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DUVAL,Alexandre (1767-1842) : L’apprentijournaliste(1832).
Saisie du texte et relecture :S. Pestel pour lacollectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (15.IV.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux:nc) de  Paris ou le livre descent-et-un. Tome quatrième.- A Paris: Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,MDCCCXXXII.- 401 p.; 22 cm.
 
L’apprenti journaliste
par
Alexandre Duval

~*~

        
Dans ces temps de révolution où les journaux ont tant d’influence surles esprits, je crois utile de raconter naïvement au public comment,épris de la littérature, je me fis auteur par circonstance et apprentijournaliste par nécessité. Les événements de ma vie n’ayant rien deromanesque, je n’ai pas besoin d’avertir mon lecteur que mon récit necontiendra que la plus exacte vérité.

On me nomme Alfred de R***, et je dois la naissance à un juge de laville de B..., qui, à sa mort, me laissa quelque fortune. Parvenu à mamajorité, ennuyé de la vie monotone que je passais dans ma petiteville, je pris la résolution, malgré les remontrances de ma mère et detous mes parents, de venir habiter Paris. Convaincu de plus par leséloges de mes amis, par les prix nombreux que j’avais remportés aucollége, que je devais être un jour un homme célèbre, et qu’il ne memanquait qu’un grand théâtre pour me faire connaître, j’arrangeai mesaffaires ou plutôt je les dérangeai par le désir que j’avais de jouerun grand rôle dans le monde. Je vendis donc mes terres, et après avoirassuré le sort de ma mère d’une manière conforme à ses désirs, je prisla route de la capitale. Je me croyais très-riche et je l’étais eneffet ; riche de mon bien d’abord, puis encore des connaissances quej’avais acquises, et d’un fonds d’amour-propre qui surpassait à luiseul toutes mes autres propriétés.

Je n’ai pas besoin de dire qu’en arrivant à Paris je m’établis sur unpied, qui convenait non à ma fortune, mais à la grande idée que j’avaisde moi-même. En meublant un joli appartement, en me faisant traînerdans un élégant cabriolet que je croyais indispensable à mon importancefuture, je ne fis aucune réflexion sur l’avenir, je me croyais certainde trouver dans la ressource de mes talents les moyens de soutenir etmême d’augmenter mon train. Avant de songer à les employer, je voulusprendre connaissance du nouveau théâtre sur lequel j’allais meproduire, et je visitai, comme de raison, tous les lieux publics où lesheureux du jour doivent se rencontrer.

D’après les idées que je m’étais faites de Paris, il m’arriva ce quiarrive toujours à tous les gens de province qui débarquent ; rien ne meparut digne de mon admiration... excepté les danseuses de l’Opéra.Comme avant de songer à entrer dans la carrière qu’on se propose deparcourir, on est bien aise d’essayer ses forces dans une région moinsélevée que celle à laquelle on prétend parvenir, je fis la connaissancede quelques jeunes gens qui contribuèrent beaucoup à me débarrasser decertains préjugés provinciaux qui nuisaient beaucoup au développementde mes belles qualités. Guidé par mes nouveaux amis, j’appris àemployer mon temps avec cette promptitude épicurienne, qui feraitcroire que toute notre vie n’est composée que de quelques années.Introduit, je ne sais comment, dans une société plus aimable quesévère, qui réunissait au charme des arts tous les agréments del’esprit, je m’y fis un nom par ma gaieté et quelques brillantesreparties. C’est ainsi que je parvins à pénétrer dans le sanctuaire deplusieurs théâtres ; j’avais ma voix au sanhédrin comique, tous lesauteurs étaient mes amis, et souvent à ma table, après le vin deChampagne, ils me trouvaient des idées dignes d’être transmises à lapostérité. A mes joyeux propos, à mes vers improvisés, à ma mémoirefoudroyante, ils prédisaient que j’étais destiné à devenir l’homme dusiècle ; ils stimulaient mon indifférence, ils accusaient ma paresse,ils juraient par tous les dieux de notre temps, par Molière etShakespeare, que je dérobais les plus vives jouissances à mescontemporains, et ma gloire à la postérité, en n’ouvrant pas un cratèreà ce volcan, qui bouillonnait dans mon cerveau.

