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COTTON, Jean(18..-19..) :  Derrière lesguichets: Journal d'un employé de banque, choses vues (1932).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (09.VII.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-129) du numéro 129 (mars 1932) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .


Derrièreles guichets
JOURNAL D’UN EMPLOYÉ DE BANQUE
choses vues

par

JEAN COTTON



~ * ~

Ce n’est plus la peine de le dire : vous le savez, votre concierge lesait ; personne ne l’ignore.

Les banquiers, maîtres du monde moderne, créent une industrie,transforment une région, traitent avec un État aussi facilement quenous achèterions une petite maison de rapport à Orléans, et si lesprodigieuses organisations qu’ils ont établies viennent à chanceler, lepays entier s’émeut, car il se sent menacé dans ses œuvres vives.

Cette puissance titanesque, n’importe quel manuel d’économie politiquese fait un jeu de l’exprimer techniquement, en quelques pages, dontl’aridité et la science seraient difficiles à égaler.

Quant aux faits et gestes des financiers, nous en sommes informéstantôt par le compte rendu de leur collaboration au soutien desmonnaies nationales, tantôt par la chronique judiciaire.

Mais pourquoi n’est-il jamais question des employés de banque ?N’est-ce pas là toute une classe sociale ? Comment leur existences’écoule-t-elle derrière ces guichets, où nous les entrevoyons,anonymes, en venant encaisser un chèque ?

J’ai eu l’occasion de vivre plusieurs mois dans une agence de grandétablissement de crédit et d’y noter, au jour le jour, mes impressions.Les voici rassemblées ; parfois gaies et parfois tristes, elles ne serapportent qu’à d’insignifiantes scènes quotidiennes, mais elles sontvraies.

Et je crois que la vérité, si humble soit-elle, peut toujours nousintéresser.
__________

15 novembre 193… - Lekrach de la banque Oustric a mis plus de cinqcents employés sur le pavé ; ce n’est qu’un exemple fameux.

La crise a sévi partout. D’innombrables administrations, de toutes lesimportances, ont fermé leurs portes.

Au personnel licencié, anxieux de retrouver un emploi, s’ajoutent lestransfuges des professions à gain variable, que les conditionséconomiques actuelles poussent à la recherche d’un fixe.

Aussi, en ce moment, une place sûre a-t-elle trente candidats etn’entre-t-on dans un de nos quatre ou cinq grands établissements decrédit qu’avec la recommandation expresse de M. X… ou de M. Y…, nefût-ce que pour y être chasseur !

Au palais que le Crédit général a édifié boulevard Haussmann, pour sonsiège, un huissier magnifique apprend aux intéressés que « lespersonnes sollicitant un emploi doivent s’adresser au chef dupersonnel, 5, rue Charles-XII ».

Je me suis rendu rue Charles-XII. Tous les immeubles de cette courteartère appartiennent au Crédit général. J’ai franchi le seul du 5,questionné le concierge, gravi deux étages et me suis trouvé devant leplanton du chef du personnel :

- C’est M. Leclou qui va vous recevoir, m’a déclaré cet homme paisible,après réflexion. Il faut rédiger une fiche.

Et j’ai commencé à attendre.

Quel silence dans l’antichambre ! Pourtant il y avait du monde sur leschaises de molesquine.

Une brave femme, vêtue de noir, les mains croisées sur son sac, estvenu accompagner son fils – dix-sept ans et un visage plein de boutons.Le fils contemple alternativement le plafond et le plancher : la mère,figée, regarde au loin.

A côté, trois jeunes filles dépourvues de traits originaux, si ce n’estqu’elles se connaissent et qu’elles ne causent pas.

Puis des hommes… beaucoup d’hommes… Les uns sanguins et pesants, lesautres faméliques, la majorité portant lorgnons, tous muets.

De temps en temps, une toux, une jambe nerveuse qui remue, et, denouveau, l’immobilité guindée de l’attente.

Une fois que j’eus bien perdu toute notion de l’heure, du lieu et demes intentions, on vint m’appeler. M. Leclou, émanation chauve etbinoclée de M. le chef du personnel, m’a d’abord reçu comme unfrigidaire accueillerait un tison :

« Regrets… Pour le moment, notre personnel est au complet… nous sommesdébordés de demandes. Je prends bonne note de votre visite.N’aimeriez-vous pas mieux la campagne ? Enfin… peut-être… un jour… onvous écrira. »

Je n’avais pas eu le temps d’ouvrir la bouche. Pendant que M. Lecloureprenait sa respiration, je risquais la phrase sur laquelle sebasaient tous mes espoirs.

- Je suis licencié en droit. N’y a-t-il pas des services…

- Il fallait le dire tout de suite ! s’est écrié mon interlocuteur,c’est différent. Le Crédit général est heureux d’accueillir les anciensélèves des grandes écoles et les diplômés de l’Université susceptiblesde remplir ses cadres supérieurs.

« Avec vos connaissances, pour commencer, le mieux est de vous destinerà l’inspection : 1 800 francs par mois de fixe, plus les indemnités dedéplacement. Vous n’avez qu’un concours à passer et un stage rémunéréde six mois à accomplir dans nos services. Pendant cette période, voustoucherez, à Paris, un traitement correspondant environ à 14 500 francspar an.

« Maintenant – et M. Leclou a toussoté, maintenant, vous aurez, oh !tout au début, un peu de travail matériel à faire, pour bien étudier lefonctionnement de nos agences. C’est d’ailleurs une organisationintéressante.

Il sourit. J’ai souri. On pouvait croire que j’étais dans la place.

Ah ! mais non, on n’entre pas comme ça au Crédit général. En réalité,il a encore fallu qu’on exécutât une enquête à mon domicile ; ce quim’a coûté dix francs pour que la concierge atteste que je suis « toutce qu’il y a de comme il faut ».

Après quoi, je viens enfin d’être convoqué d’urgence au 5 de la rueCharles-XII.

__________

16 novembre. – M. Lecloum’a reçu le nombre de minutes nécessairespour me dire qu’on était en mesure de me réserver un emploi et que, parfaveur spéciale, on m’affecterait à une agence voisine de mon domicile.

Il m’a fait passer ensuite dans une immense salle où travaillaientplusieurs secrétaires, chargés de s’occuper du personnel entrant.

Sous le matricule 17887, un des scribes a ouvert mon dossier, danslequel il a classé, après examen, les pièces indispensables : acte denaissance, bulletin n° 2 du casier judiciaire et certificats desprécédents patrons (dont me tient lieu l’attestation d’un notaire demes amis, qui affirme m’avoir compté deux ans au nombre de ses clercs).

J’ai rempli minutieusement un long questionnaire, qui ne m’a paseffrayé, car j’ai de l’imagination : identité, situation militaire,degré d’études, résidences successives, emplois antérieurs, identité,profession et adresse de mon père, de ma mère, de mes frères et de messœurs… le tout signé !

Enfin, j’ai reçu un bon vert : pour la visite médicale à laquelle onsatisfait sur-le-champ, car le médecin opère dans l’immeuble voisin, au9.

Sept candidats attendaient, bulletin vert à la main. Attente anxieuse !Si le docteur allait vous reconnaître malade ou contagieux, si votreespoir de subsistance régulière, de vie humble mais assurée contre lamisère, s’évanouissait sous une auscultation…

Il a dû se dérouler des drames, ici ; de pauvres drames silencieux,dont on meurt tout de même.

En ce qui me concerne, ça s’est bien passé. Au bout d’une minute, ledocteur, épongeant sa sueur de travailleur médical appointé par leCrédit général, m’a remis une enveloppe hermétiquement cachetée. J’airapporté le diagnostic invisible aux secrétaires du 5, qui m’ontconfié, en échange, un bon violet et une autre enveloppe cachetée : lebon pour un photographe de la rue Lafayette, auquel je dois meprésenter demain, à 9 heures, le pli pour ces messieurs de la directiondes agences de Paris, que j’irai trouver ensuite, toujours rueCharles-XII, au 17.
___________

17 novembre. – Très maldormi ! C’est curieux comme cela énerve depenser qu’on va inaugurer une situation !

Mais je suis arrivé à l’heure chez le photographe. Au fait, pourquoices photographies prises de face et de profil, en tenant à la main uncarton à mon matricule 17887 ? Est-ce que ce serait en cas de fuiteavec la caisse ? C’est vexant.

A 9 h. 30, je me présentais à la direction des agences de Paris.

L’enveloppe mystérieuse remise à un planton, j’ai attendu. J’ai attendupendant une heure et demie.

Le Crédit général a ceci de commun avec l’Église que le temps ne comptepas pour lui ; d’ailleurs, à ce point de vue, toutes lesadministrations ressemblent à l’Église !

Il y avait, au mur, une belle carte de Paris, avec les agences du grandétablissement de crédit indiquées en rouge. L’une d’elle se trouvepresque en face de chez moi ; ce sera la mienne, ai-je pensé.

Sur le coup de onze heures, le planton est venu me chercher ; il m’aconduit à un secrétaire, qui m’a remis encore une nouvelle enveloppeclose, adressée à M. le Directeur de l’agence S, avenue de Villiers.

- Mais j’habite rue d’Amsterdam ?

Il y a des airs qui vous font comprendre qu’il vaut mieux ne pasinsister ; le secrétaire en adopta un très réussi.
___________

L’agence S (Villiers) est semblable à toutes les agences du Créditgénéral à Paris. Elle occupe un superbe immeuble en éperon, juste enface du métro Wagram.

On lit sur le haut fronton les inscriptions habituelles et le nombreexact de centaines de millions constituant le capital de la banque.

C’est un beau chiffre, d’ailleurs, en rapport avec la somptuosité dusiège social, le luxe des bureaux de la rue Charles-XII, et lecaractère froid mais imposant de l’agence elle-même.

Quand je suis entré, les employés, absorbés à leurs paperassièresbesognes, n’ont prêté aucune attention à mon passage dans la partieréservée au public.

J’étais encore aussi loin d’eux qu’un soutier de l’Atlantique ouqu’un gangster de Chicago.

Mais il n’y a rien de plus rapide qu’un changement d’état dans la vie :un geste de colère suffit pour que l’on soit assassin ; en frappant àla porte du bureau directorial, je suis devenu employé.

Le directeur, un homme menu, qui ne retient pas l’attention, m’aaccordé un bref entretien. J’avais préparé quelques phrases, destinéesà exprimer l’intérêt que je prends aux questions financières ; jevoulais le mettre au courant de mon degré de formation théorique et luidemander quels points lui semblent essentiels à étudier. Il m’a,immédiatement, coupé la parole en me demandant si j’avais une belleécriture. Je ne sais pas très bien ce que j’ai répondu.

Le sous-directeur est venu clore cette présentation, après qu’il eutété décidé que l’on me ferait faire des carnets.
___________

C’est à la suite du sous-directeur que j’ai pénétré dans le vastehémicycle étoilé de lampes vertes, où mes collègues se livrent à leursmystérieux travaux.

M. Savane, chef de bureau, a chargé un de ses subordonnés de s’occuperde moi.

Quel drôle de professeur de banque, celui-là ! Il paraît vingt-deuxans. Il est petit, vif, pâle, très brun, avec les cheveux coupés, surles oreilles, en pointes d’un tracé impeccable, qui descendent jusqu’aumilieu des joues. Pantalons gris, veste noire aux manches effrangées,pochette rouge. Et l’accent faubourien.

- Je m’appelle Lacet, a-t-il déclaré après m’avoir installé, faute deplace, dans une petite pièce qu’une cloison sépare de la grande salle.

« Vous êtes nouveau, vous ? Eh bien ! je ne veux pas vous décourager,mais je suis depuis dix ans au « général », c’est une sale boîte !

« Avec du piston, ça va ; on a de chics filons ; mais pour nous, lesemployés, il n’y a rien à faire.

« Vous allez vous en rendre compte.

- Et les concours ? ai-je demandé. Les concours qui donnent accès auxgrades supérieurs ?

- C’est de la rigolade ! « Ils » reçoivent qui « ils » veulent, etnous, quand pourrions-nous les préparer, puisqu’on est ici tout letemps ?

La voix du chef du bureau s’est fait entendre dans l’hémicycle, etLacet s’est méfié :

- Au boulot. Savane va venir voir.

