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DUBUISSON,Albert : LeMaquignon (1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (19.I.2010) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. Lemaquignon par Albert Dubuisson ~ * ~BIENque notre époque ait donné naissance à une effrayante quantitéde floueursde toute espèce, et qu’elle ne paraisse pas s’arrêter dans cette voieéminemment progressive, elle ne peut cependant usurper la gloired’avoir enfanté le maquignon. Le maquignon est né depuis longtemps et aeu l’avantage très-mérité de servir de modèle aux plus fins exploiteursde la crédulité française et surtout parisienne. Mais quoiqu’il nesorte pas du grand moule des Roberts-Macaires du dix-neuvième siècle,ce n’est pas à dire pour cela qu’il prétende leur être inférieur. Illes vaut tous ; il sourit de pitié en songeant aux roueries à luiconnues qu’on donne pour invention récente, et vient merveilleusementconfirmer cet adage, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et quela moitié de la société a été de tout temps destinée à être dupée parl’autre. Le maquignon s’acquitte de cette dernière tâche avecinfiniment d’esprit et d’agrément. C’est lui qui a employé le premiertous ces artifices ingénieux avec lesquels il est d’usage, j’allaisdire de bon ton, de berner, dans toutes les classes et dans tous lesétats, la bonhomie du peuple le plus spirituel de l’univers. Il estadroit, insinuant, grand parleur, d’un aplomb, d’une assuranceimperturbables : vous vous défiez de lui, vous vous tenez sur laréserve, car vous connaissez ses ruses, et cependant il vous prendtoujours au même piége, sans cesse employé et sans cesse avec succès,il fait de vous ce qu’il veut : involontairement, vous écoutez sesparoles, vous subissez son influence. Ce n’est pas à vos yeux que vousdevez vous fier, mais à lui seul : il le dit hautement, et il appuie ceraisonnement logique de tant de preuves excellentes ; il parvient àdonner tant de légèreté et de grâce à ce cheval lourd et massif, tantde finesse à ces jambes carrées, tant de vigueur et de feu à cette têtemolle et inerte, que vous finissez, bon gré, mal gré, par être ébloui,enchanté, et que vous payez à beaux deniers comptants le descendantpresque certain d’Éclipse et de miss Annette. Inutile de dire quel’illustre rejeton est souvent bon tout au plus à conduire des choux aumarché des Innocents. Il y a deux classes de maquignons qui ne se ressemblent nullement,excepté par ce point commun, à savoir l’adresse inappréciable de fairevoir à tout le monde qu’un cheval bai est gris-pommelé, et que deschevaux flamands sont des pur-sang anglais. C’est d’abord le maquignon marchand de chevaux,c’est-à-dire tenant manufacture et entrepôt de coursiers plus ou moinsde selle et de trait, puis le maquignon brocanteur. Le marchand de chevaux est facile à reconnaître. C’est un type tout àfait tranché et sortant des types vulgaires. Le plus souvent il possèdeun riche embonpoint, une large figure rubiconde légèrement rembrunie àl’extrémité du nez, ce qui laisserait supposer qu’il ne se sert guèred’eau que pour se faire la barbe, une figure ouverte et bonhomme, desmanières brusques et cavalières, mais des yeux d’une obliquité perfideet d’une finesse interrogative dont il faut profondément se défier. Ilporte invariablement une redingote de couleur claire qui produit surses quadrupèdes le même effet magnétique que la redingote grise dugrand homme sur les vieux grognards : sa tête est surmontée d’unchapeau très-râpé et d’une forme antédiluvienne qui lui sert à la foisde préservatif contre les injures de l’air, et de tambour pour exciterses chevaux. Il est en outre orné en toute occasion d’un fouetformidable, sceptre respecté avec lequel il gouverne son empirepiaffant et