Tous mes amis étaient de si bons amis ! ils avaient tant de plaisir àdîner chez moi afin de m’encourager à entrer dans la carrière deslettres, que je crus devoir, pour m’initier davantage dans les mystèresde l’art dramatique, me lier d’une étroite amitié avec la secondeactrice de l’un de nos grands théâtres. Je ne vous parlerai pas, moncher lecteur, de ses charmes, de son esprit ; toutes ces dames sonttoujours d’une perfection achevée aux yeux d’un amateur. Mais ce qui mecharma le plus dans cette aimable personne, lorsque je fis cetteheureuse connaissance, c’est cette idée qu’elle avait déjà de macélébrité à venir. A peine avais-je fait paraître dans les journaux etdans les revues quelques fragments de prose et de poésie, que l’onparlait déjà de mes futurs grands ouvrages. Comment cette jeune fille,ou plutôt cette jeune femme ne m’aurait-elle pas charmé dès le premiercoup-d’oeil ? c’est par elle que j’appris que j’étais un grand auteur,que mes bons mots, mes épigrammes légères, mes calembours malinscirculaient dans les coulisses. Une auréole de gloire m’environnait, etje l’ignorais ; et pas un de ses rayons n’était encore venu frapper mesyeux. Cette fois pourtant, je ne pouvais plus douter du sort glorieuxqui m’était réservé. Puisque tout me parlait d’un brillant avenir, nedevais-je donc pas abandonner l’autre avenir provincial, qui se bornaità obtenir un emploi dans l’administration, pour débuter sur la scène dumonde par le premier pas d’un grand homme ?

Je dis donc adieu à tous les anciens amis de mon père qui pouvaientm’être utiles. L’un de mes jeunes compatriotes, que ses talents avaientporté au rang de conseiller d’état, et qui me montrait le plus vifintérêt, fut délaissé par moi de la manière la moins polie. Je meconcentrai dans le cercle étroit de mes aimables artistes ; et, afin demieux me pénétrer des connaissances du théâtre, je me chargeai desfrais du ménage de ma Thalie du second ordre, de la tendre admiratricedes ouvrages que je n’avais point encore faits.

Comme j’étais certain d’avance de devenir un homme célèbre, je ne mepressais pas trop de travailler ; je me contentais de jeter sur lepapier quelques idées destinées à une comédie qui devait, en me portantd’un seul élan au sommet du Pinde, faire également la réputation de mabien-aimée. Car je dois convenir que si ma belle amie l’emportait sursa rivale par la jeunesse et la beauté, elle était bien loin del’égaler par le talent ; cette rivale faisait son désespoir. Quoi qu’ilen soit, les muses et l’amour occupaient doucement ma vie, et si ellen’était pas tout-à-fait régulière, au moins était-elle bien remplie.

J’avais enfin terminé l’immortel ouvrage que l’on attendait de moi avectant d’impatience ; les fragments que j’en débitais aux comédiens, versla fin des excellents dîners que je leur donnais fréquemment, lesmettaient en extase. Jamais vers ne leur avaient paru plus énergiquesou plus comiques ; et leurs éloges que je devais croire bien mérités,me faisaient goûter par avance toute l’ivresse d’un prochain succès ;enfin le grand jour de la lecture arriva. Tous les acteurs se réunirentpour m’entendre, et je me présentai devant eux avec cette confiance quedonne la certitude d’une réception faite par enthousiasme.

En entrant, je parcourus des yeux le cercle brillant qui devaitm’écouter, je dis brillant, car il me semblait que toutes les dames duthéâtre s’étaient mises en frais de négligés les plus charmants pour mefaire honneur. Toutes les figures des personnes qui composaient lecomique aréopage avaient un air radieux. On pouvait les comparer à desconvives gourmands qui, connaissant d’avance le grand talent ducuisinier de leur amphitryon, n’attendent que le moment de se mettre àtable, pour jouir de tout le plaisir d’un repas délicat.

A l’instant où je me disposais à prendre la place qui m’était destinée,chacun des acteurs me dit une chose aimable sur le talent qu’ils meconnaissaient déjà, les dames m’adressaient d’agréables minauderies,tandis que ma princesse affectait un air d’autant plus triomphant, quesa rivale jetait sur elle des regards dédaigneux. Afin de me rendre malecture moins fatigante, plusieurs de ces messieurs et de ces damess’empressaient auprès de moi ; l’un me disposait mon siège de façon àn’être pas dans mon jour ; l’autre arrangeait mon manuscrit sur lepupitre, tandis qu’une jolie main agitait des morceaux de sucre dansl’eau qui devait rafraîchir mes lèvres desséchées : enfin ce n’étaitautour de moi que légers services, que petits soins, que preuves debienveillance.