Je n’ai pas insisté. Je me suis approché de mon nouveau collègue, prêtà l’initiation.

Lacet a sorti d’une poche plusieurs calepins à couverture noire :

- Je faisais justement celui-ci, a-t-il précisé, je vais le finirdevant vous. Toutes les opérations effectuées pour le compte d’unclient sont inscrites sur des livres appelés livres de position. Ils’agit de transcrire les écritures que portent ces registres sur lecarnet, qui, remis au client, lui permet de vérifier la concordance desa comptabilité avec la nôtre. C’est tout !

Lacet a ouvert devant moi un livre de position qu’il est allé prendredans la grande salle, et il a entrepris de copier les écritures ducompte 7263 sur le carnet 7263.

Le 14  juin       341       1 000 fr.
Le 16   -         vtesp.               500 fr.
Le 20   -       342             550 fr.
Le 31   -          d.d. g.                2fr50
Le   3 juillet      poste               0fr50
Le   4    -        vt ch.                    2000 fr.

Au bas de la page, on tire le solde, on reporte ce solde sur la pagesuivante, et l’on continue.

Le   5 juillet       un carnetch.            15 fr.
Le   7   -       343          150 fr.

Si le client comprend quelque chose à ces inscriptions sybillines,c’est qu’il a pour livre de chevet les mémoires de Champollion !

Nous en étions aux frais de poste du 10 juin, débit : 0,50, quand midia sonné, Lacet a refermé immédiatement le carnet : « Suffit ! » et noussommes rentrés dans la salle commune.

Le sous-directeur m’a demandé si ça marchait, et sans attendre uneréponse, il a fait signe à un jeune employé dont les vêtements ne sontpas râpés, qui porte une cravate sport et paraît avoir un je ne saisquoi de différent des autres.

- De Vorbes, voici M. Emmanuel qui prépare l’inspection, ce sera unexcellent camarade pour vous.

De Vorbes m’a serré la main et nous sommes sortis ensemble par uneporte latérale.

On a d’abord échangé les propos traditionnels sur le temps et lanécessité de faire un peu d’exercice après des heures d’immobilité. Avrai dire, De Vorbes et moi nous nous étudiions.

Mais le procédé déterminant, la pierre de touche, pour que chacun denous pût situer l’autre, ce fut le restaurant.

- Ne pensez-vous pas qu’il est l’heure du déjeuner ? m’a-t-il demandé.

- Où allez-vous d’habitude ? ai-je répondu. On m’a parlé du restaurantque le Crédit général a ouvert pour son personnel, dans les immeublesdu siège ?

Mon nouveau camarade a hésité :

- Oui, on peut y aller, mais je prends mes repas rue Saint-Lazare, à unendroit où l’on trouve assez facilement de la place.

Je l’ai suivi rue Saint-Lazare.

C’est une de ces grouillantes mangeoires à nappes de papier que midipeuple de bureaucrates et de midinettes aisées (celles qui ne secontentent pas d’une crème et de trois croissants pris au Biard).

Avec un quart de rouge, deux rondelles de saucisson, un rumsteck et dufromage, nous nous en sommes tirés chacun pour 12 fr. 50, pourboirecompris.

En mangeant, De Vorbes m’a décrit le restaurant du Crédit, qu’il aessayé un jour. Dans les combles du siège, il est divisé en deuxsalles, l’une réservée aux femmes, l’autre aux hommes. Il y a làplusieurs rangées de tables de dix personnes. On va chercher sonassiette garnie, et l’on paye après chaque plat. Le prix du repasdépasse rarement 4 fr. 50, boisson comprise !

Évidemment, ce n’est pas cher. Mais l’on en a pour son argent, aussi deVorbes s’est-il borné à cette expérience.

Notre déjeuner fini, les aiguilles rouges du cadran de la gareSaint-Lazare marquaient une heure et quart, les employés devant arriverà 1 h. 45 et le trajet, à pied, durant à peu près vingt minutes, nousavons employé notre bref loisir à prendre le café sur un zinc, quedéfendait un double rang de cousettes et de dactylos.

Mon compagnon s’appelle François de Borely de Vorbes ; il a vingt-cinqans ; son père est colonel d’un régiment, quelque part, en Gascogne.Jusqu’à présent, après de nonchalantes études au lycée de Périgueux, ilmenait la vie aisée des fils de famille, dans le domaine provincial oùsont restés ses quatre sœurs et ses deux frères.

Cette année, le colonel a voulu qu’il cherche une situation ; débarquéà Paris, le jeune homme s’est décidé à entrer au Crédit général. Il «fait de la Banque », en attendant autre chose.

Grâce à la petite pension qu’on lui envoie du pays, il peut vivre unpeu mieux : aller au restaurant de la rue Saint-Lazare, prendre lecafé, fumer des Baltos.

- Ah ! c’est dur ! soupira-t-il, mais tout le monde m’a dit que celapeut me servir plus tard…

Je l’ai questionné sur Lacet :

- Il n’est pas bête. Il est entré comme groom, il est parvenu à êtreemployé, c’est un débrouillard.

- Et les autres ?

- Vous verrez vous-même !

Cet après-midi j’ai surtout vu, dans mon recoin dont je n’ai pas bougé,les petites colonnes débit-crédit des carnets.

Le directeur est passé à plusieurs reprises derrière moi. Il trottinede façon bien drôle.

Une fois, il s’est arrêté pour me demander :

- Ça va ! vous vous y mettez ? vous comprenez ?

Savane, qui est attiré par le directeur comme le fer par l’aimant,s’est aussitôt campé dans mon dos, à me regarder recopier les écrituresdu compte-chèques 3402 sur le carnet 3402, et a surenchéri :

- Dans une semaine, il y sera tout à fait.

Je me refuse à croire que ces messieurs puissent réellement admettrequ’il soit nécessaire de comprendre quelque chose – et quelque chosedont l’assimilation demanderait sept jours – pour recopier les chiffresd’un gros livre sur un petit carnet. Plaisantent-ils ? Non, ce n’estpas leur genre.

J’ai répondu par quelque formule optimiste et j’ai continué à noirciravec un acharnement méthodique des carnets comme si j’enfonçais desclous.

C’est tout de même curieux les débuts dans la banque !

Mon zèle de néophyte avait ainsi mis dix-neuf carnets au courant, quandSavane s’est penché sur mon épaule, pour feuilleter gravement celui queje venais d’achever.

- Il faut écrire plus lisiblement ! a-t-il enfin conclu, en enlevantses lunettes.

Du coup, dans tout le reste de la journée, j’ai fait un carnet, un seulcarnet rédigé en caractères d’imprimerie.
___________

Cette fin de journée m’a légèrement tourmenté. Pour moi, nouvelemployé, il paraissait gênant de demander à quel moment on s’en va. Etpourtant, c’était une question intéressante !

J’ai préféré attendre les événements. Ils se sont déroulés à peu prèsdans cet ordre : vers 6 h. 10, une dactylo a quitté la grande sallepour se glisser dans mon recoin.

Depuis le matin, j’avais eu l’occasion de mesurer l’indice de beauté detoutes mes collègues du sexe faible, Mlle Canette, celle-ci, est laseule qui puisse éveiller une idée badine dans l’esprit d’un hommenormal.

Elle a déposé son chapeau et son sac derrière une pile d’imprimés,avant de devenir cramoisie en s’apercevant de ma présence. Je ne suispas intimidant. Elle a vite souri en remuant gentiment sa frimousseblonde :

- Je mets mes affaires là pour pouvoir me sauver en douce…

Et elle est rentrée dans la salle.

A 6 h. 20, Lacet a franchi lentement le seuil de mon bureau, à trèspetits pas, en monsieur qui n’a rien à cacher, mais dès qu’il a étéhors des regards, il s’est mis à courir vers la petite porte qui donnesur la rue Brémontier, en me glissant à voix basse un rapide bonsoir.

Tout de suite après, la dactylo est revenue prendre ses affaires, avantde disparaître par le même chemin.

Les autres sont restés à leurs places jusqu’à 6 h. 30.

Décidément, Lacet est bien le plus débrouillard de mes collègues, et lapetite blonde la plus jolie des employées ; la seule que quelqu’unpuisse attendre impatiemment devant une bouche de métro.

11 décembre. – Il y avingt-quatre jours que je fais des carnets. Jecommence à comprendre ce que M. Leclou entend par « un petit peu detravail matériel pour bien étudier le fonctionnement des agences ».

Mais les facultés d’un polytechnicien ou d’un simple licencié en droitnécessitent-elles une semblable méthode de mise au courant ?

D’autant plus que la majorité des banques ont, aujourd’hui, substituéaux carnets les relevés de compte…

Quoi qu’il en soit, si mon temps est employé de façon saugrenue aupoint de vue professionnel, je n’en ai pas moins vu des chosescurieuses.

J’ai connu l’envers du guichet.

Depuis l’instant matinal où, après le métro grouillant d’hommes et defemmes que l’heure inquiète, sans même enlever son pardessus, on se rueà la signature de la feuille de présence, jusqu’à l’impatience quiprécède la sortie du soir, j’ai vécu toutes les secondes dont unemployé de banque fait sa journée à l’agence S (Villiers).

J’ai appris les rigueurs de la ponctualité.

Il faut être là à neuf heures, quoiqu’on indique 8 h. 45 sur la feuillede présence, pour satisfaire l’administration du siège, qui a destraditions.

Au dernier coup de l’horloge, Savane retire la feuille pour la posersur sa table. Les retardataires doivent signer sous son regard de chefde bureau qui médite le châtiment.

Savane a-t-il entendu parler de l’œil de Caïn ?

A 9 h. 15, la feuille est remise au directeur lui-même, qui l’envoie ausiège, le soir, accompagnée de ses observations.

Aussi, passé 9 h. 15, la situation des retardataires serait-elledésespérée. Je crois d’ailleurs que la question ne se pose jamais !l’employé en retard de plus d’un quart d’heure préférant ne pas venir.
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Sens merveilleux du respect hiérarchique ! Comme tu te développes biendans le milieu fertile des administrations !

Comment voulez-vous qu’un brave primaire, providentiellement nommé chefde bureau après trente ans de banque, dont il a à tirer vengeance, nesoit pas homme à terroriser trois employés principaux, vingt-cinqemployés ordinaires, huit dactylos et deux veilleurs de nuit ?

Savane ne serait pas méchant, mais son haut rang l’a grisé ; il a tropde pouvoir. Ses « allons, allons » et ses silences, ses regards quitoisent et ses passages mystérieux dans le bureau du directeur sontautant de foudres dont il bouleverse l’agence à son gré.

Physiquement, il a de beaux cheveux blancs, des lunettes desimili-écaille, bien rasé, avec un col dur, un complet gris,d’éblouissants brodequins jaunes ; il a l’air d’un monsieur. Ajoutez àcela ses relations avec les clients, auxquels il serre la main, Savaneest « arrivé ». Il est chef de bureau, et moi, c’est évident, je necompte pas à côté de lui. Tout de même, je lui suis antipathique.
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M. Charle Egrillard de la Forêt est le plus charmant dessous-directeurs. Sous-directeur ? Il l’est si peu ! Disons qu’il estcharmant tout court ?

Trente-deux ans, le gilet bien tendu, il appartient à une excellentefamille de Bordeaux. Il est riche. Trois fois par semaine, on joue aubridge, le soir, dans son bel appartement de l’avenue de Wagram.

Par surcroît, son oncle est directeur général du Crédit, dont sonbeau-père est administrateur.

C’est pourquoi, en attendant qu’une bonne direction de grande agencesoit vacante, il grille ici cigare sur cigare, en lisant des revuesd’économie politique.

Il s’est approché de moi, deux jours après mon entrée, pendant que jeconfectionnais un carnet. Ce fut pour me demander si j’étais bridgeur.Depuis, je suis invité à chacune de ses soirées, j’y vais avec plaisir,car j’aime les cartes, mais j’ai renoncé à le questionner sur la banque: ce sujet ne l’intéresse pas.

M. Egrillard de la Forêt est nudiste. Il « réalise » à Villennes, et,m’a-t-il dit, chez lui, avec sa femme et ses enfants.

Toutefois, il paraît habillé en public. Tous les jeudis, il dépose Vivre sur mon bureau, il m’aconseillé de venir à Villennes, ilparaît que ça fait tant de bien.

