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DUBLED, Victor(1848-1927): Les visites(1910). Saisiedu texte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (25.X.2006) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur un exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : n.c.) de l'Opinion, journal de la semainedu samedi 1er janvier 1910. LES VISITES par VictorDu Bled ~~~~ Il en est un peu desvisites comme de la langue, de l'argent, du régime parlementaire, deschemins de fer, de la mode ; elles présentent beaucoup d'avantages etmaint inconvénient, elles prouvent souvent l'amitié et souvent aussi lafutilité, l'envie de se décharger sur les autres de son propre ennui ;elles suscitent d'admirables improvisations, des traits d'esprit tombésdu ciel ou venus en droite ligne de l'enfer, et en général ellesn'aboutissent qu'à un échange de lieux communs, de formules consacrées.Je sais des visites d'où ont jailli l'amour, le mariage de deux êtresqui une heure avant ne pensaient nullement l'un à l'autre, une belleinspiration de charité, d'art de talent ; et j'en ai vu bien plus,hélas, qui produisaient l'ennui, la médisance, la calomnie ; car plutôtque de ne rien dire, snobs et snobinettes préfèrent déchirer leursmeilleurs amis. Et donc on n'aura jamais complètement tort, nicomplètement raison : là comme ailleurs le musicien fait la musique, etla musique dépend beaucoup du chef d'orchestre, - je veux dire de lamaîtresse de maison. M. Alfred Franklin,auteur d'un curieux ouvrage sur la civilité du XIIIe au XIXe siècle,affirme que les visites, « dans le sens que nous donnons aujourd'hui àce mot, ne sont guère antérieures au XVIIe siècle. » Mon savantconfrère me permettra d'émettre quelques doutes à ce sujet. Ouiassurément, c'est la marquise de Rambouillet qui inventa l'appartementmoderne, favorable aux réunions intimes et aux joutes d'esprit, enmettant les escaliers de côté pour avoir une enfilade de chambres,disposition favorable aux réceptions ; mais les visiteurs pouvaient, ensomme, se passer de cet arrangement, et, en fait, ils s'en passaientfort bien. Ne va-t-on pas voir ses amis là où ils sont et comme ilssont, dans un grenier, dans une maison de santé, à la ville, à lacampagne. Je sais une maîtresse de maison qui pendant vingt ans et plusrecevait les visiteurs au-dessus de son escalier, et l'on entendait làdes causeries très fortes de choses : il est vrai que cet escalier estune oeuvre d'art, le plus bel escalier de Paris, les parois, le plafondétant tapissés de médaillons des héros et héroïnes du XVIIe siècle. Etdonc les visites ont, à mon avis, une origine très ancienne, aussiancienne que la société polie, qui elle-même représente toutecivilisation raffinée. On faisait des visites à Athènes, à Rome, et jen'aurais pas grand'peine, j'imagine, à démontrer le culte de ce sportmondain en Chine, dans l'Inde, au Japon, chez les anciens Perses etchez les Egyptiens. En France, elles commencent au moment même oùdébute la vie de société, qui fut en quelque sorte l'épanouissement dela vie de cour, c'est-à-dire au XIe siècle, vers l'an 1050. Leshistoriens du moyen âge, Lecoy de la Marche, de Ribes, Paulin et GastonParis, Léon Gautier, Siméon Luce, les romans et les mémoires de cetteépoque abondent en récits qui mettent en scène la bonne compagniefaisant à peu près les mêmes gestes que celle d'aujourd'hui. Il estvrai que la difficulté des communications, les guerres continuelles,l'insécurité des routes rendent les visites plus longues, quand onhabite loin les uns des autres ; une visite alors comporte dessemaines, des mois de résidence : la force des choses enracinait leshommes au sol natal, tandis qu'ils ressemblent aujourd'hui à cetteplante des steppes que le vent emporte avec lui dans ses randonnéesimpétueuses, et qui voyage ainsi de tous côtés, sans se fixer nullepart. La société