Je commençai ma lecture, et le silence succéda bientôt à cette douceagitation qui avait tant de charmes pour moi. Mon premier acte ne parutpas leur faire une grande impression ; et je m’aperçus bien que cen’était point une erreur de ma part, à ce mot que dit ma bien-aimée quirépondait à quelques chuchotements : « Mais, messieurs, un premieracte n’est jamais qu’une exposition. » Un peu découragé, je commençaile deuxième acte. A quelques traits assez piquants et qui furentsentis, je repris courage ; mais bientôt le froid gagna l’assemblée, etvers le milieu d’une grande tirade que je croyais superbe, j’entendisun long bâillement, qui me prouva trop que tout le monde n’était pas demon avis. Cependant je réunis toutes mes forces pour leur faire sentirles beautés de mon troisième acte ; mais j’avais beau crier,gesticuler, suer dans mon harnois, certain bruit sourd venait troublerma lecture, et les mots : Oh ! que c’est long ! que c’est insipide !je n’y comprends rien, m’arrivaient de tous les côtés. Eh puis, lesfemmes qui s’amusaient à se faire des niches ! L’une faisait unegrimace à sa camarade, l’autre tirait la queue du petit chien de savoisine pour le faire aboyer ; enfin, tout-à-fait démonté par lagentillesse des dames et la distraction impertinente des hommes, jeportai les yeux devant moi. Que vis-je alors ? La figure ironiquementriante de la grande coquette qui m’annonçait, par son regard malin, etson triomphe et mon malheur... Irrité contre elle, contre moi, contretout le monde, je m’écriai : Il est malheureux, messieurs, que cetouvrage ne vous plaise pas, car c’est du Térence tout pur... – «Monsieur, me dit le premier acteur avec une gravité théâtrale, noustrouvons beaucoup de mérite dans votre comédie, nous rendons justice àvotre talent ; mais le temps de Térence est passé. Le public en estvenu à ne plus s’amuser d’une plaisanterie fine, d’une scène filée avecart. Il lui faut maintenant des situations fortes, des mots plusgrotesques que comiques, des tableaux plus érotiques que gracieux ; illui faut enfin tout autre chose que votre ouvrage. C’est pourquoi,comme à notre ami, comme à l’un des soutiens futurs de la scène, nousvous conseillons de céder au goût du temps, d’imiter nos maîtresmodernes, en exploitant l’histoire depuis les rois jusqu’aux bourreaux.» - Cela dit, il me fit une profonde révérence : ce qui fut le signaldu départ pour tous ses camarades. Je n’étais pas encore revenu del’étonnement que m’avait causé l’abandon de tous mes bons amis ; je necomprenais point que la salle se trouvât vide et qu’il ne restât prèsde moi que ma jeune Thalie, qui m’offrit plutôt le visage d’une femmeirritée que celui d’une tendre consolatrice.

De retour à la maison, ma compatissante amie, loin de dissiper matristesse, me chercha querelle sur des bagatelles. Je crus voir qu’elledésirait augmenter ma mauvaise humeur, ce qui me détermina à la quitterassez brusquement.

Rentré chez moi, je fis de sages réflexions sur ma jeune princesse. Sonchangement m’avait frappé, et je craignais avec raison que sa passionpour les bons rôles ne me coûtât une grande partie de son amour. C’estce que je voulus savoir dès le lendemain matin en allant lui rendrevisite. Mais quel fut mon étonnement ! elle me reçut avec tous lesdehors de la plus sincère amitié. Nous déjeunâmes ensemble, et après ledéjeuné, elle ne craignit plus de me parler de mon aventure de laveille. Elle me dit que, pendant ma lecture, sa situation était devenuebien pénible par l’air triomphant de sa rivale. Elle m’assura en avoirversé des larmes de dépit. Puis, après tous ces détails qui nefaisaient que rouvrir mes blessures, elle me fit des questions sur mafamille. Elle me parla de la douleur de ma mère quand elle saurait queje m’étais dérangé du chemin que mes parents m’avaient tracé. «N’espérez pas, me dit-elle, pouvoir réussir dans une carrière d’où lanature semble vous repousser : il faut, pour faire une comédie, uneconnaissance du monde que vous n’avez point. Cette carrière,d’ailleurs, n’offre aucune perspective pour la fortune ; et quand bienmême, après beaucoup d’efforts, vous parviendriez un jour à obtenir uneespèce de succès, quel avantage pourriez-vous en retirer ? A quoi peutmener un de ces succès comme on en voit tant ? Si votre pièce n’annoncepoint un assez grand talent pour effrayer vos confrères, ils vous enlaisseront jouir tranquillement ; mais les comédiens, après quelquesreprésentations, vous prouveront, en l’abandonnant, qu’elle n’estd’aucune valeur à leurs yeux. Si, au contraire, votre ouvrage attire lafoule et vous promet une fortune, les journaux se déchaîneront contrevotre triomphe et empoisonneront votre vie de tous les tourments d’uneinjuste et maligne critique. Non, mon ami, ajouta-t-elle en me prenantla main, il faut abandonner dès aujourd’hui une route qui ne vousconduirait qu’à la honte et à la misère ; il faut rentrer dans cettevie bourgeoise si douce et si estimable. Ah ! combien je regretted’avoir contribué, pour ma part, à vous en faire sortir ! mais il n’estjamais trop tard de revenir à la raison. Laissez donc là pour jamais lethéâtre et les actrices, reprenez le cours des études sérieuses quevous aviez commencées avant de me connaître, et devenez un jour, parvos talents administratifs et de nobles vertus, un père de famillehonorable, un citoyen utile à votre patrie. »