Je n’ai pas encore entendu cet homme sage prendre une initiativequelconque dans l’agence ; il attend sa direction, simplement.

Mais j’ai surpris les sentiments de Savane à son égard, Savane ne lecomprend pas : pourquoi être sous-directeur, si c’est pour neréprimander personne ?
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Si M. de la Forêt étonne mon chef de bureau – quelle joie, pour unhumoriste, de parler de son chef de bureau ! – M. Savane n’éprouve pasnon plus pleine satisfaction du côté du directeur – et ceci pour unetout autre raison.

Le directeur n’est insignifiant qu’en apparence, ou pour ses supérieurs; pour ses subordonnés, il est plus redoutable qu’une panthère, car onmet la panthère en cage, tandis que, lui, on n’oserait pas mêmel’enfermer à clef dans son bureau.

Lacet m’a prévenu, à mes débuts.

M. Thoby – c’est son nom qu’on transforme en Toto, quand on est àl’abri, – le patron, donc, est très nerveux.

D’autant plus qu’il a une maladie d’estomac et qu’il joue à la Bourse.Dans ses mauvais jours, il vous reprocherait n’importe quoi. Cinqminutes après, il ne s’occupe plus de vous et passe à un autre.

Seulement il ne peut pas se maîtriser ; et parfois il s’en prend àSavane lui-même. Savane sent alors fléchir son prestige ; Savanevoudrait disparaître dans une trappe magique, mais il ne peut quetousser et rougir.

Un jour où de Vorbes m’avait appelé pour faire un carnet que le clientattendait d’urgence, Toto, qui était de mauvais poil, m’a demandépourquoi je n’étais pas à ma place. J’ai tenté de lui en expliquer lemotif, il est devenu cramoisi de colère :

- Ne me répondez pas, m’a-t-il crié de sa petite voix aiguë, regagnezvotre place. Qu’est-ce que c’est que cette tenue, vous êtes là pourtravailler et pas pour vous promener. Vous viendrez me voir dans monbureau !

J’ai dû me retirer pour lui épargner une rupture d’anévrisme.

C’est le type de l’autocrate. Une caricature d’Ivan le Terrible.

L’agence frémit.

Réprimande parce que de Vorbes allume une cigarette une minute avantmidi, réprimande parce que Lacet passe avec les mains dans les poches.

Le fautif tremblant n’ose répondre, tandis que ses collègues éprouventla satisfaction des enfants qui voient leur camarade recevoir unesemonce.

Comme à l’entrée d’une classe, les employées ne revêtent-elles pas, enarrivant, un sarrau de toile noire ou grise, pendant que les hommesenfilent des manchettes en lustrine, ou troquent leurs vêtements deville contre une vieille veste qui n’a plus rien à perdre.

L’analogie qui s’impose continuellement à mon esprit entre lescollégiens et les employés a tout de même quelque chose de pénible, carsi le personnel de l’agence comprend trois ou quatre tout jeunes gens,il est surtout composé d’hommes faits et mariés.

Quelle étrange sensation on éprouve en voyant un quadragénaire au crânechauve se cacher, pour causer un instant ou pour rire !

Et je ne puis m’empêcher de penser que si les observations sont tropfréquentes, la sanction ne consistera pas en deux heures de retenue, cesera le renvoi. Ce sera la perte de la sécurité vitale, car ceux que jevois traités ici en enfants, la vie sait être dure avec eux, comme avecdes hommes.

Mais l’obéissance est parfaite.

Les gradés pourraient, je crois, ordonner à leurs subordonnés de ne paséternuer entre dix heures et midi, ou leur commander de mettreporte-plume au clair quand ils passent, ils l’obtiendraient.

Je n’ai point vu de communistes à l’agence S (Villiers). J’ai connusurtout d’inoffensifs bureaucrates, naïfs, ignorants du monde et del’ambition, les yeux pleins de l’expression passive que donnentd’innombrables heures de bureau. De pauvres diables contents d’êtrenommés employés principaux après quinze ans de services, contents des’assurer pour la vieillesse une petite retraite, trois ou quatre millefrancs autrefois, ils ne savent plus exactement combien aujourd’hui,depuis que les assurances sociales – qu’ils redoutent parce que c’estnouveau – sont venues modifier tout cela..

Cette sécurité, c’est leur vie.

Et ils feront n’importe quoi pour la conserver, ils feront du bureautant qu’on voudra, de telle minute à telle minute, à cette place ou àcelle-là, en recopiant la liste des ordres de bourse ou en additionnantle montant des chèques payés dans la journée, ils demanderont lapermission de partir dix minutes plus tôt, le jour où leur femme seramalade, et ils se feront gronder docilement s’ils ont oublié de déposerleur pardessus au vestiaire.
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L’agence S est ce qu’on appelle, en « langage d’inspecteur de grandétablissement de crédit », une agence de capitalistes. Située en pleinXVIIe, à deux pas de la plaine Monceau, elle a une clientèle de richesrentiers. L’après-midi, les longues automobiles brillantes se succèdentdevant sa grande porte, dont les grilles de fer forgé s’entr’ouvrentjusqu’à quatre heures, pour laisser entrer le vieux marquis deSaint-Cernin, la baronne de Villeneuve, le général en retraite Roch ouMme Waldenmayer. Les messieurs – tous pourvus de rosette, comme s’il enpleuvait – lisent les dépêches financières, écoutent les digressions deSavane, qui leur parle du temps avec beaucoup de savoir-vivre, et s’envont, après avoir, quelquefois, donné un ordre de bourse.

Les dames se divisent en deux catégories : les normales et lespassionnées.

Les normales, jeunes, gracieuses, parfumées – trouvent vraiment bienennuyeux le temps qu’elles doivent consacrer aux « affaires »,c’est-à-dire à encaisser un chèque. Elles traversent rapidementl’agence, se font faire un brin de cour par le sous-directeur, grondentleurs pékinois, sourient, sourient sans arrêt, glissent de grandsbillets dans de petits sacs et s’en vont en laissant derrière elles unfroissement soyeux, une odeur affolante, un souffle de luxe et d’idéalque, par bonheur, mes collègues ne doivent pas percevoir tout à faitcomme moi.

Avec les passionnées, c’est très différent… Séparées de biens ouveuves, elles sont vêtues de sombre et remplissent dévotieusement lesrites bancaires.

- Rappelez-moi le solde de mon compte ! exigent-elles chaque fois enbrandissant leur face à main.

Il leur faut des explications, des justifications ; au besoin, ellesappellent M. Savane, qu’elles interrogent ensuite avec l’employé destitres, le sous-directeur et le directeur sur les placementsconvenables.

Et puis, elles descendent dans la salle des coffres.

Là, sur une chaise de fer, en face de leur compartiment, ellescompulsent avec de petits gestes précis obligations, actions, couponset certificats.

Et ces femmes austères doivent éprouver dans le souterrain blindé debien troublantes ivresses, puisqu’elles n’en remontent qu’après desheures, quand la grande porte est fermée et qu’il faut entr’ouvrir pourelles l’issue de la rue Brémontier.
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17 décembre. – Trentièmejour de carnets ! Je ne tente plus même deposer autour de moi une question d’ordre bancaire : les employésconfondent une hypothèque avec un mode spécial d’acceptation destraites, et l’étude des bilans leur paraît aussi mystérieuse que celledes éclipses solaires.

Quant au directeur, il me demande aussitôt si le carnet de M. Z… estprêt.

Mais de Vorbes m’initie à son service, pendant nos repas àSaint-Lazare. Je sais qu’à clientèle capitaliste de notre agencecorrespondent des sections développées d’ordres de bourse et decoupons, tandis que le portefeuille, guichet chargé des effets decommerce à escompter ou à encaisser, est réduit.

Notre quartier compte peu de grands négociants ; nous ne connaissonspas ces millions que les agences d’affaires de la Bourse, deSaint-Lazare ou de la République manipulent à chaque instant en traitesacceptées.

Chez nous, le portefeuille est calme, quoique M. Bigorre, qui en a lahaute direction, ne manque pas de s’écrier, à peu près tous les quartsd’heure, en hochant sa tête blafarde de Pierrot mal coiffé :

- Qu’elle est âpre, la vie !

Et il précise invariablement :

- Celle que nous menons…

Je m’empresse d’ajouter que ledit Bigorre formule par simple routinecette plainte stérile, mais qu’au fond, j’en suis intimement persuadé,il ne souffre pas tant que cela sur son souple petit rond de cuir, quis’adapte bien à sa personne falote.

Il est instruit : il a son baccalauréat et lit parfois la chroniquejuridique de l’Information.

Trente ans. Une chambre garnie, au 7e, célibataire. Pas d’amie, celacoûterait trop cher, il faudrait l’emmener au cinéma. Il a le bureau.Et il le savoure.

Son service comprend une femme et deux hommes.

La femme, c’est Mme Rondin. On ne peut lui donner d’âge, elle a descheveux blancs très bien frisés, mais un visage encore jeune et qu’ondevine avoir été charmant. Elle est ivre de rage d’être là. Pourquoison mari – qui gagnait bien leur vie, dans une grande maisond’exportation – est-il mort ?

Elle ne lui pardonnera jamais de l’avoir ainsi contrainte au travail.

Maintenant, il n’y a plus de chef de service important qui la choisissecomme secrétaire, elle est là, soumise à ce Bigorre insignifiant, quilui donne des bordereaux à décompter sans même la regarder.

Les jolies filles pauvres perdent beaucoup avec la jeunesse… même dansun bureau !

De Vorbes est un des deux employés mâles du Portefeuille… L’autres’appelle Lesigne. Il a vingt-six ans, il est marié depuis quatre anset père de deux enfants. Sa femme travaille également dans une banque ;elle gagne même plus que son mari, car elle est dans une banqueaméricaine. Elle touche 1 500 francs par mois et lui 950.

Lesigne espère devenir un jour employé principal, il aura alors 1 200francs. Aussi s’applique-t-il en décomptant les bordereaux.
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Les maisons de commerce remettent à la banque les traites qu’ellestirent sur leurs débiteurs, pour s’en faire avancer le montant sansattendre la date d’exigibilité.

Les employés du portefeuille enregistrent les bordereaux correspondantà ces remises à l’escompte sur « la feuille des risques », qui préciseles engagements de chaque client ; puis ils calculent l’intérêt àretenir selon la valeur et l’échéance du « papier » escompté.

Un petit livre qu’on appelle « décomptoir » fournit l’intérêt den’importe quelle somme, à n’importe quel taux et pour n’importe quelledurée.

Le taux est celui de la Banque de France, légèrement majoré. Quant à ladate d’échéance, elle est éloignée au maximum de trois mois.

Il peut y avoir tant de changements, en trois mois !

Les banques en savent quelque chose… Aussi se vengent-elles en exigeantdes conditions d’autant plus onéreuses que le client est moins sûr.

Des maisons comme le pneu Dunmiche ou les Automobiles Renoën imposentpresque leurs tarifs, mais installez-vous épicier ou marchand decouleurs avec cinquante mille francs de capital, vous verrez à quelprix on escomptera votre papier.

Ces élémentaires questions de politique bancaire sont, d’ailleurs,nettement au-dessus de l’employé, pour qui le service de l’escompteconsiste uniquement à copier des chiffres ; ouvrir le décomptoir,copier un autre chiffre, et recommencer jusqu’à l’heure de la sortie.
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Ce qu’il faut noter, c’est la façon dont s’accomplit ce travail ; c’estce qui l’entoure, l’enveloppe, le domine : son atmosphère. Atmosphèrequi baigne tous les services de l’agence, qu’il s’agisse de tenir deslivres ou de faire le « journal », de compter des coupons ou derecopier des carnets.

De Vorbes – quoiqu’il ne soit guère plus passionné que moi pour le «travail matériel », – m’a raconté qu’à ses débuts, de peu antérieursaux miens, il abattait la besogne avec l’ardeur de la jeunesse. « Vousêtes bien pressé, » lui a glissé M. Bigorre que cette activitésurprenait et gênait.

Et c’était vrai ! De Vorbes travaillait trop et trop vite, car il y aencore des endroits où l’on peut travailler trop et trop vite !

