiques. Or Paillasse-Becquet se posait en loustic, en bouffon perpétuel ; ilparodiait grotesquement les sauts et les gambades des danseuses decorde, leurs poses gracieuses et leurs saluts ultra-respectueux. Celapassait tellement en habitude que la funambule, après un exercice, nemanquait jamais de lui dire : - A ton tour, Paillasse ! Ces mots sont devenus proverbes, comme la phrase sur Nicolet. Du petit théâtre Paillasse descendit sur la place publique, où vous levoyez encore vêtu de la classique toile à matelas, n’ayant ni masque,ni farine sur le visage. Au moment où je vous parle, sur le boulevard de la Râpée, près du pontd’Austerlitz, peu de journées s’écoulent sans que des saltimbanquesétablissent leur scène ambulante. Et leurs artistes ne jouent pas dans le désert. Ils dressent des poteaux peints, auxquels une corde est attachée ; ilsétendent par terre une manière de tapis rapiécé ; ils disposent ça etlà des chaises de bois, assurément faites exprès pour leséquilibristes. Enfin, groupés autour d’un homme qui joue de l’orgue deBarbarie ou tape avec frénésie sur une grosse caisse, ils annoncent auxpassants leurs représentations. Un cercle se forme, - des militaires, des bonnes, des écoliers, desapprentis que leurs patrons ont envoyés en course, et bon nombre debourgeois et de bourgeoises, tenant par la main leurs enfants. - Paillasse, dit le chef de la troupe, faites élargir le cercle de noshonorables spectateurs. Que chacun puisse voir à son aise. Paillasse remplit son office avec conscience, adresse quelque grossièreplaisanterie à tel badaud, prie celui-ci de reculer, celui-làd’avancer, puis revient vers le groupe des exécutants, en déclarant : - Patron, on peut commencer. V Aussitôt a lieu le défilé des artistes. Mademoiselle Martha danse sur la corde aux applaudissements desamateurs, des prétendus connaisseurs. - Ça n’est pas difficile ; j’en fais autant, s’écrie Paillasse, enimitant la ballerine populaire. Mais il manque son coup, volontairement. Les assistants semettent à rire ; la farce est jouée ; Paillasse a réussi. S’il s’agit de monter sur une chaise pour exécuter des tours de forceou d’adresse, Paillasse tombe fréquemment sur le dos, en souriant de lafaçon la plus cordiale, lors même qu’il s’est fait quelque mal. Le public rit encore. Donc, Paillasse a encore réussi. Sa principale affaire, c’est de sauter. Si les sous abondent dansl’assiette de fer-blanc placée près de l’orchestre, le patron crie : - Saute, Paillasse. L’artiste saute, se replie sur lui-même, place sa tête en bas et agiteses pieds dans l’air. De même entre chaque exercice. Il me souvient, chers amis, d’avoir assisté à une scène singulière ence lieu, un jour que je venais du Jardin des Plantes et me rendais à laplace de la Bastille. Je m’arrêtai devant les saltimbanques. A peine faisais-je partie ducercle des spectateurs, que Paillasse exécuta une héroïque culbute surle tapis. Retombé sur ses pieds, notre jeune déhanché saluait sesadmirateurs, quand soudainement un gros monsieur, que je sus bientôtêtre un boutiquier d’Orléans, s’écria avec colère : - Comment ! c’est toi, Gustave ! Paillasse faillit tomber à la renverse. Dans l’homme quil’interloquait, il avait reconnu son père ! Celui-ci s’approcha, saisit notre artiste par l’oreille, adressaquelques paroles au patron du groupe, et entraîna Paillasse, toutcostumé, jusqu’à la station de voitures la plus voisine. Le public comprit bien vite, sans aucune explication, que Paillasseavait fait l’école buissonnière, qu’il avait quitté le domicilepaternel, à Orléans, et que, pressé par la faim, peut-être, il s’étaitengagé parmi ces saltimbanques. - En voilà un qui fera son chemin dans le monde ! observa un gamin. Ilsait sauter ! C’était le mot de la fin, comme on dit dans les journaux de reportage. VI Le talent des Paillasses, comme sauteurs, a inspiré plus d’un traitsatirique. En effet, on a considéré ces acrobates d’un genre spécial comme lespatrons d’individus qui, toujours prêts à se retourner dans tous lessens, multiplient les cabrioles en l’honneur des parvenus. Qu’on leur promette un bel emploi, - ils sautent ; qu’on fasse luire àleurs yeux l’espérance de la fortune, - ils sautent ; qu’on soitpuissant, qu’on leur commande l’enthousiasme, - ils sautent, ilssautent toujours. - Ce sont des Paillasses, disent les hommes à conviction. Béranger, dans une chanson célèbre, les a dépeints avec ce refrain : N’saut’ pas à demi, Paillass’ mon ami, Saute pour tout lemonde. Ce personnage n’existe plus au théâtre, mes amis. Pourtant, il a étéremplacé par les clowns, comme les procureurs par les avoués. Dans un grand drame, joué à la Gaîté, il y a quelques années,l’admirable acteur Frédérick-Lemaître jouait le rôle de Paillasse etsavait arracher des larmes aux spectateurs. Sous son habit de toile à matelas, ce personnage avait un coeur plein denoblesse ; il aimait sa famille ; il était prêt à tous les dévouements; enfin il succombait, étreint par une horrible misère. Rien de plus réel. Combien de gens qui rient sans cesse dans lesparades, afin de gagner quelques sous, subissent d’épouvantablesépreuves ! Ces déclassés, parfois, se repentent cruellement d’avoir cédé à demauvais conseils ; mais, le plus souvent, ils sont Paillasses de pèreen fils ; Béranger ne l’ignorait pas : J’suis né Paillasse, et mon papa, Pour m’lancer sur la place, D’un coup d’pied queuq’part m’attrapa, Et m’dit : Saute Paillasse ! PIERROT I Comme Pantin, mes amis, et en faisant une légère variante, je suistenté de vous dire, au début de ce chapitre : Que Pierrot serait content, S’il avait l’art de vous plaire ! J’agirai de mon mieux, et j’espère d’autant plus y réussir que cemortel enfariné est généralement sympathique, et que chacun de vous aentendu parler de son illustre représentant, Jean-Baptiste-GaspardDeburau ou Debureau, artiste funambule-mime, dont le talent émerveillatout Paris, de l’année 1830 à l’année 1846. Ainsi que Polichinelle, Pierrot a beaucoup d’aïeux, surtout des aïeuxitaliens. Il est un des personnages les plus goûtés, les plus populaires de cettecomédie italienne qui a fait le tour du monde, en laissant çà et là destraces de son passage. Dès la fin du seizième siècle, à Florence, on applaudissait Gian-Farina, ou Jean-Farine, au visage blanchi, aux vêtements blancs,portant le manteau, et armé d’un sabre de bois. S’enfariner, c’était déjà la coutume des farceurs français. « Ceshommes de vile condition, observe Montaigne, qui cherchent à serecommander par des sauts périlleux et autres mouvements étranges etbasteleresques... avoir besoin de s’enfariner le visage, se contrefaireen mouvements de grimaces sauvages pour nous apprêter à rire. » On paradait avec Le front, la joue et la narine Toute couverte de farine. Pierrot, Italien ou Français, et quel que fût son nom, avait uncaractère unique. Il se faisait remarquer par sa stupidité, sonétourderie et sa maladresse ; par ses habitudes de conseiller toujoursles mesures les plus hardies, quand sa poltronnerie était insigne. Iltombait sans cesse et entraînait avec lui son vieux maître, qu’il avaitl’air de soutenir. C’était une sorte de valet épais, balourd et bête. Gros-Guillaume, le barbouillé, comme on disait alors, intronisa lepersonnage de Pierrot sur la scène de l’hôtel de Bourgogne, de l’hôteldont on voit encore des débris dans la rue de Turbigo. Gros-Guillaume avait exercé la profession de boulanger, - coïncidencebizarre ; - il portait, au théâtre, une blouse en toile blanche, unpantalon à larges raies de couleurs voyantes, et un bonnet rouge. Sonventre était fait en calebasse. Pierrette, sa femme, se vêtit aussi de blanc, s’enfarina aussi levisage. « Il fallait, remarque Édouard Fournier, il fallait, de toutenécessité, un imbécile pour les besoins du répertoire, pour les jeux descène des acteurs, pour les menus plaisirs du public. Un bon hasard,inspiré par Molière, le mit au monde un beau jour : ce fut Pierrot. » II Le grand Molière a baptisé Pierrot, en donnant ce nom à un paysan de Don Juan ou le Festin de Pierre. A partir de ce moment, Pierrot eut sa place dans la comédie italiennecomme dans la comédie française. Nombre d’acteurs devinrent célèbres enreprésentant ce type, et, sur les théâtres forains, les Pierrotsabondèrent, toujours prompts à morigéner bêtement leurs maîtres. Tantôt ils parlaient, tantôt ils jouaient simplement la pantomime. L’uniforme blanc des gardes françaises rappelait un peu leur costume.Aussi le populaire appelait-il ces soldats « des pierrots. » - Tiens ! disaient les gamins, voilà des pierrots. De plus, ces petits Parisiens moqueurs se mettaient à imiter le cri dumoineau, lorsqu’ils voyaient passer un garde-française. - Piou-piou, criaient-ils. Cette moquerie eut pour résultat de faire donner le sobriquet de piou-piou aux soldats de l’infanterie française, sobriquet encoreemployé de nos jours. La vogue de Pierrot fut consacrée d’une manière durable par la fameusechanson-duo que vous connaissez tous, chers lecteurs, et qui commenceainsi : Au clair de lalune Mon amiPierrot, Prête-moi taplume, Pour écrire unmot, etc. Ce type servait à toutes les petites pièces, à toutes les arlequinades,à toutes les parades. Les peintures de Watteau l’avaient illustré d’une façon ravissante. Il fallait aux spectateurs un mime enfariné donnant ou recevant lestaloches avec un flegme imperturbable, se mordant le doigt dans lescirconstances difficiles, tirant la langue par derrière aux gens qu’ilavait dindonnés. Peu à peu, le caractère du personnage changea... « Pierrot, dit Théophile Gautier, Pierrot, pâle, grêle, vêtu d’habitsblafards, toujours affamé et toujours battu, représenta l’esclaveantique, le paria, l’être passif et déshérité qui assiste, morne etsournois, aux orgies et aux folies de ses maîtres. » Cette phrase avait été inspirée à l’écrivain par un artiste de notretemps, par le Talma des Funambules, par Jean-Baptiste-Gaspard Deburau,né à Neukolin, près de Prague, en Bohême. Oui, Deburau naquit... enBohême, dans le pays des Zingari. Le théâtre des Funambules, fondé en 1816 par un certain Bertrand quivoulait faire concurrence, sur le boulevard du Temple, au spectacledont l’acrobate madame Saqui était l’héroïne, plut étonnamment auxamateurs de chiens savants, de danseuses, de parades et de pantomimes. Le mime Charigny s’y était d’abord distingué en Pierrot. Mais cette gloire s’éclipsa bien vite devant la gloire naissante deDeburau qui, dès 1825, reçut les applaudissements de tout le monde,illettré ou lettré. III Deburau ! A ce nom, que de souvenirs chez les hommes de la générationqui vous a précédé ! Collégien, apprenti, commis, étudiant, bourgeois, écrivain, militaire,savant, magistrat même, chacun admirait le Pierrot des Funambules. Il était une des curiosités de Paris, cet artiste si consciencieux dansses nombreux rôles. Le théâtre ne désemplissait pas. Et pourtant, combien cette célébritépresque incontestée coûtait peu au directeur ! Il faut en donner uneidée. Par son engagement de trois ans (décembre 1826), Deburau devait « jouertous les rôles ; danser et figurer dans les ballets, divertissements,marches, pantomimes et toutes autres pièces ; faire les combats. » Pour tout cela, pour ces métamorphoses incessantes, pour ce talent deProtée, il touchait trente-cinq francs par semaine, c’est-à-dire cinqfrancs par soirée. Ces modestes appointements suffisaient à Deburau, qui cependant trônaitau boulevard, et dont la biographie devient, pour nous, celle dePierrot lui-même depuis les dernières années de la Restauration. Deburau avait ressuscité Pierrot, oublié, presque mort durant unelongue période de temps. Quelques hommes d’esprit, quelques fantaisistes, Charles Nodier à leurtête, admirèrent franchement les aventures carnavalesques du factotumdes Funambules. La mode s’en mêla, car la mode se mêle de tout. Quand les médecins ne savaient plus que faire pour obtenir la guérisonde leurs malades, ils leur disaient : - Allez voir Pierrot ! Ce facile remède l’emportait, souvent, sur tous les autres. Un peintre distingué exposa au Salon le portrait de Deburau-Pierrot,devant lequel s’amassait la foule. Le spirituel Jules Janin publia l’Histoire du théâtre à quatre sous,c’est-à-dire des Funambules, pour faire suite à l’Histoire duThéâtre-Français. C’était en 1833, Janin signalait Deburau à toute la gent lettrée. Dans le public enthousiaste, parmi les hommes et les enfants, le nom deDeburau trouvait toujours sa place à la fin des conversations. - Deburau est un grand artiste, disait l’un. - Deburau n’a pas son pareil, déclarait l’autre. A peine quelques gens moroses et trop puristes, s’élevaient-ils contreles rayonnements de cette gloire, en observant : - Pierrot excelle dans un genre à part... mais combien d’acteurs lesurpassent ! - Pierrot ne serait pas déplacé sur une scène plus élevée, répondaientles admirateurs de Deburau. Celui-ci écouta les flatteurs ; il voulut être plus qu’un amuseur desrues, ou du boulevard qu’il eût dû regarder comme sa véritable patrie. Il se hasarda à jouer dans le Lutin femelle, au Palais-Royal (1832),pour un bénéfice. Hélas ! tout son talent de mime échoua devant l’indifférence obstinéedu public. Pierrot revint bien vite à son élément, au boulevard duTemple, dont il ne s’éloigna plus. IV Acteur et auteur, comme il convient à un forain de race, Deburautravailla dans de nombreuses arlequinades. Il accomplit une oeuvrepresque entièrement anonyme. Qui donc, parmi les enfants de Paris, ne connaissait pas, n’avait pasapplaudi le Boeuf enragé, Ma Mère l’Oie, la Mauvaise Tête, le Billet demille francs, et les Noces de Pierrot, jouées plus de cinq cents fois ! Comme on le goûtait, au boulevard, cet artiste populaire ! Lesanecdotes pleuvaient sur son compte. On l’adorait. Chacun le lui prouva bien lorsque, cédant à un terrible mouvement decolère, il lui arriva de tuer, d’un coup de canne plombée, un jeunehomme qui l’avait insulté (1836). Ce jeune homme s’était cru en droit de manquer de respect à Deburau,parce qu’il le considérait comme un bateleur, comme un amuseur desrues, - dont on peut se moquer impunément, ce qui, remarquez-le, est duplus mauvais goût. Voici comment se passa le fait. Il émut bientôt toute la ville : Par une douce et brillante matinée d’avril, Deburau voulut sortir deParis, savourer un peu les douceurs du printemps, s’ébattre à lacampagne, si attrayante quand apparaissent les premiers bourgeons de lavigne, et quand les rayons du soleil commencent à être ardents. LesParisiens quittent alors leur cage ou leur prison. Pierrot n’avait pas encore fait un long chemin. La canne à la main, envéritable promeneur, il traversait Belleville, qui formait alors unpays de banlieue, et non pas seulement un quartier de la capitale. Il passait près d’un groupe. On le reconnut, on le regarda avec cettecuriosité qu’excite ordinairement, chez les badauds, la rencontre desgens de théâtre. - Voilà Deburau ! s’écria un garçon du groupe, un jeune ouvrier auxmanières trop délibérées. Deburau trouva la chose inconvenante. Il ne plaisantait guère en dehorsde la scène, et il n’acceptait pas les avanies, les scies qu’on voulaitlui faire. - Hé ! Pierrot ! Hé ! cria encore le jeune ouvrier, moitié rieur,moitié goguenard. Pierrot, peu endurant, riposta par un solide coup de poing, réellementappliqué, au lieu de l’être par geste, comme au théâtre. Cela fait, il continua sa route. Par malheur, quelques heures après cette première rencontre, le mime etl’ouvrier se retrouvèrent en face l’un de l’autre. Le jeune homme, cherchant à se venger du coup de poing par lui reçu,recommença ses mauvaises plaisanteries. L’imprudent se mit pour ainsi dire à la poursuite de Deburau, engouaillant de plus belle : - Pierrot ! dis donc, Pierrot ! ne cessait-il de s’exclamer, avec unton qui irrita au plus haut degré l’artiste des Funambules. Celui-ci, poussé à bout, perdant le sang-froid, se