hennissant. Ce meuble indispensable ne le quitte jamais :il mange, il boit, il se promène, il s’assied, il dort, son fouet à lamain : il y a entre son fouet et lui une adhérence que rien ne sauraitbriser. Otez-lui son fouet, et il perdra tous ses avantages. Sonlangage manquera de l’accompagnement le plus nécessaire ; ses chevauxne marcheront plus, ne caracoleront plus, ne feront plus toutes cespetites gentillesses qui vous séduisent ; c’est un homme démoralisé,ruiné, son état est perdu ; il n’a plus qu’à mener ses bêtes au marché.Quand il entre dans l’écurie, un petit sifflement annonce sa présence,et alors il se fait un mouvement général et précis comme sur la ligned’un bataillon. Toutes les croupes se rangent, s’alignent, les têtes selèvent, les oreilles se dressent, les chevaux sont magnifiques. Vousadmirez, et vous ne savez que choisir. Le marchand de chevaux le saitmieux que vous ; il fait sortir un cheval dont il vous a montré labelle tenue, et pendant qu’il vous entretient de l’utilité que vouspouvez en tirer, de sa docilité, de sa force, de son ardeur, de sesqualités universelles, on le brosse, on le peigne, on le lisse, on luiintroduit sous la queue une certaine quantité de gingembre, ce qui lejette dans une inquiétude continuelle, et lui donne une apparence defeu et d’impatience. C’est alors qu’on va le faire trotter : ceci estun des grands arts du maquignon ; car à cette allure se révèlentordinairement les défauts d’un cheval. Un gaillard élancé, et tailléhardiment, prend la bête par la bride et la tient serrée sous lamâchoire, le maître fait claquer son fouet et lui pince fortement lesflancs. Le cheval comprimé par une main ferme qui lui lève la tête, etpressé par la lanière qui lui caresse désagréablement les jambes,sautille, gambade, se cabre : sa peur, son étonnement, changent sonallure, le cambrent, lui donnent de la souplesse et du jarret. Vousêtes ravi, émerveillé, vous achetez l’animal, et vous vous frottez lesmains de joie d’avoir fait un aussi magnifique marché ; de son côté, lemarchand n’est pas faché de s’être débarrassé d’une bête dont il nepouvait se défaire, et tout le monde est content. Le marchand dechevaux a un talent particulier pour rendre un cheval beau à voir, pourlui arrondir comme par enchantement le ventre et la croupe, il lenourrit de pommes de terre, de son, de carottes, que sais-je ? N’étantpas maquignon, je ne puis vous le dire, et je le serais, que je vous ledirais encore moins. Mais au bout de huit jours, cet embonpoint facticetombe, le cheval vous apparaît tel qu’il sera toujours entre vos mains,côtes saillantes, ventre flasque, croupe anguleuse. Il est ce qu’onappelle débourré.Le maquignon trouve toujours moyen de vous vendre son cheval le prixqu’il en veut. Si cet honnête industriel est de bonne humeur, et ill’est toujours avec ceux que son coup d’oeil exercé lui révèle commedes acheteurs généreux, il fermera la bouche à toutes vos observationspar sa plaisanterie insinuante. Habile à caresser vos faiblesses, ilpiquera votre amour-propre par sa brusque flatterie, ou fera sourirevotre ennui par ses calembours d’écurie et son rire aussi bruyant quele claquement de son fouet. Il réfutera d’autant plus victorieusementtoutes vos allégations, qu’il n’ignore rien de vos intentions cachées.Il sait si vous avez envie de son cheval, si vous en avez vu d’autres,où vous êtes allé, si vous avez un vétérinaire, et quel il est ; il ades affidés, des espions, une haute police partout : il met en oeuvreun machiavélisme inouï de combinaisons. Si vous venez visiter seschevaux comme simple flâneur ou comme mandataire d’un ami, il ne seraplus le même ; il vous toisera de la tête aux pieds comme pour vousdire que vous n’avez pas l’étoffe et l’allure d’un acheteur de chevaux; il