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CHEVALIER, Augustin (1811-18..) : Le vicaire de province (1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (23.I.2014) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. Le Vicaire deprovince par Augustin Chevalier ~ * ~C’est bien ! les voici qui viennent tous deux. L’un, le front penché,les mains jointes, a fléchi le genou devant la croix du chœur ; ilreste là quelques minutes, plongé dans une profonde méditation ; puisil se redresse lentement, se dirige vers la plus sombre galerie, ets’enferme dans un confessionnal. Aussitôt le grillage crie sous sa main: une tête s’incline vers lui dans l’ombre ; le saint et redoutableministère commence. Pourtant ne plaignez pas trop le pécheur qui,tremblant, humilié, déroule à demi-voix l’aveu détaillé de ses fautes.Le regard du prêtre qui l’entend, si vous l’avez remarqué, brille detant de bonté et d’innocence ; un tel caractère de vertu rayonne surson visage, où toutes les croyances du chrétien ont gravé leur sceaudans chaque ride, que, devinant vous-même combien facile est la pentede son cœur à pardonner, vous ne doutez point qu’il ne console, qu’ilne soutienne son frère dans sa chute, plutôt qu’il ne le gourmande etne le châtie. Ce prêtre est le premier vicaire de la Madeleine. Fidèleà son poste, depuis qu’il est dans les ordres, il a refusé, pour nepoint quitter ceux de ses paroissiens dont grande est la foi dans sonzèle et dans ses lumières, plus de dix cures importantes dudépartement. Monseigneur l’évêque, sur ses instances réitérées, s’estdécidé enfin à ne plus solliciter son ambition. Sa charge, on l’espèredu moins, ne sera pas vacante de longues années ; et les jeunes abbésqui, à leur sortie du séminaire, seront appelés tour à tour à lesoulager d’une partie de sa tâche, au lieu d’être révoltés secrètementde la modération de ses vœux, accepteront avec joie, plutôt que de luicauser le moindre ombrage, le plus chétif bénéfice dans le hameau leplus obscur. Cette résolution, ces sentiments sont bien ceux du second vicaire,celui-là même que vous avez rencontré sur le parvis de la Madeleine.Son âme, pure et chaste jusqu’ici, est accessible à toutes lesgénérosités de la jeunesse. Il ne vise pas plus haut que le rang qu’iloccupe ; il ne se montre impatient d’aucun frein ; il nes’épouvanterait d’aucun sacrifice. Aussi n’a-t-il transgressé jamais,de son propre mouvement, la limite de ses attributions. Ses actes serèglent sur ses droits, ses désirs se hiérarchisent selon ses devoirs.De ses deux supérieurs habituels, l’un, monsieur le curé, le protéged’ailleurs et a demandé comme une faveur sa nomination à monseigneurl’évêque ; l’autre, le premier vicaire, non-seulement lui épargne ceque leurs fonctions respectives comportent de plus fatigant ou de plusvulgaire, mais encore lui cède avec une rare complaisance toutes lesoccasions de briller. Le dimanche, ou les jours de fête, quand lesparoissiens affluent dans l’enceinte trop étroite de l’église ; quandil ne reste plus une chaise qu’on ait louée d’avance, quel prédicateur,si ce n’est lui, dans toute la liberté du langage évangélique,s’adresse familièrement aux personnes les plus considérables de laville ? Lequel des nombreux auditeurs qui l’environnent, si ce n’est lecuré ou le premier vicaire, prête une oreille plus bienveillante à sesparoles, et semble le plus touché des merveilles de son éloquence ?N’est-elle donc pas bien aisée, la route qu’on lui fait vers leshonneurs et la fortune ? Le présent n’a-t-il pas assez d’attraits pourlui, l’avenir assez de promesses ? Les abords de la carrière n’ont pasété, non plus, bien rudes à ses premiers pas ; aucune épine n’a déchirédans sa jeunesse la moindre illusion, la moindre espérance. Léviteencore, bien