retourna vivement etasséna sur la tête du provocateur un coup de sa canne plombée. Aussitôt le malheureux jeune homme tomba. Pierrot l’avait tué ! Deburau, habile bâtonniste, avait frappé tropjuste. V En apercevant sa victime inanimée, notre acteur passa soudain de laplus violente colère au plus profond abattement. Il se reprochait avec amertume cet acte, dont les résultats devenaientsi funestes. Tel était son égarement qu’il ne put répondre à l’interrogatoire queles hommes de justice lui firent subir. - Mon Dieu ! s’écriait-il, comment ai-je pu frapper ainsi ce jeunehomme !... Il ne méritait pas cette correction... Je suis coupable !...J’ai tué cet ouvrier !... Moi, j’ai tué quelqu’un ! Un procès criminel s’instruisit. Mais de tous les côtés on sollicitapour Deburau. Des députations se rendirent chez l’accusé, à la prison deSainte-Pélagie, où il était préventivement détenu. Pierrot fut acquitté. Le boulevard du Temple se mit en fête. La douleurde Pierrot avait été si véritable ! A quelques temps de là, tout à coup la police parla de fermer les Funambules. Il y avait, déclarait-elle, trop de petits théâtres. LesParisiens s’amusaient trop. Quoi ! Pierrot quitterait ses planches ! personne ne le verrait plus !Non, non. Madame George Sand sait le défendre. Sa voix éloquente estécoutée. La salle de spectacle à quatre sous, aussi bon marché, peut-être, quebien des théâtres en plein air, continua d’ouvrir ses portes. Mais Deburau n’en avait pas pour longtemps à porter la farine. Malade,il joua jusqu’à ce qu’il fût à bout de forces. Le rôle de Pierrot avait ses dangers. Comme Deburau était tombé dansune trappe et s’était blessé, lors d’une représentation des Épreuves,le public, manifestant une vive inquiétude, ne voulut pas qu’il achevâtson rôle. Mais l’artiste résista. Pierrot fit comprendre facilement, au moyen degestes expressifs, « qu’il avait trop de coeur pour s’arrêter. » Et il finit la pièce, de manière à mériter une triple salved’applaudissements. Madame George Sand, qui assistait à cette mémorable représentation,envoya le lendemain demander des nouvelles de Deburau. Le vaillant mime, flatté par cette attention délicate, adressa àl’illustre écrivain une lettre dont vous lirez avec plaisir cettephrase exquise : « Je ne sais en quels termes vous exprimer ma reconnaissance. Ma plumeest comme ma voix sur la scène, mais mon coeur est comme mon visage, etje vous prie d’en accepter l’expression sincère. » Peu de temps après, le 18 juin 1848, Deburau rendit l’âme. Pierrotdisparut à jamais. On peut dire que le boulevard du Temple, tout entier, porta le deuil etmanifesta sa douleur. Le fils de Deburau hérita de l’emploi de son père ; il montra aussi untalent rare. Paul Legrand, élève du grand Pierrot, fit honneur à sonmaître. Pourtant, soit que le règne de ce type fût passé, soit que la foule eûtdésappris le chemin des Funambules, ce théâtre ne survécut pasbeaucoup à Jean-Baptiste-Gaspard Deburau. A peine notre ami Champfleury se fut-il avisé d’y exhiber Polichinelle, que les Funambules s’exilèrent sur le boulevard deStrasbourg. Cet exil ressembla à une mort anticipée. Les Parisiens ne se dirigèrentpas vers la nouvelle salle. Le temple de Pierrot n’a plus de prestige, et vous n’avez jamais vu,sans doute, le mime enfariné du théâtre qui, pendant de longues années,attira toutes les classes de la capitale, les provinciaux et lesétrangers. VI Durant le temps que Deburau joua sur la scène des Funambules, lavogue s’attacha à Pierrot, et les imitateurs pullulèrent. Non-seulement on en vit sur la plupart des petits théâtres, mais lesplaces publiques et les rues furent exploitées par nombre de mimes,portant le costume blanc à longues manches, ayant la figure couverte defarine, et se distinguant par des gestes et des grimaces quirappelaient d’une manière excessive le jeu de celui qui avait donnétant de vie au personnage de la Comédie italienne. Le chansonnier qui a retracé les admirations de la foule en maintescirconstances, Béranger, qu’il faut souvent citer quand on parle desamuseurs de la rue, écrivit : Pierrots et paillasses Charment sur les places Le peuple ébahi. Chaque troupe de saltimbanques eut un Pierrot, - un Deburau au petitpied. Pierrot, dans son mutisme obligé, appelait à son aide la grimace pourdésopiler la rate des passants. Pierrot faisait les yeux blancs, tiraitla langue, étendait ses grands bras, cherchait à s’administrer àlui-même des coups de pieds ; en un mot, il remplaçait le dialogueavantageusement, par une pantomime accentuée. Quelle que fût la faiblesse de ses moyens, rarement Pierrot manquaitson but. Il enlevait presque toujours à Paillasse la palme du succès,et, sûr des sympathies du public, il n’avait qu’à se démener un peupour produire un effet considérable. Ajoutons que, dans les bals costumés de l’époque, les Pierrots semontraient par centaines. Le vêtement était commode pour les danseurs, et il ne coûtait pas cher: on ne craignait pas de le gâter ; il défiait la poussière. Les Pierrettes se mirent aussi à envahir les bals. Nul doute qu’il ne vous tombe un jour sous la main des albums dessinéspar Gavarni, le charmant créateur de séries si artistiques et sispirituelles. Vous y admirerez ses pierrots malicieux, pleins de grâceet d’enjouement. L’enseigne des Deux Pierrots, que porte encore un magasin denouveautés, à Paris, sur la rive gauche de la Seine, près duPetit-Pont, reproduit une des oeuvres de ce peintre regretté. Mais terminons en reconnaissant que, aujourd’hui, Pierrot n’existeplus, ou qu’il apparaît bien rarement sur nos places publiques. Quelque nouveau mime célèbre, quelque descendant inspiré de Deburau leressuscitera-t-il ? Nous n’osons l’espérer. A peine, dans les foires départementales, les paysans le voient encorecontribuer aux farces de la parade. Ils ignorent, ces paysans dont Pierrot s’efforce d’exciter le rire, quele nom de Pierrot est un simple diminutif du nom de Pierre, et queprimitivement ce nom propre a été transformé en nom générique du paysan. L’ESCAMOTEUR I - Mesdames et messieurs, je m’appelle Miette, et je suis propriétairede l’incomparable « poudre persane, » que vous trouverez ici près, rueDauphine... Oui, à deux pas. Et Miette l’escamoteur, dont la table était placée en face de l’ancienmarché aux volailles, sur le quai des Grands-Augustins, à peu dedistance du Pont-Neuf, étendait le bras droit dans la direction de larue Dauphine, en ajoutant : - Si vous êtes satisfaits de mes petits talents, vous irez acheter dela poudre persane, vendue à un bas prix fabuleux, messieurs etmesdames. C’est moi qui vous l’annonce. Inutile de dire ce que l’on voyait sur la table du père Miette, quandil allait opérer. Des gobelets en fer-blanc, des muscades et divers objets qui setrouvent aussi dans les boîtes de physique amusante que vos parentsvous donnent, le premier jour de l’an, étaient mêlés à d’autresustensiles dont le roi des escamoteurs en plein vent faisait, je vousassure, un usage merveilleux. Il y avait, sur un des coins de la table, le « sac à la malice. » Le sac à la malice ! Comme le père Miette en parlait avec complaisance,avec orgueil ! Le sac à la malice était confectionné avec de la toilebleue, que l’usure et le blanchissage avaient rendue à peu près grise. Nos regards ne quittaient pas le sac à la malice. Grâce à lui, il nousétait donné de voir accomplir les tours les plus amusants. Miette n’avait point d’escorte, ni d’apparat, ni de musique. Ilsemblait déclarer au public qu’il faisait comme la Médée de corneille: - Moi, dis-je, et c’est assez ! Que le pavé fût brûlant, humide ou poudreux, Miette accomplissait tousses exercices de prestidigitation, sans s’émouvoir le moins du monde. Vous le voyiez sortir de la boutique d’un marchand de vin, vêtu avecune simplicité de Spartiate, les manches relevées jusqu’aux coudes,ayant une gibecière qui pendait sur sa poitrine, portant une casquetted’étoffe bleue. Il marchait d’un air capable, et s’avançait vers la table boiteusequ’il avait installée près du Pont-Neuf, ainsi que je viens de vous ledire. Donc, après avoir frappé cette table avec sa baguette, et après avoirannoncé au public sa poudre persane, Miette pensait à faire sonpréambule en action. Il prenait les gobelets de fer-blanc, les rangeait, les dérangeait, leschoquait l’un contre l’autre, les introduisait l’un dans l’autre avecle plus de fracas possible. Ce bruit ressemblait aux trois coups frappés sur la scène, au moment oùla toile va se lever. Il parlait aux spectateurs. Encore quelques chocs de gobelets, afin de laisser aux curieux le tempsde s’amasser. Ces préliminaires étaient indispensables. Une fois le cercle formé, Miette se promenait autour de la société,donnait les meilleures places aux gens bien mis, et repoussait lesgamins jusque dans les derniers rangs de la foule, parce que les gaminssont de mauvaises pratiques, parce que les gamins sont trop turbulents. Si l’un d’eux murmurait : - Attends, attends, mon gaillard, s’écriait Miette, si tu bouges, jem’en vais t’escamoter... illicô. - Ah ! ah ! répondait la société, gaussant à la menace de l’escamoteur. Le gamin, quelque peu effrayé, restait tranquille à la place qu’on luiavait désignée. Personne n’essayait de troubler l’ordre nécessaire aux tours depasse-passe. Miette recommençait son manége, frappait ses gobelets, faisait sautersa baguette et débitait, pendant ce temps, bon nombre de facéties d’ungoût douteux, mais qui plaisaient à ce public, habitué à « sa manière. » II Invariablement, au début de ses tours, Miette disait avec un souriregoguenard : - Messieurs, rien dans les mains, rien dans les poches. Voyez...regardez bien. Et il élevait ses deux bras au-dessus de sa tête. Il agitait ses mainsaux doigts allongés. Comme il travaillait le plus souvent en manches de chemise, quand lasaison n’était pas trop rigoureuse, cette déclaration ne laissait aucundoute dans l’esprit des curieux. On avait bien devant soi un honnête escamoteur, - et, selon plusieurspersonnes très-naïves, un véritable sorcier. Bientôt Miette plaçait du bout des doigts une petite balle de liégesous un gobelet : - Vous voyez : le premier s’appelle passe, faisait-il observer, toutdoctoralement. Il mettait une autre petite balle de liége sous un autre gobelet, etdisait : - Celui-ci également passe. Il couvrait une dernière petite balle de liége avec son troisièmegobelet : - Et le troisième contre-passe ! annonçait-il. Miette faisait une pause ; puis il ajoutait : - Et maintenant, avec un peu de poudre de perlinpinpin, nous neretrouverons pas plus de boules sous les gobelets que dans le creux dema main... Partez, muscades ! Ces petites balles de liége s’appelaient escamotes ; de là vient lenom d’escamoteur. Miette et ses confrères les appelaient aussi muscades, parce qu’ellesavaient la grosseur de ces graines odorantes. Aussitôt que les mots : Partez, muscades ! avaient été prononcés,nous demeurions ébahis ; nous attendions les effets de l’éloquencedéployée par l’escamoteur ; nous écarquillions les yeux, ni plus nimoins que le dindon de la fable. Nous regardions, nous regardions... mais fort inutilement, je vous lejure. Les mains de Miette faisaient adroitement leur office. Les muscadeschangeaient de place ; elles disparaissaient et reparaissaient ; elless’isolaient et se réunissaient ; elles se réduisaient et semultipliaient ; elles diminuaient et grossissaient... Elles se métamorphosaient en boules, en pommes, en oeufs durs... C’était plaisir d’assister à ce méli-mélo inexplicable,qu’accompagnaient des paroles dites pour détourner notre attention, descalembours et des refrains de chansons. Tout cela nous amusait excessivement, en nous coûtant la modique sommed’un sou. Rarement on donnait davantage. Assez fréquemment, quelques gens du cercle éprouvaient un certain dépit. Pourquoi ? Parce qu’ils n’avaient pas vu les tours du célèbre Miette. Je me rappelle encore les jérémiades d’un brave bourgeois, qui, unparapluie sous le bras, se plaignit à moi de ce que le prestidigitateurallait trop vite et ne laissait pas seulement le temps de voir... - Permettez, répliquai-je ; votre plainte me prouve que vous n’avez passuffisamment réfléchi au genre de spectacle auquel vous assistez... - Bah ! fit notre homme... L’escamoteur pourrait ne pas tant précipiterses mouvements... On verrait... - Mais, si vous voyiez, cher monsieur, tout serait perdu. - Comment ça ? - Si vous voyiez, adieu la science de l’illustre Miette. Après tout, iln’est pas sorcier ; il est adroit... Son talent consiste entièrement àchanger, à amener, à ôter ceci ou cela, avec la promptitude et ladextérité la plus grande, sans que les spectateurs puissent s’enapercevoir... - Vous avez raison... c’est vrai, tout de même... Mais revenons à l’escamoteur. III De nouveaux tours d’adresse succédèrent aux voyages des muscades. Monvoisin n’y vit pas plus clair qu’auparavant, malgré son extrême désirde deviner le secret des expériences. D’abord, Miette se mit à exécuter le tour du mouchoir coupé. - Beau soldat, demanda-t-il à un fantassin dont la laideur étaitremarquable, voudriez-vous me confier le carré de linge avec lequelvous avez l’habitude de vous moucher ? - Je n’en ai pas, répondit le pioupiou, avec une pantomime indiquanttrès-clairement de quelle manière il se passait de mouchoir... Tous les pékins ou civils du cercle se mirent à rire. Le soldat murmura : - Je voudrais bien les voir, ces gars-là, avec une douzaine demouchoirs dans leur sac ! Ça serait trop lourd... Un magasin denouveautés quoi ! - Eh bien ! dit Miette, s’adressant à moi, jeune homme, voulez-vous mepasser votre mouchoir ?... J’en avais un, je m’en vante, et je le confiai au prestidigitateur.C’était un mouchoir blanc, avec bordure bleue. On pouvait le risquer. Au bout de quelques secondes, Miette nous montra ledit mouchoir coupéen deux. - Ah ! fis-je, mais il est coupé !... - Vous paraissez contrarié... Ne craignez rien : je vais vous lerestituer dans son état primitif, net et propre comme devant. Miette me rendit effectivement mon mouchoir rétabli en son entier. Les curieux applaudirent. Je fis comme eux, satisfait de ressaisirl’objet prêté. Bientôt après, l’escamoteur demanda une montre. On lui apporta unemontre en argent, qu’il enveloppa dans un linge, et sur laquelle iltapa fortement avec un marteau. Le propriétaire de la montre bondit, lorsque Miette s’écria : - Votre montre est pilée !... Mais rassurez-vous, je vais joindre lespièces de cette excellente oeuvre de mécanique, et vous pourrez nousindiquer l’heure, sans retard. Les choses se passèrent selon la promesse de Miette, qui restitua lamontre, et dit en souriant : - Monsieur voudrait-il bien nous apprendre quelle heure il est ? - Trois heures. - Très-bien, le tour est fait... A un autre, messieurs, à un autre. J’avais oublié de vous dire, chers amis, que dans une boîte faite envoliges, dans une boîte d’emballage placée près de la table duprestidigitateur, deux ou trois lapins étaient emprisonnés. Les pauvresbêtes ! Miette alla vers la boîte, l’ouvrit, et, tenant un lapin par lesoreilles, il s’adressa au cercle des admirateurs de son talent. - S’il vous plaît, je vais tuer ce lapin, et je le ressusciterai. - Allons donc ! répondirent plusieurs incrédules... Pas possible...Peuch ! Il est certain, et vous le comprenez, que Miette ne pouvait pas, plusque les autres hommes, rendre la vie à un animal mort. Tous les assistants braquèrent leurs regards sur l’escamoteur et sur lelapin. Celui-ci reçut un coup formidable, assené par la baguette de celui-là.Des témoins furent appelés. Des compères, sans doute ? Non, je figuraisparmi eux, et j’affirme que le lapin en question ne faisait aucunmouvement, qu’il semblait avoir cessé de vivre. Au moment où nous revenions au cercle, Miette dit bien haut : - Maître lapin, retourne voir ton camarade ! Hop ! Le lapin se leva et se mit à courir