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COLLIN,Victorine (1797?-18..) : Les jeunes personnes sans fortune à Paris(1832). Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour lacollection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux(22.IV.2009) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (BmLx :nc) de Parisou le livre des cent-et-un, Tome V, publié à Paris: Chez Ladvocat en 1832. Lesjeunes personnes sans fortune à Paris par Victorine Collin ~~~Dans le siècle oùnous vivons, surtout en France, une portion de la société est condamnéeau malheur en naissant ; classe de Parias, êtres délaissés, et pourtantintéressants et aimables, dignes d’un meilleur sort, si tout ce qui estbon trouvait sa récompense dans cette vie ; je veux parler des jeunespersonnes bien nées et sans fortune. Pauvres filles, quel âge mûr vousattend !... quel avenir vous est réservé !... à quoi vous servent votredouceur, vos vertus, vos talents ? que vous revient-il de posséder unecharmante figure, d’avoir un noble maintien, et « la grâce plustouchante encor que la beauté ? La plupart d’entre vous sont destinéesà végéter inutiles sur la terre, à ne jamais porter le titre d’épouse,à ne caresser que l’enfant de l’étrangère... Est-ce que vous ne voussentiriez pas la force de remplir de saints devoirs ?... Auriez-vouspeur de rendre malheureux l’époux dont vous prendriez le nom ?...Craindriez-vous les peines, les fatigues attachées à la maternité ?...Êtes-vous des êtres froids, égoïstes, qui ne savez, qui ne pouvez aimer?... Oh non, cent fois non... Ne pas remplir vos devoirs d’épouse !...Vous connaissez si bien ceux d’une fille tendre et soumise !...N’est-ce pas vous qui travaillez la nuit pour répandre un peu d’aisancedans votre intérieur gêné ?... D’où vient ce teint pâle, ces yeuxéteints ? – C’est que vous êtes nées délicates, et douze heures passéesdevant votre chevalet ou à votre piano, dérangent votre santé !... Ehpourquoi tant travailler ? – On dit que j’ai des dispositions, et sipar mon application à l’étude je pouvais un jour être utile à mafamille !... – Tu ne serais pas bonne épouse... tu n’aimerais pas tesenfants... toi, jeune et touchante fille qui, seule, soignes ton vieuxpère paralytique et souffrant ; qui le consoles de ses chagrins par tagaieté et tes saillies ; qui lui fais oublier l’injustice des hommes,en lui rappelant sans cesse qu’il existe des anges... qui es près delui, le jour, la nuit, toujours heureuse, toujours contente ; et siquelquefois il t’échappe une larme, elle est si vite essuyée que levieillard ne l’aperçoit pas. Comment donc alors restes-tu isolée, solitaire ? Comment n’unis-tu paston sort à celui d’un honnête homme ?... Comment, jeune fleur, frêle etdélicate, ne cherches-tu pas un appui pour te protéger contre lesautans ?... Comment ?... Je vais vous le dire, moi ; car si vousl’interrogez, elle vous répondra qu’elle est contente de sa position,qu’elle n’a jamais songé qu’elle pourrait en changer ; que luimanque-t-il ?... elle est si heureuse !... Elle dit tout cela,peut-être même le pense-t-elle, malgré la légère pâleur qui couvre sonfront, et l’amertume de son sourire quand son amie, nouvellement mère,caresse son enfant ; elle le pense, car elle est innocente et pure ;mais elle ment à sa pensée ; elle sent bien qu’elle n’a pas rempli sadestinée ?... Pourquoi donc alors ? – Pourquoi, pourquoi ; c’est qu’illui manque, ce qui est aujourd’hui la beauté, la grâce, l’esprit, lesvertus ; elle n’a pas de fortune... Son père, ancien militaire blesséen Espagne, gelé à Moscou, n’a que deux mille francs de pension... Oubien il a travaillé toute sa jeunesse à éclairer, à instruire, à rendremeilleurs ses concitoyens ; il a fait des livres... ils étaientclassiques... ils lui ont rapporté quelque peu de gloire, du pain poursa vieillesse, et puis c’est tout. Avocat intègre et consciencieux, ila toujours protégé l’innocence, il a dédaigné l’or que lui offraientdes coupables pour qu’il les fît paraître innocents ;... il s’estretiré du barreau riche d’honneur, mais pauvre d’argent ; sans opulencepour ses vieux jours, sans dot pour sa fille, il vivrait cependantheureux dans sa frugale médiocrité, si l’idée que cette fille chérie netrouvera pas un époux digne d’elle, ne venait jeter un voile sombre surles jours qui lui restent à vivre, et troubler les souvenirs touchantsque lui ont laissés les heureux qu’il a faits. A Dieu ne plaise que j’accuse tous les jeunes gens du siècle d’êtreinsensibles au mérite, de préférer les richesses à l’espoir de posséderune femme bien élevée, sage, et qui remplisse leur maison de bonheur etpaix ; non, s’il existe quelques-uns, beaucoup même de ces hommes basqui ne voient, n’entendent, ne comprennent que les sacs tout ficelés dela banque, il en est encore pour lesquels la beauté est un charme, lesvertus une séduction ; ce n’est pas eux que j’accuse, ils ne peuventpas faire autrement ; c’est leur siècle, nos moeurs, la nécessité quiles font ainsi. Eh, le moyen, quand les places s’achètent, que