J’avais été si étonné de son langage ridiculement solennel et de samorale si imprévue, que je n’avais pas même songé à l’interrompre ;mais quand je vis qu’elle ne m’adressait cet admirable verbiage quepour me dire en résultat qu’elle me quittait, il m’échappa tout-à-coupun grand éclat de rire qui parut la déconcerter.

« Eh quoi ! ma chère amie, lui dis-je, faut-il tant de façon pour meprévenir que vous me donnez mon congé. Eh pardieu ! je l’accepte de boncoeur. S’il faut vous dire même toute la vérité, je m’étais déjà aperçuà l’état de mes finances que notre rupture devenait indispensable. Si,à l’instant de notre séparation, vous m’avez régalé, avec toute ladignité qui vous convient si bien, d’un sermon admirable, vousconviendrez du moins que votre éloquence n’est pas à bon marché. Car lamorale que vous me débitez si à propos me coûte, soit dit sans vous enfaire un reproche, une trentaine de mille francs. Je sens que, dansvotre intérêt, ce congé m’est bien dû. Je sais que vous ne tenez pointà l’argent, que vous n’avez qu’un but, que ce but est la gloire ; maiscomme vous ne pouvez y parvenir qu’en vous faisant connaître du publicdans un nouvel ouvrage, vous me congédiez, moi, l’auteur malheureux,pour ouvrir la lice à tous les hommes de lettres. Eh bien, soit ;qu’ils viennent au même prix briguer votre conquête, je leur laisse lechamp libre, en vous adressant un éternel adieu... » Cela dit, je luitirai ma révérence. Je ne me trompai point dans mes conjectures : huitjours après avoir quitté ma belle, j’appris que j’avais pour successeurun auteur de mélodrame, qui lui avait fait accepter tout à la fois unrôle dans sa pièce et l’hommage de son coeur.

Je ne vous raconterai pas, mon cher lecteur, de combien de folies dumême genre fut suivie cette première liaison. Jeté dans un monde plusamusant que sage, je prouvai, par mon expérience, qu’une fois lancé surla pente d’un précipice, il est bien difficile de s’arrêter. Que vousdirai-je enfin, il me manquait un vice, et je ne tardai pas à leconnaître dans toute son effroyable horreur. Je veux parler du jeu.Cette passion s’empara de moi avec plus de force encore que celle duthéâtre. Je payai de toute ma fortune mon initiation dans la nouvellesociété que je m’étais formée. Prêt à céder au désespoir de me voirruiné, trop fier pour recourir à la bourse de mes amis, je fus sur lepoint d’attenter à mes jours. Cependant, en repassant les événements dema vie, je vis que si j’avais eu le malheur de me ruiner comme un sot,au moins aucune action déshonorante ne pouvait m’être imputée. Jesongeai que si j’étais devenu pauvre par ma faute, je pouvais retrouverune nouvelle fortune dans mes talents. C’est alors que je conçus legrand projet de composer un roman et d’y peindre nos moeurs.

Encouragé par cette idée, je réunis les débris de ma fortune, hélas !bien peu considérables, et je m’établis dans une petite rue, au sixièmeétage. Là, je m’occupai avec ardeur de mon roman, et, grâces aux idéesriantes ou passionnées que me fournissait mon imagination, les heuresdu jour, si longues autrefois, même au temps de mon opulence, passaientavec une extrême rapidité. C’est tout au plus si, provoqué par lanécessité de reprendre des forces, je pouvais me décider à quitter machambre pour aller dévorer dans la gargote voisine un modeste repas.Enfin, après six mois d’un travail suivi, je dirai même d’un plaisirqui n’est connu que des gens de lettres, je portai chez un écrivainpublic, qui déjà m’avait fait quelques copies, le roman qui devaitréparer mes fautes et devenir pour moi une source de gloire et defortune.