polie de l'âge médiéval qui nedispose encore que de moyens rudimentaires et incomplets, présente engénéral les caractères, les gloires et les faiblesses de la sociétégénérale ; elle est éparse, spasmodique, fragmentaire, parfois assezbrillante, selon les temps, les lieux et les personnes, plus prospèredans les pays qui jouissent du bienfait de la paix. Elle a toutensemble pour cause et effet la chevalerie, pour missionnaires lestroubadours, les trouvères, les jongleurs, ces visiteurs parexcellence, pour représentants de nombreux princes, grands seigneurs,dames et princesses ; elle s'affirme encore par l'amour délicat et laconversation, elle a ses créations originales, les cours d'amour, lesjeux partis, les tournois ; l'art et la religion influent sur elle,subissent à leur tour son prestige. Dans Erec, dans Yvain, il estquestion des causeries interminables entre dames et chevaliersvisiteurs, ceux-là contant leurs exploits, leurs aventures guerrièresou amoureuses, celles-ci avides de ces récits, prometteuses derécompenses aux plus braves et aux plus passionnés, impitoyables aux «récréants » (ceux qui lâchent pied). Il est à peinebesoin de noter que les Contes de la Reine de Navarre, les Amadis,l'Astrée, renferment une foule de conversations qui naissent et sedéveloppent dans l'intervalle d'une visite, qu'il en est de même pourbeaucoup de comédies au XVIIe, au XVIIIe, au XIXe siècles. Faut-ilrappeler les Précieuses ridicules, le Misanthrope, le Cercle à laMode, les pièces d'Alexandre Dumas, Emile Augier, Pailleron ? Que devisiteurs, que de visités ! Que de bon et de mauvais esprit ! Qued'éloquence et de verbiage ! Que de petits mystères dans les rites dela politesse ! On me permettrade glaner quelques anecdotes dans le champ de l'histoire aimable. Voici ce charmant Boufflers en visite chez le roi Voltairedont il ragaillardit les vieux ans par ses saillies. « Le chevalier deBoufflers est une des singularités qui soient au monde. Il peint aupastel fort joliment. Tantôt il monte à cheval tout seul, à cinq heuresdu matin, et s'en va peindre des femmes à Lausanne ; il exploite sesmodèles ; de là il court en faire autant à Genève, et revient chez moise reposer des fatigues qu'il a essuyées avec des huguenotes. »Voltaire aimait fort les chansons de Boufflers, celle-ci entre autresqui aurait pu être intitulée : La Semaine d'une Coquette : Dimancheje fus aimable, Lundi je fus autrement ; Mardi jepris l'air capable, Mercredi je fis l'enfant, Jeudije fus raisonnable, Vendredi j'eus un amant, Samedije fus coupable, Dimanche il fut inconstant. Mmede Rochefort était depuis quarante ans l'amie trop intime du duc deNivernais ; il passait, quand il pouvait, toutes ses après-dînées chezelle, comme Chateaubriand chez Mme Récamier. Six mois après la mort dela duchesse, il proposa à son amie de l'épouser et elle consentit avecjoie. Le mariage s'accomplit ; le soir, le marié semble un peumélancolique. « Pourquoi ce visage sombre ? interroge un ami; n'es-tupas au comble du bonheur ? - Oui, sans doute, j'aime ma femme à lafolie ! Mais une chose m'inquiète, je l'avoue : je n'y avais pas penséd'abord. - Quoi donc ? - Où passerai-je mes après-dînées ? Visiteréelle ou imaginaire d'un plaideur du XVIIIe siècle à son juge, au tempsdes épices. Le plaideur prononce ce discours appuyé : « Monsieur, sivous m'accordez un instant d'attention, je vais vous convaincre qu'iln'est pas possible que j'aie tort. Voici ma terre et mon château (il entrace le chemin avec des pièces d'or et figure le château par une pilede doubles louis) ; ceci est mon parc, et voici un grand chemin(aussitôt une longue traînée d'or), qui conduit à un moulin (leplaideur entasse une forte colonne). Là est un bras de rivière (il enfait le Pactole); ici est la terre de mon voisin (nouvel amas duprécieux métal). Vous voyez, à cette heure, combien je