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DUVAL,Amaury (1760-1838).- Unejournée deflaneur sur les boulevarts du Nord (1833).
Saisie du texte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (16.V.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphieconservées.
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc)de Parisou le livre des cent-et-un, Tomedouzième, publié à Paris : Chez Ladvocaten 1833.
 

Une journée de flaneur sur les boulevarts du Nord
par
Amaury Duval

~ * ~

Ce bon Mercier,dont il me semble encore voir la figure goguenarde sous un vieux etlarge chapeau triangulaire, Mercier n’a donné d’autre titre à l’un desplus grands chapitres de son Tableau de Paris(tableau qui, par parenthèse, ne ressemble presque plus à l’original),que ces mots si vulgaires : PROMENONS-NOUS.C’était un conseil qu’il donnait d’avance aux peintres futurs de lamoderne Babylone, à tous les auteurs du livre des Cent-et-Un.

« Hé bien, je me promènerai, me dis-je en m’éveillant, un jour de cetété : comme toi, Mercier, je penserai dans la rue ; et si, comme toi,je n’écris pas sur la borne, j’écrirai dans ma main. »

Et me voilà sortant de mon humble demeure, dans la ferme intention deflaner toute la journée. L’un de nos Cocentéuniens afait de la vie du flaneur une si attrayante peinture que j’ai vouluessayer un peu de cette vie-là.


I.

Je n’avais point tracé d’avance mon itinéraire. Après avoir parcouruquelques rues, profondement occupé de frivoles pensées,

   Nescio quid meditans nugarum, et totus in illis,

comme dit Horace, je me trouve, sans m’en douter, sur le boulevart enface de l’église encore inachevée de la Madeleine.

Un soleil pur et brillant semble s’élancer, au loin, du milieu desarbres qui en bordent, des deux côtés, la principale allée. Elle estencore déserte cette longue promenade ; mais bientôt que de bruit,quels cris, quel tumulte, quand des voitures de toute espèce roulerontà la fois sur la chaussée du milieu ; quand une foule toujoursrenaissante d’hommes, de femmes, d’enfants se croisera en tout sens surles bas-côtés, que n’ombragent point encore les jeunes arbres quiremplacent des ormes séculaires ! Hélas ! ces vieux témoins de tant degénérations qu’ils ont abritées de leur ombre, faut-il les regretter !Ils furent naguère coupés, et renversés sur la route pour retarder aumoins dans leur marche les aveugles satellites d’un roi parjure : ilsont concouru à la victoire du peuple sur la tyrannie. Grandissez vite,jeunes arbres, grandissez, remplaçants débiles de végétaux géants ! Quisait si, même avant que notre siècle se soit écoulé, il ne faudra pasque, comme vos devanciers, vous serviez aussi à la défense de laliberté ?...

Voilà que, sur ma droite, dans une maison qui a vue sur le boulevart,une petite porte vient de s’ouvrir sans bruit. Il en sort une jeunefille à la démarche vive et légère. Une robe bien simple, de finemousseline, couvre une taille élancée que presse, par le milieu, uneceinture verte. Un châle, négligemment jeté, enveloppe ses épaules ;sous son large chapeau de soie, son visage ne se montre qu’à demi, etpourtant assez pour laisser entrevoir qu’elle est fraîche et jolie. Ehquoi un rang de jaunâtres papillotes, qui entoure son front, emprisonnesa chevelure d’un noir de jais. Elle n’aura point eu le temps deboucler ses cheveux ; il est si matin ! D’où vient-elle donc à cetteheure où la plupart des jeunes filles reposent encore, bercées par desrêves d’amour ? Ne devinez-vous pas ? Je parierais, moi, qu’un jeuneami obtint d’elle, hier au soir, qu’elle viendrait… et la pauvre enfantn’a jamais manqué à sa parole. - La voilà qui se tourne d’un airinquiet. Elle n’a vu que moi sur le boulevart, ce qui ne l’empêchepoint de faire retomber un peu plus l’un des bords de son chapeau. -Va, gentille grisette, marche sans crainte ; je ne veux point teconnaître. Tu n’entendras de moi ni railleries, ni fadeurs, pas un motinjurieux ou galant. Regagne en toute hâte le magasin de modes où, toutle jour, il te faudra tordre de mille manières de la gaze et desrubans. Va plus vite encore ; tes compagnes t’attendent pour descendrede leur mansarde aérienne, pour reprendre avec toi le travailaccoutumé. Elles te recevront avec bienveillance, j’en suis sûr. Si tuas quelque faiblesse à te reprocher, sont-elles donc des vestales ? Tupourrais leur dire comme dans l’Évangile : « Que celle d’entre vous quin’a point péché me lance le premier sarcasme, m’accueille seulementd’une mine dédaigneuse. »

J’avance. - Le boulevart est toujours à peu près désert. On n’est pastrès matinal à Paris ; et il ne faut pas s’en étonner : les troisquarts des habitants passent la nuit presque entière dans le travail ;les autres, dans le tumulte des fêtes. Profitons de ce moment desolitude et de silence pour observer les hôtels magnifiques qui formentla bordure de ces allées. Bientôt je serai distrait, assourdi par uncontinuel bourdonnement. Oh ! Paris, ville de bruit, de luxe et deboue, il faut s’éloigner de toi si l’on veut méditer et rêver. Aussi,plus d’une fois ai-je dit de notre capitale ce qu’Horace disait de Rome:

          Omitte mirari beatæ
        Fumum etopes, strepitumque Romæ (1).

Un somptueux édifice qui s’élève à ma droite vient de fixer mesregards. Je lis sur la porte, écrit en caractères d’or : Ministère des affaires étrangères.Comme les temples des anciens, il est flanqué d’un bois sombre. C’estlà sans doute que le nouveau dieu de ce moderne temple prépare lesoracles qu’il doit proférer devant les ministres étrangers quiviendront l’interroger : oracles aussi obscurs, aussi énigmatiquementexprimés que ceux dont les sibylles d’autrefois payaient la curiositédes rois et des peuples. Eh ! comme ces anciens oracles, les parolesdes pontifes modernes de la diplomatie font souvent couler bien deslarmes, des flots de sang humain.

L’heure approche où l’on verra entrer en foule par cette porte, et lesambassadeurs de la Russie, de l’Autriche, de la Prusse, et les consulsou les agents de vingt autres souverains plus ou moins oppresseurs dansleurs petits états. Ils feront de fausses confidences, d’insidieusesquestions, auxquelles on répondra par de perfides documents,d’équivoques révélations…. Ne faudrait-il point substituer àl’inscription actuelle du temple, cette inscription plus juste, pluscaractéristique : Ministèredes ruses étrangères ? - Je n’ai changé qu’un mot.


II.

Il m’en souvient : j’étais à cette place, il y a plus de quarante ans ;je me promenais, comme à présent, en observateur, sur ce mêmeboulevart. - Quel spectacle il m’offrait alors ! aucune révolutionn’était venue changer les opinions, les moeurs, les modes du ridiculesiècle de Louis XV. Là, j’ai vu rouler sur la chaussée, dans descalèches couvertes de dorures, de riches prostituées, des danseuses del’Opéra aux joues fardées, à l’oeil coquet, impudique, la tête et lagorge surchargées de diamants. Les nobles seigneurs de la cour qui lesentretenaient, ne rougissaient point d’escorter, montés sur defringants coursiers, les chars de leurs Phrynés. Dans les alléeslatérales circulaient de jeunes conseillers à l’air évaporé, à lachevelure poudrée, qui jouait sur un habit de soie noire ; des commisde bureaux, et même des commis de marchands, à manchettes de dentelles,en frac étriqué, que soulevait à gauche une petite épée, dont la gardeétait ornée d’une bouffante rosette de rubans brodés ; des laquaisfiers de leurs habits bigarrés, de leurs chapeaux à larges galons d’or; des abbés en manteau court, qui minaudaient devant les magasins desmodistes ; des moines de toute couleur au regard lascif, au visageenluminé. Le spectacle variait à diverses heures du jour, mais n’enétait pas moins bizarre. C’étaient toujours des êtres de formessingulières, qui n’avaient point d’analogues dans la nature ; c’étaitun vrai kaléidoscope.