lescharges se vendent, que le moindre commis doit donner un cautionnement; que le littérateur est obligé de payer pour faire imprimer sonpremier ouvrage, s’il veut qu’on sache qu’il en a fait un second ; quel’artiste ne peut plus compter sur ses pinceaux pour le faire vivre,tant est grande la concurrence, tant sont nombreux les hommes à même dese tirer d’affaire avec leurs talents ; que le médecin n’aura pourclientèle que la classe pauvre et bornée, s’il ne donne pas, trois ouquatre fois par an, des bals, où viendront danser ses clients maladesdes nerfs et de vapeurs ; quand le marchand en détail a une maison decampagne ; quand le négociant achète des châteaux, que les banquiersfraient avec les ducs, que les ducs... Le moyen, dis-je, d’épouser unefemme sans argent ; le peut-on ? le doit-on ? qu’en faire ? commentsoutenir un train de maison ? comment payer sa charge ?... On est lefils d’un magistrat de province ; on est venu à Paris sans fortune ; onattend une dot pour s’établir ; si on ne l’a pas, on reste garçon, onvit en garçon, on se contente de quinze cents francs d’appointements :de là tant de célibataires de trente-six à quarante ans ; de là tant dejeunes personnes obligées de renoncer aux plus doux sentiments de lanature, de faire taire une inclination dont elles pouvaient espérer lebonheur de leur vie. J’ai connu un jeune légiste, qui était éperdument amoureux de la filled’un lieutenant-colonel à la demi-solde ; il était payé de retour ; cesdeux êtres aimants, bons, sensibles, n’auraient demandé qu’une honnêteaisance pour partager les mêmes peines, les mêmes plaisirs : laprudence leur défendait de s’unir ; le jeune homme soutenait sa mère deses faibles émoluments ; le respectable militaire était infirme, iln’avait que cent louis de pension ; il n’aurait rien donné à sa fille ;l’amant infortuné me disait souvent : Me marierai-je pour fairepartager à mon Emma les privations que je m’impose ? pour la voir,elle, jeune femme belle et brillante, passer une triste vie dans unpetit appartement où elle ne recevra personne ; renonçant au monde parnécessité et non par goût, faute de pouvoir subvenir aux frais d’unetoilette simple, et même au-dessous de son rang ?... Et nos enfants,qu’en ferions-nous ? l’éducation privée ne vaut rien pour les garçons ;les pensions sont au-dessus de nos moyens... il n’y faut plus penser ;la raison m’oblige de renoncer à Emma, et cependant elle seule peut merendre heureux, je l’aime... Quatre ans après, la belle figure dulégiste, ses talents, sa réputation d’honnête homme attirèrentl’attention de M. Dorval, négociant retiré ; il pensa que sa fille nepouvait avoir un meilleur mari ; il la lui offrit, avec ses cent millefrancs de dot ; elle fut acceptée ; à l’aide de cet argent, le légistese poussa dans le monde ; il occupe aujourd’hui tout le premier d’unemaison de la rue Caumartin ; il a cinq domestiques, une voiture... Lapauvre Emma a perdu son père ; elle est en Angleterre, où elle faitl’éducation des enfants de lady... Et voilà une prévoyance, un calcul inconnu à la classe ouvrière ;l’idée ne leur vient pas qu’un homme qui n’a rien puisse prétendre àune femme qui possède quelque chose, et bien moins se mettent-ils dansl’idée que des moyens exigus, la gêne, la misère même, soient desraisons pour ne pas se marier ; au lieu de souffrir seuls, ilssouffrent à deux : au lieu de manger, tristes et ennuyés, le painqu’ils ont gagné à la sueur de leur front, une gaie compagne partageleur frugal repas ; et ils ne calculent pas que deux ou trois enfantsdiminuent leurs portions sans augmenter leurs ressources ; ce sont euxqui peuplent les villes ; il n’y a guère de célibataires dans lesfaubourgs ; pas une vieille fille parmi les gens du peuple ; commedisait une femme célèbre, chaque chacune trouve son chacun. Ils ontraison. Ceux d’un rang plus élevé ont-ils tort ?... non ; tous les deuxsuivent la conséquence de leur position dans le monde ; l’un sanssoucis, sans inquiétude pour l’avenir, vivant au jour le jour, n’ayantpoint d’orgueil, point d’amour-propre, enfant de la nature, al’instinct que tout homme doit avoir une compagne, il en prend une ;ils empruntent tous deux une modique somme pour payer les frais de leurnoce ; ils travaillent pour la rendre ; ils font part à leurs amis, àleurs voisins, de leurs aubaines ; se réjouissent quand l’ouvrage vabien ; mais aussi ils ne cachent ni leurs mécomptes, ni leur détresse ;la femme fait voir le paquet de hardes qu’elle porte au Mont-de-Piétépour payer son terme ; elle raconte qu’elle n’a que trente sous pourpasser la semaine ; et si elle va se coucher sans souper, toute la rueen est instruite. Dans un rang plus élevé, on cache sa pauvreté comme un vice ; si l’ongagne mille écus, on dira qu’on a cinq mille francs ; les vingt millefrancs de son beau-père valent pour les connaissances quarante àquarante-cinq mille francs ; si l’on vit par économie loin du monde, ondira bien : « Mes moyens ne me permettent pas de voir le monde » ; maison laisse à entendre qu’on ne