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COQUILLE,François : Lafille d’auberge (1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (23.X.2009) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. Lafille d’auberge par François Coquille ~ * ~QUOIqu’on puisse dire, l’antiquité avait du bon ! Si, parmi tant d’autres inventions, les auberges étaient inconnues desanciens, c’est que chaque maison servait d’auberge. Certes, il étaitdoux pour le voyageur, arrivant, épuisé de fatigue, dans une villeétrangère, de se voir entouré d’une foule d’amis qu’il ne se savaitpas, et qui briguaient l’honneur de l’avoir pour hôte ! On l’emmenaiten triomphe ; de belles esclaves lui lavaient les pieds, et luiprodiguaient les parfums les plus rares. La place d’honneur lui étaitréservée à table : on se fût gardé de lui demander son nom, comme d’unegrave incivilité ; et quand, le lendemain, il s’éloignait sans avoirrien dépensé, le maître du logis le reconduisait hors de la ville, et,le suivant longtemps des yeux, il lui criait encore de loin : « Merci,ô étranger, merci ! » Eh bien ! ce luxe d’hospitalité primitive, la civilisation a su leremplacer avantageusement par l’invention de l’auberge. Une auberge,c’est le foyer domestique de tous les étrangers ; c’est la table detous ceux qui ont faim, le lit de tous ceux qui sont las. On courtaussi, parmi nous, au-devant du voyageur ! on se le dispute, ons’empare de sa malle et de lui, – de sa malle surtout, lorsqu’elle estd’une dimension rassurante ? – Qu’il commande, et des esclaves luiapporteront, s’il le faut, un bain complet ; qu’il dise un mot, et lesmeilleurs vins, les mets les plus recherchés lui seront offerts.Maîtres et serviteurs s’empressent à sa voix, ils s’étudient à lecontenter et à lui plaire ; ils lui sourient sans cesse, ils semontrent heureux de sa présence, ils voudraient le gardertoujours........ Mentionnons seulement deux petites formalités que nepratiquaient pas les anciens : on lui demande son passe-port quand ilarrive, et on lui présente une carte à payer quand il part. La condition première, le complément indispensable d’une auberge, c’estla fille d’auberge. La fille ! ne lui cherchez pas d’autre nom. Vieilleou jeune, laide ou jolie, fille ou femme mariée, peu importe ! Elle aquitté jusqu’à son nom de baptême, par égard pour le voyageur :attention délicate qui épargne à celui-ci un grand travail d’esprit etde mémoire. Il peut parcourir la France entière, et s’arrêter dans centhôtels différents ; il y aura toujours quelqu’un qui répondra à savoix, quand, de ce ton impérieux que l’on prend hors de chez soi, ilcriera : La fille ! D’où vient que Paris a relégué la fille d’auberge en province, et que –le garçon – règne sans partage dans nos cafés, nos hôtels et nosrestaurants ? A Dieu ne plaise que je ferme les yeux aux qualités de cedernier. Ses cheveux, coupés ras et soigneusement rabattus sur sestempes, sa cravate, d’une entière blancheur, comme celle d’un médecin ;sa veste ronde, ses bas et ses souliers, donnent à sa personne unedistinction que je suis forcé de reconnaître. Qu’il soit moins bavard,moins lent, d’un service plus commode que la fille, j’en conviens ;qu’il conseille plus sagement, et disserte avec plus de profondeur surle menu de la carte et les provisions de l’étalage, je le veux encore ;mais il est si froidement attentionné, si insolemment poli, siégoïstement dévoué ! son amabilité choque, ses grâces fatiguent, sessoins repoussent. Sa perfection est un composé de défauts. La fille d’auberge, qui a des prétentions moins élevées, plaîtdavantage. Elle est curieuse, distraite, négligente ; elle vouslaissera vous morfondre près d’un dîner qui refroidit, pour se mêler àun commérage, pour voir défiler la parade dans la rue ; mais du moinselle vous sourira au retour, elle fera attention à vous, vous serezquelque chose pour elle ; vous lui plairez ou vous lui déplairez, et,en dépit de votre orgueil et de votre aristocratie, le sentiment de sabienveillance vous occupera, vous tiendra compagnie. Demandez aux Anglais qui viennent s’épanouir un peu au soleil de Paris: les Anglais ne connaissent chez eux que la fille d’auberge. Le garçonest une de ces curiosités qu’ils regardent sans les comprendre. On saitce mot naïf d’un gentleman toutjeune, et qui, n’ayant rien vu, ouvrait des yeux étonnés àl’aspect d’un garçon de restaurant. « Gârçon,disait-il avec cet air grave d’un homme qui s’est longuement consultésur un cas difficile ; gârçon! - Voilà, monsieur, voilà ! - Gârçon.....