Quelques années après, toute cette fantasmagorie avait disparu. - Larévolution était flagrante : moeurs et costumes, tout était changé.Plus d’habits de soie, plus de perles ni de diamants, plus de fard surles figures, plus de poudre sur les cheveux, et chacun pouvait faireimpunément de la main le tour de sa tête. Un long pantalon de drapavait remplacé la culotte courte et les bas de soie blancs ;une carmagnole(qui n’était pas sans élégance) le frac à brandebourgs ou àboutons brodés. Au lieu d’épées on portait de gros bâtons noueux, aulieu de petits chapeaux triangulaires, des bonnets de poil sur unechevelure  àla Titus, comme on disait alors.

Et les femmes !... Oh ! ce furent les femmes qui surent tirer le plusd’avantage du changement qui s’était opéré dans les goûts et dans lesmodes. Elles empruntèrent aux statues antiques des Grecques et desRomaines leur coiffure et leur costume ; elles revêtirent lalongue stolades Romaines, et elles agrafèrent sur leurs épaules, drapèrent avecgoût le péplosd’Aspasie ou la palla(presque de même forme) de la mère des Gracques. Leurs cheveux étaientcontenus dans un réseau pourpre, ou seulement soutenus par desbandelettes de couleur vive. Il me semble encore vous voir, majestueuseT***, vive et légère L***, svelte R*** (je ne vous nommerai point, carvous vivez encore), parcourir les Tuileries, les boulevarts, ainsivêtues à l’antique. Les hommes s’arrêtaient, applaudissaient en vousvoyant passer : et, dans ce temps où tout luxe était proscrit, le luxeque vous étaliez n’offensa les regards de personne, pas même des plusaustères et des plus sales jacobins.

Nos femmes d’aujourd’hui ont-elles gagné à substituer à ces vêtementscommodes, élégants, gracieux, leurs robes d’un si mauvais goût, quipour être agrafées par derrière ou lacées, exigent le secours d’unemain étrangère ; des robes dont les manches, d’une ampleur excessive,rappellent celles des mandarins (mais eux du moins n’ont pas recours àl’art pour les gonfler comme des ballons) ? - Revenons, s’il estpossible, à mon sujet, à la peinture des boulevarts.


III.

La voilà cette large et magnifique rue que Napoléon fit percer surl’emplacement d’un couvent de capucines. Ces sans contredit la plusimposante, la plus belle des rues qui s’ouvrent sur le boulevart : ellese développe sans obstacles jusqu’à une place oblongue entourée degrands bâtiments uniformes, et au milieu de laquelle s’élève fièrementune haute colonne isolée. De là, par une rue plus belle encore, etbordée de portiques, elle se continue, et vient aboutir au jardin desTuileries, dont les arbres, formant amphithéâtre, ferment laperspective - Me détournerai-je pour aller visiter cette fastueusecolonne qui, je l’avoue, du point où je suis placé sur le boulevart,produit un effet admirable ? Non, je n’irai pas. Que m’apprendrait-elle? Les exploits de nos armées y sont retracés, dit-on : je le veuxcroire ; mais quel Argus, aux yeux perçants, pourrait les apercevoirsur ce bronze déjà noirci par le temps ? Pour qu’on pût y prendre unintérêt patriotique et vrai, il faudrait retourner la colonne surelle-même ; que les bas-reliefs se trouvassent dans l’intérieur, etqu’en montant vers le faîte, on pût graduellement en étudier les sujetsdans leur ordre chronologique. - Fatale et inguérissable manie desartistes ! toujours ils imitent : on dirait qu’ils ne savent rieninventer. Deux colonnes existent à Rome, couvertes de bas-reliefs,représentant des batailles, des passages de ponts, des camps, desforteresses, etc. Ils n’ont point examiné si ces monuments étaientd’une bonne époque de l’art chez les anciens ; si leurs auteurs, dansl’exécution, se sont conformés aux éternels principes du goût et de laraison. La colonne Trajane est antique ; elle est donc sans défaut. Etles voilà qui plantent au milieu de Paris une copie de la colonneTrajane. La colonne romaine portait au sommet la statue de Trajan dansses habits impériaux ? Ici ils voudront être originaux : ils poserontbien au haut de la colonne française une colossale statue du petitcaporal ; mais ils se garderont bien de ne pas lui couvrir la tête deson grotesque chapeau à trois cornes. Sublime innovation ! Pourquoi nelui avoir pas mis aussi dans les mains sa tabatière ? La colonneromaine est de marbre : pour paraître inventer quelque chose, ilsferont de bronze la colonne française ; et ils la couvriront debas-reliefs peu saillants, sans prévoir que tous ces tableaux sipéniblement exécutés disparaîtront sous la rouille et la poussière. Demarbre, elle aurait pu avoir une longue existence, apprendre à unelointaine postérité que dans le dix-neuvième siècle les Françaisavaient eu de mémorables succès dans les guerres qu’ils avaiententreprises ; lui offrir des modèles de nos armes, de nos habitsmilitaires à cette glorieuse époque : de bronze, elle n’existerapeut-être pas à la fin du siècle. L’avidité de nos neveux, le besoinpeut-être où l’on se trouvera d’armer une grande multitude d’hommes,livreront à la destruction, aux fourneaux des fondateurs, cette masseimmense de métal, avant même qu’elle ait acquis le patine del’antiquité.


IV

Je m’arrêterai quelque temps au carrefour qui se présente devant moi. Aquels lugubres souvenirs il me ramène ! Combien de fois (il n’y a pastrois mois encore) il m’a fallu suspendre ma marche, dans mespromenades du matin, pour laisser passer une longue file de charsfunèbres qui transportaient à leur dernière demeure les morts de laveille ! Il résonne encore tristement à mon oreille le bruit monotonede ces chars, roulant sur la chaussée, et que suivait, en gémissant,une foule de mères et d’enfants.

   …………….. Corpora luce carentum
    Exportant tectis, et tristia funeraducunt (3).

Qu’elle fut douloureuse cette époque de l’année où un fléau, presqueinconnu jusque-là, menaça de décimer Paris ! J’avais vu des champs debataille après le combat, et je n’avais point éprouvé cette poignanteimpression que je ressentais au spectacle de toutes ces châssesentassées sur des voitures couvertes d’un drap noir, roulant lentementdevant moi comme ces longues files de caissons qui portent les bagagesà la suite des armées. Ils me revenaient sans cesse à l’esprit cessombres vers du Dante, de ce chantre de l’Enfer :

   Come d’autunno si levan le foglie
    L’una appresso dell’ altra infin che ‘lramo
    Rende alla terra tutte le sue spoglie ;

    Similmente il mal seme d’Adamo
    Gittansi di quel lito ad una ad una
    Per cenni, come augel per suo richiamo,

    Cosi sen vanno su per l’onda bruna ;
    Ed avanti che sien di là discese,
    Anche di qu’à nuova schiera s’aduna (3).

Laissons là ces tristes images. Pour que la génération actuelle connûtbien tous les plus grands maux qui peuvent affliger l’espèce humaine,peut-être qu’après plusieurs révolutions politiques et deux invasionsde la France par des armées étrangères, la Providence nous réservait lecholéra. Il faut se soumettre, sans murmurer, à ses décrets.

Un grand écriteau, placé de l’autre côté du boulevart, excite macuriosité. J’y lis : Églisecatholique française. Je désirais depuis longtempsd’apprendre comment le célèbre abbé Châtel avait traduit en françaisnombre de passages de l’Écriture-Sainte et nos vieilles hymnes, dont lemoindre défaut est d’être écrites en mauvais latin, et surtout letrès-sacré canonde la messe. L’occasion est belle : entrons… Mais on m’avertit quel’église est déménagée, et que M. l’abbé Châtel exerce en un autrequartier son ministère. J’ajournerai le passe-temps que je mepromettais. En attendant, je regarderai toujours comme une entreprisedifficile et anti-chrétienne de traduire en langue vivante la plupartdes livres que l’on appelle sacrés. Je ne suisdonc nullement surpris que le pape proscrive comme hérétique le chef dela nouvelle église française, et quiconque tentera de rendreintelligibles les paroles, par exemple, qui, dans le divin sacrifice,appellent, dans une hostie, Dieu, le créateur des mondes. L’Église veutque l’on admire sans comprendre : elle a raison ; si l’on comprenait,on n’admirerait plus. Pour moi, j’aime mieux que ma fille, en disantses prières en latin, croie adresser au ciel de sublimes voeux, que del’entendre proférer en français des paroles absurdes ou niaises, etdont parfois sa pudeur pourrait être alarmée.


V.