suis fondé dansmes prétentions ; si vous le permettez, monsieur, je vous laisserai cepetit plan afin que vous y réfléchissiez plus à loisir. » Mme de Souza, femme du ministre de Portugal, vient présenterses devoirs à l'impératrice Joséphine qui était à la Malmaison. Enarrivant, elle aperçoit Napoléon Ier qui monte en voiture avecl'impératrice, et comprend qu'elle arrive mal à propos, car s'il faitvolontiers attendre, il n'attend jamais. Cependant il s'arrête uninstant, et interpelle Mme de Souza : « Vous arrivez de Berlin ; quedit-on de nous là-bas ? Y aime-t-on la France ? - Sire, on aime laFrance à Berlin... comme les vieilles femmes aiment les jeunes. » Lafigure du maître se dérida : « Bien, dit-il en souriant, c'est trèsbien répondu. » Une visite posthume, celle qu'unambassadeur imagina le lendemain de la mort de Talleyrand, en parlant àGuizot : « Eh bien, vous savez, le prince de Talleyrand a fait sonentrée triomphale aux enfers. Il y a été fort bien reçu, Satan lui arendu de grands honneurs, tout en lui disant : « Prince, vous avez unpeu dépassé mes instructions ! » * * * Que ne puis-je résumer ici la visite de Chenedollé à Rivarol! Mais il faut se borner. Lapassion des visites est devenue si forte, pendant le XVIIIe siècle,qu'on se faisait des visites entre détenus dans certaines prisons de laTerreur, devenues, en 1793 et 1794, un des derniers rendez-vous de labonne compagnie, comme on disait alors. On y observait, dans toutesleurs nuances, les préceptes de l'étiquette, et l'on parlaitagréablement de tout, sans s'appesantir sur rien. Quand le petit ménageétait fait, qu'on s'était seulement salué et qu'on avait déjeuné, onvoyait, dit un contemporain, le ci-devant lieutenant de police,perruque bien poudrée, souliers bien cirés, chapeau sous le bras, serendre chez les ci-devant ministres, La Tour du Pin, Saint-Priest, lefrère du ministre, et puis chez Boulainvilliers ; puis enfin chez lesci-devant conseillers au Parlement. De retour chez lui, venaient à leurtour Boulainvilliers, La Tour du Pin, les ex-conseillers, en grandecérémonie, qui rendaient la visite ; c'était là l'occupation de lamatinée. M. de Nicolaï, président de la Chambre des comptes, nefranchissait jamais le seuil d'une porte où il rencontrait quelqu'unqu'après un combat de politesse pour savoir qui passerait le premier.L'espérance, cette glu, qui enveloppe le coeur des malheureux, lapolitesse et ses rites, entretenaient chez ces magistrats d'aimablesillusions. Et les visites continuent d'être à lamode, et celles qui pestent le plus contre ce déduit, le cultiventpresque autant que les autres. Je connais une dame qui a huit centsvisites au jour, et, tant que sa santé n'y met pas obstacle, ellerecommence chaque hiver à rouler ce rocher de Sisyphe ; depuis quelquetemps, toutefois, elle se contente de déposer sa carte chez les trèsjeunes femmes, et elle économise ainsi un certain nombre de journées. J'ai un autre ami qui connaît aussi huit à neuf cents damesayant un jour, et qui procède sagement, par séries : la liste estpointée au crayon rouge, au crayon bleu, au crayon noir. Le crayonrouge indique les amies délicieuses ou utiles, celles qu'il visite trèssouvent pour cause d'amitié intense, de flirt, de conversationsspirituelles, de dîners ou de fêtes attrayantes ; le crayon bleu viseles amies du second degré ; le crayon noir s'applique aux relationsagréablement indifférentes, et, selon que deux, trois, cinq, dix croixsont accolées à leur nom, il va les voir une fois tous les deux, trois,cinq, dix ans. Ce livre de raison renferme une comptabilité fortcompliquée, et je n'entre pas dans le détail : des personnes, avec letemps, ont monté du bleu au rouge ; d'autres, au contraire, ontdégringolé. On frémit en pensant ce qui adviendrait si les écritures dece cahier étaient divulguées : que de froissements d'amour-propre, quede