étiez-vous le fille ? » C’est à la fille d’auberge surtout qu’on peut appliquer cette variantedu proverbe – Dis-moioù tu sers, et je dirai qui tu es. – Entre la grossepaysanne de cabaret et cette créature si alerte et si découplée desgrands hôtels et des tables d’hôte, quelles nuances diverses, quelscontrastes de langage et de manières ! Elles ne se ressemblent pas ; etpourtant, comme les nymphes de Virgile, elles ne diffèrent entre ellesqu’autant qu’il convient à des soeurs. Facies non omnibusuna, Nec diversa tamen, qualem decet esse sororum. Voici d’abord venir la fille d’auberge de village. Ne faites pasattention à ses bras rouges, ou que ce soit pour en admirer la vigueurtoute masculine. Sa figure est haute en couleurs, ses cheveuxs’échappent en touffes désordonnées de dessous son bonnet, son bonnetlui-même est trop souvent posé de travers ; ni le goût ni la propretén’ont présidé à sa toilette. Pendant tout le cours de la semaine, lafille se couvre et ne s’habille pas. Quant à son caractère, interrogeons la maîtresse du logis. Celle-ci sefait toujours un plaisir d’énumérer les défauts de sa servante : c’estune dormeuse qu’on ne saurait réveiller à cinq heures du matin ; uneétourdie qui, chargée de veiller à la cuisine, aux enfants et auxpratiques, laisse les plats brûler, les enfants crier, et les pratiquess’égosiller. De quoi n’est-elle pas capable ! ne l’a-t-on pas surprisecent fois en flagrant délit de gourmandise ? ne mange-t-elle pas– autant qu’unhomme, – et sa langue mal apprise manque-t-elle jamais deréponses insolentes ? De plus, l’on sait fort bien que mademoisellefait à l’aubergiste des avances et des agaceries. A ce jugement sévère que la passion a dicté, opposons celui deshabitués de la maison. Quoi qu’en dise l’hôtesse jalouse, si lesfermiers du voisinage, si les marchands forains, si les colporteurspréfèrent son cabaret à tout autre, ce n’est pas pour elle, qui estvieille et acariâtre ; ce n’est pas pour son vin, qui ressemble à de lapiquette ; c’est pour la fille. Ils l’aiment avec son gros rire, avecses allures décidées, avec ses airs provoquants. Lorsqu’elle vient àleurs cris répétés, et qu’essuyant la table du revers de son tablierelle leur demande ce qu’il faut leur servir, ils ne s’inquiètent pasque sa personne soit négligée, que ses jupons semblent ne pas tenir àson corps, et que ses doigts menacent d’écrire en hiéroglyphes son nomsur les assiettes et les verres. Les braves gens ne regardent pas à sipeu. Ce qui leur plaît dans la fille, c’est qu’elle entend laplaisanterie, qu’elle ne s’effarouche de rien, et que sa pudeur est àl’épreuve des plus gros mots. S’émancipe-t-on avec elle, on en estquitte pour une tape vigoureuse qui disloque à moitié l’épaule ducoupable. Douce punition qui invite à recommencer ! Enfin ils résumenttoutes ses qualités dans ce mot : C’est une bonne enfant ! Et puis n’a-t-elle pas comme une autre ses beaux jours ? Quand vient ledimanche, elle fait, à grand renfort de cendres et de savon, unelessive complète de sa personne. Elle revêt le frais déshabillé, lebonnet blanc, la jupe neuve et le mouchoir de col aux couleurséclatantes. Des souliers fins – j’entends fins par comparaison – ontremplacé les gros sabots. Dans cette chaussure légère, elle court, ellebondit, elle a des ailes ; c’est à ne plus la reconnaître. Le dimanches’achève, et cette Cendrillon de village, un moment vêtue en princesse,retourne à ses haillons et à ses souillures ; mais elle ne laissejamais après elle, pour se faire chercher de quelque prince amoureux,une petite, petite, toute petite pantoufle. Suivons la fille d’auberge sur un théâtre plus digne