Un petit édifice circulaire, qui se fait à peine remarquer parmi lesmaisons qui l’entourent, mériterait peu sans doute que je m’arrêtasse àl’observer, si je ne savais que c’est l’unique reste du fameux Pavillon de Hanovre; que là venaient aboutir les fastueux hôtels et les jardins del’Alcibiade prétendu du dix-huitième siècle, du libertin maréchal deRichelieu. Pavillons et jardins, tout a péri comme la gloire usurpée deleur maître. Les louanges que lui prodiguait Voltaire ne rendront pas àsa mémoire des respects, un culte dont il fut toujours indigne. Dansces lieux qu’il avait consacrés à des fêtes, à des orgies, on a percédes rues ; d’utiles édifices remplacent ces voluptueux boudoirs àl’établissement desquels il employa tout l’argent qu’il avait volé auxmalheureux Hanovriens. Digne héros d’un siècle corrompu, quelle placele poète de l’Enfereût-il assignée à ton ombre ? il n’aurait pu te mettre que dansle cercleoù gémissent les Sardanapale et les Lucullus.

Tandis que je marche lentement et rêveur, le boulevart s’est peuplé.Une foule industrieuse circule dans les allées latérales ; lesmarchands ambulants élèvent à la hâte des tréteaux où ils vont étalerdes marchandises de toute espèce, rebut des magasins en réputation. Lessaltimbanques, les joueurs de violon, les joueurs de gobelets dressentleurs précaires établissements hors des trottoirs formés de largesdalles.

A propos de ces trottoirs, je dois, au nom de tout le peuple parisien,exprimer de la reconnaissance pour le préfet qui eut l’heureuse idée dedonner à la capitale cet utile embellissement. M. de Chabrol, quellesque soient les calomnies dont on ait voulu flétrir votreadministration, rien ne m’empêchera de vous rendre grâce d’un si grandbienfait. D’après les lacunes que je trouve presque à chaque pas danscette longue file de trottoirs, je présume que votre successeur n’estpas très-disposé à continuer et terminer votre glorieuse entreprise.Que les Parisiens doivent regretter de ne plus vous voir occuper cepetit trône municipal où l’on peut faire tant et de si bonnes choses,quand on est, comme vous, instruit, juste et bien intentionné !

Les nombreux et brillants cafés qui bordent les allées latérales,étalent déjà le luxe de leurs comptoirs d’acajou, rehaussés de sphinxdorés, de leurs tables de marbres rares, de leurs cafetières d’argent,de leurs riches porcelaines. Ils se remplissent de commis qui se hâtentde dévorer un substantiel déjeuner tout en lisant le journal du matin.Quoi qu’ils fassent, ils n’arriveront pas avant midi dans leursbureaux, où ils devraient être assis depuis deux heures au moins.

Au nombre de ces cafés qui, chaque jour, se multiplient, il en est uncélèbre où les déjeuners sont succulents, où les mets ne sont servisque dans des plats d’un grand prix, et les vins les plus rares qu’endes verres du cristal le plus pur et le plus artistement travaillé. Làviennent prendre leur repas du matin les riches financiers de laChaussée-d’Antin, et causer sur la hausse et la baisse en attendantl’heure de la bourse. Devant le café se réunissent des groupes dejoueurs sur les rentes, et de gobe-mouches qui écoutent attentivementles nouvelles vraies ou fausses que l’on y débite. Ils croientalternativement à la paix, à la guerre, à tels ou tels changements dansle ministère, aux bonnes ou mauvaises intentions de la Prusse et del’Autriche, à une lettre de commerce tout fraîchement arrivéed’Amsterdam, à un article menaçant de la Gazette d’Ausbourg.Dès que l’heure de la bourse a sonné, les groupes de dissipent ; lesbanquiers sortent du café et font avancer leurs élégants cabrioletsstationnés dans les rues voisines. Tous s’empressent de voler vers letemple de la finance où ils joueront la fortune de quelques centainesd’imbéciles qui ont eu confiance dans leur génie spéculatif.


VI.

De longues voitures remplies de décorations de théâtres, d’énormeschâssis, roulent sur le boulevart. Voici l’heure où les directeurs desspectacles préparent les représentations du soir, où se fontles répétitions.Déjà de lestes cabriolets s’arrêtent devant la porte de cette Académie de musiqueque l’on a si ridiculement construite, non sur le boulevard, dans cesvastes jardins où l’on aurait pu si facilement l’isoler, l’entourer deportiques, mais dans une rue adjacente, d’assez peu de largeur, et oùelle paraît comme engloutie dans un groupe de maisons particulières. Etpuis, confiez au gouvernement le soin d’élever des monuments publics!...

Dans l’une de ces voitures qui se rendent à l’Opéra, j’aperçois unejeune et belle femme qui, un papier de musique à la main, sembleétudier un rôle. Ah ! je la reconnais : c’est elle qui, trois fois lasemaine, charme les oreilles des Parisiens par des accents qui feraientpâmer de plaisir, même les dilettanti du pays dove il si suona.Ses modulations sont si pures, ses fioritures de sibon goût ! Je ne pouvais souffrir autrefois ces ornements que l’onajoute au chant et qui me semblaient nuire à l’expression que lecompositeur avait voulu y mettre ; mais dans sa bouche ils meparaissent ajouter à l’expression. Sans doute elle va répéter en cemoment un rôle de quelque opéra nouveau. Puissent le poète et lecompositeur avoir écrit, l’un des paroles, l’autre des airs danslesquels elle puisse déployer tout son beau talent !

Mais aujourd’hui quels sont les opéras que l’on offre aux Parisiensébahis ! vous ne verrez plus dans la nouvelle salle un oedipe conduitpar son Antigone, ni Orphée rappelant Eurydice, ni Phèdre déclarant sonincestueuse passion au pudique Hippolyte. Astaroth et Belzébuth ontchassé les dieux de l’antique Olympe ; les seigneurs féodaux, les ducs,les comtes du moyen âge remplacent sur cette scène les Hercule, lesThésée, tous les héros de l’antiquité. On n’y chante plus les madrigauxdu doucereux Quinault, mais des prières à la Vierge et des chansons detaverne ; et ces airs d’église et de guinguette sont fabriqués sur desvers aussi plats pour le moins que ceux de feu Sédaine : de vulgairesidées y sont exprimées dans un style exotique qu’auraient réprouvé lesplus indulgents grammairiens du siècle dernier, mais qui a reçu denotre nouvelle école des lettres de naturalisation.

Il est vrai que l’on court aujourd’hui à l’Opéra bien moins pour jugerle poëme et en goûter la musique que pour voir les décorations et lesdanses. Ce n’est plus qu’un spectacle pour les yeux, un spectacled’enfants. Et c’est pourtant le seul qui attire la foule ! Vous ytrouverez tous les soirs des ministres, des législateurs, de gravesmagistrats.

Assez près de ce grand théâtre d’enchantements se trouve un théâtre oùdu moins on sait chanter, où la prima donna n’estsouvent pas très-inférieure à la virtuose française à qui je viens derendre un hommage mérité. Les poëmes que nous apportent ces rossignolsd’Italie appelés à grands frais parmi nous, sont, j’en conviens, encoreplus insipides que les nôtres. Le jeu de ces acteurs étrangers est plusgauche, moins naturel que le jeu de nos acteurs, même de ceux del’Opéra. Mais que leurs chants sont purs, leur mélodie suave ! C’estdans les morceauxd’ensemble, surtout dans les choeurs, que je reconnaisleur supériorité. Là point de voix dissonantes, point de crisdéchirants. Vous qui vous destinez à monter sur nos théâtres lyriques,venez prendre leçon de ces étrangers. Ils sont aujourd’hui nos maîtres.Je dis aujourd’hui ; car, qui le croirait ! nous Français qui passonspour avoir des oreilles insensibles aux charmes de l’harmonie, nous àqui la nature a refusé, dit-on, une voix flexible et douce, nous avonsbrillé parmi les nations par la mélodie de nos chants. Il fut un temps(c’était aux douzième et treizième siècles) où l’Italie admirait ladouce expression de notre langage, où nos trouvères allaient chanter,dans les palais et dans les rues de Milan, de Florence et de Rome,tantôt les hauts faits de nos chevaliers dans les croisades, tantôt deslégendes de saints, ou les comiques et graveleuses aventures despersonnages de nos fabliaux. Faut-il regretter cette prééminence quenous avons perdue ? Oh, non. Devenons les modèles, les maîtres desautres peuples en politique, en sciences, en industrie, et laissons-lessans regret nous surpasser dans les arts frivoles. Nous devons, selonmoi, nous enorgueillir et non rougir d’être obligés de nous pourvoir àl’étranger de ce qui peut contribuer à nos plaisirs ; de chercher enAllemagne des Mozart, s’il en surgit encore, et des Sontag ; en Italie,des Rossini et des Pasta.