l’aime pas beaucoup, qu’on se procured’autres jouissances intérieures ; on exige que sa femme soit misecomme une autre qui est le double plus riche ; et si l’on donne àdîner, on emprunte à droite et à gauche de la porcelaine, del’argenterie, et on fait croire qu’elle est à nous ;.... et qu’onn’imagine pas que ce soit une sotte vanité, un orgueil mal placé quifasse agir ainsi ; non, c’est nécessaire ; si vous paraissezmalheureux, gênés, si vous faites pitié, ceux qui n’ont avec vous quedes rapports de société, vous délaissent, ils ont presque peur que vousne vous adressiez à eux pour améliorer votre sort ; quant à ceux avecqui vous êtes en relation d’affaires, ils cherchent à en finir au plustôt, et se réjouissent ensuite d’en être échappés ; car vous êtespauvre, ainsi vous ne devez plus inspirer de confiance. Vous désirez unlocataire riche ; vous voulez que votre fermier ait des terres à lui ;si l’instituteur de vos enfants attend après ses appointements pourvivre, vous l’appelez un pauvre diable ; la maîtresse au cachet devotre fille doit vous rompre la tête des bonnes maisons où elle donneleçon, sans quoi elle court risque d’être remerciée à la fin du mois ;si on vous parle d’une femme de chambre adroite, fidèle et sage, etqu’elle vous dise, en se présentant chez vous, qu’elle a bien besoin degagner quelque chose, parce qu’il y a six mois qu’elle est sans place,et qu’elle a sa mère à soutenir, vous lui ferez dire le lendemain parvotre cuisinière que vous vous êtes arrangée avec une autre personne.L’honnête artisan, père de famille, qu’une révolution, un hiverrigoureux, les maladies ont réduit à la misère, vient, couvert deslambeaux de sa dernière veste, pour réclamer l’ouvrage que vous avez àfaire faire, il ne l’obtiendra pas, et le verra, le lendemain, entreles mains de l’adroit fripon revêtu de la redingote qu’il a peut-êtrevolée.... O civilisation !... ô siècle !... Mais je m’écarte de mon sujet, revenons-y. Il est donc clair, bienclair, qu’il doit y avoir et qu’il y a un certain nombre de jeunespersonnes, vouées au célibat, aux privations et sans avoir ce qu’onappelle à proprement parler un avenir ; et cela par trois raisons :parce qu’elles n’ont rien ; parce qu’elles ne peuvent pas épouser lepremier venu ; et parce que, quand elles le voudraient, ce premier venune le voudrait pas, car il lui faut aussi de l’argent. Parmi ces jeunespersonnes, quelques-unes, oubliant les bons principes qu’elles ontreçus, les exemples d’honneur et de vertu qu’elles ont toujours eussous les yeux, souillent les cheveux blancs de leurs parents ; etdéshonorent leur famille par leur mauvaise conduite ; qu’elles soient àjamais méprisées ; elles connaissaient le bien, et elles ont fait lemal.... D’autres se moquent du qu’en-dira-t-on, épousent un honnêteartisan, et, heureuses sous la cornette et le simple déshabillé, aimentleur mari et élèvent leurs nombreux enfants ; les troisièmes, c’est leplus petit nombre, placées favorablement dans la société, mieuxpartagées peut-être par la nature, rencontrent de ces hommes riches,indépendants, qui ne doivent compte à personne de leurs actions, quipensent qu’une femme sage est le plus grand trésor d’un époux, ont lebonheur de s’en faire aimer, et d’être choisies pour embellir leurexistence ; le choix du jeune homme est traité de folie par lesvieillards ; si la fiancée est jolie, les amis du marié le félicitent,et la jeune femme, une fois mariée, est reçue partout avec les mêmeségards, les mêmes honneurs que la riche héritière. On cite cesmariages-là, on en rencontre trois ou quatre de par le monde, et on ditde l’épouse : Elle est heureuse, celle-là ; elle peut se vanter d’êtrenée coiffée ; d’autres méchants, envieux, demandent : Est-ce uneréparation ? En attendant, la nouvelle dame fait le bonheur de sanouvelle famille. Plusieurs,... mais celles-ci étaient jeunes filles dutemps de la première révolution, fières de leur nom, de leurs ancienstitres, attendent, ou ont attendu la vieillesse en faisant du filet,végétant, vivotant à l’aide d’une petite pension que possèdent leursparents ; elles ne songent pas à se tirer d’affaire ; leurs parentsmeurent, et les infortunées paient leur imprévoyance par des années demisère, de douleur et de repentir. Mais le plus grand nombre desdemoiselles de notre siècle, nobles ou roturières, élevées à la cour oudans l’humble maison du bourgeois, laides ou brillantes d’attraits,nées avec de l’esprit ou n’ayant que du simple bon sens, se sentant uneinclination prononcée pour une chose, ou n’ayant que de la bonnevolonté, toutes cherchent à se donner un talent, à se procurer un état,à conjurer le sort ; toutes tentent la fortune, bravent leur mauvaiseétoile, désirent, cherchent, trouvent une industrie ; courageusesfemmes, rien ne les rebute ; elles ont bien vite oublié la mollesse deleurs premières années, le luxe de leur enfance ; mais, hélas ! queleurs ressources sont bornées !... combien peu elles ont à choisirleurs chances de bien-être ; si elles se décident à travailler àl’aiguille, à