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COQUILLE, François : LaFruitière(1840). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (28.III.2006) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 1 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. LaFruitière par François Coquille ~ * ~QUANDon s’est promené dans Paris, et que l’ona passé en revue ces boutiques étincelantes dedorure, aux marbres précieux, aux glaces richementencadrées, véritables salons où lechaland confus n’ose pas entrer, et dont ils’éloigne avec son argent, ons’arrête avec plaisir devant le modeste étalagede la fruitière.Rien n’est plus frais, et ne repose plusagréablement les yeux et la pensée. Malgré le désordre apparent de l’humbleboutique, un ordre secret a présidé àl’arrangement des fruits et des légumes. Ilspendent en grappes, se réunissent en gerbes,s’élèvent en pyramides, ou gisentconfusément épars. Des carotteséclatantes, des oignons,et de longs poireauxverts et blancs encadrent la devanture commed’une riche guirlande. Plus bass’étalent, suivant la saison, des bottes de navets oud’asperges,des aubergineset de gros chouxcabus qui contrastent avec leurs frèresaristocratiques, les élégants choux-fleurs.Derrière cette espèce de remparts’abritent tour à tour les petits pois,les haricotsdans leur cosse fragile, les cerises,les groseilleset les framboises; tandis qu’en dehors, près de la porte,un potiron,gardien muet et peu vigilant, pose gravement sa masse rabelaisienne surun escabeau boiteux. A ces produits de nos climats que manque-t-il, pour êtreadmirés, qu’une origine exotique ? Et pourtant lestropiques, si fiers de leurs bananes, deleurs datteset de leurs ananas,ont-ils des fruits plus savoureux et d’un ambre plus flatteurque nos pêches et nos abricots, plus vermeils que nos pommesd’api, plus parfumés que nos fraises des bois,plus rafraîchissants et mieux colorés que nosgroseilles et nos cerises ? Tous ces trésors sont placés sousl’oeil et sous la main des passants, à laportée des voleurs, auxquels la fruitièren’a pas l’air de songer. Sa noble confiance faithonte aux précautions des autres marchands. Ceux-ci ont demystérieux tiroirs et de sombres cartons. Ils se cachent,avec leurs marchandises, derrière des grilles en fer et destreillis ; la fruitière mettrait ses fruits dans la rue.Tout lui est bon pour étalage, et sa fenêtreincessamment ouverte, et le devant de sa porte, et les chaisesqu’elle expose au dehors chargées de provisions.On la voit qui s’agite, qui passe et circule avecfacilité, et retrouve sa route à travers celabyrinthe de légumes. Si mêlésqu’ils soient, sa main sait où les prendre aubesoin, son pied ne les heurte jamais ; et d’ailleursqu’en résulterait-il ? Excepté pour sesoeufs, elle ne craint pas la casse. La fruitière est un des types de Paris. Toutefois ne lacherchez pas dans le Paris élégant. On voità la Chaussée d’Antin, aux environs dela Bourse et de la place Vendôme, des fruitièresqui se décorent du titre emphatique de verduriers ; maison n’y voit pas la fruitière. Elle nes’acclimate que dans les quartiers Montmartre etPoissonnière, Saint-Denis et Saint-Martin. Elle affectionnele Marais et les faubourgs. C’est làqu’elle pousse et qu’elle fleurit dans saluxuriante originalité. Il lui faut, comme à seslégumes, l’humidité des ruesétroites. C’est une femme qui a passél’âge moyen de la vie, d’une physionomiehonnête qui prévient tout d’abord, etd’un embonpoint assez prononcé. Ellen’est pas haute en couleurs commel’écaillère et la marchande des halles; elle n’a pas le coup d’oeil ferme, la voixmasculine, et les gestes provoquants qui