Eh ! quoi, voici encore un théâtre, tout près de ceux que j’airapidement désignés. Trois ou quatre théâtres dans une circonférence demille pas au plus ! et j’en trouverais encore en me transportant un peuplus loin. Paris est vraiment la ville des spectacles, un vasteséminaire de comédiens en tout genre.

Le théâtre que j’ai sous les yeux est petit et se distingue à peine aumilieu des grands bâtiments qui l’embrassent, le serrent de tous côtés: c’est une parodie de théâtre ; et ce sont aussi des parodies quesouvent on y joue. Les calembourgs, les équivoques, les grosses bêtisesy trouvent des admirateurs, des enthousiastes. Là se forme la jeune France ;elle transporte ensuite dans nos salons l’instruction qu’elle y apuisée. Mais quoique l’on y chante des vaudevilles, c’est un spectaclefort au-dessous de celui où l’on jouait autrefois les farces de LeSage, de Piron, de Collé. Leurs parades étaient libres, je le sais,mais elles étaient spirituelles ; et malgré mon respect pour lesauteurs du théâtre des Variétés, j’oserai dire que je préfère La Vérité dans le vin,et même Léandregrosse, aux dames Angot et Gibou, aux Jocrisse de touteespèce dont ils ont encanaillé leurs tréteaux.

Mais convenons aussi, pour la défense de ces auteurs de nos modernesfarces, qu’ils sont bien moins récompensés de nos jours qu’ils nel’étaient autrefois. Oh ! messieurs ** et ***, messieurs *** et ** (jevous réunis, comme vous voyez, car vous travaillez toujours decompagnie ; aucun de vous ne peut faire un vaudeville à lui seul), quen’avez-vous vécu au temps de Collé ! vous auriez eu l’insigne honneurde voir vos chefs-d’oeuvre grivois joués à la cour par de hautspersonnages, vos grossières équivoques répétées par des bouchesaugustes, par des princes, des princesses de sang. La Vérité dans le vin,jouée à Villers-Coterets par le duc de Chartres, valut à Collé deux sous dans lessous-fermes ; ce qui, d’après l’aveu qu’il en fait dans son Journal historique(page 153), lui procura plus de 100,000 francs. Hélas ! messieurs lesfabricants de vaudevilles, le métier est bien tombé : on ne récompenseplus si grassement vos versicules et vos flon-flons (4).


VII.

Pendant que je rêvais théâtres et musique, la physionomie du boulevarta changé. Quels nouveaux personnages ont apparu sur la scène ? Ce sontd’abord des gardes nationaux en assez grand nombre, qui, s’ennuyantdans leur corps-de-garde, ont cru pouvoir, sans manquer à la consigne,se promener en attendant l’heure du dîner. Comme ils sont fiers etgraves sous leurs hauts bonnets de grenadiers ! fiers de leur largebaudrier blanc, de leurs moustaches souvent postiches ! on lesprendrait pour des vétérans d’Austerlitz ou de Waterloo, si leurs mainstrop blanches, leur visage frais et rosé n’indiquaient combien sontdouces et paisibles leurs journalières occupations, combien leurcaractère est pacifique et prudent.

Au milieu d’eux circulent, en simple parure du matin, de jeunes femmesqu’une ombrelle de couleurs variées met à l’abri des rayons tropardents du soleil. Vers midi, elles ont osé quitter leur lit, ontbouclé, sans trop de soin, leurs cheveux ; et les voilà qui vontvisiter les magasins des modistes, des ébénistes, des marchands demusique : ce sont là leurs musées. Ne faut-il pas qu’elles s’enquièrentde la mode nouvelle, qu’elles sachent si l’on n’a point donné depuishier une autre forme aux chapeaux, s’il ne s’est point fabriqué unmeuble qu’elles ne possèdent pas encore dans leur boudoir ; si leurcompositeur favori a publié quelque oeuvre ou quelquealbum nouveau. Graves soins, importantes affaires ! Et n’allez pascroire que je désapprouve ici, que je censure les goûts de nosopulentes citadines. Qu’elles achètent toujours, et beaucoup, de cescharmants riens que tant de mains industrieuses s’occupent à fabriquer.Elles pourraient faire de leur or un emploi bien moins utile.

Mais je ne saurais pardonner à ces jeunes gens oisifs, qui braquent surelles avec impudence leurs lorgnons, qui les suivent quelquefois et lesaccostent avec effronterie. A les voir, on ne devinerait pas que ce nesont là que des copies de nos fats d’autrefois. Ils portent tousd’épais favoris et des moustaches qui dérobent aux yeux une partie deleurs joues. Ce n’est point là l’indice d’un corps débile et d’une âmeefféminée.

Nous rasions autrefois, et de fort près, nos mentons et nos joues : oneût dit qu’elle était toujours en vigueur la loi d’Auguste qui, dèsqu’il eut ceint son front du laurier des empereurs, ordonna aux Romainsde se raser tous les jours. Était-ce pour ressembler davantage au sexeà qui nous cherchions tant à plaire que, même dans notre premièrejeunesse, nous faisions disparaître jusqu’au moindre vestige du durcrin dont la nature a voulu que nos bouches fussent entourées ? Jecrois, en vérité, que nos fils sont mieux avisés que nous en laissantcroître, en montrant avec orgueil ce qui caractérise le sexe fort.C’est des contrastes que naît l’harmonie. Hommes et femmes, répondez :N’est-ce pas parce qu’il existe entre vous de très-sensiblesdifférences que vous vous recherchez mutuellement ? Au reste, jecompte, un jour, demander à la naïve Sydonie si la moustache et labarbette de chèvre de son jeune cousin, bien qu’elles soient rousses etque les poils en soient rigides, lui ont jamais semblé disgracieuses etlaides.

Mais tous nos jeunes gens, grâces au ciel, barbus ou non barbus, nepassent pas leur vie sur les boulevarts, à la suite des élégantespromeneuses. J’en ai vu, en très-grand nombre, dans les cabinets delecture, si multipliés depuis deux ans ; dans ces cabinets que l’ontrouve le long des boulevarts à cinq à six toises au plus l’un del’autre. Cette autre classe de jeunes gens en sont les habitués assidus: ils y lisent avec une attention, vraiment édifiante, les journauxtant littéraires que politiques, les nouveaux pamphlets, des ouvrageshistoriques, et aussi les drames et les romans qui ont paru dans lasemaine. Rangés sur les bancs du cabinet, ou en dehors, sous la tenteordinairement dressée à la porte du sanctuaire, tous paraissentabsorbés dans leur lecture : rien ne les distrait, ni le brouhaha duboulevart, ni les regards furtifs de la courtisane qui passe devanteux. Et de quoi sont-ils donc si profondément occupés ? ce n’est,croyez-moi, ni d’une comédie de M. Scribe, ni d’un drame bizarre de M.Victor Hugo, mais des derniers discours, par exemple, que viennent deprononcer, dans les tribunes des deux chambres, ou le légitimisteDreux-de-Brézé, ou le railleur Dupin, on l’orateur cicéronienOdilon-Barrot. - C’est de là, je le prédis, c’est de ces humblescabinets de lecture que surgiront nos futurs hommes d’état, nosorateurs, et même nos ministres.

Un de ces asiles de la jeunesse occupée, studieuse, me paraît présenterquelques places vides. Sous cette tente élégante je pourrai lire, uneheure au moins, en respirant le frais que procurent les arbres voisins.C’est là que je me placerai pour attendre que le soleil moins ardent mepermette de continuer ma course d’observateur.


VIII.

Assis sur une chaise de bois un peu dure, et les jambes étendues surune autre chaise, je vais parcourir les journaux des différents partis; et, ensuite, juge impartial, je déciderai qui d’entre eux a mieuxrempli le rôle qu’il s’est donné.

Mais je viens de me rappeler, je ne sais pourquoi, que l’on m’attribuedans le monde, et aussi dans quelques journaux, un roman historique (L’ÉVÊQUEGOZUN) qui vient de paraître. Voyons un peu le jugementqu’en ont porté certaines feuilles que j’estime, que je sais rédigéespar des hommes d’un vrai mérite. L’auteur du roman m’a affirmé que,contrevenant à l’usage, il avait bien recommandé à son libraire de nepayer l’insertion d’aucun article apologétique. Il pourra donc êtrejugé avec sévérité. Tant mieux : il fera son profit des critiques.

