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DUBLED, Victor(1848-1927): Dîneurs et dînersd'autrefois(1910). Saisiedu texte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (25.X.2006) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur un exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : n.c.) de l'Opinion, journal de la semainedu samedi 19 mars 1910. DINEURS& DINERS D'AUTREFOIS par VictorDu Bled ~~~~ La sciencede gueule, qui n'est pas aussi dégénérée que l'affirment certainspessimistes, qui n'a pas de plus cruel ennemi que le féminisme, etdemeure la science sociale par excellence, fut consacrée par lesreligions de l'antiquité, et garda même dans les temps modernes uncaractère presque hiératique, par la gravité solennelle des rites et ducérémonial qui l'entourait notamment à la Cour. Faut-il voir unressouvenir de cette étiquette mystique dans ce trait de Du Guesclin,avant de marcher à un combat singulier, avalant trois pommes « enl'honneur des trois personnes de la très sainte trinité » ? Ou bienencore, dans cette dédicace à la Vierge du Cuisinier pratique,de Reculet : « C'est, ô divine mère, parce que vous êtes exempte detoute souillure et le modèle de la pureté parfaite la plus immaculée,que je viens remettre sous votre sainte protection l'avenir d'unouvrage qui traite d'une science à laquelle la décence convient si bien! » Comment ne pas admirer la processiongastronomique qui, sous Louis XIV, sortait des cuisines du Grand-Communavec des précautions religieuses, de la Viande du Roi dans sanef d'argent, précédée de deux gardes, de l'huissier de salle, dumaître d'hôtel avec son bâton, du gentilhomme servant-panetier, ducontrôleur clerc-d'office, et suivie encore d'autres gardes ? Et cemenu tiré de l'État dela Dépense de la Chambre, menu qui aurait inspiré dessonnets joyeux à Charles Monselet, effrayé nos plus hardis mangeurs, etqui n'étonnait pas le roi : 1°Les potages.Deux chapons vieux pour potage de santé ; quatre perdrix aux choux.Les petitspotages : six pigeonneaux de volière pour bisque ; - un decrêtes et béatilles. Les deuxpetits potages hors-d'oeuvre : un chapon haché pour l'un ;une perdrix pour l'autre. 2°Les entrées: un quartier de veau et une pièce autour, le tout de vingt livres ;douze pigeons pour tourte. Les petites entrées :six poulets fricassés ; deux perdrix en hachis. Les quatrepetites entrées hors-d'oeuvre : trois perdrix au jus ; six tourtes à labraise ; deux dindons grillés ; trois poulets gras aux truffes. 3° Le rôt: deux chapons gras, neuf poulets, neuf pigeons, deux hétourdeaux, sixperdrix, quatre tourtes. Enfin, le fruit ou dessert :deux bassins de porcelaine remplis de fruit cru ; deux remplis deconfitures sèches, et quatre compotes ou confitures liquides. Iln'est pas mauvais de noter que, lorsque l'on servait le sanglier à lacrapaudine, celui-ci avait été abreuvé de soixante bouteilles deChampagne. Étonnez-vous après cela si le docteurHecquet, lorsqu'il entrait dans un hôtel, allait serrer la main auxcuisiniers, parce que, disait-il, c'étaient eux qui lui donnaient sesclients. En sens contraire, Monthier, cuisinier des Petits-appartementssous Louis XV, se piquait d'être un médecin hygiéniste, un officier de santé,de même que le pharmacien devrait être appelé un cuisinier de maladie.Et Carême rétablissait l'équilibre en disant aux admirateurs de sestalents : « Mon art est de flatter l'appétit ; votre devoir est de lerégler. » Une belle maxime que n'avait pas assez méditée ce prélatromain qui rendit l'âme entre deux services à la table de Talleyrand,regrettant de ne pouvoir vivre jusqu'au dessert. Le dîner n'est pas seulement un besoin primordial del'humanité, il est aussi un plaisir de l'esprit, une école detolérance, un foyer perpétuel d'idéal, un stimulant pour l'inventeur etl'artiste, et, par instants, une confession. N'est-ce pas Ninon deLenclos qui se montrait ivre dès la soupe, ivre de ses saillies, du vinque buvait son voisin ? Oui, vraiment, le dîner est la terre d'électionde la causerie, n'en déplaise à ce forcené bavard qui grondait desconvives trop éloquents : « Un peu de silence ! On n'entend pas cequ'on mange! » Dans le campdes festoyeurs célèbres du XVIIe siècle, j'aperçois la reine deNavarre, Bois-Robert, Bautru, les Vendôme au