ne se donnera pas la peine de vous montrer lui-même samarchandise, et vous laissera errer seul dans ses écuries. Heureux sivotre curiosité ne vous vaut pas quelque morsure ou quelque ruade !Dans la vie privée, le marchand de chevaux n’a plus cette douceur, cemielleux de langage et de manières qu’il prodigue aux amateurs. Alorsil est bourru, haut de verbe, grand jureur, mari brutal : il se croittoujours à l’écurie derrière ses chevaux, gourmandant, criant,fouettant. S’il a des enfants, il les traite absolument comme despoulains, les tient serrés, les fait manoeuvrer avec la chambrière, etne les laisse pas faire une gambade sans sa permission. Il se refuse engénéral toute espèce de plaisir extraordinaire ; il est bien dans sonécurie ; il y reste : c’est là son atmosphère de prédilection, lemilieu dans lequel il est le plus à l’aise ; il a garde de s’enséparer. Il est certain que dès qu’il en sort, ce n’est plus le mêmehomme ; il est emprunté, lourd, épais, il n’a plus la désinvolture qu’onremarque en lui quand il se tient fièrement devant un cheval, le fouetà la main. Il ne sait pas donner le bras à son épouse : dans sadistraction, il irait presque jusqu’à la saisir par le cou ou lesépaules ; il ne comprend rien à ce qui l’entoure ; il est dépaysé,désorienté : tout pour lui n’a qu’une odeur, celle du fumier ; tout serésume en un seul objet, un cheval. On conçoit qu’avec cette idée fixeet tenace, les choses extérieures doivent avoir pour lui fort peu decharme et d’intérêt. Aussi ne quitte-t-il guère ses pénates,c’est-à-dire ses coursiers, que pour aller à la recherche de nouveauxélèves. Alors il parcourt les provinces, assiste aux foires, ets’approvisionne de chevaux qu’il baptise des noms qui lui paraissent serapporter le mieux à leurs formes. Le Limousin lui fournira le chevalanglais, ou même arabe (pourquoi pas ?) ; l’Alsace, la Flandre, laNormandie le mettront à même de satisfaire aux nombreuses demandesqu’on lui fait de chevaux hanovriens et mecklembourgeois ; enfin, iltrouvera aisément toutes les races de chevaux européens, sans sortir deFrance. Et, au fait, nous autres Parisiens, nous sommes si bonsenfants, quand il s’agit de chevaux, qu’il y a plaisir et profit à nousduper ; c’est une bénédiction. Pour peu qu’un cheval ait l’oeil vif, latête gracieusement pliée, et de l’entrain dans le jarret, nous leproclamons tout de suite de sang arabe ; pour peu qu’un autre ait lesjambes fines, la tête mince, le corps svelte et allongé, nous crions aucheval anglais. Le marchand de chevaux nous en donne comme nous envoulons ; nous n’avons pas le droit de nous plaindre. Quelquefois le marchand de chevaux, quand il est riche et enréputation, se permet des promenades aux Champs-Élysées, dans unevoiture plus ou moins bizarre, attelée de deux ou même de quatrechevaux. Mais il a beau étaler des harnais splendides, et se faireaccompagner de laquais en livrée, on le reconnaît sur son siége élevécomme un second étage, à sa figure enluminée, à sa forte membrure, àses façons d’homme du métier. C’est bien pis encore, quand sa femme etune ou deux amies forment la délicieuse partie de se faire voiturerensemble. Leur morgue vulgaire et boursouflée, qui ne doit durer qu’unjour, leurs manières triviales, leur costume grotesque et mesquin, toutcela présente un contraste bouffon avec le luxe de bon goût et la richesimplicité des équipages qui les entourent, et égaie prodigieusement lebeau monde heureux de trouver l’occasion de persifler quelqu’un et derailler quelque chose. Le coeur du marchand de chevaux est le moinssensible de tous les coeurs : en fait d’émotions, il est inexpugable.La douleur physique, pour lui aussi bien que pour les autres, n’estrien ; il ne conçoit pas qu’on puisse avoir l’épiderme plus délicat