- Je me suis fait apporter les journaux de tout le mois. - Bon ! envoilà un, en voilà deux, trois même dont l’auteur sera content. Ils onttrouvé de l’intérêt dans son ouvrage, en louent le style, et prétendentque là, sous les fleurs, il y a des fruits à cueillir. Faut-il qu’ils’enorgueillisse de ces éloges ? non ; car voici un autre journal quile traite avec rigueur. C’est, il est vrai, un journal qui a succédé àcet infame Universel,que soudoyait Charles X, et qui, comme son prédécesseur, est soudoyépar une autre liste civile. N’importe, lisons. Voici ce qu’on reprocheà l’auteur du roman, et j’aurai soin de l’en informer. « Il n’arespecté ni la religion, ni la morale. »

L’accusation est grave, et je ne crois pas qu’elle soit fondée. Jedemanderai à ses amis ce qu’ils en pensent, s’ils jugent que l’auteurest immoral, irréligieux.

On lui dit aussi très-crûment qu’il a tous les principes desphilosophes du dernier siècle. Sur ceci il aura plus de peine à sedéfendre. Je sais qu’il a toujours professé une grande admiration pourMontesquieu, Condillac, Rousseau, et même Voltaire. - Eh ! monsieur lecenseur, quels sont les philosophes de ce siècle-ci que vous voudriezqu’il préférât ? Serait-ce le philosophe Cousin, qu’il n’a pu parvenirà comprendre, ou les philosophes Saint-Simoniens, qu’il a trop biencompris ?

Passons maintenant à la politique, et lisons d’abord le journalofficiel, le Moniteur,autrefois le plus grand des journaux, et qui n’est plus qu’un nain,comparé à plusieurs autres. Je viens de dévorer (admirez mon courage !)quatre colonnes de la feuille officielle. Il m’en reste dix autres àparcourir, si je veux savoir ce qui s’est passé la veille dans les deuxchambres. Commençons par ce long rapport d’un honorable… Je voudrais envain lire encore : mes yeux se troublent, s’appesantissent… Je m’endors.


IX.

Jusqu’ici, consciencieux observateur, j’ai tâché de peindre tout ce quise présentait à mes yeux, et je n’ai point fait grace aux lecteurs desréflexions que faisaient naître en moi les lieux et les circonstances.Mais un nouveau personnage va paraître sur la scène, et interrompre monlong soliloque. J’aurai des faits à raconter ; je ne serai plusqu’historien.

Vous m’avez laissé endormi sur les pages d’un ennuyeux journal.

Je me sentis éveillé par un coup sur l’épaule. Je me tournebrusquement, et je vois derrière moi un homme assez proprement vêtu,mais qui semblait sortir de maladie, tant son visage était hâve etdécharné. Sa barbe grisonnante venait se joindre à des favoris touffuset hérissés. Je le considérais avec étonnement. - « Quoi ! me dit-il,tu ne reconnais pas ton ancien ami, ton condisciple au collége de… ! »

Il n’est pas donné à tout le monde de garder le souvenir d’hommes quel’on n’a pas revus depuis l’adolescence. Par un heureux hasard, je mesouvins non pas du nom, mais du sobriquet que portait un de mescamarades de collége. « Ne seriez-vous point Alopex (5) - Eh !c’est moi-même ; moi, qui dois être tout étonné de me trouver encoredans ce monde après avoir couru tant de dangers, et éprouvé tant demisère dans des pays inhospitaliers. - Eh ! d’où arrives-tu ? queviens-tu faire dans notre capitale ? - Je te dirais bien mon histoire ;mais elle est un peu longue ; et sommes-nous bien ici pour… » Jel’interrompis. « C’est l’heure du dîner, lui dis-je ; entrons chez lerestaurateur voisin. Là, comme Ulysse à Alcinoüs, tu me conteras tesaventures interpocula et mensas. »

Il ne demandait pas mieux. A trois pas du cabinet de lecture était unrestaurateur où nous dûmes espérer de trouver un bon repas ; car ilvenait de s’établir, et il avait à se faire une réputation. Nous voilàtous deux assis à une petite table, dans une grande salle ornée deriches peintures arabesques. Dix autres tables au moins, à la suite dela nôtre, étaient entourées de convives qui, pour la plupart,dévoraient silencieusement les mets de très-belle apparence que leurservaient des garçons empressés et prévenants, vêtus avec propreté etmême élégance. Un léger murmure produit par quelques causeries à voixbasse, et les mots : Des huîtres, un bifteck, du Champagne,etc., très-fortement articulés, voilà tout ce qui interrompait de tempsen temps le calme de la salle. « Eh ! quoi, disait Alopex, on m’avaitannoncé qu’à Paris je trouverais les partis furieux, et toujours prèsd’en venir aux mains. Certes, dans les cent personnes ici réunies, il ya bien un sixième de républicains, quatre sixièmes de juste-milieu, lereste de carlistes ; et voyez comme ils se tiennent paisibles les unsprès des autres, et n’entament pas même une discussion sur la questionà l’ordre du jour ! - C’est un résultat, lui répondis-je, de la libertéde la presse. A quoi bon se quereller, s’injurier chez lesrestaurateurs, dans les cafés, quand chacun peut donner une bien plusgrande publicité à son opinion ? Mais d’où viens-tu donc, Alopex, pourparaître ainsi stupéfait de tout ce qui se passe à Paris ? - Ah ! tu merappelles que je te dois le récit de mes aventures. Écoute. »

Et alors il me raconta, durant une heure au moins, ce que je vaistâcher de vous rendre en quelques pages.

Alopex, après s’être fait quelque réputation dans la carrière dubarreau, avait épousé une femme qu’il aimait, mais qui n’avait point defortune. Il y a dix ans à peu près qu’un riche négociant vint luiproposer de se charger d’une affaire qui devait lui procurer d’immensesbénéfices. Il ne s’agissait que d’aller en Sicile réclamer, par toutesles voies de droit, 500,000 fr. que des correspondants infidèlesrefusaient de payer. Alopex, qui s’était toujours senti du goût pourles voyages, accepte avec empressement. Il part. Le voilà à Palerme,poursuivant avec énergie les débiteurs de son commettant.

Pour mieux connaître les moeurs du pays qu’il habitait, Alopex avaitcru devoir prendre une maîtresse. Et qui avait-il choisi ? unecourtisane, célèbre par mille aventures galantes. Sa maison était lerendez-vous de tous les jeunes libertins. Elle était à Palerme cequ’avait été Aspasie à Athènes, plus de vingt siècles auparavant.

Un jour, la belle signora CorneliaPottanera (c’était le nom de la moderne Aspasie) invitaAlopex à une fête qui devait se donner sur la mer, à deux milles auplus du rivage. Une telle partie de plaisir ne se refuse point. Alopexs’empressa de se rendre à l’heure indiquée sur le port : c’était lelieu du rendez-vous. Il y trouva dona Cornelia et toutes ses amiesaccompagnées de leurs amants en titre.

En Sicile, et surtout à Palerme, c’est la nuit que l’on consacre auxfêtes, aux promenades sur la mer. Alors seulement on peut jouir de lafraîcheur de l’air, et de ce calme dont on ne sent bien le prix qu’ens’éloignant d’une ville où roulent incessamment d’innombrables voitures.

Aussi toute l’aimable et joyeuse société que dona Cornelia avait réunien’entra-t-elle que le soir dans la grande barque qu’elle avait faitpréparer et orner avec luxe. Une tente de drap écarlate couvrait, danstoute sa longueur, la barque éclairée, dans l’intérieur, par dixlustres du plus grand prix.

Lorsque l’on fut un peu loin du port, on s’amusa à contempler la ville,qui paraissait comme un seul et immense palais illuminé de toutesparts. Après les chants et les ris, on se place le long d’une table oùétaient étalés de larges pâtés de macaronis entremelés de foies gras,des verrines(tétines de truies), et les plus beaux fruits de la Sicile. Les vinschaleureux des collines de l’Etna ne tardent pas à échauffer lestêtes…. Mais un coup de canon se fait entendre ; et déjà le sifflementd’un boulet, qui avait passé sur la barque, avait jeté l’effroi danstoutes les ames. Au même moment se précipitent sous la tente tous lesrameurs en poussant des cris. Ils venaient de voir, à quelques toisesde la barque, un des brigantins barbaresques qui se cachent derrièreles rochers de la plage, pour ensuite fondre à l’improviste sur leurproie.