plus que prêtre, il n’a point dépouillé sa robe virginale; il peut, sans arrière-pensée comme sans mensonge, nommer tous leshommes ses frères, toutes les femmes ses sœurs ; car nul souvenir ne seréveille parfois en lui d’une injustice ou d’une injure, nul mauvaislevain ne fermente ni dans sa tête ni dans son cœur. Adolescent,quoique né pauvre, il n’a jamais souffert de la misère. Ses parents,fiers de son savoir précoce, heureux de sa vocation, se sont privéssouvent du nécessaire pour qu’il ne manquât point à sa destinée. Lesamis, les patrons, ont pour ainsi dire surgi autour de lui, au fur et àmesure qu’il en a eu besoin. Aujourd’hui une auréole puissante déjà lecouronne. Chacun se fait prophète pour l’encourager ou pour lui plaire.On le prône, on le choie, on l’exalte ; il marche, douillettement bercédans son naïf orgueil par ce concert d’éloges, sur le sable le plus finde l’enthousiasme ; il gravite, au milieu de l’approbation, del’admiration générales, vers les plus hautes dignités de l’Église. Cen’est plus même assez de la crosse et de la mitre, c’est la pourprequ’on rêve pour lui ; et plusieurs, les plus fous, les plus sagespeut-être, s’informant d’où il sort, vont jusqu’à se demander, d’un airinquiet, qui sera le cardinal-neveu dans la famille. Mais il suffit. Venez avec moi : suivons le jeune vicaire, car c’est àlui surtout que se rattachent nos observations ; c’est cette figurequ’il s’agit de prendre pour type, avant que le frottement du monde aità demi effacé son empreinte originale ; suivons-le, dis-je, dansl’exercice de ses fonctions, dans toutes les phases climatériques deson existence. Vous avez vu avec quelle autorité calme, réfléchie, il est entré dansl’église : voyez-le maintenant descendre du chœur dans la nef, d’un paspresque délibéré, franchir le triple rang de jeunes garçons quis’entr’ouvre à son approche, et s’asseoir sur une estrade parmi eux. Dequel geste agile, délié, il rejette par-dessus le dossier de sonfauteuil les blanches ailes de son surplis ! quelle main grassouilletteaux ongles roses il promène sur la houppe moelleuse de son bonnet carré! Une rougeur pudique se fond en teintes charmantes sur ses joues, àl’aspect de toutes ces femmes qu’il attire, qui font cercle à sescôtés, et dont son embarras même redouble l’attention. Toutefois il serassure insensiblement, il interpelle un des écoliers ; il reproduit,il explique aux autres chacune de ses réponses ; il tend parfois unpiége à leur simplicité ou à leur ignorance, afin de leur démontrer lesvérités qu’il enseigne dans toute la limpidité victorieuse de leurévidence. Bientôt le champ s’élargit avec ses idées, son esprit prendl’essor vers des sphères immenses, sa parole aborde les questions lesplus ardues de la théologie ; il cite hardiment Scoot et Thomas, ettous les pères de l’Église, entraîné qu’il est, de cime en cime, par lachaleur de l’argumentation ; il se joue des subtilités, foudroie leshérésies, débrouille les erreurs, fait jaillir la lumière du chaos.Femmes, enfants, vieillards ; tout l’auditoire reçoit la manne céleste,bouche béante. Quelques pleurs furtifs coulent, de çà, de là, sur plusd’un fichu que soulève l’émotion. Un frémissement court sur toutes leslèvres. On ne comprend qu’à demi, on n’en admire que davantage. Alorsil s’essuie les tempes avec son mouchoir de batiste, il termine sondiscours par une péroraison pathétique où le doux nom de Marie se mêleau divin nom de son fils ; il pose triomphalement son bonne carré surla calotte qui cache sa tonsure, et regagne, à travers les noirsarceaux, la grille du chœur, où le guide de loin – phare mystique – lapâle lampe du sanctuaire. « Quel savant ! s’écrie un vieillard la larme à l’œil. - Et quel saint ! » ajoute une dévote avec un soupir. Cependant