peine gagnent-elles pour leur modeste entretien ; labroderie, art charmant, le premier des talents pour une femme, estaujourd’hui prostitué ; ce n’est plus un état ; après une journéeentière passée sur son ouvrage, quand le soir elle peut à peinedistinguer les objets, tant ses yeux sont fatigués, la meilleurebrodeuse est contente, si elle peut se dire : J’ai gagné un franc,cinquante centimes.... Ainsi des autres ouvrages de mains. Les moralistes, les hommes qui écrivent pour la jeunesse, remplissentleurs livres d’histoires de jeunes personnes qui ont commencé à fairedes chemises, et qui, deux ans après, ont un atelier pour l’exportation;... de brodeuses qui deviennent de riches lingères ; de simplesouvrières, tenant aujourd’hui des magasins plus beaux que ceux demademoiselle Victorine, ou de madame Palmyre. Que Dieu bénisse ceshommes, et les récompense de leurs bonnes intentions ; ils ont vouluencourager ces pauvres jeunes filles qui ont de l’ambition aussi bienque leurs frères ; ils les aident à passer sans regret tant de nuitsqui, à ce qu’elles croient, les acheminent vers l’heureux moment oùelles seront à la tête d’une trentaine d’ouvrières.... Grand bienarrive à leurs écrits et à eux.... Mais ils ont avancé des chimères ;ils ont vu les objets par le verre grossissant. Dans ce siècle-ci, labrodeuse reste brodeuse, tant qu’elle a une bonne vue ; l’ouvrière enchemises fait toujours des chemises ; et, pour avoir les magasins demademoiselle Minette, il faut plus que de l’intelligence, il faut del’argent, beaucoup d’argent ; le siècle est comme cela ; qu’y faire ? Il reste donc deux chances, le commerce et l’instruction. Si j’avaisencore dix-huit ans, que j’eusse à choisir, je n’hésiterais pas : lecommerce peut seul présenter un avenir d’espérance, il peut seul fairerêver des illusions, tout morcelé, tout abattu, tout mort qu’il est ;il a en lui un principe de vie, une animation, qui peut faire toutattendre ; et cependant peu de jeunes personnes nées pour ne rienfaire, et obligées de travailler, se mettent dans le commerce ; il fauty avoir vécu, y être habituée pour l’aimer ; et les filles de marchandssont rarement dans la position dont je parle ici ; ou leur père atoujours prospéré, alors elles se marient richement ; ou il n’a faitque pour élever sa fille, et, dans ce cas, celle-ci s’est toujourshabituée à l’idée qu’il fallait d’abord être chez les autres, puis,ensuite, revenir dans la maison paternelle, épouser un des commis,succéder à la boutique de son père, et faire bouillir son pot-au-feu àla cheminée où a cuit, depuis trente ans, celui de la famille. Quantaux bonnes mères qui ont été élevées au coin du feu, elles craignentpour leurs filles les engelures qu’on attrape dans un magasin froid ethumide ; elles craignent de les savoir couchées seules dans une chambreau quatrième ; elles craignent de les voir courir la rue Saint-Denis,un carton sous le bras ; elles craignent l’élégant flâneur qui lesregarde le soir aux carreaux ; elles craignent le babil de leurscompagnes, les plaisanteries du commis... Tendres mères, que necraignent-elles pas !... Bref, on met rarement dans le commerce unedemoiselle élevée dans la bourgeoisie. La grande ressource, le point de mire de tous les parents, l’immenseabîme où viennent s’engloutir tant de médiocrités, tant de talents,tant de beautés, tant de traits repoussants, la comtesse qui n’a plusque son titre, l’héritière ruinée, c’est l’instruction ; il n’y a quecela, on ne pense qu’à cela ; et, quand une fois on a obtenu sondiplôme de premier, de second, de troisième degré, qu’on est reçueinstitutrice, tout est accompli ; on n’a plus rien à désirer ; la vien’est plus qu’*un jour de fête*, et l’avenir se présente à nous riantet serein comme un beau jour de printemps, comme une page de Pindare oude Chaulieu (je suis obligée d’aller chercher mes exemples un peu loin,les poésies de nos jours n’offrent que les orages de l’été, les tristes tempêtes des équinoxes) ; aussi, quand la première enfanceest passée, toutes les études sont dirigées vers ce bienheureuxdiplôme, qui vous met à même de faire une éducation particulière, dedonner des leçons, ou d’être sous-maîtresse dans une pension ; or,comme bien des gens ignorent ce que c’est qu’un diplôme (pour unefemme), je vais l’expliquer. Il existe à Paris une dame qui n’a d’autreemploi que de visiter les cahiers des jeunes postulantes à l’ordre desinstitutrices ; de les interroger ensuite (les institutrices) sur leursavoir-faire, et de constater à messieurs du jury de l’Instructionpublique que mademoiselle une telle est à même de passer ses examens ;dans ce cas, elle se présente devant un, deux (de mon temps ils étaienttrois) de ces messieurs, écoute les questions qui lui sont faites, et yrépond de son mieux. Il y a trois sortes de diplômes ; le premier estcelui des maîtresses d’étude et des maîtresses d’école ; il consiste àavoir fait des extraits d’histoire sainte, de grammaire,d’arithmétique, et d’avoir bien répondu sur ces trois choses ; alorsvous