Quel trouble-fête ! La fuite était impossible. - Barque et convives,tout fut pris ; et le brigantin, déployant ses larges voiles, eutbientôt rejoint les côtes d’Afrique.

Alopex, conduit devant le capitaine du brigantin, eut l’imprudence de se déclarer Français, et de lui faire sentir qu’avec laprotection du consul d’Alger il n’aurait pas de peine à se tirer de sesmains. Aussitôt le capitaine, au lieu de suivre sa route vers Alger, sedirige vers une petite anse de la côte, débarque notre Français, et levend à un Arabe. Puis il transporte les Siciliennes et leurs cavalieri à Alger,sur le marché public. Tous ceux-ci étaient de bonne prise.

Alopex fut emmené par l’Arabe qui l’avait acheté, dans l’intérieur desterres, et employé à l’arrosage d’un vaste jardin. Toute communicationavec une cité, un village seulement, lui était interdite. Pendant cinqlongues années, il ne fut occupé qu’à tirer de l’eau d’un puitstrès-profond et à tailler des arbres. Son maître n’était pas cruel : onle nourrissait bien, on le battait rarement ; et le maître, qui savaitun peu de mauvais italien, lui faisait quelquefois l’honneur des’entretenir avec lui. Il lui demandait, par exemple, si Buonapartevivait toujours ; si ce n’était pas un géant d’une force extraordinaire: il remarquait très-religieusement que si Buonaparte ne se fût pasfait Musulman au Caire, il n’eût jamais été un héros si formidable,mais que Mahomet l’avait visiblement protégé.

Alopex ne pouvait plus supporter la malheureuse vie qu’il traînait enAfrique, et s’était décidé à se donner la mort, lorsqu’un Bédouin vintun jour le trouver en secret, et lui apprit que les Français venaientde se rendre maîtres d’Alger. Il lui promit de le tirer de servitude,et de le conduire au général français, pourvu qu’il s’engageât à luifaire remettre une forte récompense. Alopex promit tout ce que voulutle Bédouin.

Une nuit, à une heure convenue entre eux, Alopex le vit entrer dans lejardin, par une brèche qu’il avait pratiquée dans le mur ; et ilsuivit, non sans crainte, ce guide dans lequel il n’avait pas uneparfaite confiance. Et cependant, après trois jours de marche par deschemins détournés,  mais bien connus du Bédouin, ils setrouvèrent tous deux à Alger. Le général français fit donner une fortesomme au Bédouin libérateur, et, mettant à profit les connaissancesqu’Alopex avait acquises de la langue du pays, il lui confia un posteimportant et lucratif.

Je laisserai parler, à présent, Alopex lui-même :

« Dès que je me vis dans Alger, au milieu de mes compatriotes, jem’empressai d’écrire à ma femme, de lui retracer mes périls passés, delui apprendre quelle était, après tant de malheurs, ma situationactuelle. Je lui demandais aussi, avec anxiété, des nouvelles de mapetite Ernestine, de notre fille bien-aimée, qui comptait à peine dixprintemps quand je partis pour la Sicile.

« Ne recevant point de réponse, j’écrivis une seconde, une troisièmefois. Tout bâtiment qui partait du port emportait une lettre de moi, oupour ma femme, ou pour quelque ancien ami. Désespéré du silence et demes amis, et surtout de ma femme, j’ai demandé, il y a deux mois, augénéral la permission de revenir à Paris. J’y suis depuis trois jours àla recherche de ma Pénélope. Mais quel changement s’est opéré dans lacapitale ! La maison que j’occupais a été presque en entierreconstruite ; je n’ai retrouvé ni l’ancien portier, ni les mêmeslocataires. J’ai couru chez deux ou trois amis ; ils étaient morts ducholéra. Tu es le premier visage connu que j’aie rencontré depuis monretour. »

Je le consolai par des paroles d’espérance, et lui promis bien del’aider dans ses recherches. Mais je l’entendais toujours répéter entreses dents : « Maudite Cornelia !... Comment, dans une ville policée,souffre-t-on des courtisanes ! »


X.

La nuit était venue. Nous sortîmes, les derniers à peu près, des salonsdu restaurateur.

Déjà le gaz enflammé rayonnait de toutes parts. Les réverbères quiéclairaient la principale allée, les innombrables lumières placées surles tréteaux des marchands ambulants, qui occupent, des deux côtés, lesallées latérales, tout cela produisait une vive et brillanteillumination qui se prolongeait au loin, et jusqu’où la vue pouvaits’étendre. Alopex aurait cru que ce jour-là c’était fête publique, sije ne lui eusse dit que tous les jours, à la même heure, ce spectaclese renouvelait.

Mais comme il fut douloureusement affecté de trouver, presque à chaquepas, au milieu de la foule bruyante qui circulait sur les trottoirs,des hommes, des femmes, des enfants en sales haillons, qui imploraientla pitié publique, qui demandaient du pain ; d’autres indigents,perclus de leurs membres, ou qui étalaient des plaies hideuses ; desaveugles qui, à genoux sur de la paille, un vieux chapeau devant eux,chantaient d’une voix fausse et cassée des chansons d’amour, oujouaient sur des violons criards d’antiques airs de danse. Oh ! qu’ilsfont mal, qu’ils attristent, les accents de la joie, de la volupté,quand ils sortent de bouches d’où l’on ne s’attend à voir s’échapperque les gémissements de la misère ou les cris de la douleur ! - M. deBelleyme, vous nous aviez promis de débarrasser à jamais la capitale deces hordes de Parias, si incommodes et si dégoûtantes, qui pullulentsur nos places publiques, encombrent nos promenades. Pourquoi ne vousvois-je plus occuper une place dans l’exercice de laquelle vous avieztrouvé le secret de vous faire bénir !

Une maison d’une grande apparence, ou plutôt un hôtel fixa l’attentiond’Alopex. La porte d’entrée était splendidement éclairée, ainsi que lalongue suite des appartements du premier étage. De riches voitures enfile sur le boulevart attendaient les opulents personnages dont onvoyait les ombres se dessiner sur les grandes vitres des hautescroisées de l’hôtel. Je prévins les questions d’Alopex en l’avertissantque c’était là une maisonde jeu. « Là, du moins, lui dis-je, mon vieux camarade,c’est l’or des étrangers qui vient s’engouffrer ; dans les autres,c’est l’or et souvent l’existence de nos concitoyens. Dans ces salonsqui t’étonnent par leur éclat, tu ne trouverais que de riches voyageursde toutes les nations : d’orgueilleux lords, par exemple, qui, pour sedérober, pendant quelques mois, aux brouillards de la Tamise, visitentannuellement Paris, et s’en retournent un peu plus légers de guinées ;des ambassadeurs, des ministres de cours étrangères, nobles espions,revêtus de titres imposants, qui ont toujours à la bouche lesnoms des roisleurs maîtres. Sur les tapis verts de cette maisons’évaporent souvent, dans une seule soirée, leurs traitements de toutun semestre. Puis, ils font des dettes, et s’échappent quelquefois sansles payer. »

Alopex avait remarqué que l’un des côtés du boulevart (le côté du nord)était préféré à l’autre par la bonne compagnie,c’est-à-dire par les femmes qui ont des robes de soie et des châles decachemire, et par les jeunes gens qui ont du linge plus fin, desmoustaches mieux peignées. Je m’empressai de le conduire dans ce lieude prédilection.

Déjà les femmes charmantes, dans les plus séduisantes toilettes,étaient assises à droite et à gauche, sous les arbres, et occupaientplusieurs rangs de chaises. Au milieu de l’allée se promenaient, leurlorgnon à la main, tous ces jeunes dandys que j’aidéjà signalés. La foule était si grande, que nous ne pouvions avancerqu’à pas lents. Si les femmes viennent se placer là pour être vues,examinées de la tête aux pieds, elles ne perdent pas leur temps ; maissi c’est pour y respirer le frais de la nuit, elles s’abusentétrangement. Alopex m’avoua qu’il n’avait jamais éprouvé en Afrique unetelle chaleur. L’atmosphère, au moment qui précède un orage, n’est paschargée de vapeurs plus lourdes, plus étouffantes.