Ah ! mon cher lecteur, que cette fois je fus encore trompé dans monespérance ! Plusieurs libraires lurent mon ouvrage et tous lerefusèrent. Ils trouvaient que mon roman n’était point écrit pour deshommes forts ; qu’il ne pourrait leur inspirer ces sensations vivesqu’ils vont chercher à notre moderne théâtre, ces sensationsindispensables à de jeunes hommes qui veulent marcher sur les traces deBonaparte et de Robespierre.

Que pouvais-je répondre à ces honnêtes libraires ? Il fallait leurformer des destructeurs de l’espèce humaine, et moi j’apprenais à nosjeunes gens à ne pas s’écarter des règles du devoir, à ne pas tromperl’innocence, à respecter l’hymen, et à n’espérer pour récompense à tousces sacrifices vertueux que l’estime de soi-même.

Le dernier chagrin qui venait de me frapper ne me porta cependant pointau désespoir, mais il me causa un tel abattement, qu’il aurait eu pourmoi le même résultat ; car, si je ne me donnais pas la mort, je devaism’attendre à mourir,  dans mon galetas, de misère et de honte.Cependant un hasard vint retarder encore ma triste fin. Le maîtreécrivain, à qui je devais le prix des copies de mes ouvrages, vintréclamer son juste salaire. Ne pouvant le payer dans le moment, je luifis part de ma situation, et je lui offris comme indemnité detravailler pour lui, de rédiger les lettres et les mémoires qu’onviendrait lui demander. Il accepta ma proposition, et, grâces au talentque j’avais en calligraphie, talent dont j’avais dédaigné d’user pourmoi, je trouvai une existence dans l’exercice de ma plume, car cethonnête écrivain ne voulut retenir qu’une petite partie de mon salairepour acquitter mes dettes passées.

Cette ressource qui suffisait à mes premiers besoins, s’augmenta peu àpeu par mon assiduité à remplir mes devoirs. Certes, j’étais bien loind’être heureux ; mais enfin, quelque modeste que fût mon traitement, jetrouvais une consolation à ne le devoir qu’à moi-même, et je sentis,pour la première fois de ma vie, que le pain qu’on doit à son travailn’est jamais amer.

Un jour, en sortant de mon bureau, par distraction, je traversai lePalais-Royal que j’avais toujours le soin d’éviter par la crainte d’yrencontrer quelques-unes de mes brillantes connaissances.L’amour-propre me les faisait fuir. Ma parure plus que simple leur eûttrop fait connaître ma triste situation : une cravate noire mise siartistement qu’elle pouvait faire croire qu’il n’était plus de mode deporter du linge, un chapeau que l’absence d’un parapluie avaittout-à-fait déformé, un pantalon et un habit que l’habitude que nousavions d’être tous les jours ensemble avait considérablement fatigués,formaient toute ma parure. Aussi, lorsque j’étais forcé de traverser unlieu public, c’était vraiment un supplice pour moi : « Que vais-jedevenir, me disais-je, quelle rougeur ne viendra pas couvrir mon front,si j’ai le malheur d’être aperçu par ceux à qui je donnais le ton parl’élégance de mes habits, par le goût de mon cabriolet, si je suis vude ces hommes que j’ai cent fois enivrés des vins les plus exquis, etqui, au milieu des festins que je leur prodiguais sans nécessité, sedéclaraient mes amis à la vie et à la mort ?... Oh ! que j’aillemaintenant réclamer leur amitié !... Un salut froid et un regard depitié seraient le prix de mon humiliation... Non, non, mourir de faimprès d’une borne plutôt que d’implorer l’assistance de ces égoïstes quiforment ce qu’on appelle le monde. » Tout en marchant le long d’unegalerie du Palais-Royal, je faisais ces tristes réflexions, quand toutà coup, à vingt pas de distance, je reconnus l’un des intimes amis quem’avait procurés ma fortune passée : il se nommait Édouard de V***. Enle retrouvant, je me troublai. Pour éviter qu’il ne me vît, j’entraidans le jardin et me cachai derrière un pilier. Je croyais lui avoiréchappé et je m’en réjouissais, quand j’entendis une voix qui me disait: « Eh, pourquoi donc, Alfred, me fuis-tu de la sorte ? Moi, je courstout Paris pour te rencontrer. Ah ! je devine, c’est par orgueil, c’estparce que ta garde-robe se trouve en mauvais état. En effet,ajouta-t-il en me regardant des pieds à la tête, je vois que tu n’aspas crédit chez ton tailleur ; cela m’étonne, car c’est la meilleurepâte de fripon... mais nous remédierons à cela. Et dis-moi, que fais-tumaintenant ?