de son génie. Ellea quitté l’obscur bouchon et l’humble cabaret pour l’hôtel le mieuxachalandé d’une sous-préfecture, et sur la porte duquel brille en groscaractères cette pompeuse annonce : Ici on loge à pied et à cheval. Autour d’elle tout est bruit et mouvement ; point de repos, point derelâche : l’hôtel est un petit monde dont la face se renouvelle sanscesse. Les diligences, les bateaux à vapeur amènent, emportent desmilliers d’individus de tout âge, de tout sexe, de toute condition.C’est ici que le rôle de la fille d’auberge s’élève, s’agrandit dansdes proportions immenses, que son intelligence se développe, et que sonactivité trouve un digne aliment. Au village, elle ne paraissait que sur le second plan, et comme perduedans l’ombre de l’aubergiste, lequel ne dédaignait pas de s’attableravec ses pratiques et de s’enivrer de son propre vin. Désormais lavoilà seule en évidence. C’est elle que l’on connaît, c’est elle quisert d’enseigne à l’hôtel, ou plutôt qui tient l’hôtel. L’hôte et safemme vivent cachés dans les ténèbres de la cave, ou dans la fumée dela cuisine. Ils n’en sortent que pour courir aux halles et aux marchés.La fille brille dans la salle à manger, sur les escaliers, dans leschambres. La fille va attendre et guetter les voyageurs à la descentedes voitures. – Venaturhomines, dit le fabuliste. – Elle les salue de loin, elleleur fait des mines d’intelligence, elle les appelle des yeux, elle lesinvite du geste, elle exerce sur eux la puissance attractive du regard; et, quand tous ces moyens indirects ne réussissent pas, elle enemploie d’autres. Elle cite le nom de son hôtel, elle envante les agréments, la commodité, la bonne chère, le bon marché. Ellevous étourdit et vous subjugue. Elle s’empare de votre malle qu’ellefait transporter par un homme à ses ordres : elle vous ferait portervous-même....... mais sa victoire est complète : elle part, et regagnel’hôtel, suivie des voyageurs qu’elle traîne à la remorque et qu’elleemmène en triomphe ! Alors commence la seconde partie, la partie la plus difficile de sonrôle. Il faut justifier ces belles promesses dont elle a été siprodigue. Qui répondra à cent questions diverses ? qui retiendra danssa mémoire cent ordres différents ? qui sera la carte vivante del’hôtel ? qui dira ce qui manque et ce qui ne manque pas ? qui excuserales mets mal apprêtés ? qui suffira à tout ? qui sourira à tous ? c’estla fille ; elle court, elle se multiplie : elle écoute les uns, ellerépond aux autres. Elle sert vingt pratiques à la fois : qu’est-ce, àcôté d’elle, que César dictant à quatre secrétaires ! Quelques-unes de ces filles acquièrent ainsi une importance singulière,et deviennent hors de prix. Une cantatrice en renom, une danseuse à lamode n’est pas plus exigeante ni plus impérieuse. Au moindre mot, elless’emportent en menaces : elles s’en iront ; elles ne sont pasembarrassées, Dieu merci ! de trouver une meilleure place. L’hôtel de l’Écu leur fait desoffres. La Tête-Noireleur a parlé. La Postea couru après elles. Elles ne s’en iront pas seules. Une partie deshabitués les suivront. Elles partent en effet, et, au bout de quelques années, elles ontpromené leurs caprices par toute la ville. Rien ne peut arrêter cet animal servant. Changez d’hôtel : vous ne changez pas pour cela de fille d’auberge.Vous retrouvez partout un visage nouveau que vous connaissez, et quivous sourit comme à un habitué. La fille est toujours fière de ceuxqu’elle a servis ailleurs. Elle les reçoit comme des compatriotes surune terre étrangère ; et tandis qu’elle leur fait les honneurs del’hôtel, qui est, à l’entendre, le meilleur de la ville, elle fait aumaître de l’établissement les honneurs de ces nouveaux venus. Elle aurabien du malheur si elle n’amène pas celui-ci à comprendre que c’est àelle seule qu’il doit leur présence. Chaque hôtel a, d’ordinaire, une table d’hôte où se presse unepopulation flottante d’employés, de commis, de clercs et de commisvoyageurs. Ceux-là ne s’attachent qu’à la fille, ils la protègent etils sont ses protégés. Vous les entendez de loin qui marchent à grandbruit dans la rue, et qui s’annoncent par des chants, des rires, desdiscussions animées... Ils envahissent la salle, ils bouleversent lestables et les chaises. Ils sont chez eux. Jeanne ! Henriette ! Adèle !