pouvez vous placer pour tenir une classe d’enfants, une écoleprimaire ; mais je vous préviens qu’avec ce diplôme il est permisd’écrire ainsi : « Madame, je vous remercis des démarches que vous avezfaite pour moi, je n’oublirai jamais votre bonté. » Ne vous y fiez doncpas. Le second est un peu plus présentable ; on ajoute au premierl’histoire de France et la géographie ; avec celui-là on peut mettrePENSION sur la porte de son établissement, nourrir et coucher lesjeunes personnes ; mais aussi on est tenue de pouvoir rectifier lebillet ci-dessus..... Mais le *nec plus ultra* des diplômes, c’estcelui des institutrices ; ne l’obtient pas qui veut ; car, pour leposséder, il faut une instruction réelle, de longues et bonnes études ;il faut plus que des mots, il faut du fonds ; je connais maint jeunehomme, qui a fait sa rhétorique, qui étudie la philosophie, et quiserait fort embarrassé s’il s’agissait de répondre comme le doit fairel’institutrice en espérance. L’histoire ancienne, celle du moyen âge,toutes les histoires modernes doivent lui être familières ; il fautqu’elle connaisse la littérature française et étrangère ; être presqueaussi forte, en cosmographie, que M. Azaïs, et pouvoir tenir tête àCondillac, s’il vivait encore, pour la logique et la rhétorique ; siune dame, munie d’un pareil diplôme, se présente pour élever vosfilles, vous pouvez les lui confier, elle sait beaucoup. Une de mesélèves, mademoiselle A. F., a obtenu, à seize ans, le titred’institutrice ; c’est la plus jeune inscrite sur le registre ; cen’est point une vanité de ma part de la citer ici ; c’est un hommagerendu à cette aimable et studieuse enfant. Donc, lorsque vous êtesmunie de ce passe-port, il ne reste plus qu’à en faire usage ; et nousavons vu qu’on peut en tirer trois partis. Avec de bonnes jambes, une forte santé, une santé à l’épreuve de lapluie, de la neige, du vent, de la gelée, des grandes chaleurs, ondonne des leçons au cachet, quand on en trouve ; de cette façon onreste indépendante ; on peut avoir un chez soi et une volonté ;recevoir ses amis ; aller les voir quand bon vous semble ; trouverblanches les choses blanches, et noires les noires ; oh ! cette facultéd’être libre, quoique pauvre, vaut bien quelques ondées reçues sans semettre à couvert, quelques coups de vent donnant des fluxions ;malheureusement tant de femmes le pensent ainsi, qu’il y a, j’en suissûre, dans Paris, plus de maîtresses au cachet que d’élèves pour endonner ; maîtresses de musique, de chant, de dessin, de peinture,d’instruction, de broderies, etc., etc... et je les ai placées là,suivant l’ordre hiérarchique qu’elles occupent dans la sphèrepécuniaire ; si l’on donne un franc à la maîtresse de broderie,l’institutrice en aura deux, l’élève de David trois, celle duConservatoire quatre ; cela tient encore au siècle ; on dépensera centfrancs pour faire apprendre à sa fille à défigurer une sonate deBeethoven, et on ne veut pas que toute la partie scientifique coûteplus de cent écus ; cependant l’institutrice ne fait pas qu’ornerl’esprit, elle forme le coeur, elle inculque à son élève de bonsprincipes ; elle lui apprend qu’on doit chérir ses devoirs ; elle ladispose, sans y songer peut-être, à devenir un jour une tendre épouse,une bonne mère de famille ; elle doit nécessairement influer sur toutl’avenir de celle qui lui est confiée ; et pour cela on paie toujoursassez... O civilisation ! la plus lucrative, la plus agréable, la moinsfatigante de toutes les branches institutiales, c’est d’être dans unefamille, pour élever une ou plusieurs demoiselles ; comme il n’y aguère que les personnes d’un haut rang, les personnes riches quiprennent une gouvernante, cette dernière est ordinairement comme un coqen pâte (qu’on me permette cette expression vulgaire) dans la maison oùelle a le bonheur d’être placée ; elle a une femme de chambre, un joliappartement, sa place dans une bonne voiture ; elle reçoit des cadeauxcharmants, va aux Italiens, voyage en été, voit le monde et une sociétéchoisie ; elle reçoit des appointements qui lui permettent d’être miseavec goût, d’aider sa famille, et de faire encore quelques économies ;c’est assez, c’est même trop si elle n’aime de la vie que les douceurs; si elle a une âme commune, si elle n’a jamais senti que le régimeféodal était laid à faire peur ; c’est moins que rien, si son coeur estplacé bien plus haut que sa fortune, si elle a cette fierté, compagneinséparable d’un noble caractère ; ce qui est tout alors, ce sont cessoins, ces attentions, cette délicatesse, ce respect au malheur dont sedispensent trop souvent ceux qui croient remplir plus que leur devoirenvers l’infortunée qu’ils ont chez eux, quand ils lui ont donné cinqou six robes par an, qu’ils l’appellent mademoiselle, en lui faisant larévérence quand elle entre ; qu’ils ont recommandé à leurs enfantsd’être bien obéissants envers elle : ils ne voient pas que souvent ilsl’abreuvent d’amertume et de dégoûts ; ce n’est pas leur faute, ils nese doutent pas qu’elle souffre ; car ils sont bons et