Que gagnerait un employé à expédier rapidement sa tâche ? Puisque cequ’il doit, ce n’est pas un résultat déterminé, mais huit heures de savie, simplement…

Il se priverait du bénéfice des heures supplémentaires tout endémontrant à l’administration qu’elle peut restreindre son personnel.

Au contraire, l’employé fait, celui qui est devenu un produitharmonieusement développé de la banque, se persuade qu’il est surchargéde besogne : qu’elle est âpre la vie ! Celle que nous menons ! Lespaperasses accumulées autour de lui l’entourent d’une muraille deChine, capable d’intimider Gengis-Khan lui-même, c’est-à-dire Toto.

Au besoin, si la muraille devient trop haute, on la met en mouvement ducôté d’un collègue distrait et on lui repasse quelques bordereaux.

Le décor y est. On est surmené. Et comme tout le monde fait ça, tout lemonde est surmené au point que le chef de service, le soir, n’a plusqu’à lever les bras au ciel, en constatant « qu’il faudra encore fairedes heures supplémentaires samedi ». D’ailleurs, il en fera lui aussi,car un bon employé ne recule devant rien pour assurer son service.
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Seulement, être surmené, ce n’est pas une occupation. Et quevoulez-vous faire derrière votre muraille de Chine où vous devez tenir,coûte que coûte, jusqu’à six heures et demie ? C’est le point noir.

L’instinct conseillerait d’aligner des patiences. Mais l’instinct seheurte à la forte civilisation bureaucratique, qui n’entend pas decette oreille-là. Que l’on ait quelque chose à faire ou rien, il fautparaître absorbé dans une besogne administrative. Celui qui, sa tâcheaccomplie, ne fût-ce que l’attente d’une nouvelle tâche, écrirait unelettre ou ouvrirait un ouvrage d’enseignement professionnel, celui-làs’attirerait immanquablement les réprimandes de M. Savane, mais libre àvous de fournir en huit heures le rendement normal de cinquante minutes.

Alors, on fait une reproduction du travail. On en imite tous lesgestes, en les compliquant dans la mesure du possible.

Ce n’est pas si facile que ça de faire traîner deux heures ce qui doitdurer dix minutes.

Il faut du matériel, une éponge mouillée pour humecter le doigt aveclequel on saisira telle ou telle page, deux presse-papier pourmaintenir ouvert le registre où l’on écrit, une boîte d’agrafesspéciales destinées à retenir les feuillets qu’on a séparés auparavant,du bavard, beaucoup de buvard, des règles, des gommes, desessuie-plume, un pot de colle…

On écrit lentement. On écrit bien. On fait des pleins et des déliés,des chiffres en rouge et d’autres en noir.

Vous êtes pénétré d’une étrange sensation d’extase, de léthargie,d’hypnose, que traversent seulement l’angoisse consécutive aux passagesde Toto et la sonnerie des heures à l’église Saint-François-de-Sales.

Le corps devient une mécanique à régime lent, l’esprit est ailleurs.

Le matin et l’après-midi jusqu’à quatre heures, la clientèle distrait.Mais après ? Quand les rideaux de tôle ont été descendus derrière lesfenêtres avec un fracas lugubre, nous enfermant dans un gigantesquecoffre-fort où l’on s’ennuie… quand l’électricité vient éclairer nosfigures mornes, les vestons râpés, les femmes sans grâce… quand la vieest à la porte avec l’appel des klaxons et que nous sommes quarantedétenus devant des chiffres déjà copiés…

Le temps fait tic-tac, tic-tac. Itis a long way to six heures etdemie ! Le nudiste lit ses journaux, Savane rêve à la belle carrièrequ’il a faite et nous, nous attendons.

C’est alors que les W.-C. prennent leur véritable importance.Silencieusement, l’agence entière y défile, en redescend, y remonte.

Là, à l’abri du verrou traditionnel, on se sent un peu plus libre ;comme c’est au premier étage, on entr’ouvre la fenêtre aux vitresdépolies, on regarde… les autos glissent dans la rue Brémontier,emportant des hommes et des femmes qui peuvent sourire, allumer unecigarette et causer, sans craindre un M. Toto. On rêve… Ces W.-C.,quelle ressource dans l’existence bureaucratique ! Une dactyloracontait, l’autre jour qu’au siège, l’administration a dû les fermertous à clef, car le personnel y passait des heures.

Je crois que ceux qui prennent un porto, à midi, à la porte Dauphine,sont dans l’impossibilité de se douter de cela.

Pourraient-ils imaginer davantage les étranges rancunes, les hainesinexplicables qui hantent sournoisement les âmes d’employés ?

J’ai rarement connu d’endroit où l’on se déteste avec plus deconviction qu’ici.

Ces sentiments sont d’autant plus intéressants à étudier que les sujetspassent leur vie assis face à face, au même bureau.

C’est d’ailleurs la seule raison pour laquelle ils se haïssent : homohomini lupus.

Il n’y a pas d’éclats, mais quelques mots aigres-doux, tout au plus desinterrogations fielleuses et des réflexions en aparté imprégnées devenin.

On s’adresse à un voisin, à mi-voix :

- M. Bigorre ne laisse rien perdre, il emporte chez lui-même lesvieilles feuilles de buvard.

Et Mme Rondin sourit avec une apparente naïveté qui est pour lesinitiés quelque chose de terrible.

L’intéressé n’entend pas. L’usage veut qu’il n’entende pas. Seulement,pendant que sa main travaille au ralenti, son esprit chercheobstinément la vengeance.

- Madame Rondin, décide soudain M. Bigorre, demain, vous prendrez laplace de M. de Vorbes, qui viendra plus près du guichet.

Dans une banque, on met aux guichets les employés qui « présentent bien», Lacet n’y a jamais été parce qu’on le trouve petit, qu’il est tropmal vêtu et qu’après tout, c’est un ancien chasseur.

Ce changement de place, c’est une relégation, demain, Mme Rondin seraen exil. En attendant, elle sourit encore, mais comme une viergechrétienne devant Néron, et elle pense à ce qui va se passer. Dèsqu’elle aura remplacé de Vorbes, on lui demandera hypocritement :

- Tiens, vous avez changé de place ? Vous vous trouviez mal au guichet? Vous êtes contente ; là ?

Autant de coups d’épingle dans son cœur douloureux !

Peut-être le chef des Titres lui-même viendra-t-il se moquer d’elle ?

Il ne reste à Mme Rondin que l’âpre joie du martyre.
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C’est M. Nichard le chef des Titres. Il est grand, il est gros – signed’opulence ! – sur sa tête rubiconde, une collection de verrues jouentà cache-cache avec quelques poils roux.

Il domine ses collègues par la taille et par le gain, – 2000 francs parmois, entre fixe et commissions de placement – il les domine surtoutpar l’esprit. Et sur ce terrain, dominer serait trop peu dire : « illes écrase ».

Cet intellectuel a dû passer son baccalauréat, mais ça se sent.

Pour un oui et pour un non, il fait des citations latines, toutes lespages roses du Larousse y passent.

M. Nichard a une grosse voix, il est spirituel, il connaît lescalembours classiques et les à-peu-près de chansonniers. Il est mêmecapable d’en découvrir de personnels, de temps en temps. N’a-t-il pascréé la charmante plaisanterie que nous entendons avant le déjeuner, àl’heure où l’on arrête le travail : « Allons-nous-en, c’est midi net !» Et il dit ça toujours avec le même naturel, comme s’il pensait cacherson esprit par sa simplicité, mais on remarque quand même et l’onsourit chaque matin.

Je sais qu’une autre raison, encore, contribue à faire de M. Nichardquelqu’un.

Il parle à Toto.

Oui, quelquefois, lorsqu’il y a eu une grande baisse en Bourse ou unbeau krack financier, car cet homme instruit est au courant de ceschoses-là.

Le soir, lorsque M. Thoby traverse la salle avant de partir, il luiadresse la parole :

- Alors, monsieur le Directeur, que dites-vous du Suez ?

Toute l’agence attend, palpitante et muette, mais le miracle a lieu, M.le Directeur répond, comme n’importe qui, comme vous et moi, il répondpar une phrase anodine, poursuit normalement sa marche vers la porte ets’en va.

Il en résulte clairement que M. Nichard peut parler à Toto.

Il fait partie des dieux de l’agence S.
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- Tout de même, monsieur Emmanuel, on pourrait vous mettre à desservices plus intéressants que les carnets, vous qui avez des diplômes! m’a dit Mme Rondin, doucereuse.

Au fond, elle a raison.

- C’est vrai, ai-je répondu, il faudra que je voie, demain, M. Thoby.

Il y a eu un silence, multiple, incrédule, amusé, celui dont onaccueille une bonne plaisanterie et celui qui convient seul aux grandesdécisions.

Au vestiaire, tard, on a chuchoté :

« M. Emmanuel, demain… parlera au directeur. »

Je commence à être intimidé.
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21 décembre. Chèques !C. C. Chèques !

Debout, pour être au niveau des hauts pupitres doubles, assez drôlementnommés les « chameaux », je cours du livre où l’on inscrit lesécritures des comptes de chèques à celui où l’on reporte celles descomptes courants, des « C. C. » dans le langage d’ici.

La petite jeune fille qui est assise au guichet, Mlle Dubois, reçoitles chèques, les formules de retrait et de versement, qu’elle metransmet à mesure.

- C. C. ! Chèques !

Son appel est incessant, comme est incessant le défilé des clients quis’impatientent :

- Que c’est long ! Dire qu’il faut perdre un quart d’heure ici ! quefait l’employé ?

L’employé, c’est moi. Je tiens dans la main gauche trois chèques et uneformule de versement ; dans la droite, deux porte-plume, car il y a desécritures à passer en rouge et d’autres en noir.

Je me précipite d’un registre à l’autre, je cherche la page, je vérifiesi le solde actuel du compte est créditeur. Je tire le nouveau solde.Avec un timbre gras, je tamponne la pièce transcrite, je la rapporte aucaissier qui en exécute le règlement. Au passage, Mlle Dubois me tendun nouveau paquet de pièces. Je retourne au registre et j’entends qu’onme rappelle : « Chèques, C. C. chèques ».

Cela dure de 9 heures à midi. De 2 heures à 4 heures.

A 4 heures, je suis fatigué. Brusquement, mon agitation fébrile tombe,j’ai besoin d’une chaise, il me faut du repos.

Après avoir bondi et couru toute la journée, la nuit encore j’entendraien rêve l’appel aigu, répété, hâtif, impérieux : « C. C. C. C. chèques,chèques ! »

Il y a un homme, un seul, qui travaille véritablement, dans l’agence,d’un travail de bête, c’est certain, mais si pressé, si continuel, siharassant que cet homme arrive à n’en plus pouvoir.

Depuis hier, c’est moi.

La semaine dernière, quand j’ai frappé à la porte du bureaudirectorial, Toto m’accueillit en souriant. Je lui exposai qu’il mesemblait être suffisamment familiarisé avec l’atmosphère bancaire pourpouvoir collaborer à un service plus important que la rédaction descarnets. Cela avancerait mon stage, au cours duquel j’ai à connaîtreles principaux organes de l’agence.

Toto, après des félicitations pour mon zèle, m’a déclaré gravementqu’il m’affecterait bientôt à la position.

La position, c’est ça « Chèques, C. C., chèques. »  ̶  M.Thoby doit avoir sa méthode pour former les inspecteurs.

Bien entendu, Mlle Dubois, depuis longtemps à cette place, connaît tousles clients.

Immobile, assise derrière le guichet, à travers le grillage, elleregarde la vie avec l’optimisme des dix-sept ans.

La vie, c’est l’encaisseur de Paris-Immobilier, c’est le secrétaire deM. de Crénouille, ce sont tous les jeunes gens qui passent.

Elle chante – à voix basse – elle sourit en m’appelant, elle lisse sescheveux étrangement tressés en bandeaux ! pourvu qu’elle sourielongtemps.

Aujourd’hui, elle n’est pas aigrie. Elle est jeune et tout doit êtrebeau.

Les dames élégantes et libres, qui viennent à l’agence, dimanche etsamedi après-midi, la petite Dubois est comme elles. Et même, il y en aque la jeune fille plaint et réprouve, cette Mlle Rosyle, qui encaissetout le temps de si gros chèques, eh bien ! elle est entretenue, ça sesait au guichet, et Mlle Dubois ne voudrait pas être à sa place.