- Eh bien ! puisque tu veux le savoir absolument, je gagne un petit écupar jour à faire des écritures.

- Je ne m’étonne pas maintenant de te voir en si triste équipage ; maisil m’est réservé de changer ta fortune comme j’ai changé la mienne.

- Elle me semble en effet bien différente de ce qu’elle était autrefois; cette élégance dans tes habits et dans tes manières, un certain airqui sent l’opulence... Aurais-tu donc hérité de quelque vieille tante ?aurais-tu gagné un terne à la loterie ?

- Rien de tout cela, mon cher ami. Je me suis associé avec uncapitaliste pour faire un journal. Il a fourni les fonds et moil’esprit, et notre journal a pris à merveille. L’or pleut dans macaisse, la considération le suit, les gens de lettres me caressent, lescomédiens tremblent devant moi, les actrices me font la cour, leshommes d’état me saluent ; enfin, je suis une puissance du jour qui, laverge haute, me fais redouter des petits et des grands. Il ne memanquait plus qu’un collaborateur capable de soutenir la réputation demon journal, et je l’ai rencontré. C’est à toi, mon ami, que je destinecet honneur. Tu gagnes par jour un petit écu chez un écrivain, eh bien! moi je te donne vingt francs, en attendant que ton travail te fasseparticiper à ma fortune, en t’acquérant le titre de mon associé.

- Mais suis-je donc capable de te seconder, tu sais que ma pièce a étérefusée ?

- Je sais de plus que tu as fait un roman dont les libraires n’ont pasvoulu ; mais c’est à cause de cela que je te préfère à tout autre.D’abord, dans tes jugements, tu te souviendras qu’on a méprisé tesouvrages, et tu n’en seras que plus malin en critiquant ceux de tesrivaux. Ensuite, je sais ce que tu es capable de faire. Ta mémoire estétonnante, ton esprit est porté vers l’épigramme, aucune desconnaissances humaines n’a échappé à tes études, tu peux parler de toutenfin et tu peux en parler bien. J’espère que tu n’as pas conservé cespréjugés de province que nous t’avons reprochés tant de fois, que tavisière n’est plus obscurcie de ces mots : Justice, raison, et décence; mais, au reste, quelque instruction de ma part et la jouissance denos priviléges t’auront bientôt fait sentir tout l’avantage de taposition. Ainsi, c’est une chose décidée, tu quittes ton écrivain, jet’attache à mon journal, et je fais ta fortune en augmentant la mienne.Mais à propos, c’est aujourd’hui que je dîne avec nos gens de lettreset mon lourd associé : il faut que je te présente aujourd’hui même à labande joyeuse. Tu feras un bon dîner, je te le promets, et je vois à tamine pâle qu’il arrive à propos. Il faut que tu changes de régime ;oui, je prétends qu’avant trois mois tu sois porteur d’une face aussipleine et aussi rubiconde que la mienne.

- Hélas ! comme tu dis. Depuis bien long-temps je n’ai fait un bonrepas ; mais je n’oserai jamais me présenter dans ta société sans avoirremédié au délabrement de mon costume que les outrages du temps ontconsidérablement endommagé.

- Oh ! j’avais déjà songé à cet inconvénient. Dieu me garde de teprésenter à mon associé dans ce piteux accoutrement ! Mon financier,qui est un sot, à tes vêtements plus que modestes, ne verrait en toiqu’un imbécile. Il est convaincu, et, je le dis à regret, je commence àpenser comme lui, qu’on n’est jamais un homme d’esprit quand on n’a pastrouvé dans soi-même les moyens d’avoir un bon habit. Dans un instant àses yeux tu vas être un homme comme il faut. Nous sommes de mêmetaille, et lorsque je vais t’avoir équipé de la tête aux pieds, turetrouveras tout à coup, dans l’influence de mes habits, ta malice etta gaieté. » En finissant ces mots, il me prit sous le bras, me fitmonter dans son cabriolet, me conduisit à son logement qui étaittrès-élégamment meublé, m’installa dans une chambre, et me fit apporterpar son domestique tout ce qui pouvait être nécessaire à ma toilette,en me faisant dire qu’il me rejoindrait, à six heures, à la Rotonde duPalais-Royal.