(ces messieurs, par un privilége spécial, ne l’appellent jamais que deson nom). Que fait-elle ? où peut-elle être ? la voici enfin ! On la fête, on la complimente, on l’agace. Ses mains ne peuvent suffireà la défendre. Mais le potage apparaît, et la sauve. Voilà nos galantsen besogne. La fille tourne sans cesse autour d’eux : elle jouit deleur appétit, elle prévient leurs demandes. Elle s’efforce au besoin depallier les torts du pourvoyeur ou du cuisinier. Que ne peut-elle,comme la veuve Scarron, suppléer à un plat par une histoire ! mais laveuve Scarron elle-même n’aurait pas payé de semblables raisons desconvives tels que ceux-ci. Ils s’ingénient à obtenir de leur favoritequelque supplément, quelque douceur, des fruits plus beaux, un vinmoins acide. Ils la prient, ils la flattent de la voix, ils la flattentde la main. N’est-elle pas maîtresse et souveraine ? si elle le voulaitbien, leur table serait sans doute mieux servie. Ils auraient desprimeurs, et, de temps en temps, du gibier... et elle les console, elleles apaise. Elle répond aux prières par de bonnes raisons, aux menaceset aux impatiences par des railleries, et parvient à renvoyer son mondecontent, sinon rassasié. Le plus cher de ses amis, le plus zélé de ses défenseurs, le plusopiniâtre des réclamants, c’est le commis voyageur. La fille et luisont faits pour se comprendre et s’aimer. Un instinct mystérieux lesentraîne l’un vers l’autre. Le commis voyageur connaît le faible que lafille a pour lui, et l’ingrat en abuse. C’est près d’elle qu’il seconsole de ses échecs commerciaux ; c’est à elle qu’il débite ses plusdétestables calembours, ses compliments les plus usés, ses anecdotesles plus rebattues. Il l’accapare pour son service particulier, augrand détriment des autres habitants de l’hôtel. Elle n’a des yeux quepour lui, des oreilles que pour lui, des pieds et des mains que pourlui. La chambre du commis voyageur devient le quartier général de lafille ; Hélas ! que voulez-vous qu’on puisse refuser à cet homme quiparle si bien et qui possède une telle barbe ! C’est dans les grands hôtels de Lyon, de Bordeaux, de Rouen, qu’il fautétudier le type de la fille d’auberge. C’est là qu’il acquiert toute saperfection. Voyez : la fille s’est faite demoiselle, sa robe étroitelui dessine exactement la taille. Elle s’exprime en termes choisis.Elle a de l’aisance, de la dignité, et des bandeaux. C’est toujours, ilest vrai, la même assurance de manières, la même intrépidité de regard,mais avec quelque chose de plus fin, de plus assoupli, de plus mesuré.Ses yeux sont fatigués et battus. Un observateur lui trouverait plus dedécence, et non pas plus de modestie. C’est qu’elle voit défiler sans cesse des personnages titrés, de richesnégociants, des banquiers dédaigneux. Elle parle leur langue, elles’anime de leurs sentiments, elle se forme à leurs manières et à leursmoeurs. Physionomiste consommée, un coup d’oeil lui suffit pour jugerun homme et proportionner ses soins à la gratification prévue. Elledonne à sa voix une foule d’inflexions diverses. On dirait qu’ellepossède un visage différent pour chaque voyageur. Elle s’étudie à vousappeler de votre titre. Vous êtes pour elle monsieur le député,monsieur le receveur général, monsieur le comte, monsieur le marquis.Vous jouissez de votre considération : vous vous complaisez à ceségards, à ces respects, à ces attentions fines.... C’est fort bien tantqu’elle vous parle ; mais derrière vous, elle vous dépouille aussitôtde tous ces titres qu’elle vous prodiguait si libéralement. Vous n’êtesplus pour elle ni receveur général, ni lord anglais, ni même député.Qu’êtes-vous donc ? un simple numéro.... le numéro de votre chambre ! Montez, dit-elle, un couvert au cinq ! – Apportezde l’eau-de-vie pour la dent du trente-six ! –Le neufest-il sorti ? – Préparez la carte du dix. Sur quelque route, et par quelques