jusqu’à la boîte d’emballage, où ilse blottit ainsi que dans un terrier, après avoir fort bien joué sonrôle. Ce tour réussissait comme les autres. Voyant l’étonnement manifesté parl’assistance, le prestidigitateur annonçait : - Voulez-vous que je ressuscite un enfant ? Voulez-vous que jeressuscite une grande personne ? Mais, malgré le succès du tour du lapin, personne ne se souciait detenter une épreuve aussi dangereuse. Cela procurait des frissons... Oneût voulu ressusciter ; mais la question de mort préalable effrayaitbeaucoup. IV Ce que Miette réservait pour son dénoûment, c’était le fameux sac àmalice, dont je vous ai déjà parlé. Il exécutait une ponte d’oeufs, et de la façon la plus divertissante,très-gentiment, très-gracieusement. Voici comment il s’y prenait. Il saisissait son sac par le côté ouvert, qu’il tenait d’une main ; del’autre main il pressait le sac jusqu’à un coin du côté fermé, et ilaccompagnait ce geste d’une imitation du cri de la poule qui pond...co... co... co... co... On voyait se dessiner dans ce coin du sac la forme d’un oeuf. En effet, Miette retirait aussitôt du sac un oeuf qu’il déposait sur satable, d’un air triomphant. Puis, il recommençait ce petit manége, jusqu’à ce qu’il eût alignédevant lui une douzaine d’oeufs. Véritablement, la dextérité du bonhomme était sans pareille. Nul nevoyait comment chaque oeuf entrait dans le sac, ni par quels expédientsMiette en pondait une douzaine. Ce tour agréait fort au public, et après l’avoir exécuté, l’escamoteurse reposait un instant sur ses lauriers. Un jour, quelques spectateurs émirent l’opinion que ces oeufs étaientdurs, ce qui rendait l’expérience moins difficile. Miette entendit.Avec une dignité incomparable, il se saisit d’un oeuf, sans dire mot, lecassa à l’extrémité, et l’avala d’un trait. - Je confonds ainsi mes détracteurs, dit le propriétaire del’incomparable poudre persane. Il salua gravement, et demanda à la société la permission de lui offrirdes compositions de sa façon. - Je ne les vends pas, messieurs, je les donne... Et combien ? Deuxsous pour chacune d’elles. Deux sous ma pommade pour noircir lescheveux et les gibernes !... Deux sous ma poudre pour blanchir lesdents et les buffleteries !... Deux sous mon eau souveraine pour lesengelures, les brûlures, les foulures, les apoplexies, les névralgies!... Deux sous mon savons à détacher, le meilleur qui soit au monde !... Ainsi le prestidigitateur avait amorcé son public par ses toursd’adresse, par ses exploits d’artiste savant. Et après la fin desexercices, le marchand remplaçait l’escamoteur. Quelle loquacité, quelle volubilité de langue ! Il vendait beaucoup demarchandises. Les acheteurs s’éclipsaient bientôt. Mais, quelquefois, un ou deuxspectateurs, désireux de connaître les trucs de l’illustre Miette,attendaient qu’il eût terminé sa vente, et ils le suivaient chez lemarchand de vin. Là, assis sur un méchant tabouret qu’il transformait en trépied, notreprestidigitateur se délectait devant un verre et une bouteille. In vino veritas : La vérité dans le vin. Moyennant une chopine, oudeux, ou trois sous par personne, Miette vous dévoilait sans hésiterles secrets de son art. Il vous expliquait les choses, vous montraitles passes et les contre-passes, vous mettait de moitié dans sonjeu pour tous les exercices qu’il avait faits. Tout Paris flâneur connaissait Miette et l’appréciait. Il avait unefoule d’amis, et beaucoup de gens venaient à son école étudier lamanière d’escamoter dans les jeux de société. D’autres l’imitaient pour devenir pick-pokets ou voleurs de profession,pour escamoter les porte-monnaie et les mouchoirs, – sans les rendre. Miette ne manquait pas, d’ailleurs, d’émules et de rivaux, moins connusque lui. Sur toutes les places, un escamoteur opérait, et par le genrede ses exercices il se créait parfois une spécialité. Plusieurs habilesfaisaient de la physique amusante avec l’aimant, avec la machineélectrique, et surtout avec les boîtes à double fond. Aujourd’hui, l’escamoteur en plein vent ne se rencontre plus que dansles foires et dans les réjouissances publiques. V En terminant, je vous rappellerai que certains hommes ont empruntéplusieurs expériences aux sciences physiques, chimiques etmathématiques, et qu’ils ont élevé l’escamotage au rang d’art véritable. Avec eux le public s’amusait et s’instruisait, comme il le fait devantRobert Houdin et Brunnet. Autrefois brillaient dans la prestidigitation, exercée non dans la rue,mais au salon et au théâtre, les Pinetti, les Bienvenu, les Comus.Pendant ma jeunesse, les maîtres en l’art d’escamoter étaient MonsieurComte et le brillant Bosco. Depuis ont paru Robert Houdin, Philippe,Robin et Brunnet, dont les tours ont obtenu des succès durables. Robert Houdin rendit des services à la France, lorsqu’il voyagea enAlgérie. Par ses expériences, il détruisit la puissance des marabouts,faiseurs de miracles, et il devint un objet d’admiration parmi lesindigènes. Robert Houdin était, en outre, un mécanicien très-distingué, ques’attachèrent plusieurs sociétés savantes. LES AVALEURS DE SABRES D’ÉPÉES, DE CAILLOUX ET D’HUILE BOUILLANTE I Ça et là, sur les places des grandes villes, se tient un homme quipossède un talent fort excentrique, – qui avale des sabres, auxapplaudissements d’une foule émerveillée. - Comprends-tu qu’on puisse avaler des sabres, toi, Alfred ? - Assurément non, répondit le jeune Alfred, qui ajoute : Mon cherJulien, ce doit être tout simplement un tour d’escamoteur... Il varecommencer son exercice... Regardons bien... - Je parie qu’il passe le sabre par-dessous sa cravate, dit Alfred. Nos deux garçons examinent avec la plus grande attention lesaltimbanque, au moment où celui-ci introduit dans son gosier un sabrede fantassin... - Eh bien ! remarque Julien, il me semble qu’il a avalé, avalévraiment, ce qu’on appelle avalé... - Oui... Cependant, il est certain que ce gaillard-là n’est pas unsorcier... Son gosier n’est pas fait autrement que celui des autreshommes, reprend Alfred, d’un air convaincu. Julien ne répond pas ; mais il saisit son petit ami par le bras, etl’entraîne loin de l’avaleur de sabres, en se promettant bien deconsulter sur ce point le docteur qui vient s’asseoir souvent à latable de son père et de sa mère. Alfred et Julien vont plus loin, dans une autre place, et ilsaperçoivent un groupe de badauds non moins attentifs qu’eux-mêmesl’étaient tout à l’heure. Au moment où ils s’approchent du bateleur qui intéresse ainsi sonpublic, cet « artiste » procède à l’engloutissement d’une épée... II - Cette épée-là, déclare Julien, ne doit pas être bien longue. - Elle ressemble probablement à une lame de couteau, fait observerAlfred. - Attendons et voyons. - L’homme qui, il y a dix minutes, avalait un sabre, nous a confonduspar son adresse ; celui-ci ne sera peut-être pas aussi habile... Jecrois, Julien, qu’il y a encore là-dessous quelque supercherie...quelque truc plus difficile en apparence qu’en réalité. - Je n’admettrai jamais, en effet, qu’un homme avale une épée... uneépée de longueur ordinaire, comme celle de mon cousin, l’élève del’École polytechnique. - Ni moi non plus... dit Alfred. Cependant le bateleur sort de sa bouche une épée de longueur ordinaire,une épée qui percerait de part en part le plus volumineux abdomen. - Ah ! bah ! s’écrie un gamin... C’t’épée-là, c’est du carton !... - Du carton ! du carton ! riposte l’avaleur d’épées, avec une colèretrès-visible... Jugez si cette épée est en carton, ou en bois, ou enfer-blanc... Non, messieurs, c’est du pur acier, presque du damas. Plusieurs personnes s’apprêtent à venir juger. Mais l’amour-propre del’artiste se révolte... Voyant, parmi ces incrédules, un musicien de la garde de Paris, portantl’épée au côté, il l’apostrophe en ces termes : - Mon musicien, seriez-vous assez bon pour avoir l’extrême complaisancede me prêter l’arme que le gouvernement vous a confiée... en raison devotre insigne bravoure. - Que je ne m’y oppose point, répond le garde... Que la voici !...Prenez... Ce disant, il tire son épée du fourreau, et la présente au requérant. L’avaleur, de l’air le plus majestueux, annonce au public : - Cet instrument pointu, en fin acier, je vais l’avaler tout entier...Et tu ne prétendras pas, méchant galopin, ajoute-t-il en s’adressant augamin dont nous avons parlé, et tu ne prétendras pas que l’épée de cebrave est en carton !... Aussitôtdit, aussitôt fait. Notre gourmand de rare espèce engloutit lalongue épée du musicien, la laisse plusieurs secondes dans sonoesophage, puis la retire lentement, et, en la prenant avec délicatessepar la pointe, la rend au garde de Paris stupéfait. - Voilà, dit l’avaleur d’épées, ce que votre serviteur mange à touteheure du jour, avec beaucoup d’appétit, et sans jamais avoird’indigestion... car il s’y est habitué ! Le groupe manifeste son contentement, prodigue les bravos à l’artiste,et se disperse. III Un peu plus loin, Alfred et Julien vont assister à un autre exercice. Il s’agit encore d’un mangeur étrange, qui n’a guère de pareils. - Tenez, dit un homme robuste, très-grand et très-gros, en s’adressantdirectement à Julien, vous voyez ces cailloux placés sur ma table ?...Vous les voyez bien, mon jeune bourgeois ?... - Oui, monsieur, répond en rougissant Julien, tout ému d’êtreinterpellé de la sorte, devant une cinquantaine de personnes. - Eh bien, ajoute le géant, ça vous représente mon déjeuner, mon dîneret mon souper... voilà ma pitance quotidienne, à moi. - Ah ! par exemple, s’écrie Alfred... Je ne croirai jamais qu’on avaledes cailloux de cette grosseur-là ! - Notre professeur, remarque Julien, nous a appris que Saturne, dieu dela Fable et fils du ciel, dévora une énorme pierre à la place de sesenfants nouveau-nés... Mais c’est de la mythologie pure... Cela n’ajamais existé que dans l’imagination... - Que dans l’imagination, jeune homme ! réplique l’avaleur decailloux... Je ne suis pas un dieu de la Fable, moi, et je soutiendraila concurrence contre votre Satourne... En entendant ainsi écorcher le nom du père de Jupiter, Julien est prèsd’éclater de rire. Mais il sait se retenir. Après tout, un amuseur de la rue n’est pas forcé de connaîtreparfaitement les dieux de la mythologie... Il y a longtemps que Saturnea vécu dans l’Olympe. Donc, sans plus de préambule, l’avaleur de cailloux accompli son actede déglutition avec un sang-froid étonnant. Quatre cailloux, relativement énormes, vont se loger dans son estomac... Il termine son repas en demandant si quelqu’un ne sera pas assezcharitable pour lui payer un bon verre de vin... L’avaleur de cailloux suit le généreux compère, en disant à la société : - J’avoue qu’un verre de vin me semble indispensable pour que madigestion ne soit pas troublée... et surtout pour que mon manger meprofite... Alfred et Julien se regardent. Leur incrédulité, vaincue par les hautsfaits de l’avaleur de cailloux, disparaît comme par enchantement. - Il avale des cailloux, s’écrie Julien... - Il a un estomac d’autruche ! s’écrie Alfred. - Pas complétement, dit Julien, plus fort que son ami en histoirenaturelle. L’autruche, que les Arabes appellent l’oiseau-chameau,dévore avidement tout ce qu’elle rencontre, non-seulement des herbes etdes matières animales, mais aussi des pierres, du fer, du cuivre et duplomb... De plus, les Arabes assurent que l’autruche ne boit pas ou dumoins boit très-peu... - En effet, observe aussitôt Alfred, sous ce rapport, j’estime quel’avaleur de cailloux diffère de l’autruche... Il aime à humecter songosier ; il mange pour boire, et il boit pour manger. IV A peine l’avaleur de cailloux et son compagnon sont ressortis de laboutique du marchand de vin, que Julien dit à Alfred : - Regarde donc, là-bas... Quel populaire ! Comme on bat des mains ! - Courons... allons voir. C’est sans doute quelque faiseur de toursextraordinaires, quelque nouvel avaleur. Ils se dirigent vers la foule, se faufilent difficilement et avecl’aide de leurs coudes jusqu’au premier rang, et sont mis bientôt aucourant de ce qu’ils vont voir... L’homme qui attire tout ce monde, déclare qu’il possède la facultéd’avaler de l’huile bouillante ! - Oh ! oh ! C’est encore plus fort que les exercices des bateleursprécédents, remarque Alfred... Autrefois, c’était une manière detorture, dont on mourait bel et bien. - Il n’est pas possible, dit Julien, que ce petit homme, haut d’unmètre et maigre comme un hareng saur, s’administre une pareille potion.On ne me fera pas croire ça. - Est-ce bien de l’huile ? reprend Alfred. Il semble que l’amuseur a prévu l’interrogation faite timidement et àvoix basse par le jeune Alfred, car il prie plusieurs personnes des’approcher pour vérifier l’huile, tout en ébullition dans unecasserole, et d’ailleurs for peu appétissante. Cinq ou six individus se rendent à son appel, examinent le liquide, etdéclarent, à haute voix : - C’est bien de l’huile bouillante. Alors, sans plus tarder, le petit homme prend une cuiller de bois, laplonge dans la susdite casserole, et, avec un flegme étourdissant,avale une cuillerée de l’huile en question. Pas un mouvement d’yeux, pas une grimace ; rien qui puisse indiquer lamoindre douleur de gosier ou d’entrailles. Cette fois, plus que jamais, Alfred et Julien sont surpris et confondus. Ils ne s’expliquent pas la possibilité du fait qu’ils viennent de voir.En s’en allant, ils jettent quelques sous dans l’assiette qui sert decaisse à l’avaleur d’huile bouillante... L’homme les salue, lesremercie. - J’en suis encore tout ému, et toi, Alfred ? - Moi aussi. Au moment où ce saltimbanque buvait, dit Alfred, j’aiéprouvé un véritable sentiment d’effroi... - Je lui aurais volontiers arraché la cuiller des mains... tant je mesentais en proie à la crainte. - Mais ce malheureux-là ne vivra pas de longues années, certainement,si j’en juge par l’effet que me produit un potage trop chaud. Jesouffre alors comme un damné. - Je ne me figure pas, mon cher Alfred, que ce métier-la soit bienfavorable à la santé ; mais c’est extraordinaire, vraiment, c’estinimaginable. - Voilà, observa Alfred, ce que tout le monde se dit ; voilà pourquoila foule assiste aux exercices de l’avaleur d’huile bouillante, quirecommence l’expérience au moins vingt fois par jour. Il y aurait peut-être un moyen d’expliquer les tours que nous avonsdécrits, mes enfants. Mais ce moyen appartient au domaine de la science; vous ne le comprendriez pas avant d’avoir étudié pendant bienlongtemps les phénomènes médicaux, avant d’avoir pris vos grades à laFaculté de médecine. Soit par nature exceptionnelle, soit par des essais fréquemmentrépétés, des hommes en chair et en os parviennent à avaler impunémentdes sabres, des épées, des cailloux, même de l’huile bouillante. Ilfaut le reconnaître. Ce qu’il y a de très-certain, c’est qu’ils n’accomplissent pas desmiracles, c’est qu’ils ne font rien de surhumain. Ces sortes d’amuseurs diminuent en nombre chaque année, et il vousarrivera bien peu souvent d’en rencontrer. Dans ma jeunesse, au contraire, on en voyait beaucoup ; ils sefaisaient une rude concurrence, et leurs « petits talents » trouvaientdes amateurs enthousiastes... Pour les exercices de saltimbanques, comme pour les autresdivertissements, il existe une mode... A présent la mode des avaleursest passée. LE MUSICIEN AMBULANT. I Il y en a partout, des musiciens : sur les places, dans les rues, sousles portes cochères, dans les cours intérieures de maison, sur lesimpériales d’omnibus et sur le pont des bateaux à vapeur, enfin dansles wagons de chemins de fer. Pouvez-vous faire un pas sans en rencontrer ? Le crin-crin, la flûte,le trombone, l’éclat de voix piailleuse ou enrouée, ne frappent-ils pasconstamment vos oreilles ? N’êtes-vous pas agacés, parfois, àl’audition d’airs différents qui s’entre-croisent, de romancesécorchées, d’instruments discordants qui se combattent ? Tous ces musiciens ont la prétention d’amuser