Temple, Chapelle, lessuccès de Mazarin et le marquis de Béchamel, Reynard, Dufresny, NicolasBourdon, le gros président du Lorens, connu surtout par l'épitaphequ'il composa pour sa Xanthippe : Ci-gît mafemme : Ah ! qu'elle est bien Pourson repos et pour le mien ! Habertde Montmor, doyen des maîtres des requêtes, qui réunit chaque semaineune assemblée de gens de lettres dont il était le Mécène. La reine Marguerite de Navarre n'ignore point ce grand moyende succès : on dîne à merveille chez elle, bien qu'elle fasse plusd'état de la nourriture de l'esprit que de celle du corps, des poulets en papier que despoulets en fricassée ; et elle accueille avec autant dedistinction les lettrés bourgeois que les grands seigneurs, pourvuqu'ils présentent leurs quartiers de noblesse intellectuelle et paientleur écot en bons mots. Son dîner est une symphonie où chacun fait sapartie selon ses moyens, non point une anarchie brillante où les finesréflexions, les piquantes anecdotes sont perdues pour tous, sauf pourle voisin. Le principe de la conversation générale à table ne pouvaitrevendiquer un exemple plus illustre. Lesdîners de l'hôtel de Rambouillet donnèrent lieu à une mystificationassez plaisante. Un jour que le comte de Guiche, le futur maréchal deGramont, avait mangé force champignons à table, son valet de chambre,gagné, rétrécit en un clin d'oeil tous les pourpoints de ses habits.Quand il les voulut revêtir, il les trouva trop étroits de quatregrands doigts. « Qu'est ceci ? songe-t-il. Suis-je enflé ? Serait-ced'avoir trop mangé de champignons? - Cela se pourrait bien, répondChaudebonne, qui assistait à son lever ; vous en mangeâtes hier soir àcrever. » Et les complices de faire chorus, et lui de s'émouvoir et decommencer à découvrir dans son teint quelque chose de livide. Enfin,Chaudebonne lui conseille, en attendant le contrepoison, d'employer unerecette dont il se souvenait ; il l'écrit et la donne au comte ; elledisait : « Prends de bons ciseaux, et découds ton pourpoint. » Alors,seulement, il devina la plaisanterie. Lamarquise de Sablé est la reine des gourmets et la personne de Paris quientend le mieux la confection des potages. M. de Pisani dira qu'elle abeau faire, qu'elle ne chassera pas le diable de chez elle, qu'ils'était retranché dans sa cuisine. Une autre précieuse lui écritqu'elle quitterait volontiers tous les mets et les ragoûts du plusmagnifique repas, pour une écuelle, non pas de lentilles, mais de sonpotage, « rien n'étant si délicieux, ajoute-t-elle, que d'en manger envous écoutant parler. » Mme de Sablé transporte l'esprit aristocratiqueet précieux dans la cuisine : La Rochefoucauld, un de ses meilleursélèves, lui demande sans cesse des leçons et des recettes. D'aprèselle, manger est chose infiniment délicate, et une redoutable épreuvepour les amoureux ; c'est assez de la moindre grimace pour tout gâter :il convient d'abandonner aux bourgeois les gros repas faits pour lecorps, de prendre quelque nourriture pour se soutenir seulement et sedivertir ; peu de plats, mais exquis. Toujoursau XVIIe siècle, le comte d'Olonne, Guy de Laval, marquis deBoisdauphin, et Saint-Evremond, étaient réputés pour leur raffinementsur la bonne chère. Un jour que Saint-Evremond dînait chez M. deLavardin, évêque du Mans, celui-ci commença de le railler sur sadélicatesse : « Ces messieurs, dit-il, outrent tout, à force de vouloirraffiner sur tout ; ils ne sauraient manger que du veau de rivière ; ilfaut que leurs perdrix viennent d'Auvergne, que leurs lapins soient deLarocheguyon ou de Versine ; ils ne sont pas moins difficiles sur lefruit, et, pour le vin, ils n'en sauraient boire que des trois coteauxd'Ay, d'Haut-Villiers et d'Aveney. » Saint-Evremond fit part à ses amisde cette boutade, et ils en plaisantèrent si souvent qu'on les appelales Trois-Coteaux. Cet art, ce défaut, de quelque nom qu'on le décore,persiste jusqu'au bout chez Saint-Evremond, se manifeste même un peuplus que de raison dans sa correspondance des dernières années. « A 88ans, écrit-il à Ninon de Lenclos, je mange des huîtres tous les matins,je dîne bien, je ne soupe pas mal. On fait des héros pour un moindremérite que le mien. » Pendantson long séjour en Angleterre, Saint-Evremond rencontra des épicuriensdignes de lui : tel Barillon, ambassadeur