distinguent cesdames. Il y a en elle quelque chose de champêtre et depotager. Femme de tête néanmoins, active etsuffisamment intelligente, ne soignant ni sa personne ni son langage,et tirant sa beauté de son propre fonds. Si sa robe ne luiserre pas trop étroitement la taille, c’estpeut-être que, n’ayant plus de taille, elle nesaurait au juste où se serrer. Elle va, les manchesrelevées jusqu’aux coudes, montrant des brasd’un rouge légèrement foncé,et affublée d’un large tablier dont on ne sauraitvanter l’entière blancheur. Elle aime tant soncostume de tous les jours, qu’elle le garde aussi ledimanche. Seulement elle croit devoir changer de bonnet. - La coquette ! On comprend qu’une telle femme, alors mêmequ’elle est mariée, n’est jamais enpuissance de mari. La loi, qui lui a fait un devoir de la soumission,s’est trompée en cela comme en mainte autre chose.Un mari de fruitière est un êtreproblématique qui existe sans doute, mais qu’on nevoit pas, qu’on ne connaît pas, et dont on ne parlepas. Vivant, sa femme l’a enterré, tant elle lecache et le dissimule sous son importance et l’ampleur de sapersonne. On prétend qu’il se meut,qu’il parle et vit comme les autres hommes. On ditmême qu’il court dès le matin aux halleset aux marchés, qu’il achète ettransporte chez sa femme les divers articles de soncommerce, et qu’il l’aide à nettoyercertains légumes, et à écosser lespetits pois. Nous voulons le croire ; mais, loin de donner son nomà sa femme, il perd jusqu’à sonprénom. Il ne s’appelle ni Pierre, ni Simon, niJacques ; c’est sa femme, au contraire, qui lui impose le nomde son état, Lafruitière ! C’est ainsiqu’on la désigne, et quand par hasard il estquestion du mari, on ne le connaît que sous cetitre, le maride la fruitière ! Telle est même la force de l’habitude que, sid’aventure un homme se faisait fruitier on diraitde lui la fruitière. Elle est placée immédiatement aprèsl’épicier, sur cette limite moyenne oùse rencontrent le riche et le pauvre. Elle a toutes lesqualités de l’épicier, et n’apeut-être aucun de ses défauts. Lesprétentions de celui-ci sont connues. Malgré sonair candide et débonnaire, malgré son grade desergent dans la garde nationale et sa casquette obséquieuse,il vise à l’esprit et au beau langage ; il exhaleje ne sais quel parfum colonial et aristocratique. Il est fier deson encoignurequi domine deux rues, fier des grandes maisons qui l’honorentde leur pratique, et du comptoir d’acajou dans lequeltrône superbement son épouse. Lafruitière ne connaît pas tout cet orgueil : soncomptoir, à elle, c’est une simple table ; sontrône, c’est une chaisedépaillée ; ses pratiques, ce sont les bourgeoiset les pauvres gens. Elle ne tient ni livres ni registres, etl’on n’a jamais dit qu’elle eûtune caisse. Les plus humbles entrent familièrement chez elle. Elle vendun peu cher, et surfait souvent. Mais quoi ! on ne lit pas sur sonenseigne ces mots cabalistiques : prix fixe ; on a le droit,aujourd’hui si rare, de marchander avec elle, etoù est le plaisir d’acheter quand on ne marchandepas ? Prenez-la à son premier mot ; elle sera toutefâchée et toute honteuse. Chose remarquable ! onvoit fréquemment des bouchers etdes boulangers,ces princes du commerce, condamnés pour vente àfaux poids. L’épicier lui-même, ce typed’honnêteté, subit quelquefois la honted’un jugement. La Gazette des Tribunaux,qui attache les délinquants au pilori de lapublicité, n’a pas encore inscrit le nom de lafruitière dans ses colonnes vengeresses. Elle y brille parson absence. A-t-on bien calculé jusqu’oùs’étendent ses relations, et quelle importancemorale et commerciale elle exerce dans un