ceux qui les écoutent :leur art suffit à peine à les faire vivre ; mais leurs ancêtres étaientabsolument bohèmes, et il faut convenir que leur sort s’est amélioré enmême temps que leur nombre s’est accru. Les musiciens ambulants offrent une multitude de types. Qu’ils passentdevant vos yeux, – j’allais dire devant vos oreilles, – comme cesgroupes de pompiers défilant sur la place d’un maire de village, et quise distinguent par toutes sortes d’anomalies dans le costume, dans latenue et dans le maniement des armes. Paraissez tour à tour violonistes des deux sexes, harpistes de douzeans, flûtistes ou joueurs de flageolet aveugles, organistes à jambes debois, cantatrices de tous les âges, chanteurs de toutes les qualités ! Nous redirons vos mérites, votre passé et votre présent, vos aventuresdans l’occasion, et la place que vous tenez dans le monde musical,surtout dans la série des divertissements que le peuple se procure surle pavé ! II Le violoniste ou la violoniste n’a rien perdu de sa renommée, déjàancienne. Avec son instrument sous le bras, instrument commode etfacile à porter, notre artiste peut pénétrer en tous lieux, dans lescafés les plus riches et dans les plus modestes guinguettes. Comme les faiseurs de tours, il exécute en plein vent, au milieu d’uncercle, et son travail est suivi d’une quête, assez peu fructueuse,quel que soit le degré de son talent. Quelquefois le virtuose agit sérieusement, jouant de la même manièreque les violonistes de nos orchestres ; le plus souvent, il se livre àdes excentricités qui produisent de l’effet sur le vulgaire, mais quin’ont rien à démêler avec l’art : il place son violon sous sa jambe ety promène l’archet, ou bien il tient l’archet d’une main, et frottedessus les cordes du violon, etc. Je n’en finirais pas si je voulais ici relater les postures impossiblesde ces virtuoses. Ils en viendront probablement à jouer du violon avecles pieds, comme Ducornet, né sans bras, faisait de la peinture. Pauvres gens, pauvres enfants. Peut-être y avait-il en eux l’étoffe deviolonistes émérites, dont la misère a coupé les ailes. Combiend’artistes célèbres ont commencé par jouer du violon aux Champs-Élyséesou sur les boulevards ! Parmi les étoiles populaires du violon, on distingue principalement desItaliens de huit à douze ans. Leur tribu s’est implantée dans unemaison de la place Jussieu, près du Jardin des Plantes. Leurs costumesles désignent à la curiosité publique. Dès le matin, vous les voyez partir, pour se rendre dans tous lesquartiers de Paris. Ils reviennent le soir, harassés, à moitié endormisdans les omnibus, et ne rapportant que peu de recette au chef qui lesdirige, c’est-à-dire qui leur taille la soupe. Par les belles soirées d’été, il n’est pas rare d’entendre, surl’impériale, un de ces petits musiciens jouant du violon, et récoltantparmi ses voisins de banquettes quelques sous, juste ce qu’il faut pourpayer sa place. III Les harpistes, surtout, nous viennent d’Italie. Leurs instruments sont peinturlurés ; ils les portent allègrement sur leur dos, en tirant,quand ils marchent même, quelques sons de ces cordes criardes quiconstituent la harpe de facture commune. Invariablement, ils jouent les mêmes airs, – des motifs du répertoireitalien, plus ou moins dénaturés, des valses et des polkas, et quelqueshymnes patriotiques de l’Italie. Ils pourraient fermer les yeux, enexécutant leur musique, tant ils la connaissent par coeur, tant ilss’occupent peu de la justesse des accords qu’ils forment. La routineleur tient lieu de tout. Les guitaristes nous venaient autrefois de l’Espagne ; mais cetinstrument démodé, qu’on appelle la guitare, ne se trouve plus guèreque dans les mains de vieux troubadours ou de bonnes vieilles du tempspassé, derniers vestiges de l’époque où la guitare fit irruption enFrance et se créa des adeptes passionnés. O guitare, tu as vécu ! Les clarinettistes sont, pour la plupart, aveugles. Ils ont adopté legenre de la complainte, et leur instrument semble se joindre à eux pourdemander l’aumône, pour implorer le petit sou. De même, les joueurs d’orgue sont presque tous infimes. Autrefois, plusque maintenant, ils avaient pour mission de populariser les airsd’opéra, les marches, les valses, les quadrilles, les romances desgrands faiseurs. L’orgue dit de Barbarie servait si bien la renomméedes compositeurs, que ceux-ci s’entendaient avec les fabricants pourfaire noter sur nombre d’orgues un morceau de tel ou tel opéra dont ilsétaient les auteurs. De cette manière, ils atteignaient les sommets lesplus hauts de la popularité et se créaient des succès faciles. Quant aux chanteurs et chanteuses, ils sont de tous les âges et detoutes les sortes. Ils commencent leur carrière dès la premièreenfance, entre les bras de leur mère, qui dit une romance, et ils necessent de chanter que lorsqu’ils sont septuagénaires, quand la voixs’arrête absolument dans leur gosier. Je n’énumère pas la foule des instrumentistes qui exercent leur artdans la rue. Un volume y suffirait à peine, et je crois, mes bons amis,que vous n’auriez pas la patience de me lire jusqu’au bout. D’ailleurs,vous les connaissez aussi bien que moi ; vous les rencontrez à chaquepas, et j’aime mieux vous raconter quelques épisodes de la vie de cesmusiciens populaires. Plusieurs ont été interrogés par moi sur les particularités de leurexistence ; quelques-uns m’ont redit leurs misères et leurs splendeurs,leurs rêves évanouis faisant place à de poignantes réalités. Presque toujours, ces artistes ont pu espérer, étant jeunes, l’avenirle plus brillant, les succès de l’orchestre ou de la scène. De cascade en cascade, ils sont tombés au rôle d’amuseurs de la rue.Ainsi l’ont voulu leurs destinées. Et encore se vantent-ils beaucoup, lorsqu’ils prétendent réjouir nosoreilles. Il est arrivé, parfois, qu’un jeune musicien ambulant a grandi assezpour acquérir de la réputation. Tel ou telle qui chantait ou jouaitd’un instrument sur nos places, dans nos cours, dans nos cafés, estparvenu, avec l’aide du travail secondant la nature, à l’apogée de lacarrière d’artiste. Il a réussi ; il a fait fortune ; il est enpossession d’une renommée universelle. Mais c’est chose bien rare. On rapporte que Napoléon Ier demanda unjour au peintre Louis David : - Combien comptez-vous de peintres en France ? - Environ six mille, répondit l’auteur de Léonidas aux Thermopyles. - Six mille ! s’écria l’empereur. Six mille ! pour qu’il en sorte unDavid ! Nous pouvons en dire autant des musiciens. Combien de malheureuxcroque-notes pour un virtuose acclamé ! IV Vers l’année 1820, il y avait, aux Champs-Élysées, une chanteuse et unvioloniste, – la femme et le mari, – tous deux forts âgés, et exécutantdepuis midi jusqu’à huit heures du soir, en été, des morceaux demusique devant un public assez peu nombreux, qui les écoutait pardésoeuvrement. Ces pauvres gens faisaient de maigres récoltes. Quelques sous tombaientdans la bourse que l’un ou l’autre présentait aux auditeurs. Leursjournées ne valaient pas celles d’un aide-maçon. Ils travaillaient pourtant avec conscience. Le violoniste triomphait demorceaux difficiles ; la chanteuse s’épuisait à redire des airsd’opéra-comique, même des airs de grand opéra, que son mariaccompagnait. Un dimanche, par une après-midi splendide, quand la foule se pressaitdans la plus belle des promenades parisiennes, nos musiciens ambulantsétaient à leur poste et redoublaient de courage. Ils avaient peu mangédepuis une semaine. Hélas ! vingt personnes à peine les écoutaient. On passait devant euxsans s’arrêter. Chacune était bien plus occupé des toilettes en vogue,des célébrités rencontrées, que des musiciens ambulants, dont lesefforts ne pouvaient l’emporter sur le bruit de la foule. Comme ils venaient de terminer un morceau, ils virent s’approcher deuxpromeneurs encore jeunes, deux époux, dont l’un adressa immédiatementla parole au violoniste. - Voulez-vous me confier votre violon ? demanda le promeneur, sur lespas duquel un groupe assez nombreux s’était déjà amassé. - Volontiers, monsieur, dit le pauvre musicien, non sans quelqueétonnement... Voici mon violon, qui n’est pas de Stradivarius. De son côté, la promeneuse, s’adressant à la cantatrice, déjà épuiséepar plusieurs heures de vocalise en plein air : - Voulez-vous me permettre de chanter un morceau, accompagnée par monmari ? fit-elle. Nous vous donnerons la recette... Il s’agit d’uncaprice... Voulez-vous ? La pauvre chanteuse des rues ne s’opposa pas aux désirs de soninterlocutrice, belle à ravir, mise avec élégance, et dont l’organeétait d’une douceur extrême. Tout à coup, les vingt auditeurs furent pour ainsi dire noyés dans unefoule compacte, accourue de toutes parts, et répétant les noms d’uncélèbre violoniste et de la meilleure cantatrice de l’Opéra-Comique. Celle-ci dit en perfection un air de son répertoire. D’unanimes bravoséclatèrent, lorsqu’elle eut terminé. Le violoniste joua ensuite des variations sur l’instrumenttrès-ordinaire qu’il avait en main, et il tira de ce violon tout leparti possible, à un tel point que l’instrument devint méconnaissable,même pour son propriétaire. Alors l’enthousiasme de la foule se manifesta de nouveau, pendant quel’illustre artiste remettait le violon au pauvre musicien ébaubi,charmé, transporté d’admiration. Ce ne fut pas tout. La grande cantatrice prit la chanteuse des rues parune main, et, de l’autre main, elle présenta aux auditeurs la bourseaccoutumée, en disant : - Donnez, mesdames et messieurs... C’est pour deux camarades ! Ces simples paroles émurent profondément l’assistance. La quête fut longue et très-productive, comme on pense. Plusieurs louisd’or se trouvèrent dans la bourse, que la cantatrice remitgracieusement à sa « camarade, » dont les remercîments se traduisaientpar des larmes de joie. Les deux célèbres artistes s’esquivèrent et ne tardèrent pas à monterdans une voiture découverte, qui les emmena au bois de Boulogne ; lafoule les suivit des yeux en battant des mains. La recette dépassait trois cents francs ! En comptant cette somme, lespauvres musiciens croyaient rêver. Ils avaient de l’aisance pourlongtemps ! Ajoutez que cet incident leur porta bonheur et que, pendantplusieurs jours, le public, instruit du fait par les journaux, abondaaux Champs-Élysées. Il espérait entendre à son tour le virtuose renomméet la cantatrice que Paris entier applaudissait à l’Opéra-Comique. V L’orgue de Barbarie a fait le tour du monde. Aujourd’hui, il estdélaissé et ne réussit guère, nous le répétons, que si les gens dont ildemeure le gagne-pain appellent l’attention des passants par leurinfirmité et leur vieillesse, ou par l’exhibition de petits enfantsemmaillottés. J’avais horreur de l’orgue de Barbarie, de l’harmoni-flûte et de laserinette, aux temps de ma jeunesse. Ces instruments, jouantperpétuellement les mêmes morceaux, me donnaient sur les nerfs, etsouvent il m’arrivait d’être généreux envers leurs possesseurs, afin dem’en débarrasser plus vite. Avec cinquante centimes on s’en délivrait. Beaucoup de mes amis partageaient mon antipathie. Pourquoi ? N’yavait-il pas là un souvenir tragique dont nos imaginations étaientfrappées ? On nous avait raconté que, durant l’assassinat de Fualdès,un homme jouait de l’orgue devant la maison où se perpétrait le crime,pour empêcher d’entendre les cris du magistrat que des misérableségorgèrent en 1817. Toujours est-il que je quittais Paris avec bonheur, espérant ne pointrencontrer de joueurs d’orgue à la campagne. Vaine espérance ! Parfois, dans un petit village, au fond d’un boismême, les sons énervants de l’orgue se faisaient entendre, et l’air àla mode nous poursuivait loin de la capitale... Pendant l’été de 1842, j’entrepris un voyage en Espagne. Ah ! pour lecoup, je n’avais plus à redouter l’instrument ennemi. Arrivé à Madrid le soir, je me rends dans un hôtel de la rue d’Alcala,– rue magnifique, où passe toute la société madrilène. Excédé defatigue, je me couche de bonne heure, et je fais une nuit excellente,vraiment réparatrice. Le lendemain matin, au moment où je commençais à m’habiller, des sonsaigus frappèrent mon oreille... J’écoutai un peu, puis attentivement, enfin avec colère... J’entendaisun orgue de Barbarie qui jouait excessivement faux, en passant nombrede notes. Cette cacophonie prétendait populariser à Madrid l’air de la Muette de Portici : Amis, la matinée est belle.... Aussitôt je bondis, je lançai des imprécations contre l’importun.J’ouvris ma fenêtre ; mais l’instrument fonctionnait de l’autre côté dela rue. Je ne pouvais conjurer le musicien en lui donnant d’un coup unepiécette, dont il eût ri d’ailleurs, car plus de cent Madrilènes dedeux sexes l’encourageaient de leurs bravos et de leurs argents. Forceme fut de continuer ma toilette. Je me rasai, en essayant dem’abstraire le plus possible. J’y réussissais presque, et par une sortie je pensais déjà à fuir loindu joueur d’orgue, quand celui-ci, pour finir par un morceau magistral,entama les Sombres Forêts de Guillaume-Tell. A ces accords épouvantables, à ces grincements qui tremblotaient, à cesfilets de son pour la plupart inarticulés, je me sentis frémir... etmon rasoir fit dans mon cou une entaille que je gardai pendantplusieurs jours. J’eus un cauchemar sans sommeil, et Madrid, ville gaie, gracieuse etriante, me sembla désagréable. A plus forte raison me regardai-je comme un être poursuivi par lemalheur, lorsque, me promenant dans le Prado, vers la tombée de lanuit, j’aperçus un nouvel orgue de Barbarie, lequel était flanqué d’unorchestre ambulant. Oui, d’un orchestre ambulant, représenté par un homme qui portait enguise de chapeau un pavillon chinois, qui avait devant lui une grossecaisse sur laquelle se trouvait une cymbale, et qui frappait de la maingauche ladite cymbale, pendant que la main droite s’escrimait contre lagrosse caisse. Ce n’était pas tout encore. Une petite tringle de fer,attenante à l’instrument monstre, supportait un triangle, et lemusicien, tenant un morceau de fer entre ses dents, agitait de temps àautre le triangle. Ce charivari très-complet accompagnait l’orgue de Barbarie ; l’ensemblede cette musique affectait désagréablement les oreilles délicates ;mais il faut avouer que la plupart des auditeurs paraissaient charmésd’ouïr le morceau, exécuté avec un brio remarquable. Je m’enfuis comme si le démon me poursuivait. Longtemps, hélas ! lebruit de la grosse caisse et des cymbales me brisa le tympan. Depuis cette époque, mes chers amis, j’ai trop souvent subi une épreuvesemblable ; car dans bien des foires de village, en France et ailleurs,l’orchestre ambulant fait rage, et comporte parfois plus d’instrumentsque ceux dont je vous présente l’énumération. Dieu vous garde d’enrencontrer sur votre passage ! VI La Fontaine a dit : La cigale, ayant chanté Tout l’été, Se trouva fort dépourvue, etc. Que de cigales chantent, l’été et l’hiver, pour gagner un morceau depain ! Dans la cour d’une belle maison située rue de la Chaussée-d’Antin, unefemme d’environ trente ans venait chaque jour, en compagnie de troispetites filles, roucouler des romances, ou des duos dans lesquelsl’ainée des enfants faisait sa partie. Cette famille de chanteuses intéressait les locataires de la maison, etelle recueillait d’assez abondantes aumônes. La voix de la mère était plaintive, horriblement fatiguée ; celle de lapetite fille ressemblait à un glapissement continuel. Encore quelquesannées, et ces gens-là ne posséderaient même plus cette dernièreressource, – chanter pour émouvoir la pitié du passant. Cependant un heureux hasard voulut que parmi les locataires de lamaison vînt se placer un compositeur de mérite, connaissant à fond lesdiverses branches de l’art musical. Il entendit la chanteuse et sa petite fille dire un duo de Panseron.Aussitôt il descendit dans la cour, et, s’adressant à la première : - Madame, lui demanda-t-il, quel âge a votre enfant ? - Huit ans le mois prochain. - Vous avez tort de la faire chanter trop en plein air. Elle est tropjeune. Vous la fatiguez outre mesure. - Ah ! monsieur, répondit la chanteuse en étouffant un soupir, il fautbien que nous vivions !... - Vous n’avez donc pas d’état ? Mieux vaudrait coudre... - Coudre ! Outre que je suis peu habile, comment pourrais-je avec monaiguille nourrir mes trois filles ! Le compositeur se tut et médita. Puis il dit à la pauvre mère : - Eh bien, chantez seule, et je m’occuperai de votre fille ainée. Jelui donnerai les premiers principes de la musique, et je vous prometsqu’elle aura de la voix et un talent hors ligne. La chanteuse des rues n’en pouvait croire ses oreilles. Son étonnementn’eut plus de bornes quand le compositeur lui proposa de donnergratuitement chaque jour une leçon de musique à Ernestine B... Ainsis’appelait la petite fille. Celle-ci ne fit plus sa partie dans lesduos, et les locataires n’entendirent plus que la mère, c’est-à-direquelques romances chantées avec une voix devenant de jour en jour pluschevrotante, plus faible, plus éteinte. Plusieurs années passèrent. Ernestine B... entra au Conservatoire deParis, où elle obtint successivement tous les prix de chant,d’opéra-comique et grand opéra. Engagée au théâtre Feydeau, elle débuta avec un immense succès dans unepièce du compositeur qui avait deviné son talent. Sa mère, alors, cessa de chanter dans les rues, et, pendant quelquetemps encore, elle travailla dans un atelier de couturière, jusqu’à ceque la célèbre Ernestine B... obtînt des appointements considérables,tels qu’elle pût venir en aide à sa famille, donner une profession àses soeurs, et procurer à toutes une véritable aisance. L’anecdote que je viens de vous raconter, mes enfants, a tourné biendes têtes de petites filles pauvres, qui ont espéré se produire dans lemonde des arts, après avoir chanté dans les rues ou dans lescafés-concerts. Mais il y a beaucoup d’appelées et peu d’élues. Laplupart n’ont pu vaincre la misère. Pour une qui réussit, grâce à descirconstances heureuses et à une nature parfaitement douée, combienfinissent comme elles ont commencé, par la pauvreté et l’épuisement ! La grande tragédienne Rachel, dont vous entendrez longtemps parler, achanté dans les rues et dans les cafés de Lyon ; mesdames Ugalde etMarie Sasse ont chanté dans des concerts populaires, avant de brillersur nos scènes lyriques. Hélas ! que sont devenues leurs premièrescamarades ! GUIGNOL OU LES MARIONNETTES I Ma petite cousine Stéphanie, venue de Caen dans la capitale, et placéeen pension chez une de nos meilleures institutrices, n’imaginait pasd’autre bonheur que celui d’aller au spectacle de Guignol. Si ma tante était satisfaite du travail de Stéphanie, elle luipromettait Guignol pour le prochain dimanche. Si l’application de Stéphanie laissait à désirer, ma tante savaitvaincre sa mollesse en la menaçant de ne plus la conduire chez Guignol. Stéphanie pouvait passer pour une des spectatrices les plus assidues etles plus ferventes du théâtre des marionnettes, sis aux Champs-Élysées,tout près du Cirque. Il fallait la voir braver le soleil pour assister à une représentationdes Fureurs de l’Apothicaire et de toute autre pièce tragique oucomique ! A peine le rideau était-il levé qu’elle riait à se tenir lescôtes, qu’elle se livrait aux éclats d’une joie immodérée, comme s’ilse fût agi d’acteurs véritables, de scènes arrivées, de luttesréelles entre Pierrot et le commissaire. - Quel est le premier théâtre de Paris ? lui demandai-je un jour. - C’est celui de Guignol, répondit-elle sans hésiter. Me voyant ricaner, Stéphanie ajouta : - Chacun a son goût. Tu préfères les équilibristes ou les chanteurs ;moi, je donne la pomme aux marionnettes. Non-seulement je n’essayai pas de la contrecarrer, mais je respectai sapassion innocente... Que dis-je ! bientôt je la partageai, et Guignolcompta en moi un admirateur de plus. Je m’intéressai peu à peu auspectacle des marionnettes, et ne m’avisai point, désormais, deplaisanter sur le goût de ma cousine. La pensée me vint même de lui esquisser une petite histoire desmarionnettes, dont quelques savants de premier ordre se sont occupés. Mais je changeai bientôt d’avis, et, après avoir pris des notes, lu etrelu certains livres spéciaux, j’accompagnai plusieurs fois Stéphaniechez Guignol, où je lui expliquai, séance tenante, pendant lesreprésentations, l’historique des divers personnages au jeu muet. Par manière d’introduction, je lui appris la haute antiquité de cespetites poupées de bois ou de carton représentant des hommes et desfemmes, et qu’un saltimbanque, caché derrière un théâtre, fait mouvoirau moyen de fils, ou avec des ressorts, ou tout simplement à la main. Ces personnages jouent, sautent, semblent parler, grâce à leurdirecteur. Ils donnent du plaisir aux enfants, aux flâneurs, auxsoldats, aux apprentis, aux clercs d’huissier, aux bonnes, – à tout lemonde. Je lui prouvai que les marionnettes étaient connues des Grecs, carAristote parle des figures de bois dont chaque membre correspond à unfil, dont le cou tourne, dont la tête se penche, dont les yeuxs’agitent, dont les mains exécutent nombre de mouvements. J’ajoutai quede la Grèce elles passèrent à Rome, où elles réussirent à ce point quele grand poëte Horace ne dédaigne pas de citer les marionnettes. Enfin,je lui montrai que les Italiens, principalement les Napolitains, leurattribuèrent les noms de puppi, de fantoccini. Vous connaissez le fameux Polichinelle, dont le type a déjà passé sousvos yeux ? Eh bien, Polichinelle peut à bon droit être regardé comme le chef desmarionnettes. II - A quelle époque, me demanda Stéphanie, cette troupe d’acteurs en boiscommença-t-elle à paraître en France ? - Ce fut sous Charles IX, vers la fin du XVIe siècle. - Et qui les y amena ? - Un certain Marion, dont la femme s’appelait Marie ; d’où le nom de marionnettes donné, chez nous, aux fantoccini. Mes réponses intéressaient ma jeune cousine. Voyant qu’elle désiraitconnaître d’autres détails, je terminai : - Au milieu du XVIIe siècle, un arracheur de dents, Jean Brioché, fondaun spectacle de marionnettes, qu’il établit tout à tour au Pont-Neuf,dans quelques places publiques, aux foires Saint-Germain etSaint-Laurent. Son habileté pour faire agir ses bonshommes le rendittrès-célèbre. On rapporte que, après avoir amusé Paris et lesprovinces, Jean Brioché ouvrit son théâtre à Soleure, en Suisse. Maislà, Polichinelle, par sa figure, son attitude, ses gestes et sesdiscours, épouvanta les spectateurs. Quel était ce Brioché ? Nemarchait-il pas à la tête d’une troupe de diablotins ? Les habitants deSoleure tinrent conseil, très-sérieusement ; puis ils dénoncèrent aumagistrat Jean Brioché, lequel alla en prison, jusqu’à ce qu’oninstruisît son procès comme magicien. Heureusement qu’un capitaine aurégiment des gardes suisses, attaché au roi de France, faisait alorsdes recrues à Soleure. Dumont, – c’était son nom, – se rendit parcuriosité près de Brioché, le reconnut, et bien vite le consola en luipromettant son prochain élargissement. Le capitaine Dumont, en effet,expliqua au magistrat le mécanisme des marionnettes... Et Jean Briochéfut rendu à la liberté ! - Ainsi, dit en souriant Stéphanie, les marionnettes ont failli avoirleur martyr... - Oui, ma petite amie. Mais sorti de ce mauvais, Jean Brioché gagnabeaucoup d’argent, soit avec son théâtre, soit avec son singe savant,devenu légendaire. Son fils, Fanchon ou François Brioché, n’obtint pasmoins de célébrité que lui dans l’exercice du « noble métier » demontreur de marionnettes. Vinrent ensuite des successeurs tout à faitillustres, Pierre, Lazari, Séraphin et Joly, dont les marionnettes ontdiverti jusqu’à ces dernières années le public parisien, en seproduisant sur des scènes relativement importantes, en attirant lafoule dans des salles de spectacle... - Et Guignol ? interrompit Stéphanie. - Tu reviens à tes moutons. Guignol ! Sache donc que ce Guignol s’estétabli aux Champs-Élysées vers l’époque où le théâtre de Séraphinexistait encore dans les galeries du Palais-Royal. En même temps, unbout de l’avenue du Luxembourg, les marionnettes de Guignol, puis de Rigollot, obtinrent un succès honorable. Pour Guignol et Guignolet,des hommes d’un grand mérite manifestèrent un véritable enthousiasme.Charles Nodier et Pagès de l’Ariége t’ont devancée, ma chère Stéphanie,comme admirateurs des marionnettes. D’autres se sont associés à cetteadmiration, et bientôt les Champs-Élysées, à l’avenue Marigny, ont vufoisonner les théâtres, qui sont aujourd’hui, comme tu le sais, aunombre respectable de cinq. - Oui, répondit ma cousine. Il y a Bobino, tenu par M. Roger : c’estun polyorama où se donnent aussi des séances de fantasmagorie. Il y a Bambochinet, dont la scène a beaucoup d’ampleur. Il y a Gringalet.Il y a Guignolet, fondé en 1818, théâtre tenu de père en fils parGuentleur, lequel donne, annonce-t-il, des séances en ville et enprovince (genre Séraphin), de grandes et petites marionnettes, etc. Ily a enfin le vrai Guignol, mon favori, tenu par un nommé Anatole ; onlit sur sa baraque : Au vrai Guignol, comédie. - Eh bien, dis-je, assistons à une représentation du vrai Guignol ? III Je n’essaierai pas de décrire la « salle de spectacle ; » vous m’enremontreriez sur ce point, mes amis. Vous n’oublieriez aucun détail, niles bancs peints, ni les chaises, ni les drapeaux, ni les piquets defer auxquels tient la corde qui forme l’enceinte réservée au publicpayant. Stéphanie choisit naturellement la meilleure place. Je m’assieds à côtéd’elle. L’ouverture commence ; un tout petit violoniste et un harpisteadolescent exécutent un air de la Fille de Madame Angot. Le rideau se lève. Polichinelle apparaît. J’en retrace sommairement labiographie, que j’ai ci-dessus publiée. L’homme qui fait mouvoir les fils de Polichinelle a une « pratique »dans la bouche, et il s’en sert de telle sorte que l’on croiraitentendre Polichinelle en personne. Grâce à M. Anatole, Polichinellerit, gouaille, chante et danse. Pierrot aussi, ce type immortel, fait bonne contenance. Puis vient le maître à danser, qui se moque du bailli, et qui luiassène quelques coups de bâton. Le fou rire s’empare aussitôt de ma petite cousine. - Ah ! remarquai-je, tu ris parce que le maître à danser donne du bâtonau bailli... - Oui, mon cousin... A-t-il une drôle de figure, le bailli ! - Dame, il a la figure d’un battu. Arrive le commissaire, qui interroge le maître à danser, car le pauvrebailli est mort sous les coups. Le maître à danser se déclare innocent. - Mais, objecte le commissaire, voici le bâton encore teint du sang dubailli. Regardez. Le maître à danser se saisit du bâton, et frappe lecommissaire, lequel prend la poudre d’escampette, et ne tarde pas àenvoyer le gendarme... Toute l’assemblée rit aux éclats, et je vous prie de croire queStéphanie ne reste pas insensible à cette nouvelle explosion d’hilarité. - Il paraît, lui dis-je, que tu aimes à voir battre le commissaire... - Mais, mon cousin, quelle grimace il fait, le commissaire ! - Il a mille raisons pour cela... Son autorité est méconnue, et ilreçoit les coups de celui qu’il devrait emprisonner... Mais, Stéphanie,voici le grand gendarme... Voyons s’il sera plus heureux... Le gendarme s’apprête à saisir au collet le maître à danser. Une luttes’engage. Le gendarme reçoit quelques horions, et, enfin de compte, lemaître à danser parvient à s’échapper. Ainsi finit la comédie du vrai Guignol, aux applaudissements d’unecinquantaine au moins de petits spectateurs. Elle s’écarte peu du cadre que je viens d’indiquer. Force taloches etcoups de bâton, grimaces et gambades, chants avec pratique,ventriloquie avec accompagnement d’orchestre (deux musiciens, trois auplus), voilà le répertoire de nos marionnettes en plein vent. Telles étaient mes réflexions, en revenant chez moi en compagnie de macousine. Stéphanie les entendit, n’y fit aucune objection, mais s’écriabientôt : - Mon bon cousin, demain, nous retournerons chez Guignol ? J’avais raisonné dans le désert. - Mais c’est toujours la même chose, ton théâtre des marionnettes,osai-je répondre. - Oui, c’est toujours la même chose, mon cousin ; mais c’est si amusant!... Combien d’entre vous pensent comme Stéphanie ! Combien aimentpassionnément ces acteurs de bois, – et même le chat qui remplit unrôle dans quelques pièces ! Personnage d’un genre particulier, que le chat. Il se tenait, il setient encore, parfois sur le premier plan du théâtre, à droite ou àgauche. L’impresario fait des miaulements pour lui. Le chat ne bougepoint, d’abord ; puis, tout à coup, il lève la patte, donne des coupsde griffe à Polichinelle, en recueillant les bravos unanimes duparterre. IV Certaines marionnettes, celles d’Italie par exemple, jouent des pièceslittéraires, ou même chantent des opéras. Pendant un séjour que je fis à Bologne, un riche Italien m’invita àvenir voir et entendre ses marionnettes. Au milieu d’un parc immense avait été dressé le théâtre,très-artistement conduit ; la scène, assez large et grande, étaitpourvue de décors charmants. Deux cents invités assistaient auspectacle, dont l’éclairage se composait de lanternes vénitiennesmêlées avec des lustres en verres de couleur. La soirée était douce etcalme, chaude pourtant, et telle que l’amphitryon croyait devoir fairecirculer fréquemment des boissons rafraîchissantes, – sorbets, orgeatset glaces. On joua une comédie de Goldoni, le Molière italien, une comédieentière, l’Adulatore (le flatteur), en trois actes. Pour terminer, on chanta le deuxième acte d’Il Barbiere di Siviglia,célèbre opéra-bouffe, chef-d’oeuvre de Rossini. Plusieurs personnes faisaient mouvoir les fils, parlaient ou chantaient; et un quatuor de bons musiciens accompagnait les acteurs, quiportaient de délicieux costumes. Ces fantoccini avaient le don de plaire extraordinairement ; leursreprésentations étaient intéressantes, et, en quelques occasions, ilsimitaient si bien le langage et la voix qu’on pouvait se croire dans ungrand théâtre. Longtemps, dans nos fêtes de village, on vit de ces petits spectacles,et, de nos jours, les Pupazzi de Lemercier de Neuville ont obtenu unvéritable succès dans les salons. Chacun se demandait si les marionnettes ne pourraient pas êtreperfectionnées. Pour moi, je n’en voyais guère la nécessité. - Le mieux est souvent l’ennemi du bien, remarquais-je : Pierrot,Arlequin, Polichinelle et Cassandre n’ont pas besoin de palais pourattirer la foule des spectateurs. A cela ma cousine Stéphanie, dont les années n’avaient pas vaincu lapassion pour Guignol, répondit : - On parle d’élever un très-joli théâtre dans le jardin des Tuileries,du côté de la rue de Rivoli. Oh ! je ne manquerai pas d’y aller, et leplus possible ! Bien des gens feront comme moi. - Peut-être. Pourquoi ne pas laisser aux marionnettes leurs allurestoutes populaires ?... Il y en a assez dans les Champs-Élysées. Stéphanie appuya par mille raisons son opinion bien arrêtée, et tout àfait contraire à la mienne. - Allons, dis-je, n’en parlons plus ; tu te promets monts et merveillesde ce théâtre élégant. Nous verrons bien. Quelques jours après, ma cousine, toute triomphante, vint m’apprendrece qui se passait : - La chose est décidée ! s’écria-t-elle avec une joie indicible. Nousallons posséder, aux Tuileries, un brillant théâtre de marionnettes...Plusieurs journaux en parlent depuis hier... - Vraiment !... Est-ce qu’ils donnent des détails ?... - Certainement, et beaucoup... Il y aura des décors dus au pinceau denos meilleurs artistes ; il y aura des changements à vue ; il y aurades chambres, des palais, des forêts superbes... Monsieur Daumierdessinera les têtes des marionnettes, qui seront modelées, ainsi quel’a conseillé Nadar. On soignera singulièrement les costumes... - Comme tu es au courant ! - Il paraît que le costume d’Arlequin, déjà confectionné