le sacristain, armé d’un long éteignoir, remonte de pilier enpilier, de chapelle en chapelle, et graduellement les ténèbress’épaississent derrière lui. Neuf heures sonnent ; les pénitents quiattendaient au pied du confessionnal, se résignent à supporter jusqu’aulendemain le fardeau de leurs fautes. L’ombre, en se déployant comme unlourd manteau sous les voûtes, restreint et refoule le bruit ; leséchos des travées s’appesantissent… l’église est déserte. Sur ces entrefaites, les deux prêtres se sont retirés par la petiteporte extérieure de la sacristie. « Eh bien ! où en êtes-vous avec ces enfants ? demande le vieux vicaire; leur instruction avance-t-elle ? - Oh ! oui, répond le jeune homme d’un ton satisfait ; je compte surune excellente première communion, cette année-ci. » Puis la conversation continue sur divers sujets religieux ouscientifiques. Tout en devisant, ils arrivent devant le seuil dupresbytère, où ils se disent adieu ; car, eu égard à son âge et àd’anciennes convenances de famille, le curé permet à son premiervicaire de ne point loger sous le même toit que lui. Le vieillarddouble le pas vers la rue où est située sa maison, en marmottantquelque phrase inachevée qu’il se répète tout bas ; le jeune homme,avant de monter dans son appartement, s’arrête d’abord chez le curé.Là, d’ordinaire, l’entretien s’engage sur des matières biendifférentes. Ce n’est point droit canon ni controverse que l’on cause.Le caustique pasteur, à qui sa gouvernante fait un conte assidu de toutes les menues anecdotes de la ville, s’en amuse doucement dansl’intimité. Les heures s’écoulent, sans que l’un ni l’autre accusejamais leur fuite de lenteur ; et lorsque enfin la voix importune de lapendule leur en donne le signal, c’est toujours avec chagrin qu’elleles sépare, qu’ils se souhaitent mutuellement une bonne nuit. Le lendemain, l’aube à peine perce les fentes de ses volets, tandis quela gouvernante dort elle-même ses pleins yeux, le jeune prêtre est surpied déjà dans sa chambre. Il passe dans son cabinet ; il y faitquelques tours de long en large, afin d’amasser, d’élaborer ses idées ;il choisit, de temps à autre, un livre dans sa bibliothèque, lefeuillette, le consulte, le replace dans son rayon, ou le porte sur sonbureau. Au bout d’un quart d’heure de ce manége, les points qu’il veutdébattre, les citations dont il veut étayer ses raisonnements, se sontclassés dans son cerveau ; et une pile nouvelle de volumes encombre latable où il écrit. Il s’y assied, il fouille dans ses tiroirs, en tireplusieurs cahiers froissés, jaunis, les relit, les examine, puiss’accoude sur la table, appuie son front dans ses deux mains, et méditeencore. Regardez, parcourez avec moi ces manuscrits, ainsi que lesnombreux ouvrages entassés par lui, matin et soir, sur son bureau etalentour sur des fauteuils : ̶ Sermons pour l’Avent, pourla Semaine-Sainte, pour la Pentecôte ; Paraphrases des petitsprophètes, Compléments aux commentaires de l’Ecclésiaste, Syndérèsepour le jour des Morts, Homélie de la Vierge, Traité des Légionscélestes, etc… ; puis, les Hexaples d’Origène, le Talmud, leCohéleth, la Somme de Saint-Thomas, les Décrétales, Saint-Chrysostôme,les Confessions et la Cité de Dieu de saint Augustin ; Philon, De lavie contemplative ; Jamblique, sur les Mystères ; Porphyre, surl’Abstinence ; Psellus, sur les Démons ; le livre de l’Extase deTertullien, etc., etc… Heureux jeune homme ! cœur ingénu etparfaitement soumis encore au droit canon et à la discipline ! Activeet chaude intelligence que n’ont point refroidie, desséchée, les plusarides dissertations, les plus énervantes arguties, et qui auraitencore la candeur de réfuter Symmaque, le défenseur passionné de Romepaïenne ! Après une pause, son front se relève inspiré, radieux ; sonœil lance des éclairs, le bec de sa plume crie sur le vélin. Il a saisicelle de ses œuvres à laquelle il projetait d’ajouter une preuveessentielle, une conclusion logique mieux déduite des prémisses. Ilinterpole ici un mot, là une ligne tout entière ; il efface plus loinun paragraphe, remanie une période, pèse un terme équivoque, ouvre undictionnaire, et longtemps hésite avant de le conserver ou de lesupprimer définitivement. Tout à coup le soleil tournant la fenêtre,étend son fluide réseau d’un angle à l’autre du cabinet. Des clameurscroissantes investissent la solitude du presbytère. N’importe ! il nes’aperçoit pas même que sa lampe brûle encore. Il se plonge avecivresse dans toutes les indicibles voluptés de l’étude et du travail.Mais, hélas ! voici que les sons d’une cloche bien connue bondissentcomme par saccades dans les airs. Il tressaille, s’élance vers lafenêtre, tend l’oreille… oui : c’est bien l’heure ! Alerte ! serrez vospapiers jeune homme ; habillez-vous. La cloche vous avertit : partezvite. Le sacristain a tout préparé sur l’autel de votre chapelle ; leclerc a rempli les burettes ; le premier vicaire aura bientôt dit samesse, et le tour de la vôtre va venir. Ce devoir rempli, le jeune vicaire, lorsque d’autres soins ne leretiennent pas à l’église, vaque à ses affaires ou à ses plaisirs. Ilaccueille parfois dans son cabinet quelques dévotes jalouses de luidemander son avis particulier sur un cas urgent de conscience. Ilpromet d’y réfléchir dans la journée, et de leur rendre réponse, lesoir, au confessionnal. Si la décision leur est contraire, les dignesfemmes se taisent et soupirent ; si le jugement s’accorde avec leursdésirs, elles se taisent encore, elles affectent une gratitude modesteet tranquille. Mais un jour, en rentrant chez lui, le sage directeurqui les a secourues de ses conseils, voit étalés sur un meuble, àl’endroit le plus clair de l’appartement, ou un calice en vermeil, ouune aube ornée de dentelles, qu’on dirait ouvrée par des doigts de fée,ou une superbe chasuble de moire brodée d’or. Il ne peut refuser, carla vieille gouvernante qui règne au presbytère, se pique surtout deréserve et de prudence ; et il ignore de quelle main part le cadeau.Puis, ce sont des dîners en ville, chez les sommités de la noblesse etde la bourgeoisie ; des réunions dont il fait le charme par ladélicatesse de son esprit, la variété de ses connaissances, l’amabilitéde son caractère. Il se montre là homme du monde, sans contrainte, sanspruderie. Nul sujet de conversation ne lui est étranger. La lecture despères de l’église n’absorbe pas seule ses loisirs ; l’amour de lascience ne domine pas à tel point toutes ses facultés, que lalittérature lui soit odieuse. Vous ne chercheriez pas longtemps sur sonbureau, sur les tablettes inférieures de sa bibliothèque, sansdécouvrir un Lamartine in-18 dans son étui de velours, les premièresodes d’Hugo, les premiers ouvrages de Lamennais, Atala et René en unseul volume, le Lépreux de la cité d’Aoste de De Maistre, et jusqu’àun tome dépareillé des romans de madame de Staël. Ne vous imaginez pasmême que les femmes dédaignent son opinion sur leur toilette, ni qu’ilrougisse aucunement de la dire : souvent son goût fait loi. Il nerecule pas même devant une discussion philosophique avec les hommes ;et si quelqu’un lui parle malicieusement de la grande encyclopédie deDiderot ou du dictionnaire si hostile de Voltaire, il se rabat ensouriant sur le poëme de la Henriade et débite, d’un ton d’onctueuseconviction, les quatre vers sur l’Eucharistie. Néanmoins, quelques succès qu’il obtienne dans le monde ou dans lachaire, quelques séduisantes distractions que lui offre l’étude, sesheures les plus douces sont celles où, seul, abandonné à lui-même, ilse laisser