quartier ? Elle tientà tout, et tout vient aboutir à elle. Sa boutiqueest un centre autour duquel s’établissent et serangent les autres professions ; et, tandis quel’épicier et le marchand de vin se carrent auxdeux extrémités de la rue, elle règnepaisiblement au milieu. Les riches, qui envoient leurs pourvoyeurs auxhalles et aux marchés, se passeront de son voisinage, maisla classe pauvre et la bourgeoisie veulent l’avoir sous lamain. Sans elle le quartier ne serait pas habitable. Oùtrouverait-on les provisions du ménage, toutes ces millepetites nécessités de la vie, et les nouvelles dechaque jour, qui sont encore un besoin ? Commentdéjeuneraient la grisette, l’étudiant,l’artisan de tout état et de toute profession,sans le morceau de fromage quotidien, sans les fruits et les noixqu’elle leur mesure ou leur compte d’une mainvraiment libérale ? Le pot-au-feu despetits ménages pourrait-il se passer des carottes, deschoux, des poireaux et des oignons qui relèvent simerveilleusement le goût de la viande, colorent le bouillonet lui donnent de la saveur ? L’habitant de Paris, qui neconnaît que sa ville, qui ne sait pas comment leblé pousse, quand se font la moisson et les vendanges, suitla marche des saisons en regardant la boutique de lafruitière. Elle lui rappelle ce qu’ileût sans doute fini par oublier, que, loin de ces ruesboueuses, s’épanouissent de riants coteaux et desplaines verdoyantes. La nature parle à son coeur de Parisien; et si, par un beau dimanche, il se détermine àfranchir la barrière, ces colonnes d’Hercule surlesquelles les badauds croient lire : - Tu n’iras pas plusloin ; s’il s’écarte, et va parcourantles bois de Belleville,et les PrésSaint-Gervais ; si, dans des chemins poudreux, ils’extasie sur la pureté de l’airqu’il respire ; si, tenté par n’importequel fruitdéfendu, il tombe entre les mainsinévitables du gardechampêtre, qui le suivait pas à pas,et qui lui déclareprocès-verbal au nom de la loi et de la pudeurpublique : ces plaisirs, cette promenade enchantée, cesémotions si variées et si nouvelles, et surtoutl’aspect de laverdure, a qui les doit-il, sinon à lafruitière ? Chaque mois lui envoie ses productions. On voit paraître chezelle tour à tour l’oseille, la laitue, lesasperges, la chicorée ; puis viennent les choux-fleurs etles petits pois, ces douces prémices del’été ; les fraises et toute la familledes fruits rafraîchissants. Attendez : voici les pommes deterre nouvelles, toutes petites, toutes rondes, oudélicatement allongées. La pomme de terresuffirait seule à la gloire de la fruitière. Laboutique où l’on trouve ce pain naturel doitêtre la première parmi les plus utiles et les plushonorées. L’automne arrive les mains pleines deses brillants tributs, et l’hiver, qui ne produit rien, separe longtemps des richesses de l’automne. La neige couvredéjà les campagnes et les jardins, quel’étalage de la fruitière, ce jardinartificiel, est aussi fourni que jamais. Elle vend bien d’autres choses encore. Elle estrenommée pour le beurre, le fromage et les oeufs frais, etelle partage avec l’épicier l’honneur decultiver les cornichons, ce légume proverbial. Regardez :voilà les plumeaux et de mystérieux balais dontl’usage ne s’exprime pas ; voilà despots de toute forme et de toute couleur ; voilà des vases enfaïence plus utilesqu’élégants, et dont le besoin se faitgénéralement sentir ; et, par le plus heureuxcontraste, le bon La Fontaine trouverait encore ici : De quoi faire à Margot poursa fête un bouquet. Le petit oiseau lui-même n’y est pasoublié ; outre le mouron (quedeviendrait Paris sans mouron !), on voit suspendus en dehors de longsépis