par manièred’échantillon, a exigé cinq jours de travail d’une ouvrière. On prendrades acteurs dans les cafés-concerts, ou dans les petits théâtres, oudans les théâtres de province... Oh ! mon cousin, ce sera magnifique !Tout Paris viendra voir les nouvelles marionnettes des Tuileries. - Tant mieux, tant mieux, Stéphanie, répondis-je. Quoique je ne partagepas tes idées sur la déclamation marionnettesque, je fais des voeuxpour la réussite de ton spectacle favori. V C’était en 1861. L’ouverture des marionnettes des Tuileries produisitquelque bruit dans le monde élégant de la capitale, surtout parmi lesenfants du faubourg Saint-Germain, du quartier Saint-Honoré et de lachaussée d’Antin. J’assistai, comme bien vous le pensez, avec Stéphanie, à une despremières représentations. Ma cousine manifesta son enthousiasme. Quant au public, il restafroid... - C’est pourtant bien joli ! répétait sans cesse Stéphanie, dépitée envoyant que les innovations ne réussissaient que médiocrement. - Que t’avais-je dit !... observai-je... En cette occasion, le mieuxest l’ennemi du bien. Les acteurs ont suppléé à la « pratique » uncertain ronflement nasal d’un effet désagréable. J’aime mieux le simpleGuignol... En effet, les marionnettes des Tuileries ne prospérèrent pas, quelquesmerveilles qu’elles eussent opérées, – malgré leurs annonces, leursaffiches, leur personnel imposant, qui comprenait trois acteurs, unmachiniste, un enfant pour les accessoires, un receveur et un gardien. Vainement les pièces se succédèrent, prétentieuses dans leur forme,mais pour la plupart remarquables ; vainement les journalistesassistèrent aux « premières » des marionnettes, et en rendirent compteassez sérieusement ; vainement le poëte Fernand Desnoyers travaillapour ce Guignol littéraire... Au bout de quelques années, lesmarionnettes des Tuileries disparurent. Ma cousine Stéphanie espérait toujours que le succès couronnerait lesefforts de l’impresario. - Oh ! prétendit-elle, pendant les premiers mois de l’année 1867, unefoule d’étrangers viendra à Paris pour visiter l’Exposition universelle. - Espère, ma chère cousine. Il est probable que ton nouveau protégé seressentira du mouvement de la capitale. Hélas ! ce fut justement pendant l’année 1867 que les marionnettes desTuileries souffrirent le plus de l’indifférence publique. Elles nevirent pas l’année suivante, tandis que les castelets, ou petitsthéâtres des Champs-Élysées, le vrai Guignol, Guignolet, Bobino,Gringalet et Bambochinet continuèrent d’amuser les Parisiens avecPolichinelle, le commissaire et le chat. Le Fabuliste a dit : Ne forçons point notre talent ; Nous ne ferions rien avec grâce. Ces vers s’adressent très-naturellement aux marionnettes. Elles nedoivent pas franchir leur cadre, sous peine d’éloigner de leur parquetl’élément populaire. LES HERCULES I Je lus un jour, sur une pancarte appendue à une charrette desaltimbanque, ces mots écrits en gros caractères : « Aujourd’hui, M. Adolphe, HERCULE, exécutera des tours de forceprodigieux. Jamais on n’a rien vu de pareil. » La charrette s’arrêta près de la place du Trône, où vous avez puremarquer les deux colonnes qui supportent les statues de saint Louiset de Philippe-Auguste. Un groupe se forma bien vite, quand un jeune gars eut exécuté quelquesroulements de tambour. La pancarte fut placée au bout d’une longue perche que l’on ficha enterre, et qui devint ainsi l’annonce permanente du spectacle. Quatre exécutants, outre le joueur de tambour, formaient la troupe. Il y avait M. Adolphe, l’Hercule ; Bibi, son fils, âgé de sept ans ;Herminie, sa femme, jeune encore, et pourvue d’une chevelure quirappelait celle de Samson ; enfin un saltimbanque dont le nom deguerre, comme on dit, était Follavoine, vieillard très-solidement bâti,Alcide au repos, naguère célèbre par ses exercices, selon touteapparence, mais aujourd’hui simple chef de troupe, conduisant lacharrette, et choisissant les bons endroits pour « opérer. » Le joueur de tambour, évidemment, remplissait l’office de domestique,et ne se mêlait d’ordinaire au spectacle que comme orchestre vivant,surtout bruyant. - Allons, Tamponnet, dit le vieux Follavoine au joueur de tambour, batsla charge. Nous allons commencer nos prrrrodigieux exercices. L’ordre fut exécuté, fiévreusement. Beaucoup de spectateurs durent seboucher les oreilles. - Messieurrrrs et mesdames, reprit Follavoine, avant de produire augrrrrand jour de la publicité l’éminent Herrrrcule, monsieurrr Adolphe,nous vous ferrrrons assister aux débuts de son fils Bibi, lequel estdéjà très-forrrt, quoiqu’il n’ait pas encore fait ses dents de septans... Roule, Tamponnet. Et Tamponnet exécuta un nouveau roulement, tandis que Follavoine jetaitsur le sol des pavés, des poids, des poutres assez grosses, contenusdans la charrette. Bibi, vêtu d’un maillot qui commençait au cou et se terminait auxchevilles des pieds, n’avait pour ornements que des anneaux de ferpeints en rouge, qui étaient placés au gras de ses bras. Ses cheveuxétaient coupés ras. Il salua la société d’un air majestueux, et se mit en devoir desoulever des poids à bras tendus, de jongler avec eux, de jouer auxosselets avec ces lourds objets. Tout le monde applaudit. - Qu’il est fort ! qu’il est fort ! s’écriait-on. Bibi, ayant terminé, fit le tour du cercle en présentant une assietteaux spectateurs, et en lançant ce mot d’esprit qu’il ne manquait jamaisde répéter dix fois par jour : - Mettez-en, mettez-en des sous, jusqu’à ce que je ne puisse plus lesporter ! Bibi accompagnait sa phrase d’un rire prolongé. Au reste, il étaitchargé de faire les recettes, et il s’en acquittait très-sérieusement. Lorsqu’un assistant, ainsi que cela se voit souvent, quittait le cerclepour ne pas donner son sou, Bibi interpellait notre fuyard : - Eh bien ! on s’en va comme ça... On n’est donc pas content de Bibi ? Quelquefois, cette apostrophe inspirait un peu de générosité. Bibiavait gagné son procès. II Tamponnet, exécute un rappel ! dit ensuite Follavoine. Le fameuxHerrrcule Adolphe va montrer sa force aux personnes ici présentes... Monsieur Adolphe tourna sur lui-même, frappa du pied droit la terre,qui retentit comme sous le pas d’un cheval, et saisit une des poutres,dont il se servit comme d’une canne... - Bravo ! bravo ! cria la foule. Puis, l’Hercule Adolphe souleva la poutre et salua avec. - C’est superbe ! s’exclamèrent quelques assistants. Après cette entrée en scène, Adolphe prit un pavé, le jeta devant luipour se faire un but, et, avec un autre pavé, visa ce but, en imitantles enfants qui jouent « à la poursuite » avec des billes. - Bibi, ordonna Follavoine, saute sur la tête de ton père, et obéis àses volontés. L’enfant exécuta l’ordre avec une remarquable promptitude. Alorsl’hercule Adolphe ainsi coiffé du jeune Bibi, si l’on peut ainsi dire,alla prendre de chaque main un poids de vingt-cinq kilogrammes, ettourna les deux bras en manière d’ailes de moulin. Les applaudissements qui suivirent ce tour, semblèrent émoustiller lecalme ordinaire de monsieur Adolphe. L’Hercule se débarrassa, en uninstant, de son fils et de ses deux poids. Il sourit au public. Ensuiteil plaça un pavé sur une des poutres, à l’extrémité, et, brastendu, il présenta la poutre, au bout de laquelle figurait le pavé,successivement à tous les gens qui formaient le cercle autour de lui. Il y eut un tel enthousiasme parmi ceux-ci, que maître Bibi, sur unsigne de Follavoine, saisit le plat aux recettes, et fit une secondetournée en disant : - Mettez-en, mettez-en des sous, jusqu’à ce que je ne puisse plus lesporter ! La collecte fut excessivement productive. Personne n’abandonna lecercle, et la curiosité générale s’accrut singulièrement lorsqueFollavoine annonça : - Ici se termine la prrrremierrre partie des exercices de monsieurrrrAdolphe... Il terminera la séance par des choses plus prrrodigieusesencore, après que sa femme, l’incomparable Herrrrminie, aura prouvé sestalents herrrculéens... Tamponnet, bats aux champs, mon ami... Mesdameset messieurs, je vous recommande l’attention la plus développée... III Herminie avait une stature moyenne ; ses traits étaient d’une douceurétrange, et jamais nous n’eussions cru à sa force peu commune, dès lepremier abord. Mais Follavoine nous fit remarquer sa chevelure noire et abondante,plus l’épaisseur du crin chevelu ; Follavoine excita notre curiosité,en ajoutant : - Commencez, Herrrrminie, par mettre vos papillotes. Immédiatement, Bibi s’élança vers un tas de poids de cinq kilogrammeschacun, rangés comme des boulets de canon dans un arsenal. Follavoine et Adolphe aidèrent l’enfant dans sa besogne, et Bibi nousarracha plus d’une exclamation de surprise. Voici ce qu’il était chargé de faire, et ce qu’il fit de la manière laplus expéditive : Herminie, assise, laissait flotter au vent sa chevelure. Bibi attachaun poids à chaque boucle de cheveux de la virago, pendant queFollavoine et Adolphe ressemblaient à des serviteurs de coiffeurs. Lepremier criait : - Allons ! encorrre une papillote !... dix !... quinze !... vingt !... Dès que le vingtième poids eut été attaché à la vingtième boucle decheveux, Follavoine, en souriant, dit, avec une dignité sans pareille : - Maintenant, madame, levez-vous ; montrrrrez à tout le monde que cespapillotes ne vous gênent pas. En effet, Herminie se leva avec aisance et facilité, soulevant avec sachevelure vingt poids de cinq kilogrammes. Elle se promenatriomphalement, et recueillit de nombreux bravos. Bientôt après, l’Hercule Adolphe, portant de la main gauche un poids decinquante kilogrammes, et de la main droite prenant la taille de safemme, commença un pas de valse dont le tambour de Tamponnet marquaitla mesure. Ils firent ainsi plusieurs tours en valsant. - Assez, madame, dit Follavoine à voix très-haute, parce que lesapplaudissements du public étaient forts bruyants, maintenant,reposez-vous... Herminie obéit. Pourtant elle n’avait point fini ses exercices. Elleplaça presque aussitôt sa tête sur une chaise, ses pieds sur une autrechaise, et demeura dans cette position horizontale pendant deux minutesenviron. Qu’allait-elle devenir ? Nous attendions avec impatience. Monsieur Adolphe plaça sur le dos de sa femme quatre énormes pavés... - Assez ! assez ! s’écrièrent les assistants. Mais l’Herculecontinuait, et il ne s’arrêta que lorsqu’une demi-douzaine de pavésprouva d’une façon irréfragable la prodigieuse force des musclesd’Herminie. Ce tour n’avait absolument rien de gracieux ; il déplut à un certainnombre d’assistants, qui s’éloignèrent du cercle. Quelques femmespoussèrent un cri, et le chef de la troupe, remarquant l’effet de sonspectacle, redoubla de zèle pour en vanter la variété. - Assez ! répéta-t-il, lui aussi ; laissez monsieurrr Adolphepréparrrrer le dernier tour parrr lequel il étonnera l’assembléeentierrrre.... Herminie appela Bibi, qui lui enleva ses papillotes, après qu’Adolphel’eut soulagée des pavés qu’elle avait portés sur son dos. Bibi, sébile en main, s’adressa aux assistants : - Allons, messieurs, un peu de courage à la poche... L’illustre M.Adolphe va vous étonner par ses exercices d’adieu... IV L’Hercule émérite ne tarda pas à tenir la promesse que Follavoine avaitfaite pour lui. Il donna des preuves non équivoques de sa force surhumaine : il se ritdes poids de vingt kilogrammes ; il joua le plus légèrement du mondeavec des poutres ; il émerveilla les spectateurs par les jeux du bicepset de la jambe. Raconter ses divers tours nous mènerait trop loin. Qu’il nous suffisede décrire ce qu’il appelait le groupe de Laocoon. Laocoon, grand prêtre d’Apollon, fut, selon la mythologie, écrasé avecses deux enfants par deux énormes serpents. Un des plus beaux groupesque nous ait légués l’antiquité, groupe attribué à Lysippe ou àAgésandre, sculpteur de Rome, retrouvé à Rome, au commencement du XVIesiècle, retraça cette terrible scène. M. Adolphe reproduisait le Laocoon avec des variantes grotesques. Il se plaçait sur une estrade, formée avec les pavés qui faisaientpartie des accessoires de la troupe. Les deux serpents étaient figuréspar Bibi et par Tamponnet. Le joueur de tambour quittait son instrumenttout exceptionnellement pour cet exercice. Tantôt Bibi se mettait à cheval sur le bras de l’Hercule ; tantôtc’était Tamponnet que M. Adolphe suspendait autour de sa tête avec sesdeux bras. Puis, les serpents grimpaient aux jambes de Laocoon. Enfin,débarrassé de ses deux bourreaux, M. Adolphe jouait avec eux comme onjoue avec une balle élastique. La représentation, pourtant, fut interrompue, au moment où elle allaitfinir, par un spectateur, un « fort de la halle, » qui tout à coups’écria : - C’est pas malin !... j’parions en faire autant, sans demanderl’aumône, comme ces gas-là !... - L’aumône ! l’aumône ! répliqua Adolphe avec colère... Eh bien, essaie. Le fort de la halle s’apprêtait à prouver ce qu’il avait avancé ; maisFollavoine para le coup, en disant avec son sérieux le mieux réussi : - Possible ! possible !... mais montrrrrez d’abord votre permission...L’autorrrité nous défend d’admettre des étrrrrangers dans nosexercices... Peut-être Follavoine craignait-il de voir son Hercule terrassé par cefort de la halle, jeune et admirablement taillé. Une pareilledéconvenue eût fait le plus grand tort à la réputation de sa troupe. En moins de cinq minutes, et sur un signe de Follavoine, tous lesaccessoires furent replacés dans la charrette ; nos artistes, affectantun profond dédain, disparurent en laissant l’homme qui les avait défiéstenir à peu près ce langage à la foule : - C’est pas malin !... J’suis plus solide que leurs Hercules... Il n’yen a pas un qui, à la halle aux blés, porterait une charge pareille auxmiennes... Ah ! mais non... On n’paie pas pour me voir... tous lesjours, vers onze heures, à la halle aux blés... du côté de la rueOblin... - Nous irons, dirent deux ou trois gamins... - Ça m’intéresse, remarqua un bon bourgeois, qui brandissait sonparapluie... - Est-on heureux d’être fort comme ces gens-là, observa un petit hommerachitique à cravate blanche ! - Oh ! oh ! objecta une spectatrice de quarante ans, ces Herculesdoivent être bien brutaux !... Ils doivent battre leurs femmes !... V Sans doute, les Hercules ne sont pas pourvus, généralement, de façonsdélicates, et l’on en sait plus d’un qui n’a pas brillé par sonamabilité. Mais, chose moins rare que vous ne le pensez, certains lions de cettetrempe sont doux, plus doux que des moutons. Il y a quelques années, un Hercule et sa femme étaient cités en policecorrectionnelle. Quand le président interrogea les témoins, pour savoir si les «inculpés faisaient bon ménage, » un témoin répondit sans hésiter : - Non, monsieur le président. - L’inculpé battait sa femme ?... - Non, monsieur le président ; c’était la femme qui battait le mari... A cette déposition, un éclat de rire fut poussé par le public, et lesjuges manifestèrent gravement leur surprise par un léger sourire. Rien de plus invraisemblable, en effet. L’Hercule était grand, gros,d’une solidité remarquable ; sa moitié, au contraire, était petite,maigre et rachitique. Eh bien, d’autres témoignages établirent la véracité du premier témoin,et si ces deux inculpés « faisaient mauvais ménage, » c’était parce quela femme battait le mari. - Comment ! dit le président à l’Hercule, vous vous laissez battre parmadame !... Pourquoi cela ? - Parce que si je ripostais, je la tuerais d’un coup... Cette réponse valut une bonne note à ce colosse débonnaire. En terminant, permettons-nous de rappeler que le culte de la forcecorporelle a existé de toute antiquité, dans les classes les plusélevées comme dans les plus humbles, chez les hommes aussi bien quechez les enfants, parmi les animaux eux-mêmes. L’idéal de la perfection, n’est-ce pas, sous beaucoup de rapports,l’alliance de la force et de la bonté ? Tant qu’il y aura des hommes, les Hercules en seront les maîtres, etles