Tout étourdi de ce qui venait de se passer entre Édouard et moi, jecommençai à m’habiller. J’étais tout surpris de la générosité d’unjeune homme qui ne m’avait toujours paru qu’un ami comme on en trouvetant dans le monde ; je croyais même avoir quelque preuve de sonégoïsme au moment où la fortune m’abandonna tout-à-fait. Mais enfin,quel que fût le motif de ses espérances, je dus accepter ses bienfaits,puisque j’avais l’espoir de les reconnaître un jour par mon travail.

Ma toilette terminée, je restai surpris de la métamorphose qui s’étaitfaite en moi, il me sembla que je renaissais pour une autre vie. Mestraits, un peu amaigris par le jeûne, donnaient à ma physionomie plusd’expression et de finesse. Ainsi que je l’avais promis à Édouard, jeme rendis au Palais-Royal bien avant l’heure à laquelle il devait merejoindre. En l’attendant, je me promenais avec cet air heureux qui medonnait pour l’avenir l’assurance d’un sort brillant. Je savais, il estvrai, que, dans le journal auquel j’allais travailler, on cherchaitplutôt la malice et l’esprit que le talent de l’écrivain ; cependant,me disais-je, je trouverai bien le moyen de me faire distinguer desautres collaborateurs. Édouard en convient lui-même, je possède milleconnaissances qui sont étrangères à presque tous les gens de lettres.Malgré moi toutes ces idées puisées dans l’antiquité se répandront danscette quantité d’articles que je vais livrer au public ; et, pour peuque je donne un air de nouveauté à toutes ces vieilles pensées, j’auraibientôt frappé les regards de la multitude. Ma réputation s’étend, lespropriétaires des grands journaux m’apprécient et me choisissent commeun de leurs rédacteurs ; arrivé à cet excès d’honneur, c’est sur cenouveau théâtre que j’augmenterai de réserve dans ma conduite. Monstyle sera toujours conforme au genre du livre qu’il me sera permis dejuger. Je n’emploierai point avec l’auteur cette amère ironie qui nemontre dans un critique que l’impuissance du talent. Je reprendrai lesdéfauts du livre avec politesse ; j’en ferai sentir les beautés avecchaleur et conviction, et, pour qu’on n’accuse point mon jugementd’être l’effet de la crainte ou de la sécurité que donne l’anonyme, jene me cacherai pas, même sous le voile d’une lettre de l’alphabet :j’aurai le courage d’imiter Charles Nodier. Comme cet élégant écrivaindont la juste et l’adroite critique se dérobe sous les formes d’unebienveillante politesse, je signerai mon nom tout entier. Après m’êtrefait une réputation dans le genre littéraire, je me lancerai dans lapolitique. Soit que j’embrasse le parti de l’opposition ou celui duministère, ma polémique sera toujours noble et consciencieuse. Ainsique les Fox, les Shéridan, les Canning, les Benjamin Constant, lesChâteaubriand, je puis devenir à mon tour une puissance dans lesjournaux. Déjà mon influence est révélée, on m’entoure, on me prévient,on me flatte, on m’appelle enfin à la chambre des députés. L’habitudede discuter les plus hauts intérêts m’a rendu faciles les succès del’orateur. Comme aucune question ne m’est étrangère, ma seule opiniondécide toutes les questions... Enfin, le roi m’appelle en son conseil,un ministère devient vacant...

En ce moment Édouard me frappa sur l’épaule, en me disant : « Allonsmon ami, on nous attend chez Véfour. » Le cruel, en me réveillant, mepriva de tous mes honneurs ; mais je m’en consolai par l’espoir defaire un succulent dîner, ce qui ne m’était pas arrivé depuis bienlong-temps.