seraientdésespérés que quelqu’un chez eux, près d’eux, fût à plaindre ; leursdomestiques, leurs ouvriers les adorent ; ce sont de si dignes maîtres! si généreux, si humains ! et pourtant la pauvre petite qui dîne àleur table, qui reste au salon quand il y a du monde, pleure presquetoujours en se mettant au lit ; eh ! pourquoi, vont demander la plupartde mes lecteurs, que lui manque-t-il ? elle est bien difficile si ellene se trouve pas heureuse ; je n’en demanderais pas tant pour mafille... Peut-être a-t-on raison de penser ainsi ; peut-être moi et maprotégée sommes-nous trop susceptibles ; il faut se ployer au malheur ;il ne faut pas être si superbes quand on vit chez les autres ; j’aihonte moi-même de vous dire ce qui la tourmente, ce qui souvent laréveille la nuit, ce qui, au milieu de son appartement doré, de safraîche toilette suspendue près de son lit, lui fait regretter sachambre de jeune fille, et sa petite robe de mérinos ; c’est si peu dechose à être raconté, et cependant... Ah ! mademoiselle, que vouscontribuez à nous faire peu regretter la personne qui était ici avantvous ! quel mauvais ton !... combien peu elle savait vivre !...Croyez-vous que, quand nous sortions, ma fille et moi, en voiture avecelle, elle se plaçait toujours au fond !... La mère des élèves estmalade ; l’aimable institutrice, assise au pied de son lit, lui fait lalecture ; arrive une parente, elle s’approche de la dame, s’informe desa santé, puis lui parle bas ; la jeune fille, pour ne pas gêner,continue à lire ; elle est interrompue par ces mots : Mademoiselle***,voulez-vous me faire le plaisir d’aller une minute près du feu ? j’aiquelque chose à dire à madame... Près du feu !... c’est la seuleoccasion alors où elle peut prendre la place d’honneur, se mettre dansle fauteuil du coin ; dès qu’il arrive quelqu’un elle doit le rendre ;et si elle entre une autre fois, et qu’il soit pris, personne ne le luioffre. A table, en famille, madame sert son mari, l’institutrice, lesenfants, puis elle ; quand il y a du monde, elle envoie le potage àtoutes les dames... à toutes.... l’institutrice seule est exceptée ;elle attend, pour être servie, que les messieurs aient leur assiette, àmoins que son voisin, en pensant que c’est une femme, ne la pried’accepter celle qui lui était destinée, à lui... Une autre fois, lehasard lui fait entendre ces mots : « Cela n’empêche pas, madame,qu’elle n’est pas plus que moi ici ; vous la payez pour élever vosdemoiselles, vous me payez pour vous habiller ; il n’est pas moins vraique nous attendons toutes les deux notre mois avec impatience, et quenous n’avons que cela pour vivre... » Et vous croyez qu’une pauvrejeune fille n’a pas quelquefois sujet de pleurer ; vous croyez qu’il nefaut pas bien des loges aux Italiens, bien des gracieuses toilettes, dejolis colifichets, pour faire oublier ces blessures à l’amour-propre,ces riens qui ressemblent à des piqûres d’épingle, sans cesse répétées!... Cependant il n’est pas de règles sans exceptions ; et je saisplusieurs familles où celle à qui on confie le soin d’élever sesenfants, est elle-même regardée comme une autre enfant ; on l’estime,on l’honore ; qui donc, alors, oserait lui manquer ?... Honneur à cesfamilles ! Quoi qu’il en soit, les éducations particulières, avec leursdésagréments et leurs vexations, sont regardées comme ce qu’il y a demieux dans le genre ; et celles qui sont assez heureuses pour enobtenir, s’en félicitent avec leurs compagnes. Les sous-maîtresses ont moins d’humiliations de ce genre à craindre :la plupart des maîtresses de pension ont commencé à enseigner chez lesautres ; elles sont elles-mêmes dépendantes, elles n’ont point demorgue, elles traitent avec affabilité leurs subordonnées. Nepartagent-elles pas les mêmes dégoûts, les mêmes ennuis ? N’ont-ellespas aussi à redouter le mécontentement des parents ? Ne sentent-ellespas surtout le besoin d’épancher leur âme pleine de tristesse,rassasiée d’injustices, dans le sein de quelqu’un qui les entende ? Etnul ne peut comprendre ce qu’on éprouve d’ennui, de désagréments, cequ’on supporte de caprices et d’absurdités en élevant les enfants desautres, à moins d’y avoir passé, d’avoir vu cela de près : quellesingulière manière d’agir ont les uns ; quelle sévérité demandentceux-là ; quelle faiblesse déplacée ; quelles prétentions exagérées !On vous remet une enfant souffrante et délicate, sans moyens ; on voussupplie de la ménager, de ne pas trop exiger d’elle : elle ira bientoute seule, quand elle le pourra ; la pauvre petite, elle ne demandequ’à travailler ! surtout point de punitions ; rien qui puisse, enblessant sa fierté, humilier son âme.... Vous suivez de point en pointce qui vous est ordonné... Au bout de trois ans, cette enfantstudieuse, ardente, douce et sensible, n’a voulu rien apprendre, nesait rien, vous a fait tourner la tête par son mauvais caractère, parses sottises ; et un beau jour, la mère arrive, vous accable dereproches, et vous retire sa fille, en vous accusant de lui avoir faitperdre son temps, d’avoir