de millet, et des gâteaux circulaires, imagetrompeuse de nos échaudés. Enfin c’est la fruitière qui fournit ces petitsvases en terre cuite, dont l’étroite ouverture nesait pas rendre ce qu’elle a reçu : les tirelires. Saluez,ô vous qui ne les connaissez pas. Les tirelires, sichères à la grisette, à la demoisellede boutique, à l’enfant, àl’artisan laborieux ! Les tirelires, ces caissesd’épargnes des plaisirs innocents !Les tirelires, que la fruitière vend un sou, etqu’une femme si rangée et si économeétait seule digne de vendre. Fleurs et fruits, fromage, beurre et oeufs frais : tout cela,direz-vous, s’achète aux halles. Mais les hallessont si loin, et le temps à Paris est si cher ! La boutiquede la fruitière est une petite halle établie danschaque rue. Chaque maison y envoie chercher les provisions de lajournée, et l’hôtel orgueilleuxlui-même, quand la halle lui a manqué, se voitcontraint de recourir à l’humble boutique, ets’étonne d’y être si bienservi. Comprend-on maintenant l’importance morale de la fruitière? Nul ne vient chez elle sans y échanger quelques paroles.C’est le rendez-vous favori des servantes ; et, par elles,les secrets des ménages descendent chaque matin et arriventà son oreille. Placée sur la rue, et au pied deces hautes maisons qui contiennent un monde entier, elle voit tout,elle sait tout. Amours de jeunes filles, querelles, scandales de toutgenre, rien ne lui échappe ; et les pratiques, qui sesuccèdent sans relâche, et qui lui apportent letribut de leurs liards et de leurs nouvelles, la tiennent au courant dece qui se passe au loin, hors de son horizon et dans les quartiersavoisinants. Elle est la confidente de toutes les bonnes d’enfant.La portière ne jouit ni de son crédit, ni de saconsidération. La portière estméchante, hargneuse et notoirement indiscrète. Lafruitière est vantée pour sadiscrétion et ses sages conseils. Et puis, -n’est-ce pas une femmeétablie ? Elle écoute et parle toutà la fois ; souvent elle s’interrompt pour rangerquelque chou qu’un pied distrait adélogé, quelque gros artichaut quis’est écarté étourdiment deses compagnons. Il y a toujours chez elle une histoirecommencée, une de ces interminables histoires des Mille et une Nuits.On entre, on sort : l’auditoire féminin serenouvelle, et l’histoire continue ; elles’égare en longs détours : elle se perden mille anecdotes incidentes ; mais, à l’exempledu fameux conteur de Jeannot, c’est toujours lamême histoire. La fruitière a le coeur sur la main ; son amitiéest solide, son obligeance est éprouvée ; tousles petits services qu’elle peut rendre, elle les rend avecempressement. Bien que son commerce soit plus qu’un autre uncommerce en détail et ne supporte pas les longscrédits, elle ne laisse pas d’avancer àde pauvres voisines quelques liards et même quelques sous,elle, pour qui les sous et les liards sont des francs. Al’ouvrier indigent, à la veuve ou àl’orphelin, la brave femme fera, comme on dit, bonne mesure. -Aumône magnifique, noblement et délicatementdéguisée, dont personne ne lui sauragré, et pour laquelle elle ne recevra pas mêmeun merci; car ceux qu’elle oblige ainsi ne s’en doutent pas! Les écoliers, les gamins descarrefours qui s’arrêtent avec admiration devantles merveilles opulentes de l’épicier, contemplentavec une convoitise plus naturelle et mieux sentie les bonnes chosesque vend la fruitière ; souvent même ilsorganisent de petits vols à ses dépens : mamaraude réussit presque toujours, et les voilàqui fuient, en se pressant d’anéantir le corps dudélit. L’épicierdépêcherait son garçon àleurs trousses ; il s’élanceraitlui-même après eux, en dépit