messageries que vous ayez voyagé, ôlecteur, voici une impression de voyage que vous avez sûrementrecueillie, et où la fille d’auberge joue le rôle principal. Clic, clac ! clic, clac ! une de ces maisons roulantes nommées diligences arrive,au milieu de la nuit, dans une ville de province. Les chevaux épuisésretrouvent un reste de vigueur ; le conducteur embouche son cornet àpiston, tandis que le postillon semble vouloir réveiller du bruit deson fouet tous les échos de la cité endormie. La lourde machines’arrête à la porte de l’hôtel le plus apparent. « Descendez, messieurs et mesdames ; c’est ici que l’on dîne ; vousavez une demi-heure. » Les voyageurs s’éveillent ; ils se frottent les yeux, ils se secouent,ils étendent leurs membres engourdis. Des bruits confus s’échappent desprofondeurs de la voiture. « Conducteur, où sommes-nous ? – Conducteur,sommes-nous bientôt arrivés ? » En même temps, des voix flûtéesrépètent d’un ton engageant : « Descendez, messieurs et mesdames ; ledîner est servi. » Alors on voit sortir de leur prison, les uns après les autres, vingtpersonnages différents, hommes, femmes, enfants, vieillards, affublésd’une manière grotesque, mal affermis sur leurs jambes, les yeuxtroublés, la figure pâle, et comme possédés du vertige de l’ivresse.Tout ce monde se laisse conduire à la salle à manger qui resplendit demille feux ; une longue table, couverte de plats, est dressée au milieude la salle. Plusieurs jeunes filles, à la mine éveillée, vont,viennent, et circulent avec agilité. Saisis par ce brusque passage del’obscurité à la lumière, et du sommeil à la vie réelle, les voyageursse croient le jouet d’un rêve ; ils hésitent, ils balancent : il fautque les filles d’auberge, les décident, les poussent, les fassentasseoir, et déplient devant eux leur serviette. Grâce à elles, le dîner commence enfin ! Cependant les appétits s’éveillent : – la voiture creuse ; – c’est unproverbe de diligence. Les plats sont attaqués avec furie. Malheur auconvive inexpérimenté qui perd un temps si précieux en longs discours,ou en vaines politesses ! Les instants s’écoulent. Le conducteur, qui ases raisons et qu’on dirait payé pour cela, prend soin de rappeler quela demi-heure est déjà passée.... Mais, quoi ! à peine posés sur latable, les mets disparaissent comme par enchantement ! Ce poisson,auquel vous vous promettiez de revenir, disparu ! Ce poulet que vousaviez aperçu au bout de la table, cette perdrix que vous lorgniez d’unoeil de convoitise, enlevés ! Des fées agiles semblent avoir conjuré dedéfendre votre santé contre vous-même, et d’épargner à votre appétit dedangereuses tentations. Laissez-les faire, et vous exécuterez à larigueur ce précepte de la médecine, – qu’il faut sortir de table ayantfaim. – Et comme tout service mérite salaire, elles iront vous attendreà la porte, sollicitant de votre reconnaissance (ce n’est point cellede l’estomac !), cette modeste rétribution, vulgairementappelée pourboire.Dérision ! demander un pourboire à des gens qui n’ont pas mangé ! Comment la fille d’auberge ne sait-elle pas se contenter de ces menusprofits qui lui tiennent lieu de gages, mais qui, répétés tous lesjours, atteignent, au bout de l’année, un chiffre fort honnête : c’estce que l’on a peine à concevoir. Elle ne regarde, l’ambitieuse ! que larecette brute des maîtres de l’hôtel. Les chances auxquelles ils sontexposés, les dépenses, les frais de toute sorte qu’ils ont à supporter,elle ne les calcule pas. Elle ne remarque pas qu’elle est indépendantedans sa servitude, riche dans sa pauvreté, heureuse et insouciante aumilieu des soins multipliés dont elle est chargée. Elle veut commanderà son tour, et après avoir servi d’enseigne à tant d’hôtels différentsdont elle a fait la fortune, elle aspire à avoir une enseigne à elle.Un long noviciat ne l’a-t-il pas suffisamment préparée à ce rôle sidifficile et si périlleux ? Ne connaît-elle pas toutes les ressources,toutes les ruses, tous les secrets du métier ? n’est-elle pas déjàassurée d’une clientèle. – Imprudente, qui n’a pas observé à quelsretours soudains, à quelles