paralysé ses moyens, enfin d’avoir abusé dela confiance qu’on avait eue en vous... Vrai, cela est tuant, celacrispe et irrite..... Eh bien ! il n’y a que vos sous-maîtresses quisentent cela comme vous. Or donc, vous leur en parlez ; et rien quecela les dédommage de beaucoup... Elles en ont bien besoin, les pauvresfemmes ! Ce n’est pas trop d’une heure de contentement par semaine,quelquefois par mois, pour tant de jours de travail, de fatigue et depatience, pour cette jeunesse passée avec de petits êtres, maussadespour la plupart, bruyants, ennuyés, n’ayant que de la mauvaise volonté,et, par-dessus le marché, impertinents et raisonneurs. Qu’on ne me disepas que ce portrait est chargé, qu’il est fait avec partialité ; j’enappelle à toutes les personnes qui se sont occupées d’éducationpublique, qui ont été maîtresses d’étude : n’est-ce pas ainsi que sontfaites presque toutes les élèves ? J’ai passé sept ans dans deuxpensions ; j’ai observé bien des petites filles pendant ce temps ; etterme moyen, sur vingt, quinze sont gâtées ou d’un mauvais naturel,enfin insupportables ; trois ne font ni bien ni mal, et deux vous fontaimer l’état : voilà pour le caractère... Sur vingt, six ne sontpropres à rien : autant vaudrait instruire l’automate de M. Robertson ;six pourraient quelque chose, et ne veulent guère ; cinq apprennenttout juste ce qu’il faut qu’elles sachent ; et trois vous font honneur.Je défie qu’on me démente dans ce calcul ; et voilà pour qui uneaimable et spirituelle femme est forcée, par la nécessité et le besoin,de sacrifier ses premières années, ses années d’espérance ! Ce n’estplus quatre, cinq, six jours qu’elle donne à cette jeunesse sidécourageante, c’est tout ; le matin, le soir, à midi, elle les a là,elle en est entourée ; elle dîne, elle dort, elle se repose au milieud’elles ; elle est sa récréation, ses études, ses pensées ; jamaisseule !.... Pour réfléchir, se reconnaître un instant, elle prend surson sommeil ; fort heureuse quand il n’est pas encore troublé parl’insomnie ou l’indisposition d’une des élèves qui dorment dans la mêmesalle qu’elle.... Il est un moment bien triste dans la vie d’une sous-maîtresse, un jourqu’on pourrait mettre au nombre des jours malheureux ; je ne parle pasde celui où elle quitte pour la première fois une bonne et tendre mère,le père qui l’a instruite, la maison qui l’a vue naître, où elle arrivedans une pension, où elle se voit entourée d’étrangères, où une viegrave, triste et monotone commence pour elle ; alors elle est encoreétourdie : on l’entoure, on la flatte, on l’instruit doucement de cequ’elle a à faire ; elle peut se croire en visite... Ce n’est pas cela; c’est au bout de la semaine, le dimanche suivant, par exemple, aprèsêtre revenue de la grand’messe : ses compagnes de travaux sont sorties,la maîtresse de la maison a du monde : elle est de garde ; c’estl’hiver, il pleut, le jardin est fermé, et les élèves sont confinéesdans une classe où elles ne savent que faire et s’ennuient ; lespetites jouent aux osselets, vont et viennent, crient, sautent, etimpatientent à force de remuer ; les moyennes chantent pour tuer letemps, ou bien se chamaillent ; les grandes, désolées de ce que cen’est pas leur jour de sortie, bâillent et causent entre elles, neparlant pas à leur nouvelle maîtresse qu’elles connaissent à peine.Celle-ci est là, assise au milieu de ce brouhaha auquel elle n’est pasencore accoutumée, de ce mouvement, de cette pluie qui tombe, de cescarreaux blanchis pour qu’on ne puisse pas voir dans la cour. Elletient un livre : de temps en temps elle dit à haute voix : « Paix donc,mesdemoiselles ! un peu de silence, on ne s’entend pas ! » puis ellereporte sa vue sur son livre. Demandez-lui ce qu’elle lit ; la pauvrepetite ! ses yeux sont bien trop remplis de larmes ; son coeur est bientrop gros pour qu’elle sache ce qu’elle fait. Elle se rappelle que,l’année d’avant, à pareille époque, le dimanche aussi, il y avait uneréunion de famille chez une de ses tantes ; elle dansait ; on avaitfait des charades, elle était rentrée ayant mal à la tête à forced’avoir ri... Et aujourd’hui !... aujourd’hui, c’est encore le jour deréunion chez sa tante ; sa mère y est, sa jeune soeur aussi : on ydansera, on y fera des charades ; et elle !.. En vérité, si desdimanches comme ce premier-là revenaient souvent, il faudrait enmourir. Eh bien ! pour tant de mal, tant de soins, tant deresponsabilité, une sous-maîtresse gagne par an, deux, trois centsfrancs (quatre cents, si elle tient une grande classe). Elle restedeux, quatre, dix ans, sans espoir d’augmentation ; elle vieillira dansla maison, toujours avec ses cent écus, et on n’aura même pas eu laprécaution de lui faire une retenue, pour qu’elle ait la retraite desinvalides quand elle aura perdu la jeunesse et la santé. Ceci esttriste, allez-vous dire ; il faut que les chefs d’institution soientbien égoïstes pour ne pas récompenser celles qui partagent leursdifficiles travaux.... Hélas ! ce n’est pas leur faute, elles ne sontguère plus favorisées : la concurrence est si grande !... et puis, cen’est pas la maison la mieux tenue qu’on cherche pour y mettre sa fille; c’est la moins chère : six cents francs est un prix exorbitant !Paris fourmille de maisons qui prennent les élèves à cinq et même àquatre cents francs. Comment est-il possible, je le demande, pour ceprix, de pouvoir nourrir, blanchir, chauffer, loger, éclairer etinstruire des enfants ? Peut-on leur donner une nourriture saine, desclasses et des dortoirs commodes, des maîtres habiles ? Peut-on choisirdes sous-maîtresses, quand on se voit forcé de les payer un peu moinsque des bonnes d’enfants ? Des parents imaginent-ils sérieusement qu’onsoigne leurs filles dans ces pauvres et petites maisons ? La volonté nemanque pas ; mais encore faut-il pouvoir ; je laisse de côté celles quiravalent l’état par faiblesse ou par besoin, et qui acceptent cent écuspour défrayer de tout une petite fille de huit à neuf ans. Je vaisprendre mon exemple dans une de ces maisons si communes, où l’on nedemande que cinq cents francs ; ce qui fait vingt-sept sous par jour.Vous supposez bien que votre enfant, qui est au grand air, mange unelivre et demie de pain par jour, en quatrerepas............................................................... 6 sous. Deux sous devin........................................................ 2 Du lait ou des fruits, pour déjeuner etgoûter.............. 2 En comptant huit sous pour la viande et les légumes, au dîner et au souper, je mets l’ordinaire un peu moins cher que celui des maçons, dans la rue de la Mortellerie.................................................................. 8 Dans les écoles, les enfants donnent six francs l’hiver pour se chauffer ; moi je mets pour le chauffage etl’éclairage............................................... 2 En comptant trois sous pour le loyer, et calculant sur quarante élèves, on n’aura qu’un total de 2,160 fr. par an ; il est impossible de se procurer, pour ce prix, une maison vaste, un jardin ;n’importe........................ 3 ____ TOTAL.......... 23 Il reste donc quatre sous pour les faux frais et l’éducation : enconscience, ce n’est pas trop ! Faut-il, pour ce prix, se procurer lespremiers maîtres de Paris ? avoir un professeur à cinq francs lecachet, un maître d’écriture à trois ? Et les sous-maîtresses, lesdomestiques, les réparations ? Zénon disait un jour à un sot Athénien,étonné qu’il demandât, pour instruire son fils, la somme suffisante àl’achat d’un esclave : « Eh bien ! achète-le, et tu en auras deux... »Que dirait-il de nos jours ? car ces mêmes parents qui marchandent, quiliardent (qu’on me pardonne cette expression) une institution, neregardent pas à donner trente francs pour une partie de campagne, plusmême pour un chiffon souvent destiné à parer l’enfant orgueilleux quivient étaler cette parure de luxe dans la maison où il est presquenourri par charité.... Qu’on me pardonne ces détails qui sortent de mon sujet ; mais je n’aipu résister au désir de faire connaître l’injustice de certains parents: heureuse si j’ai pu venger ainsi mes dignes collaboratrices ! Eh bien! que veut-elle que je fasse à tout cela, diront mes lecteurs, aprèsavoir lu ce trop long article ? Est-ce ma faute à moi, si tant dejeunes personnes sont sans fortune ?... Mais je suis bien aise designaler un des malheurs de notre siècle, de notre pays surtout,malheur d’autant plus grand, qu’il est moins plaint : car on déplore lesort des artistes sans occupations ; on console l’homme à talentméconnu ; on encourage le légiste sans cause, le médecin sans clientèle; le littérateur peu fortuné se venge en lançant ses sailliesspirituelles contre le financier opulent : mais pas une ligne n’a étéexprimé en faveur de cette nombreuse et intéressante partie de lasociété, qui mérite tant, sans espérer même les honneurs du triomphe. Je me résume. N’avoir rien est aujourd’hui un très-grand malheur ; nerien faire pour avoir quelque chose, une sottise ; espérer beaucoupquand on a peu, une illusion de jeunesse dont les années détrompent ;se jeter à corps perdu dans l’éducation, comme dans un port assuré, unefausse spéculation ; c’est entrer dans une impasse ; mais, quand on yest, il faut s’en tirer le mieux possible. Si donc vous aimez votreliberté, donnez des leçons au cachet ; si vous tenez à vos aises, quevous ne rejetiez pas des chaînes dorées, mettez-vous institutrice dansune riche maison ; si une vie régulière et laborieuse ne vous effraiepas, faites-vous sous-maîtresse : il y a quelques roses cachées sousles épines ; cette aimable enfant qui économise pour vous offrir unbouquet le jour de votre fête, celle-ci qui pleure de regret en vousquittant, quoiqu’elle rentre dans sa famille, et ces petites causeriesavec vos compagnes, ces riens dont on rit ensemble, cette tranquillitéde conscience, cette innocence de moeurs, ah ! tout cela a bien son prix! et je me surprends quelquefois regrettant le temps où je recevais,chaque premier du mois, trente-trois francs trente-trois centimes. VINECOLLIN. |