de sagravité, et, d’un air formidable, il lesconduirait au violon.La fruitière, avertie trop tard, accourt, commel’araignée, du fond de son domaine, etapparaît, les deux poings sur les hanches et le bonnetlégèrement posé de travers : ellecrie au voleuret àla garde, et poursuit les maraudeurs de sa voixglapissante. Si un voisin officieux parvient à les attraperet les amène tout confus devant leur juge, elle les charged’imprécations ; elle leur préditl’échafaud, et finit souvent par les renvoyer avecun bon sermon et une poignée de cerises. Qui comprendra les joies, les soucis de cette existence paisible,où tous les jours se ressemblent, où lescontre-coups des plus grandes convulsions viennent s’amortir? Napoléon prétendait qu’il y avaitpeut-être, dans quelque coin de Paris, un êtreisolé qui n’avait pas entendu le retentissement deson nom. Eh bien ! la fruitière, qui sait tant de choses dela vie usuelle, ne sait presque rien desévénements politiques ; biendifférente de la portière sa voisine, qui a lesprétentions et le savoir d’un hommed’état. Parfois, dans ses heures dedésoeuvrement, elle emprunte à celle-ci unemoitié de vieux journal. Elle lit rarement, et ne sut jamaisbien lire ; elle épelle donc à grand peine, et enestropiant les mots : elle ne comprend pas beaucoup ; maisc’est sans doute la faute du journal ; et puis la fin de laphrase ou de la page lui expliquera ce qui lui semble obscur etincohérent. La phrase finit, la pages’achève, et la lectrice n’a recueillique des termes étranges, des noms qu’elle aentendu prononcer, mais dont elle ignore l’histoire. Lasseenfin et découragée, elle abandonne cet exercicefatigant pour ses yeux et pour son intelligence, et en revientà son vieux livre de prières, livrequ’elle sait par coeur, ce qui ne veut pas direqu’elle le comprenne. Qu’importe au surplus ?où l’esprit manque, le coeur suffit. Elle sort rarement de sa boutique : tant de monde s’y donnerendez-vous, qu’elle a toujours compagnie. Le dimanche, quandun beau soleil a séché les pavés, lafruitière, assise devant sa porte, tient salon dans la rue,à l’ombre des hautes maisons et à lafraîcheur des bornes-fontainesqui coulent en petits ruisseaux. Tout en discourant avec ses voisins,elle jette un regard de complaisance sur son jardin potager. Qued’autres courent à la barrièreet se ruinent en danses et en plaisirs de toute sorte ; ses jouissancesà elle sont plus intimes. Trouver, découvrirune belle partiede légumes ; pouvoir exposer des prunes mieuxcolorées, des oeufs plus gros, des choux plus massifs ;mettre devant sa porte, comme une enseigne, quelque potiron monumental,que l’on se montre du doigt, dont on parle dans le quartier,et à l’aspect duquel les curieux ébahiss’arrêtent avec respect : voilà sa joie,son orgueil, son triomphe, ce qu’elle aime à voiret à entendre. Faut-il qu’un si beau caractère ait ses taches etses défauts ! elle est jalouse : elle a le coeur de César,et ne veut pas être la seconde dans sa rue. Les primeurs,qu’une rivale parvient à étalerquelques jours avant elle, l’empêchent de dormir.Ces boutiques ambulantes de légumes, ces petits comptoirsimprovisés sous les portes cochères et devantles allées,et qui ne payant ni loyer ni patente peuvent vendre àmeilleur marché, contristent la fruitière et luicausent des déplaisirs mortels. Elle incrimine lecommissaire de son quartier, les agents de police et môsieurle préfet de police lui-même, et dansl’excès de la passion elles’écrie : « Sij’étais gouvernement !.... » On lui reproche encore de se livrer immodérémentà l’interprétation des songes, et de sedemander chaque matin, après de longs efforts