aller nonchalamment sur la pente de la rêverie. Oh ! dequelle ineffable lumière l’horizon se colore alors à ses yeux, etquelles visions attendrissantes glissent dans l’espace enchanté ! Là,c’est sa mère agenouillée au pied de l’autel pour recevoir la communiondes mains de son enfant, le jour à jamais précieux à son souvenir où ildit sa première messe ; là, son pauvre père expirant absous par lui deses fautes, et d’un baiser suprême effleurant ses doigts encore humidesdes saintes huiles. Puis, sa mémoire, sans effort, creuse plus avant aufond de lui-même. Il songe au trouble cruel qui faillit glacer salangue à son premier sermon ; lui qu’intimide à peine maintenantl’assemblée la plus imposante, et qui a même, un dimanche, dans lacathédrale du diocèse, eu l’honneur de prêcher devant monseigneurl’évêque. Il se rappelle l’émotion singulière qu’il éprouva, et quellehonte honnête enflamma son visage, le premier soir, où, courbé à lagrille d’un confessionnal, les révélations les plus secrètes luidévoilèrent le for intérieur d’un de ses semblables. La sociétécommence de lui apparaître sous ses faces les plus mobiles. Il se sentconfusément, vis-à-vis de bien des gens et de bien des choses, dans lefaux ou dans le vague. Il temporise tant qu’il peut avec l’expérience,dont le flot l’assiége, l’envahit par des courants invisibles. Ils’étonne d’avoir à ménager aujourd’hui certains intérêts, certainespassions, dont il ne soupçonnait pas même hier les impétueusesexigences. Il ne s’effraie pourtant pas encore de l’avenir ; mais déjàle passé lui inspire plus d’un regret, et il se trouve parfois bienmalheureux dans le présent. C’est qu’aussi – ne déguisons aucune des misères de son état ̶ ,ses pénitentes s’accusent souvent de péchés bien futiles ! Elles ontd’étranges remords, d’étranges scrupules. Elles sont sans cesse contreSatan sur le qui vive. Elles se défilent beaucoup trop de ses pompes etde ses œuvres. Elles découvrent partout des ruses, des piéges, destentations. Elles se plaignent de rencontrer constamment sous leurspieds quelque pierre d’achoppement. La réalisation douteuse de leursalut leur coûte plus de soucis sur la terre, qu’il ne leur vaudrapeut-être de béatitudes dans le paradis. Elles font si fréquemment, siattentivement la ronde dans leur conscience, qu’il n’y a bientôt plusle moindre repli d’où, avec l’aide de leur directeur, elles ne seflattent d’expulser pour jamais le malin. Puis, les ans, l’habitude nel’ont point encore endurci ou blasé. Quand on réclame sa présence prèsd’un lit de mort, si c’est sur la beauté, l’innocence, que s’abat levol de l’ange, son courage l’abandonne, toute sa chair frémit ; iladministre d’une main glacée le viatique à l’agonisant ; il mêle sespleurs à ceux de la famille ; il rachèterait volontiers cette vie auprix de la sienne… et le jour où, penché au bord d’une fosse, il bénitce cercueil qu’ont arrosé tant de larmes, c’est véritablement du plusprofond de son cœur que s’exhale une fervente prière à Dieu pour lerepos de l’âme du défunt ! Mais, – ô puissances de la jeunesse ! ô inépuisables trésors d’oublienfouis dans le sein de l’homme ! – que ces ennuis, ces angoisses, cestristesses, s’évanouissent promptement ; et que l’espoir, l’illusion,le bonheur, poussent encore des jets vigoureux dans cette nature !Quelle ardeur, quel épanouissement, lorsque l’Église célèbre une de sessolennités ! De quel air de noble assurance il assiste, en compagnie dupremier vicaire, le curé qui officie pontificalement à la grand’messe !Comme il se prélasse, à vêpres, dans sa stalle sculptée ! Commeau-dessus de toutes les basses-tailles tonnantes du lutrin, et desbuccins et des serpents, au-dessus du fausset des acolytes, des chantsbourdonnants de la multitude, retentit, vibrante, d’allégresse, sa