J’ai parlé des hommes qui se promènent là pour voir et être vus :j’aurais dû dire que pêle-mêle avec eux se trouvent aussi despromeneuses, aussi bien vêtues, mais peut-être avec un peu moins degoût que les grandes dames qui sont assises et prennent des glacesautour du café Tortoni. L’oeil hardi, la parole haute, elles savent sefaire jour dans les groupes les plus compactes, coudoient effrontémentles hommes, leur sourient, quelquefois les prennent sous le bras, etles invitent à les suivre. Alopex, coudoyé plus d’une fois par elles,n’eut pas de peine à deviner à quelle classe de la société ellesappartenaient ; quelles étaient, dans le monde, les importantesfonctions qu’elles s’étaient attribuées. Il s’étonnait de leur luxe, deleur audace, et surtout de leur grand nombre. « J’avoue, dis-je, que,depuis quelque temps, elles se sont remarquablement multipliées dans cequartier-ci. C’est qu’elles ont été cruellement expulsées d’un palaisqu’elles devaient regarder comme leur domaine, leur propriété. Forceleur a été de refluer sur ce boulevart. Mais comme on doit lesregretter dans le chef-lieu de leur industrie ! Le Palais-Royal, sansfilles publiques, est comme la cour de François Ier sans fillesd’honneur, unprintemps sans roses. »

Et Alopex de s’écrier :

« Ah ! puisse-t-on les expulser non-seulement des promenades, mais dela capitale elle-même !

- Je le vois, Alopex, depuis le mauvais tour que t’a joué la signoraCornelia, tu gardes rancune à ces pauvres créatures, bien moinscoupables pourtant qu’elles ne te le paraissent. La plupart ont étécontraintes, soit par la misère, soit par quelques fâcheusescirconstances de leur vie, à prendre un métier qu’elles détestentpeut-être.

- Oh ! oui, qu’elles détestent : tu les connais bien peu. » Et alors ilme retrace toutes leurs perfidies, rappelle les crimes dontquelques-unes se rendent coupables. « C’est un goût inné pour lelibertinage, c’est la mauvaise éducation qu’elles reçoivent dans lesclasses ignobles d’où elles sortent pour l’ordinaire, qui, dès leuradolescence, en font des êtres si dégradés, si méprisables… »

Il s’échauffait tellement dans ses diatribes ; il réfutait avec tantd’ironie et quelquefois d’amertume, les réflexions toutes naturellesqui m’étaient d’abord échappées, que je me sentis piqué, et que, sans yavoir pensé, sans le vouloir, je devins l’avocat des courtisanes deParis.

« Tu prétends, lui disais-je, qu’elles sont corrompues dès l’enfance.Eh bien, je t’avouerai que, pénétré d’une juste pitié pourquelques-unes que j’ai rencontrées sur mon chemin, je les aiinterrogées, je leur ai demandé comment elles étaient descendues à cedegré d’abjection. Et de leurs réponses j’ai conclu qu’elles étaientplus à plaindre qu’à blâmer.

- Comme tu étais dupe ! As-tu pu croire qu’elles te parlaient avecfranchise, sincérité ? Elles voulaient t’intéresser, voilà tout.C’était pour elles une jouissance d’abuser un homme grave, un homme àla parole honnête, dont elles n’attendaient pas des plaisirs, mais del’or. Et puis, sais-tu les interroger, toi ? Il est un art de les faireparler que tu ignores. Crois-tu, par exemple, que cette grande fillequi passe là, près de nous, dont la parole est si hardie, les gestesindécents, voudrait nous faire accroire qu’un jour fut où l’honneur luiétait cher, où elle était vertueuse et pure ?... Parbleu ! il me vientune idée. Rejoignons la belle. Tu aimes à observer : viens… »

Et aussitôt il hâte le pas pour atteindre la grande fille ; et je lesuivis en haussant les épaules. Elle nous avait déjà aperçus, ets’était arrêtée, devinant notre intention.

« Arrive donc plus vite, mon vieux, dit-elle en prenant le brasd’Alopex. J’ai bien vu, quand j’ai passé près de toi tout à l’heure,que tu ne me laisseras pas rentrer seule chez moi… Ah ! tu as avec toiun ami, ajouta-t-elle en m’apercevant près d’Alopex. Tant mieux… »Alopex l’interrompit : « Conduis-nous promptement chez toi, ma toutebelle : nous avons peu de temps à te donner. Ta demeure est-elleéloignée ? - Eh ! non, cher ami ; vois-tu, tout près de ce grand ormequ’ils ont épargné en juillet, une petite porte peinte en vert ? Là estmon palais, le palais de Flore (c’est mon nom de guerre) : en troisenjambées nous y serons… » Elle avait pris un bras d’Alopex ; et moi,je marchais de l’autre côté, un peu humilié de me trouver en tellecompagnie.


XI.


La chambre où nous introduisit notre sirène était à l’entresol d’uneassez belle maison, et elle était meublée avec assez d’élégance. Ce quime fit voir que mademoiselle Flore tenait un rang distingué dansson ordre.Une lampe dudernier goût, placée sur un guéridon en acajou, jetait partout une viveclarté. Une guitare était suspendue aux murs ornés d’estampes bienencadrées. Sur une console à dessus de marbre on voyait un plateaucouvert de carafes de liqueurs et de jolis verres en cristal. « Allons,dit Flore en jetant sur un canapé son châle et son chapeau, il ne fautrien entreprendre sans boire. » Et elle remplit de liqueur trois petitsverres, et d’un seul trait en avale un en nous invitant à l’imiter.Puis elle se met à fredonner quelques lestes refrains de nosvaudevilles nouveaux. En contemplant cette espèce de bacchante, jecommençai grandement à craindre pour le succès de la cause que,jusque-là, j’avais défendue. « Il n’est pas possible, me disais-je,qu’il reste dans cette âme-là une étincelle d’honneur. Une femmeparvenue à ce degré d’impudence, d’audace, a dû se livrer au vice pargoût. Son état, loin de lui déplaire, est pour elle le bonheur ; etpour le continuer, je pense qu’elle refuserait même une brillantefortune. »

Ennuyé de toute cette scène, bien plus tôt qu’Alopex qui commençait àtrouver Flore très-séduisante, je dis d’un ton grave, impérieux : «Malheureuse fille, cesse de jouer un rôle qui m’est insupportable. Nousne sommes point venus ici pour chercher de vains plaisirs, mais lavérité, si tu veux nous la dire. Promets-tu de répondre franchement àtoutes nos questions ? » Un nuage se répandit sur le visage de Flore :elle trembla de tous ses membres. « Quoi, dit-elle d’une voix humble,le préfet de police vous enverrait-il ?.. Je vous assure que je n’aijamais fait du mal ; que jamais, chez moi, aucun bruit, aucune dispute…» Je l’interrompis. « Rassure-toi, Flore ! nous tenons en rien àl’autorité que tu parais tant redouter… Nous ne voulons que te bienconnaître, que recevoir de toi une confession exacte, sincère. Tiens,dis-je ne jetant sur la table une pièce d’or, nous récompensonsd’avance la confiance que nous te demandons. » La sérénité reparut surses beaux traits. Ce n’était plus la courtisane audacieuse, laMessaline des boulevarts : son masque était tombé. Elle nousconsidérait avec attention, avec intérêt. « Je le vois, dit-elle, vousêtes des observateurs,deces philosophes qui, pour peindre les moeurs de notre temps dans leursécrits, se glissent (mes compagnes m’en ont avertie) jusque dans lesrepaires du vice et de la débauche. Hé bien, je puis vous fournir unchapitre à l’ouvrage que vous méditez sans doute. Écoutez… » Puis,d’une voix altérée et presque gémissante : « Oh ! si vous pouviezm’arracher à l’odieuse vie que je mène !.. » Elle avait levé les mainsau ciel, et une larme roulait dans ses yeux.

Je regardai Alopex ; il était interdit, ses yeux exprimaient lasurprise, et presque le mécontentement.

Flore nous fit asseoir sur un large canapé, et se plaçant devant nous :

« Oui je vous dirai par quelles fatales circonstances je suis tombéedans l’abîme où vous me voyez plongée.

« Je suis née de parents honnêtes ; mais à peine avais-je atteint mahuitième année, que mon père nous abandonna ma mère et moi. Je n’aijamais su par quels motifs : avait-il à se plaindre de ma mère ? elleétait vertueuse, sensée, et belle encore.