renards seuls pourront combattre ces lions. LA DISEUSE DE BONNE AVENTURE I Je n’oublierai jamais que, sortant à peine du collège, je cédai à unecuriosité malsaine, et me rendis chez mademoiselle Marie-Anne LeNormand, fameuse cartomancienne, qui demeurait rue de Tournon, à Paris,dans le faubourg Saint-Germain. Tout le monde la connaissait de nom ;beaucoup de gens la visitaient. Mon désir était de savoir ce que me réservait l’avenir, – de me fairedire la bonne aventure. Dès que mademoiselle Le Normand m’aperçut, elle me regarda fixement, etme dit : - Oh ! oh ! jeune homme, vous venez consulter la tireuse de cartes,vous dont le père est fabricant de cartes.... C’était vrai. Mon père fabriquait des cartes à jouer. L’apostrophe de mademoiselle Le Normand produisit sur moi le plus grandeffet. J’éprouvai comme un éblouissement. - Elle devine admirablement bien, pensai-je. Et je ne doutai pas de sa science, en m’expliquant l’immense réputationque cette cartomancienne avait acquise, les nombreuses consultationsqu’elle donnait chaque jour. - Approchez, me dit-elle ; asseyez-vous..... Vous voulez connaîtrevotre destinée future ? - Oui, mademoiselle. - Très-bien.... Votre confiance m’honore.... Ah ! les hommes les plusconsidérables, depuis la grande révolution de 89, ont daigné dirigerleur conduite d’après mes prédictions. Pour ne parler que des sommités,Mirabeau, Talma et Napoléon 1er m’ont accordé des témoignages nonéquivoques de leur satisfaction.... L’avenir se dévoile à mes yeux....Je puis prédire à chacun sa fortune, bonne ou mauvaise.... L’avenir n’apoint de secrets pour moi. En parlant ainsi, mademoiselle Le Normand étala sur une table le jeu decartes à l’aide duquel tout mystère devait être révélé. Son air devintgrave, majestueux. Moi, je restai planté comme un piquet devant elle. - Jeune homme, reprit la dame, après avoir manié ses cartes, d’unemanière tout incompréhensible pour un profane, jeune homme, je saisvotre vocation.... Persévérez dans vos travaux d’artiste, cultivez aveccourage l’art si noble de la peinture, et vous ferez honneur, un jour,à votre illustre maître, à monsieur Ingres ! - Mademoiselle, croyez-vous ? interrompis-je. - J’en suis sûre.... Les cartes m’apprennent vos excellentesdispositions.... Vous dessinez bien, vous dessinerez mieux encore,après quelques études, et si vous persévérez, vous obtiendrezcertainement le grand prix de Rome. Ces paroles me pétrifièrent, dans un sens contraire à l’admiration quej’avais éprouvée d’abord, lors de mon entrée dans le salon de lacartomancienne. Mademoiselle Le Normand acheva la consultation, en me prédisant unefoule de choses assez banales, en employant des expressions à doubleportée, et surtout en affectant des airs de pythonisse inspirée. Je ne m’avisai pas de la contredire, et je me retirai, après avoirdéposé une pièce de cinq francs dans la coupe de marbre qui se trouvaitplacée sur la cheminée. Deux ou trois semaines s’écoulèrent. Tout me fut expliqué, le plussimplement du monde. Mademoiselle Le Normand achetait ses cartes chez mon père, – et ellem’avait vu dans la cour de la fabrique, plusieurs fois, jouant avec monfrère. Voilà pourquoi elle avait si remarquablement deviné la professionpaternelle. En outre, mademoiselle Le Normand avait appris de mon père qu’un de sesfils étudiait la peinture, et faisait partie des élèves fréquentantl’atelier de monsieur Ingres. Ici la cartomancienne s’était trompée. Elle m’avait prédit un sort quipouvait devenir celui de mon frère, mais qui, assurément, ne pouvaitêtre le mien, car je n’ai jamais su tenir un crayon ni un pinceau. II Mademoiselle Le Normand a eu bien des élèves, bien des émules, bien desconcurrentes, aux divers degrés de l’échelle sociale. Toute fête publique, dans une ville ou dans un village, abonde endiseuses de bonne aventure. Les unes tirent les cartes, les autres sontsomnambules ; celles-ci procèdent par devises renfermées dans descoquilles couvertes de papier doré, celles-là ont des mécaniquesdiverses, à l’aide desquelles elles lisent l’avenir. Aucune, il est vrai de le dire, ne paraît mettre en pratique pourelle-même l’art divinatoire dont elles se prétendent complètementdouées. Elles exercent un métier, un triste métier. La diseuse de bonne aventure n’a pas de parade. Oh ! non ; elle estsérieuse et affecte des façons de mystère. - Papa, disait le jeune Édouard à son père en passant devant une petitecabane d’environ trois mètres carrés, regarde donc.... Ça ne ressemblepas à une boutique. Il lisait : MADAME SYLVANDIRE révèle la destinée. - C’est une diseuse de bonne aventure, mon enfant. Je n’approuve pasces sortes de choses.... Continuons notre chemin. - Elle prédit l’avenir ? - Oui, mon cher Édouard.... Mais cette prétention de prédire l’avenirse joint à celle de pouvoir connaître le passé et le présent de tout lemonde. - Oh ! papa, si nous entrions !.... Je voudrais bien savoir ce que jeserai un jour. - Je te répète, Édouard, qu’à mon avis il ne faut pas se laisser allerà ces désirs-là.... Édouard fit une légère moue, dont son père sembla ne pas s’apercevoir. L’enfant ayant insisté, le père céda, en déclarant : - Eh bien, ce sera pour la première et pour la dernière fois. Ils entrèrent, et Madame Sylvandire se mit aussitôt en devoird’accomplir son importante mission. - Ne vous fâcherez-vous pas, mes bons messieurs, demanda-t-elle, si jevous dis la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ? - Non, non, répondit Édouard, de plus en plus curieux. Or, nous devons le reconnaître, Édouard travaillait fort peu aucollége. Il était aimable, gentil, d’un caractère doux, mais il nesavait pas vaincre sa mollesse naturelle. En un mot, il avait rangparmi les enfants gâtés. Madame Sylvandire aligna ses cartes ; puis, d’un ton quelque peumagistral et inspiré, elle conclut de ses élucubrations occultes que lejeune Édouard était un enfant très-laborieux, mais destiné à devenirplus tard un oisif de la société, s’il n’y prenait pas garde... - Cela n’est pas vrai ! s’écria Édouard, avec une certaine colère. - Vous êtes paresseux ? demanda madame Sylvandire. - Je travaillerai, je travaillerai, papa, et je prouverai bien que l’onse trompe... Elle me dit le contraire de la vérité. Le père d’Édouard ne souffla mot. Il paya la cartomancienne, et sortiten adressant à son fils les paroles suivantes : - Mon ami, cette femme n’a pas dit vrai dans la première partie de sonhoroscope. Il dépend de toi qu’elle n’ait pas dit vrai pour l’avenir...Dans tous les cas, le hasard ne peut rien changer à ta bonne volonté...Mais c’est le hasard qui a servi Mme Sylvandire, quand elle a vanté tonamour du travail... Elle en sait moins que toi, sur ce point, dans tonpassé, dans ton présent, dans ta conduite future... Édouard, tous cespronostics ne signifient rien... Suis la route que ton père et ta mèret’indiquent... Attends les événements ; mets-toi à même de profiter desoccasions heureuses, de détourner les malheurs... Il n’y a pas besoinde nécromancienne pour conseiller cela... Tes parents suffisent. Cette allocution porta fruit. Jamais Édouard n’eut désormais la penséede consulter les diseuses de bonne aventure. De plus, il travailla etdevint un homme distingué. III Les somnambules se sont créé une spécialité : elles guérissent lesmaladies, – surtout les maladies contre lesquelles ont échoué les plushabiles docteurs en médecine. Dans une fête patronale, ces femmes attirent la foule des genscrédules, surtout des hypocondriaques. Elles révèlent aussi la destinée. Celle-ci vous dira que votre maladieest grave, et que votre médecin ne peut pas la guérir ; celle-là vousannonce que vous serez un jour général en chef ou amiral ; une autrevous promettra la fortune... Entrons, s’il vous plaît, dans le cabinet « consultant » de cettedernière. Justement, voici un bon paysan qui en sort tout joyeux. - Eh ! François, lui dit son ami, comme tu écarquilles les yeux ! - Si tu savais, mon vieux Claudin ! elle m’a prédit que je deviendraismillionnaire... - Pas possible !... - Si fait, puisque je te le dis... Et même, tiens, je peux l’avouer...elle m’a indiqué les moyens à prendre pour gagner une fortune... - Répète... - Nenni... c’est pour moi seul.... Et Claudin s’esquiva, presque gambadant, affectant une grandeimportance, et redisant : - Ah !... c’est pour moi seul !... Je deviendrai riche comme notrebanquier !... François, alléché, passe devant nous... Laissons-le se rendre vers lasomnambule... Aussi bien, que vous en semble ? La joie du vieux Claudinne nous engage-t-elle pas à étudier le sentiment qui s’emparera deFrançois après sa consultation ? Dix minutes s’écoulent. Bientôt ledit François reparaît, et,s’adressant au public qui l’entoure : - Ah ! ah ! ah ! s’écrie-t-il, en riant à gorge déployée, la sorcièrede là dedans est bien amusante !... Ah ! ah ! ah ! cette malignesomnambule m’a indiqué, – indiqué, comme je vous le dis, – la manièreinfaillible de devenir riche !... Ça m’a réjoui... Pourquoi nel’a-t-elle pas employée pour son propre compte, cette manière-là ? Ah !ah ! ah ! Effectivement, la somnambule consultée par François a des vêtementsmisérables ; elle est maigre, ainsi que les gens auxquels la nourritureabondante fait défaut. Elle ne prêche pas d’exemple, car elle n’a pasmis à profit sa science divinatoire, et elle semble avoir négligéabsolument de pratiquer le proverbe : Charité bien ordonnée commencepar soi-même. De fait, elle n’est pas si pauvre qu’on le pourrait croire. Mais sonprocédé n’a rien de commun avec celui qu’elle communique aux bonnesgens dont elle reçoit la visite. Son cabinet de consultation ne désemplit pas. Chacun lui donne dixcentimes, et beaucoup, parmi les personnes dont elle prédit la hautefortune ou la richesse, ajoutent quelques sous à la somme fixée. La diseuse de bonne aventure spécule sur la faiblesse humaine. Elle estune des nombreuses variétés du charlatan. Simple en ses agissements,n’ayant pas de frais d’installation ni de personnel, ni de grossecaisse, comme les bobèches et les paillasses, elle récolte davantage. IV Depuis les premiers temps du monde, les sorcières et les sorciers ontfoisonné. Autrefois, on les prenait au sérieux. Ils rédigeaient des traités, deslivres, de volumineux ouvrages, et souvent ils faisaient échec auxautorités religieuses. On les brûlait alors comme hérétiques. Aujourd’hui, mes enfants, on en rit volontiers. Leur baguettedivinatoire a perdu tout crédit. A peine quelques esprits faiblesajoutent-ils foi à leurs paroles. Ne nous en plaignons pas. Dans lesfoires, ces prophétesses et ces prophètes sont classés parmi lessaltimbanques. Outre le mal qu’ils font encore, en agissant sur les imaginationsexaltées, parfois ils se permettent des actes interdits par la loi. Ils figurent, en ce cas, sur les bancs de la police correctionnelle,sont généralement accusés d’escroquerie, et vont en prison comme lessimples mortels, sans avoir su deviner le sort qu’ils doivent subir. Longtemps encore, la diseuse de bonne aventure, le nécromancien et lasomnambule tiendront boutique dans les foires. Mais leur industriedéplorable s’en va décroissant. Un de mes neveux, dernièrement, lacaractérisait ainsi : - Elle vit de l’avenir, et l’avenir lui échappe. La diseuse de bonne aventure n’a plus de prestige. Ne la consultezjamais, car sa prétendue science ne vous fera jamais de bien, enadmettant qu’elle ne vous fasse jamais du mal. J’aime mieux que vous applaudissiez aux lazzi de Pierrot, aux danses dePolichinelle, aux tours de force des Hercules, à la subtilité desescamoteurs. Enfants, recherchez la gaieté naïve et innocente ; fuyez tout ce quipeut vous jeter dans les bras de l’ambition, de cette ambition quiaspire promptement au but, qu’une folle espérance dirige, dont ondevient l’esclave, pour ainsi dire, en oubliant que le travail seul estle moyen de parvenir lentement, mais sûrement. L’ACROBATE ET LE BATONNISTE. I O madame Saqui, reine des acrobates, vous n’avez presque plus de sujets! L’acrobate s’en va. Le danseur et la danseuse de corde se fontexcessivement rares. Mais, du temps de madame Saqui, les rues et les places publiquesvoyaient à toute heure du jour dresser quelque corde imposante, surlaquelle dansait un artiste au costume pailleté, au maillot collant,avec une couronne en cuivre doré sur la tête. C’était un élève ou un émule de la fameuse madame Saqui. Or, madame Saqui s’intitulait « la première acrobate de France, » sousl’Empire et la Restauration. Elle s’installa au café d’Apollon, surle boulevard du Temple, et transforma ce café en théâtre. C’était en1815. Avec elle brillèrent nombre de danseurs de corde et depolichinelles, – une troupe d’acrobates. Acrobate ! mot tiré du grec, mot à effet, par lequel les nouveauxartistes indiquaient qu’ils avaient « perfectionné leur art. » Du haut de sa corde tendue, dansant avec ou sans balancier, madameSaqui promenait fièrement ses regards sur un public tout ébaubi. Quel port superbe ! quelle sûreté de pied ! Personne ne lui allait à lacheville. Cette étoile de la danse brilla longtemps sur le firmamentdes acrobates. Puis vinrent Forioso et Diavolo, qui continuèrent lavague des artistes danseurs. Ceux-ci, en plein air, faisaient de leur mieux, comme ils font encore.Ils exécutaient des entrechats sur la corde, molle ou tendue, s’ytenaient assis sur une chaise, et parfois s’y livraient à des voltigesqui épouvantaient les spectateurs. Ce qui m’intriguait fort, quand je faisais partie d’un cercle entourantdes danseuses de corde, c’était la peine que l’on prenait de mettre dublanc d’Espagne sous la semelle de leurs escarpins. - Pourquoi cela ? demandai-je. - Comment ! tu ne devines pas ? C’est pour que le pied du danseur ou dela danseuse ne glisse pas..., répondait mon oncle, étonné de ma naïveinterrogation. J’avais pourtant quelque raison de croire que cette opération étaitplus poétique qu’elle ne l’est en réalité, car je voyais l’artiste s’ysoumettre d’un air solennel. Je me figurais que ce blanc avait desvertus merveilleuses, presque magnétiques, et qu’il aimantait pourainsi dire les pieds de l’acrobate. Un événement soudain me prouva, un certain jour, que je me trompaisétrangement. Cette fois, la danseuse de corde, dont j’admirais lessubtils soubresauts, tomba bel et bien sur le pavé. Elle ne se blessapas, grâce au tapis qui couvrait le sol. Mais je m’expliquai lesdangers du « funambulisme ». Dans les villages, aux jours de fête, la danseuse de corde apparaît auxpaysans telle qu’une princesse ou une fée. - Jarni ! la belle robe !... les magnifiques diamants !... et cettelongue chaîne d’or ! - C’que c’est qu’d’avoir du talent, tout d’même. Dis donc, Nicolas, nita femme ni toi n’en feriez autant... - Ah ! Vincent, j’l’avoue. La mère Nicolas sait tricoter des bas, maispas tricoter des jambes. Eh ! eh ! eh ! Vincent trouve le mot joli, et ces deux villageois ne se lassent pasd’admirer la « superbe toilette » de la funambule. Au vrai, le costume n’a rien de bien remarquable, et, je vous le jure,l’or qu’on y voit n’a pas été contrôlé. Mais vous ne retireriez pas de la cervelle des paysans cette idée, que« les danseuses de corde ont des costumes de reine, » avec des pierresprécieuses et des perles fines. II Un autre type, dont le plus réussi avait nom Pradier, sous le règne deLouis-Philippe Ier, est le bâtonniste. Pradier, « premier jongleur de cannes de l’Europe, » exerçait son artsublime aux Champs-Élysées, dans l’espace que l’on appelait leCarré-Marigny. On le voyait aussi assez souvent sur la place de la Madeleine, où lepublic s’amusait soudainement dès qu’il apparaissait. - Messieurs, disait Pradier, je vais exécuter devant vous le tour descannes, celui des assiettes, celui du saladier, ceux du petit et dugros gobelet, du paratonnerre, du fléau, de la pique et ses douzeanneaux, de la carte volante. Ces différents tours excitaient l’enthousiasme universel. Le bâtonniste