Comme il est bien que nous soyons aveugles, comme il est bien que lapetite jeune fille du guichet ignore la vie et ne puisse voir sonpauvre visage ingrat ! Ainsi, ses dix-sept ans murmurent de belleschansons, ses dix-sept ans se font surprendre au vestiaire avec Sitoux,le jeune homme du « Contrôle », qui l’emmène parfois, le soir, aucinéma.

Elle a le temps… N’est-ce pas ?
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La position est fertile en angoisses. Si quelque client fait présenterun chèque dont le montant dépasse ses disponibilités, que faut-il faire? J’avise Savane, qui avise le sous-directeur. On se consulte. Leclient est-il réputé solvable et sérieux ou a-t-il des titres en dépôts? Si oui, on règle, en inscrivant à l’encre rouge le débit. Si non, onrépond au porteur du chèque que « nous ne sommes pas d’accord sur lechiffre ».

Formule élégante à traduire par : « Défaut de provision ».

Il y a eu de mémorables coups durs, en semblables circonstances.L’agence S baisse encore la voix en rappelant ce chèque de 135 000francs payé par inadvertance et dont la banque ne fut jamais remboursée.

Sur la table du « contrôleur », je vois les formules de virement, lesavis de chèques tirés sur la province. Dire qu’il est encoreexceptionnel qu’un employé subtilise un de ces morceaux de papier,l’enrichisse d’un chiffre opulent, le dirige sur l’agence de Toulon oude Lille, et charge un intime d’en toucher le montant sur place !

Honnêteté ! ou Innocence ?

Et pourtant, je connais l’échelle des traitements :

Savane a 1 800 francs, les trois employés principaux Nichard, Flandreet Furet : 1 200 francs, les autres touchent de 800 à 1 000 francs. Lesveilleurs de nuit et les garçons 600. En général, ils font virer leursmois aux comptes spéciaux, les comptes V, dont ils sont titulaires etretirent ensuite quelques billets chaque semaine, car avoir de l’argentchez soi est imprudent !

C’est Bigorre – chef du portefeuille, cinq ans de général – qui a eu cemot délicieux, à propos des 995 francs qui constituent sa paye : « Quevoulez-vous ! Dans les professions libérales… »

D’ailleurs, une fois par an, les employés sont bien payés, c’est pourla fin de l’année : le Crédit double tous les appointements, à titre degratification.

Qui donc pourrait se plaindre ?
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7 janvier. – Pendant lesfêtes, les banques n’ont pas d’histoire.

Le vieux veilleur de nuit, avec son litre de rouge et du saucisson, apassé Noël et le Premier janvier seul dans l’agence aux rideauxdescendus.

C’est un poste de confiance, cette fonction de gardien ! On l’accord àun employé parvenu à l’âge de la retraite, lorsqu’il a été bien notépendant quarante ans.

Ainsi peut-il encore gagner ses vingt francs en surveillant pendant lesnuits et les jours de fête les locaux où sa vie s’est déroulée.

Pour qu’il ne soit pas tenté de s’endormir, on lui donne uncompteur-poinçonneur, qu’il doit faire fonctionner toutes les deuxheures. En outre, par surcroît de précaution, un inspecteur du Siègetéléphone souvent au milieu de la nuit pour vérifier sa présence.

Une fois, notre veilleur, endormi, n’a pas répondu à l’appel. Lelendemain, j’ai vu, devant Toto, le pauvre vieux qui pleurait.

Ce matin, j’ai rencontré Lacet au bistrot du coin, où nous avonsensemble pris un café arrosé, avant neuf heures. Je lui ai dit que laposition ne me convenait pas particulièrement, et que je désiraispasser à la Comptabilité, qui me semble essentielle pour un futurinspecteur. Il m’a regardé, étonné :

- Mais vous êtes là au moins pour six mois ! Vous croyez qu’on changede service comme ça ! Je suis resté quatre ans au Portefeuille, moi,après j’ai fait des carnets pendant un an, vous voyez que vous n’avezpas encore les habitudes de la maison. Tenez : j’ai demandé monchangement d’agence il y a trois mois… Je l’attends toujours ! et,pourtant, c’est autre chose !

- Mais puisque j’accomplis un stage, on a intérêt à me faire passerpartout le plus vite possible !

- Vous verrez, vous êtes à la Position pour six mois…

C’était, après tout, bien possible.

Je n’ai pas hésité à expliquer au sous-directeur que le travail de laPosition éprouve l’endurance du sujet, mais ne peut aucunement servir àl’avenir d’un inspecteur. Ma plaidoirie m’ayant démontré une fois deplus combien M. Egrillard de la Forêt a horreur qu’on le mêle auxaffaires de l’agence, j’ai adopté les grands moyens.

- Cher monsieur, lui ai-je dit ce matin avec un sourire navré, monservice actuel me fatigue tellement que je vais me voir contraint derenoncer au plaisir d’aller bridger chez vous, le soir. Ma santé ne mele permettrait pas.

M. de la Forêt, brusquement ému, a envisagé en un clin d’œil ledésastre, les amis conviés en vain, le quatrième à tout jamais perdu,la table de bridge désorganisée, qui sait pour combien de temps ? Ilvalait mieux encore prendre une initiative, c’est ce qu’il fit.

- Ecoutez, m’a-t-il offert, vous pourriez passer à la Comptabilité,vous y apprendriez des choses intéressantes.

Mon chantage avait réussi.
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8 janvier. – Entre lagrande porte extérieure de l’agence et ladeuxième porte vitrée qu’il faut pousser pour pénétrer dans l’hémicyclese trouve une petite salle où l’on affiche les journaux financiers.L’appareil qui inscrit automatiquement les derniers cours de la Boursey déroule sa bande de papier avec un tac-tac-tac intermittent et, surles banquettes, comme des vétérans dans la cour des Invalides, lesvieux messieurs décorés se reposent.

C’est dans un coin de cette salle que monte l’escalier du premierétage, l’escalier des W.-C. et de la Comptabilité.

En arrivant là-haut, j’ai trouvé un homme calme entouré de quatrefemmes, installés tant bien que mal entre les cloisons rapprochéesd’une étroite pièce tapissée d’archives qui rejoignent le plafond bas.En plein midi, l’électricité brûle. Une indéfinissable odeur flotte.Sans en faire l’analyse, j’ai annoncé à l’homme calme – c’est le chefcomptable – mon incorporation dans ses effectifs. Il m’a souhaité labienvenue d’un ton aimable et posé, tandis que les quatre femmes sedemandaient avec l’ivresse de l’inconnu si j’étais Dieu, Table ouCuvette ?

Pour l’instant, je me bornais au rôle du monsieur qui a envie des’asseoir. Un rôle difficile, étant donné les dimensions du lieu et sonsurpeuplement en archives, en machines à compter et en matériel humain.

Après que chacun eut proposé une solution, on a fini par découvrir unmètre carré qui pouvait être disponible en enlevant octobre et novembre« aux Archives » et les manteaux de ces dames.

C’est une bonne place, discrète, oubliée, d’où j’entends toutes leshistoires que raconte la Comptabilité.
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Mais, cette comptabilité où je vais vivre, elle doit bien mériter unepetite description physique…

Le chef comptable, M. Flandre, est grand, rasé, avec une courtemoustache bien noire. Un peu de calvitie, corrigée par beaucoup d’ordrecapillaire. Trente-cinq ans. Myope, doux à décourager un bourreau derace jaune, soigneux et vêtu de noir, comme s’il portait le deuil de lafantaisie, qu’il a perdue il y a si longtemps.

Quand il s’en va, il n’oublie jamais de prendre dans un tiroir de sonbureau une brosse dont il frotte avec conscience le bas de sespantalons ; il coiffe un étrange feutre à poils frisés et s’entoure lecou d’un cache-nez de laine, qui est le plus long de tous les cache-nezque j’ai eu l’occasion de rencontrer dans la vie. Et il part enboutonnant des gants de filoselle noire :

«  Au revoir, messieurs, dames !

- Bon appétit, monsieur Flandre ! répond le chœur des quatre femmes !

Ah ! ces quatre femmes.

Pour décrire une fille d’Ève, je voudrais n’employer que des motsdélicieux, je voudrais parler de fleurs, de mignons bâtons de rouge, depetits seins tendu sous la soie d’une robe… évoquer le baiser, lafraîcheur, la grâce… mais celles-ci réforment mes principes.

C’est un troupeau soufflant d’être en retard, qui monte l’escalier avecun bruit de charge. Des créatures informes en manteaux de peluchetachée ou de drap luisant. Elles portent des bas de coton qui font desplis, elles se drapent d’écharpes, de châles, de foulards. Elles semouchent avec un fracas de tonnerre.

- Tu as raté le 32, Carrier ? – car ces dames s’interpellent par leurnom. Moi je l’ai vu passer complet dans la rue Jouffroy. J’ai cavalésur mes quilles.

Vachier a un chignon récalcitrant, des vêtements sales. Flécheux estblême, sans fard pour ranimer des joues qui ont l’air usées à forced’anémie. Carrier, sous son tablier noir, a un mince corps maldéveloppé de gamine ; sa voix aiguë perce les glapissements de Camatte.Camatte ressemble à Louis XI, avec ses traits masculins, son nezvolumineux, ses cheveux raides qui tombent, toujours trop longs, sur degrandes oreilles. Elle a de courtes jambes, un gros ventre, une grossepoitrine qui remue, et sa tête de Louis XI au ras des épaules.

Enfin, Tarteri… C’est la plus jeune. Ici, on la trouve belle fille. Etsi la femme se débitait au poids, ce serait incontestable. Elle a unecrinière noire en boule, des yeux en boule, un nez en boule, des joues,des lèvres, des seins, des cuisses et des mollets en boule.

C’est lourd, c’est bête, c’est flasque, et c’est la reine de beauté dela comptabilité.

Vachier, Flécheux, Carrier, Tarterie, toujours dépeignées, toujours endésordre, les mains toujours tachées d’encre, ce n’est pas votre faute,je le sais, si vous êtes ainsi.

Les pauvres, elles n’ont pas le temps.

Qu’importe ? C’est leur bel âge, elles ont de vingt-huit à trente-cinqans, toutes, elles sont mariées, et chacune est pour un homme ladétente, le rêve, la femme quand même.

L’instinct est fort.
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19 janvier. – LaComptabilité est privilégiée en ce sens qu’étantinstallée au premier étage, elle est géographiquement protégée contreToto et Savane. Le seul moment dangereux, c’est lorsqu’un de ces hommesredoutables se rend au W.-C., car de là il peut voir ce qui se passe.Heureusement que Mme Carrier, assise du côté de l’escalier, tousse trèsfort pour prévenir. Quant à M. Flandre, pourvu que le service marche àpeu près, il ne dit rien. C’est un pacifique. C’est aussi, sans doute,un homme un peu plus intelligent que les autres.

Il y a beaucoup plus de travail qu’en bas : cela consiste à reportersur des registres les inscriptions du journal, et à vérifier toutes lesécritures passées aux guichets. On calcule les intérêts des comptes. Ala fin du mois, on fait leur balance, et M. Flandre envoie au siège sonbilan.

C’est l’invisible chef d’orchestre de la Comptabilité, ce bilan. Lesiège en exige la communication cinq jours au plus tard après la fin dumois, et ce, sous peine de notes comminatoires qui dressent contre noustous les gradés de l’agence.

A partir du 15, notre chef comptable a établi son diagnostic. Il saitsi nous seront prêts ou s’il y aura du retard ; selon le cas, tantôtl’optimisme règne, tantôt l’homme vêtu de noir nous rappelle jusqu’à lahantise que le bilan ne partira pas le 5.

La répétition de l’imminence du cataclysme finit par troubler lapassivité des quatre femmes. Le rythme des machines s’accélère, car,ici, à peu près tout se fait avec d’admirables machines à compter quidoublent le volume de chacune de ces dames.

Moi-même, j’ai une ravissante « Monroë » qui calcule les intérêts. Elleressemble à un moteur de Bugatti, mais en moins rapide.

L’équipe connaît les bienfaits de l’émulation.

Le travail domine ces vies, les inspire du lever au coucher.