de France, qui avait imaginéune pénitence assez originale pour racheter ses excès de table : ilentretenait Mme. de Mazarin des religieux de la Trappe, et quand il avaitparlé une demi-heure de leurs jeûnes, il croyait n'avoir mangé que desherbes, non plus qu'eux ; son discours lui faisait l'effet d'une diète.Et puis encore le chevalier William Temple, politique amateur etcependant fort célèbre pour avoir arrêté, par le traité de la TripleAlliance, les envahissements de Louis XIV : « Du vieux bois pour sechauffer, de vieux amis pour causer, du vin vieux pour boire, voilà,affirmait Temple, les trois choses qui passent avant tout. » Il estdeux heures, répondit-il à un ministre étranger qui lui exposait unemachine de son invention ; à cette heure, je préfère mon tournebrocheet ses produits à toutes les machines du monde. Et il le quittabrusquement. Au XVIIe siècle,le poisson était presque un objet de luxe, à cause de la lenteur descommunications. On jouait du poisson à la cour. Mme de Sévigné écrit «X... a perdu l'autre jour pour cent livres de poisson. » Le porcrencontrait ses dévots dans toutes les classes, et les gentilshommesruraux, en particulier, eussent acclamé Monselet pour le sonnet sur l'animal encyclopédique: Cartout est bon en toi : chair, graisse, muscle, tripe ! Ont'aime galantine, on t'adore boudin. Ton pied, dont une saintea consacré le type, Empruntant son arome au sol périgourdin, Eûtréconcilié Socrate avec Xantippe. Ton filet, qu'embellit lecornichon badin, Forme le déjeuner de l'humble citadin ; Ettu passes avant l'oie au frère Philippe. Méritesprécieux et de tous reconnus ! Morceaux marqués d'avance,innombrables, charnus ! Philosophe indolent, qui mange et quel'on mange ! Comme dans notre orgueil nous sommesbien venus A vouloir, n'est-ce pas, te reprocher ta fange ! Adorablecochon ! Animal roi ! - Cher ange ! Le duc de Montausier regardait comme un dogme qu'à sa tenuede convive on reconnaît un homme de qualité. M. de Bernay, conseiller à la Grand'Chambre, avait laprétention de tenir la meilleure table de Paris ; il allait à sacuisine et mettait un tablier ; on l'appela le cuisinier de satin.Ce pédant de bonne chère ne pouvait pardonner à un de ses émules demettre du persil sur une carpe, et un de ses oracles culinaires étaitqu'il n'y a rien de si ridicule que de servir une bisque auxpigeonneaux après Pâques. Il lègue son cuisinier par testament auprésident Le Coigneux. Il serait injustede ne pas mentionner quelques grands gastrolâtres de salons ou decabarets, qui font le pont entre le XVIIe et le XVIIIe siècles : lemarquis de la Fare, l'abbé Chaulieu qui fredonne ses chansons pendantles orgies de Vendôme : Verse du vin, versedes roses, Ne songeons qu'à nous réjouir, Et laissonslà le soin des choses Que nous cache un long avenir. Palaprat,secrétaire des Commandements du Grand-Prieur de Vendôme, qui avait sonfranc parler au point de remarquer, à propos de son patron : « Danscette maison, on ne peut mourir que d'indigestion ou d'inanition » ; M.et Mme de Coulanges, le duc de Nevers. Le duc deNivernais, non moins gourmand que son père, obligeait son chef à setenir au courant des mets nouveaux, les lui signalait au besoin, lesfaisait exécuter plusieurs jours de suite, en mangeant lui-même chaquefois, jusqu'à ce que le plat, parvenu à sa perfection, fût jugé digned'être offert aux amis. Las! Je commence à peine, etil faut m'arrêter. Non toutefois avant d'avoir rappelé à mes lectricesque le dîner est le premier instrument du règne féminin ; car là où lesgens d'esprit mangent bien, ils parlent bien ; leurs feux d'artificesles rendent bienveillants pour la personne chez laquelle ils les tirent; elle leur devient nécessaire, elle les habitue insensiblement au rôled'Égérie qu'elle veut jouer. Ils la regardent comme une aimable femme,tout heureuse de fêter leurs bons mots, et ne s'aperçoivent pas qu'ellepasse chef d'orchestre, impresario, qu'elle possède le secret descoeurs et des volontés, ayant eu d'abord celui des appétitsintellectuels et physiques, et ayant pénétré, sous toutes ses faces,cette vérité : que les hommes les plus distingués obéissent à leurshabitudes. Avoir un salon adossé à une bonne cuisine, voilà donc unmoyen presque infaillible de dictature. VICTOR DUBLED. |