dépits, que de rancunes contre ce mondain qui n'a d'autre tort,après tout, que d'exécuter avec méthode ce que d'autres font d'unemanière impulsive ! * * * Un certainnombre de directrices de salons célèbres restent chez elles presquetous les soirs, ou du moins de cinq à sept heures, et, quand unobstacle imprévu survient, elles avertissent leurs habitués : ainsifaisaient Mmes de Castellane, de Boigne, Swetchine, de Beaulaincourt,la princesse Mathilde ; ainsi fait Mme Alexandre Singer. Rien de plusefficace pour établir la solidarité sympathique, le ciment del'habitude, pour rendre fidèle l'homme d'esprit, apprivoiser l'homme detalent. Et c'est dans de tels cénacles que la visite produit sesrésultats les plus charmants, par des causeries savoureuses, où lepiquant de l'imprévu s'ajoute à l'harmonie préétablie par la confianceet l'amitié. Mais la vie moderne est infinimentcompliquée, la semaine n'a que sept jours, et les devoirs sociaux, pourles gens exacts à les remplir, semblent s'accroître en proportiongéométrique. Aussi, femmes d'esprit, snobinettes, caillettes, perruchesde toilette et d'âme, femmes à talents et brebis de Panurge,s'astreignent-elles à la mode. Une fois par semaine, elles font savoiraux amis, sous-amis, quarts d'amis, qu'elles les recevront pêle-mêle,indistinctement, à la billebaude, et le tour est joué. D'aucunesintroduisent des variantes : celles qui cultivent la gloire de laconversation ont un jour ou une heure spéciale pour les causeurs. D'autresreçoivent deux, trois fois par mois, le deuxième et le quatrièmedimanche, par exemple, ou le premier et le troisième lundi. Et gare àvous si vous confondez le premier avec le second ; elles ne se gênentpas beaucoup avec vous, ces chéries, mais elles exigent que vousmettiez votre mémoire à la torture pour elles. Il ya encore les personnes qui restent chez elles le premier et le quinzedu mois, ce qui témoigne peut-être d'un certain goût pour lechangement. On pourrait, j'imagine, déterminer dans une certaine mesurele caractère des maîtresses de maison d'après les jours et les heuresqu'elles consacrent à leurs relations. J'ai connu une petite vaniteusequi recevait une fois par mois, de cinq à six heures ; de la sorte,elle avait beaucoup de monde, son salon prenait des airs de réunionpublique, et l'on ne parvenait pas toujours à lui serrer la main. Ilfaut encore révéler aux néophytes un des secrets de l’empire, quiconsiste à faire comprendre avec tact aux invités du sexe prétendufort, que leur démarche flatte tout spécialement la visitée. Enmusique, une blanche vaut deux noires, et une noire vaut deux croches :l'homme, dans la symphonie de la visite mondaine, représente lablanche, et s'il a beaucoup d'esprit ou de talent, cette blanche-làvaut à elle seule vingt, quarante croches : une visite de Victor Hugo,Thiers, Paul Hervieu, M. de Vogüé, vaut cinq cents croches. Si l'hommede talent se dérange pour vous, tâchez donc d'obtenir qu'on l'écoute,que vos amies à la cervelle d'oiseau fassent trêve devant lui à leurcaquetage : après l'amour, je ne sache pas de meilleur moyen pour leramener. Le vieux comte de B. S., lorsqu'on luioffrait de le conduire chez une nouvelle maîtresse de maison, nemanquait jamais d'interroger en ces termes l'intermédiaire bienveillant: - Donne-t-elle de belles fêtes ? - Non. -A-t-elle de bons dîners ? - Non. - A-t-elle deschasses, un château hospitalier, une loge à l'Opéra ou à laComédie-Française ? - Non. - Alors, pourquoivoulez-vous que je me dérange en sa faveur ? Voilàde l'égoïsme cru et vert ; mais beaucoup pensent de même tout bas, etc'est le pourquoi du pourquoi de bien des visites. Unde mes amis, dont une snobinette réclamait impérieusement la visite,répondit sans ambages : « Et quel sera mon pourboire ? » Presque tousnous cherchons un pourboire, moral ou immoral, idéal ou réaliste. VICTOR DUBLED. |