quecelui des chevaux ; et, pour son propre compte, il en est convaincu ;car il n’en juge que d’après la rudesse coriace de sa peau. Aussirit-il d’un rire superbe, en voyant notre douillette et dolentehumanité donner le nom de maux horribles à ce qu’il regarde pas mêmecomme des contrariétés. Jamais on n’a surpris une larme dans son oeil ;et, en effet, les chevaux ne pleurent pas : s’il a de la douleur, il laconcentre si bien que personne ne s’en aperçoit, ou plutôt je croisqu’elle n’a pas prise sur lui. De là vient aussi son besoin dedomination. Le marchand de chevaux est plus autocrate dans l’empire deson écurie que Nicolas dans toutes les Russies, sa mine haute impose àtous. Il veut une soumission passive. Palefreniers, grooms, enfants,femme, cochers, chevaux, tout est mis sur la même ligne, et doit obéirsans plus d’observations et de raisonnements. Il ne fait que deuxdistinctions, ne voit chez lui comme partout que deux classes bientranchées, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Parlez-luid’indépendance, de nationalité, de réforme électorale, il vous rira aunez, et vous répliquera victorieusement qu’on aura beau faire,retourner le monde en cent façons comme un gant usé, changer tous lesdix ans de gouvernement, on ne sortira jamais de ces deux classes, laclasse dominante et la classe obéissante. Et il n’a pas si grand tort,ma foi ! Au reste, en politique, il est excessivement arriéré : il nelit ni le Nationalni le Charivari: il est abonné aux Petites-Affiches,feuille peu incendiaire. Sa politique est la politique du statu quo ; quece statu quosoit bon ou mauvais, peu lui importe, il n’y regarde pas de si près.S’il tient des rênes, ce ne sont pas celles du gouvernement, et iln’est nullement chargé de faire marcher le char de l’état. Etd’ailleurs, si par un hasard fort rare, il vient à parler politique,c’est pour se mettre en colère, et déclamer contre la trop grandedouceur des formes représentatives. C’est un homme d’intimidation.Règle générale : un gouvernement qui aime bien, châtie bien : à cecompte-là, on peut dire sans flatterie que presque tous lesgouvernements adorent leurs gouvernés. Il voudrait qu’on menât lespeuples la bride haute et avec un mors Secundo. Selonlui, c’est le vrai moyen de les rendre doux et d’humeur pointrévolutionnaire. Avec un système aussi excentrique, il risquerait fortde se prendre aux cheveux avec les hommes les moins passionnés enpolitique, pour peu qu’il mît souvent ses opinions sur le tapis ; maisc’est là le plus mince sujet de ses préoccupations : il n’a garde delancer son esprit dans des régions aussi éloignées. En général, il nese soucie que fort peu de ce qui s’adresse à l’intelligence humaine. Enlittérature, il ne sait pas à coup sûr ce que c’est que Victor Hugo, etil mettra le Contratsocial sur le compte de Châteaubriand. Sa bibliothèque secompose du livre de poste, de quelques bouquins sur l’art d’élever etde dresser les chevaux, et d’une riche collection de Mathieu Laensberg.Ne lui demandez rien de plus. De religion, il s’en occupe encore moinsque de tout le reste. Il a tout matérialisé, tout réduit à un positifdésespérant. Mais le maquignon que nous avons peint jusqu’à présent, c’est l’hommedomicilié, patenté, payant contribution, et tenant sa place dans lasociété autrement que par le volume de son ventre. Il y a une autreespèce de maquignon, le maquignon véritable et primitif, le maquignon brocanteur; celui qui n’a pas de domicile connu, mais que l’on trouve partout oùil y a un cheval à acheter. Celui-là n’est plus comme le marchand dechevaux une espèce de poussahaux jambes courtes, aux joues tombantes, à la face écarlate, marchantcarrément, et plein d’une haute opinion de sa personne : c’est aucontraire un homme fluet, sec, maigre, toujours