tristes vicissitudes la popularité estsujette ! Les conseils et les représentations ne peuvent la dissuader de ceprojet ; on dirait qu’elle est embarrassée de ses épargnes et que lecélibat lui pèse. Quelque cuisinier en renom devient l’heureuxpossesseur de son argent et de sa personne, et le couple aventureux nese donne point de repos qu’il n’ait acquis l’honneur de payer patente.Ainsi donc une nouvelle auberge, un hôtel nouveau est fondé dans lapartie la plus commerçante de la ville ; une enseigne plus fastueuse,des tables plus propres, des siéges plus confortables, des plats plusgros, des chiffres plus modérés : tout est mis en usage pour attirerles chalands. Adieu, et bonne chance ! Puisse la fille d’auberge ne pasregretter les joies de sa première condition, et ne pas tomber de chuteen chute au trône de quelque gargotte ignorée ! Mais détournons les yeux de cette triste perspective. Qui le croirait ? malgré ce prodigieux talent d’être partout, de toutvoir, de tout entendre et de tout retenir, malgré ses grâces et sesséductions, la fille d’auberge a une foule de détracteurs. Lesvoyageurs deviennent si exigeants ! Écoutez-les : suivant eux, elleentreprend de servir vingt pratiques à la fois, et elle n’en sertréellement aucune. A toutes ces voix qui l’appellent de chaque étage etde chaque escalier, elle répond invariablement : « Oui, monsieur ! oui, on y va ! » Où va-t-elle ? le fait est qu’on l’attend inutilement pendant uneheure, et qu’elle ne manque pas d’accourir lorsqu’on n’a plus besoin desa présence. Après vous avoir accueilli avec un zèle si empressé, ellevous néglige, et vous condamne à un isolement complet dans votrechambre. Mais le moment de votre départ approche-t-il ; les sourires etles petits soins reparaissent. Alors, il est vrai, et par forme decompensation, elle vous accable de prévenances. « Faut-il envoyer àmonsieur un commissionnaire !.. Voici les bottes de monsieur... Je vaisnettoyer le manteau de monsieur... Où monsieur veut-il que l’on portesa malle ?... Monsieur a attendu un peu hier entre le potage et leboeuf, j’en ai été bien désolée... La voiture va partir dans un quartd’heure... Monsieur désire-t-il encore quelque chose ?... J’espère quemonsieur ne m’en veut pas... Comment résister à tant d’attentions, à des excuses si pathétiques, àune éloquence si entraînante ? malgré soi, l’on se laisse fléchir, ons’attendrit, on oublie ses anciens griefs, et, en partant – l’on n’oublie pas la fille. On l’accuse encore d’être facile à toutes les tentations, et d’offrirle type véritable de la femmelibre, si longtemps et si inutilement cherchée. Mensongeset calomnies que leurs auteurs n’avouent pas, et qui ne prévaudrontpoint contre la bonne renommée de la fille ! Mais, je vous prie, oùtrouverait-elle le moment d’être tentée ? Ses jours empiètent sur sesnuits ; sa vie n’est qu’une veille prolongée, et le sommeil est la plusrare de ses jouissances. Incessamment occupée des soins les plusnombreux et les plus fatigants, elle n’a pas de passions : les passionssont filles de l’oisiveté. Ses regards assurés, cette facilité à toutdire, à tout entendre et à tout permettre, prouvent invinciblement soninnocence ; elle serait prude, si elle était moins sage. S’il étaitvrai, ce qui n’est pas vraisemblable, qu’elle eût pu succomber, ceserait une surprise qu’on lui aurait faite, et elle n’aurait étécoupable que de distraction. Au surplus, voici qui confondra ses accusateurs. Ce qui nous impose leplus impérieusement l’obligation de bien vivre, c’est l’exemple desancêtres dont nous portons le nom, ou des prédécesseurs dont nousoccupons l’héritage. Memoriamajorum nos ad benè vivendum incitat. Les filles d’aubergene connaissent peut-être pas cette maxime de Cicéron ; mais, du moins,et je me plais à le croire, elles ont sans cesse présents à la penséele grand nom et le glorieux exemple d’une fille qui sauva la France, etqui couronna par le martyre la vie la plus chaste et la plus héroïque. Indignes détracteurs, silence ! Jeanne d’Arc, la pucelle d’Orléans,avait été fille de cabaret. FRANÇOIS COQUILLE. |