« Ma mère prit un soin tout particulier de mon éducation : j’eus lesmeilleurs maîtres en tout genre, et je fis d’étonnants progrès dans lamusique, le chant et la danse. Peut-être ne songea-t-elle point assez àme faire instruire en des arts moins frivoles, plus utiles.

« Elle s’était résignée à de grands sacrifices pour me procurer destalents, pour faire de moi une fille aimable, intéressante. Il ne nousresta plus pour vivre qu’une très-petite rente sur l’état : elle sentitqu’il ne lui était plus possible de demeurer à Paris, et se décida àaller habiter une chétive maison qu’elle possédait encore dans unvillage à vingt lieues de la capitale. Il me fallut abandonner ce Parisqui m’était devenu plus cher depuis que j’étais entrée dans l’âge despassions. Que d’ennui j’éprouvai au milieu de ces villageois uniquementoccupés d’intérêts matériels, et très-insensibles aux talents que jecroyais posséder, dont j’avais été si fière !

« Je tombai assez dangereusement malade. Ma mère appela, pour me donnerdes soins, un jeune élève en médecine, qui était venu passer le tempsdes vacances près de son père, le plus riche habitant du village. Lavue d’Adolphe (c’était son nom) me guérit bien plus que les remèdesqu’il me prescrivait ; car, je l’avouerai, je l’aimai bientôt avecpassion, avec fureur. Nous parlions, pendant des heures entières, deParis, de ses promenades, de ses spectacles, de la liberté dont on yjouit : comme il peignait sous de séduisantes couleurs la douce viequ’y peut mener une jeune femme lorsqu’elle a un peu de beauté, quelqueesprit et des grâces. « Là, disait-il, elle sait se mettre au-dessus deces sots préjugés qui asservissent la province. A-t-elle des talents ?elle est recherchée dans les meilleures sociétés ; on ne lui demandepoint ce qu’elle a été, ni quelle est encore sa conduite… » Il n’avaitpas besoin d’employer toute cette éloquence pour m’exciter à quitter lamaison de ma mère : j’y mourais de regrets et d’ennui.

« Le terme des vacances était arrivé. Il lui fallut retourner à Paris.Nous étions convenus que je ne tarderais pas à le suivre ; et, eneffet, huit jours après, j’étais auprès de lui.

« Oh ! qu’elle passa rapidement l’année où je vécus avec mon Adolphedans la plus douce intimité ! il était si empressé, si tendre ; ilprévenait tous mes goûts, et même mes fantaisies !

« Adolphe avait fini tous ses cours ; il était reçu docteur. Son père,qui voulait le forcer à revenir dans son pays, ne lui envoya plusd’argent ; et nous commençâmes à sentir des besoins dans notre petitménage.

« Ce fut dans ces pénibles circonstances qu’on lui proposa une place demédecin dans un régiment que l’on expédiait aux îles : il accepta. Lecruel ! il eut le courage de m’abandonner. Il m’avait laissé, il estvrai, assez d’argent pour vivre avec économie pendant une année ; et ilne pensait pas que son voyage fût de plus longue durée.

« Mais, soit que je ne fusse pas économe, soit qu’Adolphe eût malcalculé mes dépenses présumées, six mois s’étaient écoulés depuis sondépart que je me trouvai sans ressources. Je vendis d’abord quelquesbijoux, et ensuite les meubles qui m’étaient le moins nécessaires. Unedame qui demeurait dans notre maison s’aperçut de ma détresse, et meproposa de venir vivre avec elle. Je n’avais garde de refuser ; mais jeme repentis bientôt quand je me trouvai dans la société qui, chaquesoir, se réunissait chez elle. C’étaient, et je n’eus bientôt plusaucun doute à ce sujet, des joueurs déterminés ou plutôt des escrocs,une troupe de libertins de tout âge, mais de classes riches etdistinguées. »

Ici Flore nous raconta, presque en gémissant, comment, par les conseilset l’exemple de cette abominable femme, elle avait successivement passédans les bras d’un conseiller d’état, d’un banquier, de quelques jeunespairs ; comment, abandonnée bientôt par ces amants de quelques jours,elle avait été obligée d’en aller chercher de nouveaux, tous les soirs,dans les promenades publiques ; comment, dans cet infame métier, elleavait acquis une espèce de célébrité, de la vogue, et, sinon de lafortune, quelque aisance.

(M. Paul de Kock et vous tous, successeurs et imitateurs de notre grandromancier Pigault-Lebrun, je vous retracerai, si vous le désirez,toutes les scènes plus que galantes, les scènes ignobles, indécentes,qu’elle fit passer sous nos yeux. Vous pourrez, mieux que je ne leferais, les reproduire dans le premier roman qu’enfantera votre fécondgénie.)

Flore termina ainsi un récit qui paraîtra peut-être un peu long,quoique je l’aie beaucoup abrégé :

« Mes chers philosophes, accablez-moi à présent de réprimandes,d’insultes même. Dites-moi que j’aurais dû retourner près de ma mère,plutôt que de me consacrer à la vie la plus abjecte. Hélas ! si j’aifailli, j’en suis cruellement punie ! Des hommes qui ne m’inspirent quedu dégoût et souvent de la haine, que mon coeur et mes sens repoussentindignés, il me faut les accabler de caresses, il me faut feindre lajoie, le bonheur, quand mon âme est déchirée d’inquiétude et deremords. Cruel Adolphe ! tu es la première cause de mes peines, de mescontinuels tourments. Et pourtant, si tu revenais, si je te revoyaisencore, j’irais te demander de me reprendre, non plus comme unecompagne, mais comme une servante, la plus humble des esclaves.Pourrais-tu refuser les services de cette Ernestine que tuappelais l’âme de ta vie, ta maîtresse adorée !.... »

A ce nom d’Ernestine,Alopex leva la tête, comme s’il fût sorti d’un songe.

« Quoi ! vous vous appelez Ernestine ?

- C’est mon véritable nom. Mes compagnes m’ont donné celui de Flore.

- Et le nom de votre mère, quel est-il ?

- Aloïse de Valincourt. »

Alopex, se leva brusquement, s’écria :

- « Tu es ma fille !... et c’est ici que je te retrouve ! »

Il se couvrit les yeux de ses deux mains, et, dans une extrêmeagitation, il parcourait rapidement la chambre.

Bientôt il reprit, du moins en apparence, son calme accoutumé ; et,revenant vers sa fille, il lui saisit le bras.

« Viens, suis-moi, Ernestine. Je ne veux pas que tu restes une nuit deplus dans ce lieu infame. Demain nous partirons, nous irons rejoindrema chère Aloïse qui, sans doute, te pleure et t’appelle. »

Permettez, lecteur, que ce soit ici la fin de mon long article et demon petit voyage.

……………………….Longæ finis chartæque viæque (6).

AMAURY DUVAL.


NOTES:
(1) Hor., Od., liv. III, ode XXIII.
(2) Voyez leur troupe en deuil, et sortant des murailles,
     Accompagner des morts lestristes funérailles.
     VIRG.. Géorg., IV.
(3) « Comme on voit, dans l’automne, tomber une à une les feuilles desarbres, jusqu’à ce que les branches aient rendu toutes leurs dépouillesà la terre ; ainsi se jettent, les uns après les autres, dans la fatalebarque, les enfants maudits d’Adam. Ils obéissent au rappel, commel’oiseau chasseur à celui du fauconnier. Les voilà voguant sur l’ondenoire ; et, avant qu’ils soient descendus sur l’autre bord, unenouvelle foule, se pressant sur la première rive, attend le retour dunautonier.
    LE DANTEEnfer, III, V. 112et suiv.
(4) On devine aisément ce que tout monde pensait en ce moment. Il y aencore, dans cette pièce, d’autres traits qui ont fourni matière àd’autres applications malignes.
(5) Il faut dire d’où lui venait ce sobriquet. - Notre professeur nousexpliquait un jour les fables d’Ésope ; s’apercevant qu’un élèven’avait point écouté la traduction littérale qu’il venait de faire dutexte grec de la première de ces fables, il lui demande brusquement ceque signifiait Alopex(renard). L’élève répond étourdiment : « Alopex… Alopex,c’est une alouette.» A ces mots, la classe entière et notre professeur lui-même de rireaux éclats. Le nom d’Alopexresta à l’élève ; et peut-être ce nom ne lui fut-il pas injustementappliqué ; car, à cet âge, il était audacieux et rusé.
(6) Horat., lib. I sat. v, in fine.