courant, toujourstrottant, ce qui nuit à l’embonpoint qu’il pourrait retirer d’unedigestion plus tranquille, et le rend efflanqué comme un lévrier depetite-maîtresse. Et en effet, il n’est pas de cheval d’Omnibus quifasse plus de chemin, parcoure plus de rues, de quartiers quele maquignonbrocanteur. Toute sa vie n’est qu’une course sans fin.Chaque matin, son occupation première est de consulter les Petites-Affiches :une fois ses renseignements pris sur les chevaux à vendre et àacquérir, il se met en route et va faire ses visites quotidiennes auxécuries indiquées : il examine le cheval avec confiance, lui ouvre labouche pour savoir son âge, lui palpe les jambes pour vérifier s’iln’est pas affligé d’engorgements ou de crevasses, le fait tousser pours’assurer qu’il n’est pas poussif ou fourbu ; et il répète la mêmeopération à chaque nouvel examen. Il s’introduit chez les personnes quivendent leurs chevaux, leur offre ses services, son expérience (et ils’y connaît, beaucoup trop quelquefois) ; pour elles, il n’hésitera pasà faire toutes les recherches nécessaires, par pure complaisance. Il neleur conseillera pas d’acheter des chevaux neufs, car alors on n’a plusqu’à s’adresser à Crémieux ou à Aron, et son ministère devient inutile: il vous en détaillera les inconvénients : « il est bien plus sage,dit-il, moins cher en même temps, de chercher des chevaux tout faits,tout dressés, qui sont pliés, assouplis, habitués à la main de l’homme,pleins d’une grâce acquise et d’une vigueur éprouvée. » Vous, bonhomme,qui souvent n’aimez que votre repos, et ne vous occupez guère de voschevaux que pour vous dorloter dans votre chaude et commode berline,vous vous laissez facilement séduire par ces arguments sophistiqués.Mais comme toujours celui qui se défait de ses chevaux a pour cela uneraison capitale, il s’ensuit que vous êtes trop heureux de les revendreà moitié prix au bout de trois semaines, grâce aux bons offices dumaquignon. Le maquignon est l’homme de Paris qui connaît le plus de monde : ildonne des poignées de mains à un nombre incommensurable de cochers, depalefreniers, de valets d’écurie, de valets de pied ; il a desramifications, des accointances partout : il ne s’est jamais connud’ennemis. A la différence du marchand de chevaux, il est poli etsouriant avec tout le monde ; car il voit dans chacun la cause cachéede quelque affaire brillante. Il ne brusque et ne méprise personne : iln’est groom si imberbe auquel il ne fasse des cajoleries intéressées ;il sème des amitiés partout, à tout hasard, bien certain d’enrecueillir tôt ou tard les fruits. Maîtres et valets ont une partpresque égale dans ses prévenances ; car si les maîtres achètent, lesvalets font vendre. Il se ménage des entrées en tout lieu : lesantichambres, les écuries lui sont toujours ouvertes et n’ont pas desecret pour lui. Il connaît non-seulement les personnes qui ont misleurs chevaux en vente, ou qui ont été en visiter, mais encore ceux quiont l’intention, le caprice fugitif de faire quelque trafic de cegenre. Il n’attend pas l’occasion, il la provoque et lui force la main: c’est l’intrigant le plus hardi qu’on puisse voir. Vous ne pouvez pasvous surprendre une pensée qui ait rapport plus ou moins directement àun cheval, sans que le maquignon ne devine cette pensée. Il a un tactd’observation raffiné, un talent de seconde vue qui vous déroute et quevous ne pouvez concevoir. Je suppose que, par hasard, après une promenade pédestre au bois deBoulogne, vous revenez à votre domicile un peu fatigué, et que le soir,seul dans votre chambre à coucher, tout en nouant autour de votre têteparfaitement frisée un véritable foulard des Indes, vous voyez défilerfantastiquement sous vos yeux cette suite brillante d’équipages, etsurtout ce délicieux