s’enivrait de bravos. Puis, quand une somme suffisantelui avait été offerte par le cercle de ses admirateurs, il prenait denouveau la parole : - Messieurs, je vais vous montrer mes « six principes pour mettrel’argent dans sa poche. » Nous renonçons à vous décrire, chers amis, les exercices d’adresseopérés par Pradier. Il faudrait un volume, surtout si nous ajoutions àses faits et gestes les bons mots qu’il débitait parfois. L’illustre bâtonniste dédaignait d’adresser des boniments aux députésqui passaient, en se rendant au Palais-Bourbon, et qui s’arrêtaientpour le voir, ainsi qu’aux beaux messieurs qui se dirigeaient vers lebois de Boulogne. - C’est un homme fort ! déclaraient les uns et les autres. L’art de jouer du bâton présente, en effet, des côtés sérieux, et l’oncite tel bâtonniste habile qui combattrait avantageusement plusieursfantassins armés de leurs fusils avec la baïonnette. On assure que Pradier rêvait d’être utile à sa patrie, de donner unnouveau lustre à la profession de tambour-major. Il était cher aux troupiers de toutes armes, et aux enfants, qui ne selassaient pas de regarder ses évolutions multipliées. III Assurément, personne n’a fait preuve d’un talent comparable à celui dePradier, depuis que ses mains si habiles ont cessé de jouer avec lebâton. Mais si les bâtonnistes sont peu communs, ils n’ont pas absolumentdéserté l’arène publique. Vous en rencontrez, çà et là, dans nos rues et sur nos placespubliques, surtout sur les champs de foire de la province. J’en ai connu un qui préludait toujours à ses exercices en chantant cerefrain d’un vaudeville joué vers 1830 : Mon bâton, Mon bâton, C’est à toi que je dois mon r’nom(renom). Mon bâton, Mon bâton, V’làles armes de ma maison. Aussitôt après, il se mettait en devoir de « travailler, » et je merappelle bien son principal tour, que peut-être vous avez vu, ou que dumoins il vous sera sans doute permis de voir. - Messieurs, demandait-il, y aurait-il parmi vous un homme bien né?... Tous les assistant se regardaient les uns les autres, sans trops’expliquer pourquoi. Remarquant ce mouvement général, le bâtonniste ajoutait : - Un homme bien né, c’est-à-dire doué avec générosité, avec luxe, parla nature, de cette partie saillante du visage qui s’étend entre lefront et la bouche. A ces mots, les sept huitièmes des gens du cercle portaient la main àleur nez, instinctivement, comme pour mesurer leur monument nasal. Et le bâtonniste souriait d’une façon fort avenante. - Eh bien ! s’écriait-il, le concours est-il fini ? D’un coup d’oeil rapide, il examinait les figures, et découvraitvivement « le plus long nez de la socilliété (société). » - A vous la pomme, monsieur, disait le bâtonniste, en présentant unepomme à un spectateur, et en le priant d’entrer dans le cercle. Quelques minutes se passaient. Notre artiste plaçait la pomme enéquilibre sur le nez protubérant du spectateur, et annonçait : - Nouveau Guillaume Tell, je vais avec mon bâton enlever cette pomme,sans faire la moindre égratignure au visage du patient. Celui-ci, parfois, répondait par une grimace ; mais le bâtonnisteprocédait avec tant d’agilité et de promptitude qu’au moyen de sonbâton il enlevait la pomme, avant que le spectateur eût le temps dedécliner l’office dont on le chargeait. Ce tour provoquait de chaleureux applaudissements. - Pour terminer, messieurs, – le tour du petit sou. Le bâtonniste prenait une pièce de cinq centimes dans la classiqueassiette dont les saltimbanques se font une caisse, et il déclarait : - Pour ce tour, je m’adresse à un jeune garçon de la socilliété... Avous, jeune homme... la pièce sera pour vous... Le bâtonniste choisissait un petit gamin parmi les spectateurs.Celui-ci s’avançait, non sans crainte, mais décidé par l’appât qu’onlui présentait, – cinq centimes ! Sur le nez du gamin était placé le sou. - Silence ! attention ! ne bougeons pas ! En parlant ainsi, le bâtonniste manoeuvrait. Bientôt il enlevait lesou, au grand ébahissement des assistants ; et le jeune garçon allaitramasser le prix de sa collaboration. - C’est pour avoir l’honneur de vous remercier, messieurs et mesdames,s’exclamait alors le bâtonniste, qui saluait, congédiait la foule etchantonnait : Mon bâton, Mon bâton, C’est à toi que j’dois mon r’nom... etc. LE MONTREUR DE CURIOSITÉS. I Philéas Taylor Barnum, Américain, né au village de Bethel, dans leConnecticut, nous apparaît comme le type le plus accompli des montreursde phénomènes et de curiosités. Son nom est connu du monde entier. Il a passé en proverbe, et lorsqu’onveut parler des faits et gestes d’un malin charlatan, d’un habileexhibiteur, on dit tout simplement, comme expression suprême : « C’estun Barnum. » Sa carrière a commencé en 1834 ; il débuta dans les spéculations surles phénomènes par l’exhibition d’une vieille négresse qu’il avaitachetée d’un charlatan de Philadelphie. Pour quel personnage donna-t-il cette femme ? Devinez... Non, vous nele pourriez... Non, la badauderie parisienne ne permettrait paspareille énormité... Barnum donna la négresse qui lui coûtait milledollars, – car la chose se passait au temps où la traite des nègresflorissait, – il donna, dis-je, cette négresse pour la nourrice deWashington, héros de l’indépendance américaine ! Conséquemment, le phénomène atteignait bel et bien l’âge de centsoixante ans ! Malgré l’invraisemblance du fait, les habitants de New-York s’ylaissèrent prendre. Une foule alla voir, chaque jour, la nourrice deWashington. Mais cependant Barnum ne parvint pas, du premier coup, à lafortune. Loin de là, parcourant les divers États de l’Union, encompagnie d’écuyers et de saltimbanques, il mena vie errante etmisérable, jusqu’à l’époque où, devenu possesseur de l’AmericanMusoeum, fameux cabinet de curiosités de New-York, il se distingua pard’ébouriffantes réclames et commença à passer pour le génie du puff,c’est-à-dire du mensonge passé à l’état de spéculation et mis à laportée de tout le monde. Notre homme ne dédaigna pas de montrer au public crédule un monstreantédiluvien... de sa fabrique ; puis une syrène des îles Fidgi, êtrefabuleux, comme vous le savez sans doute, moitié femme, moitié poisson,et qui sortait des mêmes ateliers que le monstre susindiqué ; puis desgéants, ou des animaux qu’il avait rendus difformes pour qu’ilsdevinssent plus intéressants ; puis des panoramas exécutés avec art,surtout avec un grand luxe d’imagination ; enfin l’illustre général Tom-Pouce, qui nous a visités, et que l’on croyait âgé de quinze ansquand il en avait seulement cinq. Le général Tom-Pouce, fort bien dressé pour son rôle, admis dansplusieurs cours, notamment dans celles de la reine d’Angleterre et duroi Louis-Philippe 1er, eut des exhibitions qui mirent le sceau à larenommée de Phyléas Taylor Barnum. L’Europe, aussi bien que l’Amérique,célébra les mérites d’un homme qui savait découvrir et lancer lesphénomènes. L’exhibiteur, au surplus, habile au suprême degré dans la science desmystifications, ne s’en tint pas aux curiosités de bas étage. Il voulutrehausser sa profession par un coup d’éclat ; et bientôt tous lesjournaux des deux mondes annoncèrent une huitième merveille. C’était la jeune cantatrice Jenny Lind, d’origine suédoise, engagée parBarnum, et dont les représentations dans l’Amérique du Nord ne furentqu’une longue suite d’ovations enthousiastes. Réclames, articles dejournaux, puffs mirobolans, expédients de toutes sortes, rien ne manquapour assurer le succès de Jenny Lind. La cantatrice obtint un telsuccès que les places étaient partout vendues aux enchères. Elle fitune ample moisson de dollars, et Barnum ne gagna pas moins de troismillions. Barnum, appliquant ce précepte : « La fortune couronne les audacieux, »imagina un jour d’acheter et de montrer, en Amérique, « la maison oùnaquit Shakespeare. » Or, qui pouvait ignorer que le grand William Shakespeare a prisnaissance sur le sol anglais ? Qui n’avait pas entendu dire que sapatrie était Strafford-sur-l’Avon, petite ville du comté deWarwick, et que les Anglais font de fréquents pèlerinages à sa maisonnatale ? Cette fois, Barnum avait trop compté sur lui-même. La crédulité desAméricains ne fut pas mise à l’épreuve. Les Anglais, qui n’aiment pasqu’on plaisante sur le compte de leur admirable Shakespeare, sefâchèrent tout de bon, et le beau projet de l’exhibiteur n’eut pas desuites. II Sur les traces de Barnum, devenu millionnaire, une foule de gensaventureux s’élancèrent sans parvenir à la fortune. Ils étaient pourtant du même groupe ; par malheur, ils opéraient dansles rues et sur les places, et ils n’avaient point affaire à labadauderie des riches Yankèes de l’Amérique. Chez nous, le montreur de curiosités date du moyen âge, mes chers amis.Dans les premières foires privilégiées qu’établirent les rois deFrance, déjà apparaissaient des nomades qui faisaient voir des bêtescurieuses, des objets exotiques, des phénomènes plus ou moins réels.Leur race a fourmillé ; aujourd’hui, dans le plus humble village, lesjours de fête patronale, vous rencontrez plusieurs Barnums au petitpied, et votre curiosité, si souvent déçue, se laisse toujours prendreaux promesses de la réclame. Quelquefois, c’est une troupe de saltimbanques, de faiseurs de tours,qui met des curiosités dans son programme ; ordinairement, lesmontreurs de phénomènes ne sortent pas de leur spécialité. Les premiers, nous vous en avons touché quelques mots ; les secondsforment une espèce d’amuseurs sui generis, et nous essayerons de lesdépeindre avec détail. Tout à coup, à Paris, par exemple, dans une rue passante, vousapercevez une boutique à louer... Des hommes entr’ouvrent la porte de cette boutique, y placent une sortede vestibule en rideaux blancs et rouges, avec une méchante table debois destinée à servir de bureau d’entrée. Au-dessus de la porte ilsétalent une grande pancarte en calicot peint, où se trouve le portait «authentique » d’un phénomène extraordinaire, tel qu’on n’en a jamais vude pareil, tel qu’on n’en reverra jamais. « Le public ne paie que s’il est content. » Cette formule ne varieguère. Si le phénomène reproduit exactement tout ce que l’affiche « illustrée» promet, chaque spectateur donne en sortant dix centimes, et manifestede cette manière sa satisfaction. Toutefois, la plupart des montreurs de curiosités annoncent seulementcette latitude grande laissée au public, – dont les dix centimes sontpréalablement reçus, – et qui, ai-je besoin de le dire ? ne sont jamaisrestitués aux mécontents. Il y a nombre de personnes, d’ailleurs, qui critiquent sans cesse lesexhibitions, et qui déclarent constamment « que la chose ne mérite pasd’être vue. » Elles ne donneraient pas une obole, après avoir joui duspectacle qu’on leur offre. Donc, il faut payer d’avance, sauf à manifester ensuite le blâme oul’éloge. Dans ces boutiques non terminées, qui servent de théâtres auxexhibiteurs, ou qui se transforment en bazars, les objets les plusdivers viennent figurer. Aujourd’hui, c’est la femme à barbe ou la géante de quinze ans ;demain, c’est le phoque chanteur ou la syrène à deux têtes ; un autrejour, ce sont les jumeaux réunis ou quelques « habitants d’une îledéserte. » Il n’y a pas de limite à ces spectacles improvisés. Les passants s’yarrêtent, et après quelques représentations plus ou moins fructueuses,l’exhibiteur transporte ailleurs ses curiosités. III Autrefois, on rencontrait par les rues des montreurs ou des meneursd’ours, de bêtes féroces muselées. Ces industriels d’un genre tout particulier, vêtus assez salement,gagnaient leur vie à faire faire des tours aux animaux pour le plaisirdes amateurs. La danse de l’ours réjouissait fort les campagnards, parmi lesquels «Martin » obtenait une grande popularité. Mais Martin n’était docile quedans sa jeunesse. Quel bruit dans un village, quand vers la rue principale débouchait uneménagerie ambulante ! Quel bonheur de voir des animaux redoutablesdevenus doux comme des agneaux. A Paris, on ne permettait déjà plus ces sortes d’exhibitions lorsque laprovince les voyait encore. Bien des accidents étaient arrivés.Certaines bêtes que l’on prétendait apprivoisées, et qui, durantplusieurs années, avaient montré un caractère tout à fait sociable,devenaient subitement dangereuses, s’élançaient sur leurs admirateurset leur faisaient des morsures plus ou moins graves. Aujourd’hui, les ménageries ambulantes n’existent plus ; mais lesdompteurs émérites ont continué leurs effrayants exercices dans descirques ou sur la scène. Les Anglais aiment beaucoup ces spectacles. Un de nos voisinsd’outre-Manche, il y a quelques années, vint de Londres à Paris pourassister aux exercices d’un dompteur. - Je l’ai suivi partout, disait-il, en Amérique et sur le continent ;je veux être là quand son tigre le mangera. Singulière destinée que celle des directeurs de ménageries. Leurs hôtesles enrichissent.... ou les croquent. Mais revenons au type plus spécial du montreur de curiosités. Longtemps le boulevard du Temple a été le champ de foire parisien desexhibiteurs, et vos parents n’ont certainement pas manqué de vous citerCurtius, le grand Curtius, l’incomparable Curtius, dont les figures decire attiraient tous les habitants de la capitale. Mon oncle me conduisit souvent dans ce cabinet célèbre. - Si tu as une bonne place, cette semaine, me disait-il, je te mèneraichez Curtius. - Au Palais-Royal ? - Non, au boulevard du Temple. Car il faut vous dire, mes amis, que Curtius, dont le véritable nométait probablement Curtz, avait alors un salon au Palais-Royal, et unautre sur le boulevard du Temple. Pour ne pas toujours montrer les mêmes têtes, tous les ans ilrenouvelait son personnel en cire. Le premier salon était généralement consacré aux grands hommes, auxillustres politiques, aux notabilités de la littérature, de la scienceet des arts. Dans le second, on voyait une agglomération de profondsscélérats. Au boulevard du Temple, il y avait un aboyeur qui, placé à la porte dusalon, comme Paillasse à la porte des tentes de saltimbanques,s’adressait au public et cultivait le boniment : - Entrez, messieurs et dames, venez voir l’empoisonneur Desrues, quifut roué vif en 1777. Ou bien encore : - Entrez voir Philippe-Égalité, Marat et Robespierre. Il n’en coûtait que dix centimes pour contempler à distance les figuresde cire de Curtius ; mais quiconque payait soixante centimes avait ledroit d’approcher et de circuler près des bustes. Tel fut le succès du montreur de curiosités, que ses recettesatteignaient le gros chiffre de trois cents francs par jour. La figure de cire ne se voit plus guère qu’à l’état de mannequin, chezles coiffeurs et les tailleurs. Ajoutons que le boulevard du Temple a cessé d’être la colonie desmontreurs de curiosités. IV Si, au moment de terminer ce petit livre, mes enfants, nous voulionsnous transformer nous-même en montreur de curiosités, nousesquisserions les portraits des nombreux excentriques dont vos pères sesont amusés en passant, et dont vous rencontrez encore çà et làquelques derniers rejetons. Citons seulement Fanchon la Vielleuse, comme autrefois de tous lesParisiens, qui prenaient plaisir à l’entendre, au commencement de cesiècle, comme ils ont applaudi, depuis trente années, l’homme à lavielle. Citons les marchandes de plaisir, étrangement et coquettementhabillées, annonçant leur marchandise avec un cri souvent répété, ou aumoyen d’une crécelle ; les vendeurs de pain d’épices et de caramel ;les instituteurs de singes, de lièvres et de souris blanches ; Mangin,distributeur de crayons ; les débitants de vulnéraire ; les dentistes «admirés de l’Europe entière ; » les raccommodeurs de fontaines portantla redingote et le chapeau du Petit Caporal. Aussi longtemps que le bruit du tambour ou de la trompette attirera lescurieux, nous verrons se succéder les montreurs de curiosités, lescharlatans, les saltimbanques, et les groupes les plus variésd’artistes en plein vent. |