La petite Carrier nous raconte son existence avec des mots simples,vrais, au point qu’il me semble y assister. Elle se lève en même tempsque son homme, employé aux chemins de fer, qui va travailler dès cinq heures à la réfection des voies. Pendant qu’au dehors la nuit pèseencore, elle expédie le ménage de la chambre et de la cuisine, quiconstituent tout leur chez eux, au plus haut d’une vieille maison deBrunois. Puis, le cou emmitouflé dans son écharpe de lapin, elle sepresse vers la gare. Quarante minutes dans un wagon de troisième,bourré de visages taciturnes aux paupières encore larmoyantes desommeil. Comme ils sont nombreux, ces gens qui, chaque matin, vonttravailler quand tout dort encore…

Quarante minutes dans l’odeur de la fumée, du tabac refroidi. La petiteCarrier est serrée dans son coin. Immobile. Les yeux on ne sait où.Habituée, elle ne regarde pas, derrière la vitre qui s’embue, lepaysage fantomatique de la banlieue au petit jour. Elle refaitmentalement ses comptes. Elle suppute le gain du mois, elle passe enrevue les dépenses : 125 francs de loyer, les 200 francs qu’on envoiepour la petite qui est en nourrice à Saint-Brieuc, la nourriture…Allons, le ménage mettra encore quelque chose de côté pour grossir les6 000 francs d’économies.

La petite Carrier a des satisfactions d’argent.

A 9 heures, quand j’arrive, elle a déjà gagné 8 francs : deux heuressupplémentaires !

Ce que je sais de Carrier est vrai pour toutes. Elles le racontent aurythme des machines. C’est une fresque de leur vie ouvrière qu’ellespeignent, avec le tac-tac des Burwood comme fond.

Il y a des femmes dont les blonds caprices ruinent un ménage. Maiscelles-ci, elles forment un bloc avec la machine qui les enveloppe deses montants trapus et noirs. La femme tape, la machine compte…

Comme les coussins où l’imagination se plaît à étendre des femmesoisives, comme ces coussins parfumés sont loin d’ici…

Rude sens du devoir ? ou conséquences de la pauvre, de la triste, de labanale laideur ?

Le soir, elles n’hésitent pas à laisser le mari réchauffer, seul, ledîner, pendant qu’elles restent jusqu’à huit heures au labeur.

L’homme ne doit pas être ravi d’avoir à faire la cuisine en rentrant,mais comment voulez-vous qu’il se plaigne ? Il faut gagner. Laprogéniture coûte cher.

Comme le père et la mère travaillent tous les deux et qu’il n’y apersonne à la maison, on a mis les enfants chez les vieux, dans quelqueNormandie ou dans quelque Touraine. Là, ils grandissent à l’air pur,avant d’être aspirés par la capitale.

Les grands-parents sont contents d’avoir les gosses, mais ils n’ont pasfait fortune, eux non plus. Alors on envoie une pension, des vêtements,du linge…

On va les voir pour les fêtes, quand il y a pont. On va les retrouveraux vacances.

Merveilleuses vacances de trois semaines, dont on rêve toute une année !

Il paraît qu’une fois Mme Carrier a voulu y renoncer pour gagner vingtet un jours d’appointements supplémentaires. Le Crédit général a refusé: tout employé doit prendre son congé, c’est obligatoire. De même qu’enprincipe, un employé ne doit pas rester affecté toute sa vie au mêmeservice : ces changements permettent de dépister les fraudes.

A midi, quand nous sommes partis, Flandre et moi, Vachier et Tarteris’en vont jusqu’à l’épicerie voisine acheter de quoi manger. Puis ellesrejoignent Carrier et Camatte, qui ont mis le couvert : un vieuxjournal comme nappe et des assiettes et des verres tirés d’un placard àarchives.

Au sous-sol, à l’endroit qui sert de vestiaire, il y a une lampe àalcool : c’est là qu’elles font la cuisine. L’odeur de la morue serépand, les miettes de pain tombent, derrière la somptueuse façade demarbre de l’agence. En vingt minutes, c’est fini.

Les femmes ont déjeuné. Alors, elles se remettent à taper sur lesmachines, après un dernier coup de rouge. Encore quelques francssupplémentaires qu’on gagne, sans compter l’économie du restaurant.

D’ailleurs, de son côté, l’homme ne rentre pas à la maison. C’est loin,la banlieue… Il mange sur le pouce, au bistrot.

Au fond, le ménage ne se voit que pour dormir.
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Tout de même, mes collègues ont leurs moments de plaisir.

Parfois, vers 10 heures, le même lutin qui incite, deux heures plustard, les habitués du Fouquet’s à boire un apéritif éveille dans leurscœurs l’irrésistible désir d’un croissant et d’un café arrosé.

Ce besoin est infiniment plus compliqué à satisfaire qu’un profane nel’imaginerait.

Le bistrot est en face : la rue à traverser, et l’on rejoint sonatmosphère savoureuse où chantonne le percolateur. Seulement, pour yêtre, il y a un bout de trajet dangereux : entre la comptabilité et laporte extérieure de l’agence, l’escalier est exposé à Toto.

Toto peut aller aux water-closets, ou monter voir M. Flandre. Que sepasserait-il s’il rencontrait par exemple Mme Carrier allant, aprèstrois heures de machine, boire un café qui lui donnera du nerf pourcontinuer à taper jusqu’à midi ?

Encore une éventualité si terrible qu’on préfère ne pas l’évoquer !

Alors – ô subtilité féminine ! – quel que soit le temps et quand bienmême le mercure du thermomètre se pelotonnerait tout en bas de sacolonne de verre, mes collègues s’en vont à tour de rôle, tête nue,sans enfiler leur manteau, pâles de peur et de froid. Si Toto lescroise, comment soupçonnerait-il qu’elles « sortent » ?

Ces femmes sont solides. Depuis qu’elles passent ainsi des 20° de laComptabilité au 0 de la rue ; je n’en ai vu encore aucune attraper unepneumonie.

Ce n’est pas tout. Il y a encore d’autres instants de détente.

Quand l’une de ces dames s’ennuie trop, elle déclare que sa machine estcassée. C’est merveilleux !

M. Flandre lève les bras au ciel et invective contre ces instrumentsdélicats, dont une énigme mécanique immobilise le clavier. Ensuite ilexamine la situation, toujours avec une perplexité identique : quefaire ? Et la même conclusion, non moins régulièrement, finit toujourspar s’imposer :

- Il faut demander qu’on nous envoie un mécanicien.

L’employée descend à la cabine téléphonique avec un air d’ennui quivoile le prix de cette distraction.

Dans l’hémicycle, on lui demande :

- Tiens, qu’est-ce qu’il y a ? C’est encore votre machine ! Ma pauvremadame, vous n’avez pas de chance.

L’affligée reçoit les condoléances en hochant la tête :

- Croyez-vous ? Justement nous étions en retard. Ah ! ces machines…

Bien entendu, la Burwood aura recommencé à moudre ses chiffreslongtemps avant l’arrivée du mécanicien. Alors on fera la causette aveclui. On le connaît : c’est toujours le même, il est blond, il a desoreilles de veau. Seulement, c’est un garçon qui n’aime pas parler…

Le lundi, le mardi et le mercredi, à la Comptabilité, sont occupés parles récits du dimanche.

Ces dames se racontent la soirée qu’on a passée à la Comédie Mondaineet la visite rendue aux beaux-parents. Le jeudi et le vendredi, on faitdes projets pour la prochaine sortie. Mme Vachier ira voir sa filletteà Orléans, mais Mme Carrier veut monter à la Tour Eiffel et Mme Tartericompte visiter les Buttes Chaumont.

Les employés parisiens connaissent infiniment moins la capitale queTilden, venu d’Amérique pour passer trois semaines en France.

Quand iraient-ils respirer la poésie qui frissonne avec les feuillesmortes du bois ? Quand verraient-ils le soleil se coucher dans l’Arc deTriomphe ?

Comment connaître les Champs-Élysées, la Madeleine, la Vision duSacré-Cœur, les cafés de Montparnasse, le grouillement des boulevards,les allées du parc Monceau, les bouges de la rue de Lappe et l’harmoniede la place Vendôme, lorsqu’on vit dans un bureau ?

C’est pourquoi, le dimanche, vous rencontrez ces lentes théories degens qui défilent interminablement, le regard vague, se tenant par lebras, de la République à l’Étoile. Ce sont les employés qui visitent laVille Lumière, avec leurs vêtements neufs.

Eh ! mon Dieu, leur plus beau costume ne serait pas tellement déplacé,s’ils pouvaient vraiment voir Paris, le Paris de la semaine…

Le soir vient bientôt terminer la promenade. Dimanche, à peine né,agonise. Après l’invitation chez les cousins, les employés regagnentleur logis. Ceux qui disposent d’un phono vont écouter quelques disques.

Le dimanche soir, les employés sérieux ne ressortent pas : on se lèvede bonne heure, lundi.
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Je deviens triste ici. Aucune ironie intérieure ne vient plus medétendre en entendant Tarteri décrire à ses camarades la robe de soiebleue qu’elle aura pour sa fête.

Est-ce le bruit continuel des machines qui fatigue les nerfs, oul’atmosphère lourde et malodorante du réduit, ou bien la pensée despauvres vies qui s’usent autour de moi ?
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22 janvier. – MlleSimotin n’est pas venue, aujourd’hui. MlleSimotin, c’est l’employée qui assure avec Mlle
Tête le service des Coupons.

Sa sœur est passée dire qu’elle avait la grippe ; va-t-on la remplacer ?

Pour le moment, il n’en est pas question. M. Thoby est trop occupé.

C’est aujourd’hui que s’achève la mécanisation de l’agence S. Jusqu’àprésent, seule la Comptabilité était pourvue de machines à compter.Maintenant on en installe quatre nouvelles, en bas, avec lesquellesseront passées, à partir de demain, les écritures de la Position.

C’est la fin des positionnistes. L’employé-coureur dont j’ai tenu, unmoment, le rôle, va devenir un employé-machine… un bloc sédentaire,cliquetant huit heures par jour.

C’est la mort des chameaux, ces pupitres inclinés où l’on écrivaitdebout.

Flanqué de son état-major, très digne, Toto, congestionné et plusnerveux que jamais, surveille l’installation des précieuses Burwood.Chacune d’elle coûte une petite fortune. Si les dactylos préposées àleur manœuvre ne gagnent que 700 francs par mois, elles peuvent seconsoler en pensant qu’elles tapent sur des machines de 30 000 francs.

Les employés, ravis de cette diversion, se prodiguent le plusinutilement possible. Ils se mettent à six pour enlever les chameaux.Béants d’admiration, ils admirent les mécaniciens qui règlent lesclaviers.

L’opération se poursuit avec ce cortège de petits malheurs,d’hésitations, de déchéances qui accompagnent toute grande chose : unencrier se casse, un pilier est éraflé, on change cinq foisd’orientation le troisième engin, tandis que dans l’ombre d’un cagibidisparaissent à jamais les chameaux que le progrès chasse.

Pour Toto, cette journée est grave : elle représente une dépense de 120000 francs que l’agence devra rembourser au siège. Que restera-t-il, àla fin de l’année, au compte des profits et pertes ?

Quant au personnel, il connaît une forme du bonheur : regarderpassivement quelque chose s’accomplir.

Quel sujet de conversation entre eux, dans leur foyer, et plus tard,quand ils pourront dire aux nouveaux collègues : « J’étais là, quand ona installé les machines. Ah ! ce fut une belle journée ! » .
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23 janvier. – Entraversant l’hémicycle, j’apprends que la grippe deMlle Simotin est sérieuse. Sa sœur est repassée à l’agence pourprévenir. Elle est là, debout, en train de causer avec M. Savane et M.Furet. Elle parle vite, elle est pressée. On l’attend aux GaleriesLafayette, où elle travaille.

- Pour les assurances sociales ? Ah oui ! pour les assurances… lacarte… à viser à la mairie… Que faire ? Qu’en pensez-vous, Furet ?

« Furet n’en sait rien. Personne n’y a encore rien compris. Tout demême, il doit y avoir quelque chose à faire. Furet s’en charge. Bien.Mlle Simotin s’en va. Son petit béret déteint, son manteau de chatlépreux s’engouffrent dans le métro en courant.

- Que se passerait-il si on simulait une maladie pour ne pas venir aubureau ? ai-je demandé à M. Flandre.

Les quatre femmes ont répondu en chœur :

- On a la visiteuse.