alezan qui dévorait l’espace avec tant de vitesseet de feu. Alors vous vous dites follement en vous-même :... « Tiens,une idée lumineuse !... Si je prenais un cheval... alezan, et untilbury ?... au fait, pourquoi pas ?.. » sans songer que vous n’avezjuste que ce qu’il vous faut pour subvenir à votre existence d’homme,sans aller encore vous charger de la nourriture d’un quadrupède aussiincommode et dispendieux à entretenir qu’agréable à voir. Et vous vouscouchez avec cette idée qui au premier abord n’est pas tout à faitdépourvue de charmes ; votre cheval vous galope sans cesse dans lacervelle, vous entassez les unes sur les autres des visions absurdes,et le lendemain, à votre réveil, vous haussez les épaules en songeant àtoutes les billevesées que cette idée saugrenue a fait éclore dansvotre imagination. Cependant, au point du jour, vous êtesprodigieusement étonné de recevoir la visite d’un individu de miseéquivoque et d’aspect hétéroclite, qui s’avance vers vous après avoirdécrit un certain nombre de courbes, et après s’être acquittéconsciencieusement de plusieurs salutations d’une politesse inconnue denos jours. Vous faites asseoir l’aimable étranger qui, après unpréambule captieux sur les inappréciables qualités de la racechevaline, finit par vous offrir un très-beau cheval de sang anglaisqui a paru aux dernières courses, et a été acheté 5,000 francs ; ilvous le laissera, mais pour vous seul, au prix de 600 francs. Vouscommencez par tomber des nues, et vous vous demandez comment cet homme,ange ou démon, a pu avoir connaissance d’une idée vague que vous-mêmemaintenant n’êtes pas bien sûr d’avoir eue. Êtes-vous somnambule,avez-vous été crier sur les toits que vous vouliez un cheval pur sanganglais ? Ou bien, ce farfadet, invisible à l’oeil nu, s’est-il glisséà travers les fissures de votre porte, pour écouter quoi.. ? vospensées : vous l’ignorez, et vous l’ignorerez probablement toute votrevie. Quoi qu’il en soit, vous éconduisez aussi adroitement que possiblevotre visiteur inattendu, et vous l’accompagnez jusqu’au seuil de laporte de votre appartement, autant par politesse que pour bien vousassurer qu’il ne vous emporte par distraction ni une montre, ni uncouvert d’argent. Et c’est par des soupçons aussi injurieux que voussavez reconnaître sa prévenance désintéressée ! Si le maquignon brocanteur connaît certains marchands de chevaux, et setrouve lié d’intérêts avec eux, alors sa clientèle s’étend et devientde plus en plus profitable pour lui. Le marchand de chevaux qui ne peutvenir à bout de se défaire d’un cheval, s’entend avec le maquignon, etalors quel atroce guet-apens pour les malheureux acheteurs nerésulte-t-il pas de cette conspiration à huis-clos, entre ces deuxMachiavels d’écurie ? Le cheval invendable est mis en maison bourgeoise(terme usité en pareil cas), dans une écurie louée à cet effet. Il estannoncé sur les affiches comme appartenant soit à un gentilhommeétranger sur le point de partir pour l’Orient, soit à un agent dechange obligé de s’enfuir en Belgique, etc. Le thème varie suivantl’imagination du maquignon, et il en a toujours infiniment. Pendant cetemps, celui-ci fait mousser l’animal qui ne tarde pas à trouver unmaître. C’est ordinairement quelque commerçant en détail, retiré desaffaires, qui s’abandonne aux voluptés d’une demi-fortune, et veutavoir le noble coursier au rabais, tout comme un mouchoir de poche etun bonnet de coton. Tous ceux qui ont ou font semblant d’avoir la passion des chevaux,passion aussi innocente que ruineuse, subissent directement ouindirectement l’importante entremise du maquignon. Le dandy improvisésur lequel vient de tomber un gros héritage, et qui, dans le premiervertige de la fortune, veut avoir le plus beau cheval de Paris, jettel’or au