voixséraphique qui entonne le Magnificat ! Quelles jouissancesl’inondent, au milieu des ondoyantes vapeurs de l’encens, des harmoniesde l’orgue, des cires flambantes, des frissonnements pieux de la foule,à l’instant où l’un des clercs, prosterné sur le dernier gradin duchœur, agite la clochette de la bénédiction ; et quelle violence ne sefait-il pas, debout à la gauche du curé, qui lentement élèvel’ostensoir en dirigeant tour à tour ses rayons vers tous les groupesde fidèles, pour ne point se jeter lui-même la face contre terre devantce trône sacré de l’Eucharistie ! Ce n’est pas tout. Le dimanche de laTrinité, à la grand’messe, quand, exhibant le ciboire d’or dutabernacle, le curé descend du maître-autel, accompagné de ses deuxvicaires , vers la sainte table où se sont agenouillés pour leurpremière communion les écoliers du catéchisme, comme le cœur lui bat,au fur et à mesure que l’hostie glisse des doigts de son chef sur lalangue d’un de ces enfants ; et quel involontaire, mais imperceptiblesourire d’orgueil erre sur ses lèvres, si, tombé de la main de l’und’entre eux, un vieux louis cordonné reluit dans le plat d’argent del’offrande ! A la procession de la Fête-Dieu, quel ordre il faitobserver dans les longues files de congréganistes, de pénitents, depèlerins, d’abbés, de chantres, qui la composent ! De quel pas vifensemble et majestueux il parcourt les rangs, depuis l’humble croix debois qui ouvre la procession, jusqu’au somptueux dais de velours toutétincelant de broderies, tout empanaché de plumes d’autruche, souslequel le curé marche côte à côte avec le premier vicaire, soutenanttous deux la lourde orfévrerie du saint-sacrement ! Quels regards ravisil tourne vers les croisées des maisons que leurs habitants ontpavoisées de riches tapisseries ou de blanches tentures ! Comme il tapeavec empire sur son bréviaire, afin qu’on fasse halte devant lui chaquefois que le dais s’arrête près d’un reposoir ! Comme, aux cris desofficiers commandant la double haie de soldats qui suivent et fermentla procession ; à ce bruit d’armes, de plain-chant, de musiquemilitaire ; à l’aspect de ces nuages embaumés jaillissant en spirale dufeu des encensoirs, de cette pluie de fleurs que les lévites répandentde leurs corbeilles de soie sur l’autel des parfums, il s’enorgueilliten lui-même d’être un des oints du Seigneur, et remercie l’Esprit-Saintde lui en avoir inspiré le désir et les mérites ! Tout à coup, aprèsavoir serpenté de rue en rue, dans les plus beaux quartiers de laville, la procession reprend le chemin de l’église. Il la précède, ilse précipite vers le chœur ; il diligente les bedeaux, les sacristains,approuve ou blâme l’illumination des chapelles, règle l’appareil ; puisil revient tout d’une haleine vers le portail : et ce n’est que lorsqueles premières bannières se sont éclipsées sous les arceaux, lorsque lescris de la foule, les motets des confréries, les concerts enfaux-bourdon des chantres, et les tambours et les trompettes,emplissent la nef de rumeurs, de psalmodies, de roulements, defanfares, qu’il vole à la sacristie, endosse une chape éblouissante, etmonte à l’autel près du curé qui distribue en succombant de lassitudesa dernière bénédiction à l’assistance. Mais ce ne sont pas encore là ses meilleurs jours, ses plus cherstriomphes. La semaine sainte a bien aussi sans doute de mystérieux épisodes,d’émouvantes péripéties : soit que, le jeudi, assis à la principaleporte de l’église, il quête, en frappant du bout d’une clef sur unvaste plat d’argent, pour la dispense des œufs, pour les pauvresprisonniers, pour l’œuvre de la paroisse, tandis que les curieux à pasdiscrets circulent vers la chapelle où est dressé le monument, oubien que, le soir, le cœur tout gonflé de sanglots, il