demémoire : Ai-je rêvé chien, chat oupoisson ? - Ne rions pas trop de cette faiblesse, nous qui faisons lesesprits forts. N’est-ce pas unerécréation innocente, une source intarissabled’émotions qui ne coûtent rienà personne ? heureux qui, au milieu des tristesréalités de la vie,s’inquiète d’un songe ! Il y alà plus de bonhomie, plus de naïveté,plus de poésie peut-être que dans tout unpoëme. Eh bien, oui : malgré de trop nombreusesdéceptions, la fruitière croit auxrêves. Ne lui parlez pas, ne la questionnez pas : gardez-voussurtout de rire devant elle, et de chercher à la tirer decette humeur chagrine où elle semble se complaire. Ce jourest un jour funeste. Ses fruits se moisiront : on viendra luiéchanger une pièce fausse ; elle trouvera unepierre frauduleusement cachée dans sa motte de beurre. Aquoi ne doit-elle pas s‘attendre ? Apprenez qu’ellea fait un rêve, et qu’elle a vu quelque chosed’effrayant, dont le souvenir la poursuit ; quelque choseenfin qui la menace de tous les malheurs et qu’elle ne peutinterpréter d’une manière un peurassurante. - C’était un matou, un matou noir ! La nature de quelques-uns de ses articles ne lui permet pasd’avoir un chat, cet ami déclaré, ou,si l’on veut, cet ennemi du fromage ; car tantd’amour ressemble presque à de la haine. Elleremplace souvent le luxe d’un perroquet par un geai ouune pie,ces perroquets de la petite propriété ; oiseauxbabillards, qui lui font une concurrence redoutable. Mais, le pluscommunément, elle suspend àcôté de sa porte une cage qui renferme unchardonneret ou un serin. Le petit chanteur, bien fourni de mouron etde millet, et entouré de verdure, se croit au milieud’un jardin, et, dans cette douce illusion, il ne se tait pasde tout le jour. Il est des fêtes réservées ou lafruitière s’arrache enfin à cetétroit domaine qui est pour elle un univers ; des occasionssolennelles où elle s’aventure àvisiter les Tuileries, les musées, et, mieux encore, leJardin des Plantes. Il ne faut rien moins quel’arrivée à Paris d’uneparente à qui l’on veut faire les honneurs dela capitale.La fruitière s’est parée de ses plusbrillants atours ; son mari, cet être de raison,apparaît enfin en chair et en os, et entièrementsemblable aux autres hommes. Il est chargé d’unample parapluie rouge, et donne le bras à sa femme. Lecouple patriarcal s’avance lentement au milieu des merveillesque le progrès enfante tous les jours ; il jouit del’étonnement de la provinciale, que lavue de tant de belles choses semble pétrifier, ets’étonne lui-même àl’aspect des maisons et des trottoirsélevés et construits depuis sadernière excursion. Il reconnaît àpeine les quartiers qu’il a parcourus autrefois ; ils’égare au milieu des rues nouvelles, et se voitcontraint de demander son chemin dans Paris. Pour des Parisiensqu’elle humiliation ! Les tableaux de nos musées,qu’il s’efforce de comprendre qu’ilexplique à sa manière, lui causent plus defatigue que de plaisir. Il n’est véritablementheureux qu’au Jardin des Plantes : il se pâmed’admiration devant les ours ; il ne les quitte que pouraller à l’éléphant, et delà à la girafe qu’ils’obstine à appeler girafle ; iltressaille d’effroi au rugissement du tigre et du lion, et secommunique mainte réflexion sur laférocité de l’hyène et lenaturel licencieux du singe. Ainsi vieillit la fruitière. Peu à peul’âge a courbé sa taille et roidi sesmembres. Elle est encore rieuse et d’humeur facile ; maiselle a perdu la vivacité de ses mouvements. Qui luisuccédera ? Elle a une fille dont elle est fière,et qu’elle déclare être son vivantportrait. Simple et prosaïque en ce qui la regardeelle-même, à force d’amour