La visiteuse ? Oui. C’est une femme chargée par le siège de se rendre àl’improviste au domicile des employées malades. Chez les hommes, bienentendu, ce sont des visiteurs.

Quand on a la fièvre, qu’on est mal, si mal, quand on s’étire, brisé,dans son lit, quelle drôle de sensation cela doit être de voir la portes’ouvrir devant ce visiteur inconnu qui s’assied à votre chevet, épievotre visage pour que le Crédit général soit bien sûr que vous ne luivolez pas ces heures de votre vie qu’il vous paye 32 francs les huit…

A la Comptabilité, on ne plaint pas outre mesure Mlle Simotin victimede la grippe.

D’abord, parce que, dans quelques jours, elle sera guérie, et puis – aufond – il y a une obscure inimitié entre le rez-de-chaussée et lepremier étage. Chez nous, il n’y a que des dactylos, et les dactylostravaillent, elles ne peuvent pas rêver devant une pile d’impriméscomme on le fait en bas.

En outre, elles ne voient pas les clients, leur horizon se borne auxmurs tapissés d’archives de notre réduit.

- Pensez-vous à ce qu’ils se font, les autres, pour les fêtes, –interroge farouchement Carrier – qu’est-ce que les clients leur donnentcomme étrennes ! L’année dernière, la petite Dubois a reçu jusqu’àtrois billets de cent sous et 20 francs de monnaie le même jour.

M. Flandre approuve.

- Et Bigorre, le représentant des établissements Vindex lui donne toutle temps des cigares !

Agrandissez ces revendications avec un pantographe géant, vousobtiendrez un sentiment analogue à celui qui déchaîne les guerres…

Mais comme ça se passe sans pantographe, la Comptabilité se borne àdétester sournoisement l’hémicycle.
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25 janvier. – Auxalentours du Premier janvier, les commerçantssoucieux d’entretenir de bons rapports avec notre agence ont l’habituded’offrir au directeur une étrange collection de présents hétéroclites :cigarettes, caisses de vins fins, boîtes de biscuits, étuis à cigares,portefeuilles, parmi lesquels Toto et de la Forêt – je n’ose affirmerque Savane soit admis au partage – choisissent ce qui leur convient.

Quand il ne reste plus que les mousseux bâtards et les portos detroisième zone, la direction offre aux employés la petite fête destinéeà resserrer les liens qui l’unissent au personnel.

C’est une surprise traditionnelle sur laquelle on compte beaucoup, etdont Furet et Nichard parlent discrètement depuis trois semaines.L’événement est tellement peu inattendu, que, lorsque Mlle Tête estmontée, aujourd’hui, nous prévenir que c’était pour 5 h. 30, ces dames,en enlevant leurs tabliers, ont dévoilé chacune leur tenue n° 31.

Carrier avait au cou son louis d’or monté en broche, et Tarteri portaitune charmante robe verte à galons rouges.

Elles se sont poudrées à l’aide d’une petite glace ronde, dontl’effigie optimiste de la vache qui rit orne l’envers.

M. Flandre a sorti sa brosse.

A 5 heures, nous étions prêts. Quelle inoubliable demi-heure d’attente,jusqu’au moment de descendre !

- Moi, j’ai peur, affirmait Camatte avec un rire de grenadier, çam’intimide !

Et c’était vrai, ces mondanités inhabituelles terrorisent son âmesimple.

- Allons, Camatte, l’exhortait Tarteri, tu n’vas pas te dégonfler,puisque nous y allons toutes !

- Si je m’étrangle en buvant le champagne ? Voyez-vous la mère Vachierse mettant à tousser et à éternuer devant le directeur ?

- Monsieur Flandre, vous passerez devant, pour nous donner du courage !Dis donc, Carrier, toi qui as vu, combien y a-t-il de bouteilles ?

- Est-ce qu’on doit serrer la main au directeur ? J’oserai jamais…

- Peut-être qu’il va me causer.

- Penses-tu ?...

Comme toutes les minutes du monde, le moment de descendre a fini pararriver.

Dans un coin de l’agence, une table était disposée avec un belassortiment de mousseux, de liqueurs et d’apéritifs.

A gauche se tenaient au grand complet les employés de l’hémicycle.D’instinct, notre groupe s’immobilisa à droite, autour de M. Flandre.

De l’autre côté de la table, Toto nous serrait tour à tour la main,comme s’il venait de nous rencontrer.

Il était cramoisi et au moins aussi intimité que son personnel.

Somme toute, cette petite fête d’union soulignait admirablement lefossé qui séparer le patron des employés.

Une fois que tout le monde eut défilé, le silence devint si terribleque Toto, vaincu, préféra renoncer à la lutte et se réfugia dans unaparté avec le sous-directeur.

Nous, nous restions là, nous appliquant à boire avec lenteur, pourpouvoir conserver plus longtemps une contenance préservatrice.

Seulement, en un quart d’heure, quand on n’a rien d’autre à faire, ilfaut bien vider son verre. Et à partir de 6 heures, les quaranteemployés de l’agence, debout, les bras ballants, échangeant avec gênequelques mots dits à mi-voix, n’eurent plus qu’à attendre stoïquementla fin de la fête, tandis que Toto, soucieux de son devoir, demeuraitdebout aussi, à son poste, en poursuivant avec Egrillard uneconversation difficile, interrompue instinctivement par des coups d’œilvers nous, dont chacun le rendait un peu plus rouge.

En sortant, on a reconnu que ça avait été vraiment très bien.

Mais, pour ma part, je frémis encore en évoquant la petite fête.
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26 janvier, midi 15. –La Comptabilité a dû rêver de grandeur toutela nuit. En somme, nous avons assisté hier, à une réception offerte parM. Thoby, et c’est très important, si l’on y réfléchit.

Nous avons connu ce qu’il y a de mieux dans la vie mondaine, puisqueles somptueuses soirées que l’on voit dans les films se passenttoujours chez les banquiers. Par conséquent, M. Bigorre a raison dedire que nous avons une profession libérale ! Les honneurs consolent detant de choses : ce matin, ces dames se sentent tout autres : elles ontpris conscience de leur rang.

Mme Tarteri n’a dit qu’une seule fois le mot de Cambronne et s’en estexcusée avec une grâce de lady.

Mme Camatte évoque en termes choisis la soirée qu’elle passa auTrocadéro, en 1929.

On travaille peu. On tape avec distinction. Et l’on cause chiffons.

Mme Carrier a remarqué la toilette que portait Mlle Tête : elle étaitd’une élégance, avec ses volants de soie noire…

- Et ses bas ! Je vous dis qu’elle portait des bas de soie, de soieartificielle bien entendu, mais tout de même, elle doit savoir ce queça lui coûte, car ça ne fait point d’usage. Je le sais, la sœur de monmari en a acheté une paire !

- C’est certain qu’elle est très élégante, Mlle Tête, mais elle a lesmoyens, intervient Mme Tarteri, sa mère est concierge avenue de Wagram !

Le souffle empoisonné de la jalousie a excité un instant les quatrefemmes contre leurs Burwood. Mais une diversion a, de nouveau, suspendule travail.

Le timbre du téléphone intérieur qui relie notre réduit à l’hémicyclevenait de crépiter.

M. Flandre, avec décision, décrocha l’appareil.

- Oui, monsieur le Directeur… Bien, monsieur le Directeur… Je vais lelui dire, monsieur le Directeur… » Le téléphone redevint muet. Aumilieu de l’anxiété générale, le chef comptable se tourna vers moi,solennel :

- Monsieur Emmanuel, M. le Directeur veut vous voir…

Secourables, tous les yeux de la Comptabilité me regardèrentsimultanément. C’était donc moi qu’avait désigné l’appareil redouté,cet instrument moderne de l’oracle inquiétant, d’on ne sait quel Fatum,du Moloch de l’hémicycle.

M. Thoby m’attend. Pour mes collègues, de telles convocations nepeuvent présager que du mal. Sinon, pourquoi le directeur vousferait-il appeler ?

Quoique personne ne parle, je me sens encouragé par un beau sentimentde solidarité : la Comptabilité, frappée dans un de ses membres,s’inquiète avec moi. Mais que faire ?

- Il faut y aller ! résume M. Flandre. Peut-être est-ce pour vousdemander un renseignement…

L’excellent homme ne pense certainement pas ce qu’il me dit ; jecomprends son intention : il veut m’encourager.

M. Thoby, dès qu’il m’a vu, s’est lancé dans un flot de parolesrapides, d’où il ressortait qu’il jugeait préférable pour mon stage deme faire passer de la Comptabilité aux Coupons.

Un regard sur la place toujours vacante de Mlle Simotin m’expliqueimmédiatement cette insolite marque d’intérêt : les Coupons avaientbesoin de quelqu’un, Toto s’est souvenu de mon existence… Je n’ai pluseu qu’à le remercier, et Mlle Tête deviendra, à partir de cetaprès-midi, mon chef de service.
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26 janvier, 7 heures. –Voici comment les choses se sont passées. Jesuis arrivé aux Coupons armé de mon fidèle porte-plume et d’une fortedose de bonne volonté.
Mlle Tête, cette personne élégante dont l’agence entière reconnaît ladistinction et qui ressemble assez à Philippe de Champaigne vu dans monhistoire de France – j’ai la manie de ces comparaisons avec despersonnages célèbres, elles disent si bien ce qu’elles veulent dire ! –Mlle Tête, donc, allie à ses avantages physiques de remarquablesqualités d’organisatrice.

Elle sait se faire obéir. Cela doit être de famille, puisque sa mèreest concierge.

- Vous vous assiérez là, m’a-t-elle commandé de la voix brève desmeneurs d’hommes, en me désignant la place de Mlle Simotin, moi, jereçois les clients, vous, vous timbrerez.

Elle a dû lire quelque chose sur mon visage, car elle m’a rassuré :

- Ne vous inquiétez pas, je vais vous apprendre, regardez ! Voici letimbre, on le prend dans la main droite, après l’avoir enduit d’encresur ce tampon. Dans la main gauche, on tient la liasse de coupons quel’on marque un à un, sans en sauter, bien entendu.

Quand la liasse est finie, on la serre d’un caoutchouc, et on timbre lasuivante…

Evidemment, vous ne le ferez pas aussi bien que moi du premier coup,mais ça s’apprend, vous verrez !...

J’ai commencé à timbrer minutieusement, pendant que ma « supérieure »recevait les clients au guichet, avec les mille grâces mutines quepeuvent dispenser à une vieille fille de terrifiantes masses de cheveuxroux et comme gazeux, des yeux incolores et une taille de 1m,80.

Quand Mlle Tête n’était pas occupée, elle poursuivait une conversationà mi-voix avec Mme Rondin, que la volonté tyrannique de M. Bigorreavait exilée dans un nouveau lieu de déportation, voisin de notre table.

Cette causerie était ardue, car il fallait parler sans se retourner,par crainte de Toto. Un événement sensationnel l’animait :

- Ils sont gênés, vous savez, Lacet avait demandé son changement, il ya trois mois, uniquement pour que nous ne soyons pas au courant de lachose. Mais au siège, on ne se presse pas, et comme la petite Canettedoit être enceinte, il a bien fallu qu’ils se décident à l’annoncer.

- Vous avez la lettre de faire-part ?

- Oui. Savane l’a épinglée devant moi au tableau des ordres de service,juste au-dessus de la note qui recommande au personnel de ne pascolporter dans la clientèle les bruits pessimistes.

- Dire qu’on a imprimé MademoiselleCanette… Alors que je sais trèsqu’elle a déjà été mariée avec un chef de service de l’agence B-Q !Seulement, elle l’avait tellement trompé qu’il a divorcé. On dit qu’ilsauront la bénédiction religieuse, et tout…

- Oh ! vous savez, madame Rondin, ce sont toujours celles qui ont fautéqui font le plus de chichis !

Evidemment Philippe de Champaigne n’a pas fauté.

- C’est drôle, reprend Mlle Tête, Lacet sera changé juste après sonmariage, comme ça ils seront séparés toute la journée…

Ah ! que ça peut être mauvais une vieille fille employée de banque quia une concierge pour mère…

Sur ces entrefaites, M. Furet survint, avec une boîte en carton aucouvercle percé d’une fente.