maquignon, qui se baisse très-lestement pour le ramasser, etlui procure bientôt ce qu’il demande : un animal d’une apparencesuperbe, au poil brillant, à la robe bizarre, à la tête raide et touted’une pièce, dressé parfaitement à se tenir cambré comme ces chevaux decarton qui servent de montre chez les selliers. Peu importe le reste,c’est-à-dire justement le plus essentiel. L’agent de change qui use uncheval en six mois s’adresse, lui aussi, au maquignon : celui-ci, dansle louable but de ne pas sacrifier une nouvelle bête, la lui donne toutusée. La vieille comtesse ou baronne qui renouvelle ses équipages esttrop heureuse de trouver le maquignon qui, sous prétexte de lui donnerdes chevaux normands, et de ne pas l’exposer à des dangers, luifabrique tout exprès un attelage de ces gros chevaux à queue rase et àlourde tête qui ne vont jamais plus vite que le pas, et ne sesouviennent d’avoir pris le trot que le jour où on les essaya pour lapremière fois. Que d’infortunés en outre qui n’ont pas assez de temps,assez de patience, assez d’habitude pour chercher eux-mêmes deschevaux, et remettent leur destinée entre les mains du maquignon, etcombien celui-ci se fait peu scrupule de leur faire casser le col avecun cheval vieux ou rétif, ou de les laisser en route avec des rossespoussives et boiteuses ! Le maquignon a toujours en ville une ou deux écuries, où il placeincognito les objets de son trafic. C’est dans ces lieux qu’iltransforme un cheval usé, étique, amaigri, en une bête superbe, pleinede bonne mine et de vigueur. C’est là qu’il restaure et remet à neufles rosses éreintées qu’il obtient à vil prix dans les ventes aprèsdécès ou même au marché ; là, qu’il les façonne à son gré, les gonflecomme une bulle de savon, leur donne un poil lisse et uni ; là, qu’illeur coupe et leur rajuste les oreilles, si elles sont longues etdisgracieuses, qu’il leur met une fausse queue, si la queue primitiveest dénudée ; là, qu’il fait disparaître pour quelques jours lesengorgements qu’ils ont aux jambes, qu’il leur peint les sourcils pourdissimuler leur âge, etc. Malheur à vous si, attiré par l’odeur dufumier, vous entrez dans ce laboratoire du maquignon, où il escamoteles défauts d’un cheval, et lui fait subir des métamorphosesfabuleuses, vous n’en sortirez qu’avec une rosse de plus, et quelquescinq cents francs de moins ! D’après ce tableau effrayant, on pourrait croire qu’il n’y apossibilité d’avoir de bons chevaux qu’en les allant chercher soi-mêmedans la Grande-Bretagne ou en Afrique. Ceci serait vrai, si ces paysétaient encore primitifs et vierges ; mais la civilisation y a faitpousser le maquignon d’une façon toute champignonne, il ya des maquignons anglais, et des maquignons bédouins ; et ces derniers,soit dit en passant, sont pour le moins aussi arabes que leurs chevaux.Or donc, quoi que vous fassiez, vous qui avez le malheurd’être assez riche pour nourrir des chevaux, il faut vous résigner àêtre dupé. Si vous êtes assez novice pour vous adresser à un maquignonbrocanteur, vous méritez votre déconfiture, et je ne vous plains pas.Si vous mettez aveuglément votre confiance en un marchand de chevaux,vous êtes une excellente nature, digne sans doute d’un autre âge etd’un meilleur sort ; mais enfin à qui la faute ? D’un autre côté, sivous avez des prétentions à être connaisseur en fait de chevaux, il n’ya pas d’artifice et de ruse qu’on ne mette en oeuvre pour avoir raisonde votre prétendue habileté, et vous risquez fort de retomber dans lacatégorie générale. Que faire alors, dira-t-on, à moins de se résignerà végéter toute sa vie en Omnibus de peur d’acheter des chevauxpoussifs et gras-fondus ? Ma foi, je n’en sais rien, mais toujoursest-il que j’aimerais mieux acheter trois maisons qu’un seulcheval. ALBERTDUBUISSON. |