maternel elledevient romanesque, et rêve pour son enfant unétat propre et sans fatigue, une vie sans travail et,finalement, un riche mariage. Les blanches mains, les doigtseffilés de son Angélinasont-ils faits pour soulever de grossiers légumes ? Non,sans doute. Aussi mademoiselle sait-elle lire, écrire etbroder. Elle sera ouvrière en robes, modiste, artistepeut-être ; elle ne sera pas fruitière, ce quieût été plus sûr. Un matin la boutique s’ouvre plus tardqu’à l’ordinaire, et l’on yvoit avec étonnement un homme qui va et vient d’unair effaré au milieu des légumes, marchant surles uns, culbutant les autres et ne sachant où trouver ceuxqu’on lui demande : c’est le mari devenu fruitière,tandis que sa femme malade s’inquiète et setourmente, et souffre moins de son mal que de lacontrariété d’être retenuedans son lit. A cette nouvelle, le quartier s’attriste ets’émeut : la rue n’est pointjonchée de paille pour amortir le bruit des passants, effortimpuissant de la richesse contre la douleur, vaineprécaution que dissipe le pied des chevaux etqu’emportent les roues des voitures ; mais les voisines, maisles bonnes amies, mais les commères de la brave femme sepressent en foule à sa porte. Elles accablent de leursquestions, elles étourdissent de leurs conseils lemalheureux mari qui ne sait à laquelle entendre. Toutes luirecommandent une recette différente, une recette infaillibledont la vertu est souveraine et qui ne peut manquer deguérir la malade : c’est un bruit, une confusion,un mélange bizarre de paroles, jusqu’àce que la troupe bruyante, cessant de s’entendre, baissesubitement la voix et se taise tout à coup, pour recommencerquelques instants plus tard. Le jour où la fruitière est rendue àses pratiques est un jour de fatigue et de joie. Il lui faut dire-ellemême et raconter de point en point, bien que son maril’ait racontée cent fois, toutel’histoire de sa maladie. L’auditoire en cornette,debout et le panier au bras, écoute avidement, et fait surles moindres circonstances de longs et savants commentaires.La Facultéelle-même en serait à bon droitétonnée. On apprend alors qu’elle estla voisine dont la recette a été suivie depréférence. Approchez-vous, prenez votre part duspectacle. Regardez cette mortelle extraordinaire, contemplez sonvisage, étudiez ses traits pendant qu’elle selaisse complaisamment admirer. Tous les yeux sont fixés surelle ; on l’envie, on lui en voudrait presque de sonsuccès. Voilà une réputation faite,voilà une femme dont on parlera dans le quartier, etqu’on viendra consulter de toutes les rues avoisinantes.Désormais sa clientèle est assurée.Elle jouie déjà de sacélébrité : elle triomphe, elle estheureuse. - C’est elle qui a guéri lafruitière ! Avertie par cet accident, celle-ci prend enfin le parti de vendre saboutique, et elle abandonne le quartier qu’elle aima silongtemps. Une autre succède à sapopularité et à son importance. C’estun grand événement dans la rue. Mais quoi ! touts’oublie. Peu à peu on parle moins del’ancienne fruitière, suivant l’usage dece monde inconstant qui ne sait pas se souvenir de ceux qu’ilne voit plus. Elle disparaît ; elle se retire auxextrémités de Paris, et s’enferme dansun petit enclos qu’elle sème et qu’ellearrose, où elle s’entoure de fleurs, oùelle cultive, sans les vendre, ces légumesbien-aimés qu’elle vendit pendant tantd’années sans les cultiver. Elle restefidèle à ses goûts et à seshabitudes, et jusqu’au bout elle est, du moins àl’endroit du chou,comme ces honnêtes lapins de Boileau Qui, dès leur tendre enfanceélevés dans Paris, Sentaient encor le chou dont ils furentnourris. FRANÇOIS COQUILLE. |