- Je fais la quête pour nos futurs époux, annonça-t-il en souriant detoute sa bouche rendue édentée par la conviction que les dentistes sonttrop chers et n’y entendent rien.

Mlle Tête eut une expression angélique :

- Voici cinq francs pour le joli cadeau…

Moi aussi, j’ai glissé dans la boîte mon obole. Dire que je suisresponsable pour cent sous de quelque garniture de cheminée enaluminium doré, que la future famille Lacet s’attardera à regarderbriller tous les dimanches matins de l’avenir !

Enfin… n’y pensons pas.

- Je ne veux pas dire de mal, enchaîne Mlle Tête, mais la petiteCanette a couché avec toute l’agence.

- Et c’était la même chose à B-Q, conclut Mme Rondin. Espérons qu’ilsseront heureux.

Timbreur silencieux, je n’avais rien perdu de ces intéressantscommentaires sur le mariage inopiné de nos deux collègues.

Ce n’est pas pour me faire un compliment, mais je crois avoir réalisédes progrès dans la Banque. La lenteur avec laquelle j’arrive à timbrerest presque incroyable. Je me demande parfois même si je n’exagère pas; je suis seul à me le demander… les autres trouvent cela tout naturel.C’est le travail !

Je puis rêver.

Et je rêve à l’existence qui sera désormais celle de Lacet. Trois joursde vacances pour le mariage. C’est le format d’un voyage de noces àCompiègne. Le quatrième matin, à sept heures, debout ! Baiser hâtif. Autravail chacun de son côté, jusqu’au soir, où ils se retrouveront pourmanger dans la cuisine une saucisse réchauffée. Et cela se répéteralongtemps, très longtemps, le temps que durera leur vie.

Quand même, ils se marient. Tous les employés de banque se marient. Uneamie, ça coûte, comme dit Bigorre, mais la femme ? Une chambre pourdeux, elle travaille, et on peut bien lui refuser le cinéma. Avingt-deux ou vingt-trois ans, l’employé épouse la dactylo.

L’instinct triomphe. L’instinct qui, chaque soir, réunit l’homme et lafemme dans sa grosse joie gratuite, et leur donne, en un quart d’heure,l’envie de vivre jusqu’à la nuit prochaine…
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Quatre heures - Lesderniers clients s’en vont. Mlle Tête, qui n’aplus rien à faire, remue des enveloppes à côté de moi.

Elle est obscurément satisfaite de m’avoir pour subordonné, cela luidonne une haute idée d’elle-même. Dans mon dos, M. Furet explique à deVorbes que d’ici deux ou trois ans, il sera parfaitement au courant duservice. De Vorbes, accablé par une telle perspective, a préféré setaire.

Pourquoi ai-je voulu demander quelques précisions à Mlle Tête sur ledécompte des impôts frappant le revenu des valeurs mobilières ? Lerésultat a été curieux. Mlle Tête m’a regardé avec hostilité, enfaisant palpiter ses paupières aux cils raides et rouges. Visiblement,elle n’a pas le moindre soupçon de ce qu’on peut appeler valeursmobilières.

J’ai précisé avec de louables précautions oratoires destinées àépargner sa susceptibilité, car l’intelligence de cette personneélégante est un dogme aussi établi que sa distinction.

La seule réponse obtenue après dix minutes d’efforts délicats fut qu’onconsultait des formules imprimées, qu’on mettait les coupons dans desenveloppes et que, surtout, il fallait tous les timbrer.

- Et vous ne savez pas les timbrer, a-t-elle ajouté sur un toninexprimable. Regardez, sur toute cette liasse, la griffe est mise detravers !

Sa voix s’est élevée. Ses joues ont rougi d’une colère que seule sonaristocratie native parvint à maîtriser. Mlle Tête tenait sa vengeance.Ah ! j’avais voulu l’embêter avec mes valeurs mobilières, on allaitbien voir !

- Tout votre travail est à refaire !

M. Furet me regardait. Mme Rondin me regardait. M. Bigorre meregardait. M. Myrre me regardait, M. Myrre qui n’a pas de diplômescomme moi, mais qui est vraiment intelligent, lui : il connaît par cœurtous les numéros de compte des soixante principaux clients de l’agenceS.

J’ai dévoré ma honte.

L’autorité de Mlle Tête m’a soumis.

Reprenant la griffe, j’ai timbré avec une symétrie d’architecte lespetits coupons des riches de ce monde.

Autour de mon humiliation, il y a eu un grand silence. Deux heures degrand silence, au cours desquelles tout le personnel de la Banque adéfilé dans les W.-C., selon la tradition.

Enfin, M. Bigorre, avec des soins méticuleux, a réuni ses bordereaux enune pile bien équilibrée, recouverte d’une feuille de buvard rose. Ausommet, il a placé un gros caillou, que son ingéniosité de bureaucratea choisi pour cet usage, un dimanche, à la campagne.

Les belles machines à compter ont revêtu leurs housses, M. Nichard estallé descendre les titres dans la salle des coffres. La journée étaitfinie.

Avant de gagner le vestiaire, où l’on troque les blouses noires contreles vêtements d’extérieur. Mlle Tête, pour me montrer la clémence dontles chefs savent faire preuve après avoir sévi, m’a de nouveau adresséla parole :

- Allez prendre cette corbeille d’osier derrière le radiateur. Oui,celle-là. Mettez dedans les enveloppes et portez-les à M. Savane. Vousferez cela tous les soirs !

- Bien, mademoiselle.
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27 janvier. – Ce matin,comme d’habitude, j’ai franchi la portelatérale. Dans l’hémicycle, Bigorre rangeait avec précision le cailloupresse-papiers ; le sous-directeur allumait son cigare, et Savane, unœil sur la pendule, surveillait qu’on ouvrit à 9 heures bien précisel’entrée principale.

Docilement, je suis allé prendre la corbeille des coupons. Sous monimpulsion appliquée, la griffe commença méthodiquement à timbrer lesliasses multicolores.

Un sourire complice s’échangea entre Mme Rondin et ma supérieure : laforte tête était matée !

Vers 10 heures, M. Thoby fit son apparition.

Je me suis levé sans hâte, j’ai frappé à son bureau.

- Monsieur le Directeur, je me permets de solliciter de vous un conseilpour mon avenir, ai-je commencé avec beaucoup de sérieux.

« Le jour où j’ai obtenu ma licence en droit, j’ai senti en ma jeunel’exaltation d’une grande force, qui me fit rêver d’oser et de tenterles efforts les plus hardis.

« J’ai voulu m’inscrire au barreau.

« L’immense domaine des problèmes financiers m’a ensuite séduit. Jesuis entré au Crédit général.

« Ce stage de dix semaine a suffi pour faire de moi un autre homme.

« J’ai compris.

« J’ai compris, d’abord, combien, pauvre inconnu, je suis éloigné durang auquel ma folle inexpérience me poussait à prétendre. Mais, àmesure que, sous vos sages directives, mon ambition s’éteignait, lasereine beauté de la vie administrative m’a conquis.

« Aujourd’hui, ai-je continué à improviser avec le plus grandsang-froid, un petit cousin de mon oncle me propose une place decomptable inamovible et irresponsable à 1 500 francs par mois. Danscinq ans, je passerai à 2 000 francs et je suis sûr de me retirer avec3 000 ou 3 500.

« J’ajoute qu’il s’agit d’une maison très sérieuse et de tout premierordre. Que dois-je faire ?

Toto a toussé. Evidemment, on l’avait informé que je n’étais parentd’aucun membre du conseil d’administration du C. G. Il savait ce quim’attendait : après m’avoir attiré par l’appât du concours del’inspection, le mystérieux pouvoir du siège compte trouver en moi unauxiliaire ponctuel, dont on fera, après cinq ans de Coupons ou dePortefeuille, un chef de bureau plus instruit que Savane et, en fin decarrière, le sous-directeur de quelque agence de province, à Pézenas ouà Brignolles.

Sans être seulement effleuré par le soupçon que je pouvais me payer satête, Toto, flatté que je le consulte, a voulu me rendre service, medonner un bon conseil.

- Le concours de l’inspection est difficile, très difficile, m’a-t-ilconfié gravement ; il y a, au siège, des jeunes gens très forts. Il estsans doute préférable que vous n’y comptiez pas trop.

« On vous offre une situation intéressante. Acceptez et allez viteporter votre réponse.

J’ai remercié ce directeur paternel en lui assurant que je mesouviendrais longtemps de lui, ce qui est vrai.

Puis, discrètement, ayant repris mon chapeau et mon pardessus auvestiaire, comme un employé dûment autorisé s’en va faire une courseurgente, je suis parti dans la rue Brémontier, laissant derrière moil’agence S (Villiers).
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Le temps passe vite. Comme le Crédit général est, aujourd’hui, loin demoi !

J’achève de déjeuner à la terrasse d’un restaurant où flotte l’aromedes cigares. Le ciel est si bleu qu’il semble en tomber de la joie surtoute la terre. Les fenêtres des maisons vivent, innombrables,au-dessus de la rue sonore et mobile.

Je n’ai pas hérité d’un million. Aucun médecin ne m’a révélé l’élixird’éternelle jeunesse. Ma journée n’a pas même été marquée d’un de cespetits faits qui suffisent à satisfaire.

Non. Je suis heureux, simplement parce que la vie est belle. Oh !laissez-moi répéter comme la vie est belle, pour les hommes libres dela savourer et capables de l’ennoblir par la beauté d’un travailintelligent et producteur.

Pendant cette heure de repos que je me suis accordé, mon esprit, aprèsl’effort lucide et volontaire du matin, se détend sous le charme detoutes les choses du monde.

Mes yeux s’ouvrent largement sur la rue, je me repais de formes et demouvements. Comme on aime les femmes qui passent ! Cette blonde ennoir, cette brune aux yeux clairs. Elles sont gaies, elles sont vives.Leurs jambes de soie se pressent dans un défilé sensuel et merveilleux.

Mais voici un monsieur chétif, à lunettes et à parapluie, que le soleilne parvient pas à éblouir ni les femmes à troubler.

Une admirable rousse vient de le frôler sans même qu’il la remarque :il déboutonnait ses vêtements noirs pour vérifier l’heure. Son pass’accélère. Le monsieur sombre se rue, tête baissée, vers la banquevoisine. Deux heures vont sonner !

Et mes souvenirs reviennent…

Je pense qu’au même instant, dans toutes les villes, il y a un communinstinct atavique qui transforme le pas habituellement paisible deshuit millions de bureaucrates français en un semblable élan,irrésistible et aveugle.

Je ne sais quelle malicieuse vision me représente cela comme une sortede course géante, dont les compétiteurs, au lieu de maillots numérotés,portent la tenue de ville, avec une chaîne de montre sur le ventre.

Une course dont les participants, une fois arrivés, n’ont plus qu’às’asseoir avec discipline, pour un repos déprimant, inutile, dénuéd’initiative autant que dénué de risque, et que les administrationsappellent gravement travail.

Mais une autre évocation, maintenant, succède à la première.

A Levallois ou à Clichy, c’est une pauvre chambre où la femme n’ajamais le temps d’arranger des fleurs, une pauvre chambre où l’on nerentre que la nuit, pour quelques heures obscures, quand la fatigue, lapauvreté, le dégoût et la routine se réunissent pour tuer l’amour.

Il ne faut pas sourire de ces détresses-là.

Une pensée peut, je crois, les consoler.

C’est que, si dans cette chambre un cœur se révèle fort, malgré lebureau et malgré la bêtise humaine, rien ne pourra l’empêcherd’atteindre la véritable vie, celle qui est faite d’effortsintelligents et de satisfactions légitimes et libres.

Les deux coups fatidiques ont sonné.

Je vois s’ouvrir les grilles de la Banque, dont la façade monumentaleabsorbe le coin de la rue.

Une Hispano s’arrête en face. Puis une Rolls. L’autre cortège, lesclients.

Les choses humaines sont complexes. Elles présentent tant de faces.Après tout, de ces employés, au moins certains de manger et de dormirchaque mois, par le louage de leur corps, ou de ces clients, vêtus depelisse et le regard soucieux, quotidiennement aux aguets de la Bourse,cherchant sans cesse une combinaison financière qui protège leurfortune, peut-on dire lesquels possèdent vraiment le calme et lasécurité ?

JEAN COTTON.