écoute le Stabat de Pergolèse qu’on exécute dans les tribunes ; soit que, levendredi, à l’office, quand le sacristain pose l’éteignoir sur ladernière bougie du chandelier triangulaire, croule, éclate et gronde àson oreille, et se propage en mugissant sous les voûtes, l’épouvantabletumulte de ténèbres ; soit enfin que, le dimanche, du haut de lachaire, d’où, l’avant-veille, il leur a décrit ses longues tortures, ilannonce, dans tout le délire de l’ivresse, la résurrection du Sauveuraux fidèles !... La nuit de Noël, ̶ nuit rayonnante encoreen province de toutes les poésies populaires de la foi, ̶ remue également en lui, chaque année, quelque nouvelle fibre. Son âmes’élance à pleines ailes vers les régions éthérées de l’extase. Il voitpoindre, se peindre sous ses yeux, dans un tableau magique, l’étable etla crèche de Bethléem ; saint Joseph, la Vierge, les mages offrant l’oret l’encens et la myrrhe au Dieu qui vient de naître. Il exulte, ilpleure presque – d’amour, de reconnaissance, – en rompant le painsymbolique dont il va répartir les miettes entre ceux de ses frères,celles de ses sœurs en Jésus-Christ, qui partagent sa communion. Ilrelit ensuite, toute la nuit, ces divins versets des Évangiles où estracontée la naissance du fils de l’homme ; et s’arrête, pensif, ému,incapable de pousser plus loin sa lecture, à ce chapitre où il est ditcomment l’enfant sublime dominait déjà de sa sagesse et de sa scienceles plus vieux oracles de la synagogue. Pourtant, et jusqu’aux heures de ces cérémonies les plus tendres ou deces pompes les plus splendides, demandez-lui quand dans son cœur, –rosée céleste, – coulent les plus délicieuses sensations, les plussaintes joies du sacerdoce ; et s’il présume que nulle artificieusepensée ne vous suggère cette question, il vous répondra franchement quece n’est pas même quand, sur les fonts baptismaux, il salue, il lave unnouveau-né, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ; mais bienquant à une messe de mariage, s’approchant des jeunes époux serrés l’uncontre l’autre, comme deux colombes, il adresse une paternelleexhortation à ce jeune homme dont l’impatient bonheur le fait sourire,à cette jeune fille parée de pudeur, qu’un pareil nœud peut-être eûtliée à son sort, si la discipline établie par les conciles permettaitle mariage aux prêtres. Ainsi s’écoule, harmonieux et pur, le flot un peu monotone de sa vie.Le retour des mêmes fêtes, la répétition des mêmes scènes, émoussent àla fin toutes les ardeurs naïves, toutes les affectueuses dévotions deson âme. Les cordes de l’enthousiasme se détendent, le grand ressortdes passions se rouille. L'étude ranime bien, par moments, sonintelligence qui s’affaisse dans la pratique d’un enseignementroutinier ; sa pensée, par intervalles, a des lueurs et sa parole desimages : mais le cercle d’idées et de faits où il roule le gêne chaquejour davantage et l’emprisonne. Puis des rivalités, des jalousies seforment, qui bourdonnent déjà autour de lui. C’en est fait ! lessources limpides du cœur sont troublées, sinon taries ; le flambeau quiguidait ses pas brille encore, mais toutes les roses mystiques seflétrissent en son chemin… Heureux encore si, dans cette incessantecompression, ce perpétuel sacrifice de lui-même, ses plus noblesinstincts ne périssent point ; si ce qu’il apprend des hommes et deschoses ne le fait point se précipiter en aveugle dans toutes lesfougueuses lâchetés de l’ambition ; et s’il lui reste alors assez defoi, assez de vertu, pour exercer, un jour peut-être, son ministère àParis : – là où le prêtre, accablé de désappointements, de fatigues,harcelé de tous côtés par les clameurs du siècle, ne résiste, neconserve quelque espoir, qu’à force de volonté, de résignation et depersévérance ! AUGUSTIN CHEVALIER. |