Nous nous trouvâmes bientôt chez le restaurateur où un somptueux repasnous attendait. Plusieurs jeunes rédacteurs et notre financier bailleurde fonds formaient avec Édouard et moi tout l’esprit ou plutôt tout lepersonnel du journal. Après avoir été présenté au gros propriétaire decette mince feuille, et avoir reçu de lui un accueil bienveillant queje ne devais sans doute qu’aux éloges qui m’étaient prodigués par monancien ami, les convives se mirent gaiement à table, et arrosèrentd’excellentes huîtres vertes avec du vin de Champagne à la glace. Laconversation, après quelques moments du silence que l’on observetoujours au commencement du dîner, tomba nécessairement sur le journal,le nombre de ses abonnés, et le genre de scandale qu’il produisait dansle public. On passa bientôt en revue toutes les actrices des grandsthéâtres. On vanta surtout les talents de mademoiselle D***, - « J’enconviens, dit un de nos jeunes gens, elle a beaucoup de talent ; maiscela ne m’empêchera pas d’en dire du mal, aussi long-temps qu’elleappartiendra à l’ambassadeur d’A... Je ne veux pas que ces demoisellesconservent dans un temps d’égalité des coutumes aristocratiques. Ilfaudra bien que cette Terpsichore de distinction tombe à son tour dansle domaine public. – Tu veux dire dans le domaine des journaux, luirépliqua Édouard ; si j’étais à ta place, il y aurait parbleulong-temps que je lui aurais prouvé qu’elle ne sait pas faire unrigodon. Vous êtes tous des enfants, vous n’y entendez rien. Vous nesavez pas tirer parti de cette branche de mon administration que j’aibien voulu vous abandonner. Est-ce par le compte que vous rendez desspectacles que vous espérez faire fructifier notre ferme ? Vous n’avezque des éloges à donner, et vos critiques sont si timides, qu’elles nesauraient amuser nos lecteurs, pourquoi ne m’imitez-vous pas, je vousprêche d’exemple. En m’emparant de la haute société, j’ai connu tout desuite l’étendue des devoirs que j’avais à remplir, et je puis prouverque, depuis trois mois à peine que j’exploite cette féconde mine, j’aiconsidérablement augmenté le nombre de nos abonnés. Voyez si personnepeut m’échapper. J’ai déjà enfoncé trois conseillers d’état et cinqdéputés ministériels. Ils m’ont toujours à leur suite, je ne les laissepas respirer, et quoique mes épigrammes ne soient le plus souvent quedes jeux de mots, j’y reviens sans cesse, et je les retourne de tant demanières, qu’elles paraissent toujours nouvelles au lecteur. La chambreet la haute administration vont m’offrir un fonds inépuisable. Le moisprochain je reprendrai les ministres en sous oeuvre. Si je les aiabandonnés quelque temps.....

- C’est.... (lui répondit vivement un des convives) qu’on t’avaitpromis la croix d’honneur, et qu’on ne te l’a point donnée.

- Non, non, c’est tout autre chose ; car moi je ne songe qu’à l’intérêtdu journal, et monsieur doit savoir (en désignant le financier), quedepuis qu’il m’a associé à ses bénéfices, j’ai au moins doublé le prixde ses actions.

- Mais tu n’as point doublé nos appointements, dit un autre jeune hommeen riant.

- Que voulez-vous que j’y fasse. A vos théâtres vous ne vous occupezque de vos bonnes fortunes ; et quand il s’agit de mordre un peu, je netrouve en vous que des moutons. Soyez lions, déchirez votre proie, etje vous payerai comme des lions. »

Le financier qui n’avait pas encore dit un mot, prit à son tour laparole, et nous baragouina dans un français en usage dans la tribu deLévi : - « M. Édouard a raison ; lui seul sait faire son métier. Il adéjà flétri dix ou douze réputations, et ces douze réputations, en lesestimant mille francs pièce, sont entrées dans ma caisse en espècessonnantes.

- Peste ! m’écriai-je, déjà à demi étourdi par tous les vins qu’ilsm’avaient faire boire, l’honneur des hommes est d’un bon rapport, et jete fais mon compliment, mon cher Édouard, d’en avoir tiré si bon partisans qu’il t’en ait coûté bras ou jambes.

- Oh ! quant à cela, dit-il en riant, nous avons un gérant responsable,et toutes ces petites discussions ne me regardent pas. – Mais à propos,messieurs, j’ai une petite aventure scandaleuse à vous raconter, qui vaservir d’aliment, au moins pendant huit jours, à notre journal.Imaginez que j’ai aperçu la jeune femme de ce conseiller d’état sidévoué au gouvernement... Comment le nommez-vous donc... le baron de...le nom ne fait rien à l’affaire. Je le désignerai si bien, que tout lemonde le reconnaîtra... Eh bien, j’ai rencontré sa femme, cette petiteprude si jolie, qui baisse toujours les yeux quand on la regarde d’unecertaine façon ; je l’ai rencontrée, dis-je, à l’Ambigu-Comique, seuledans une loge avec un beau jeune homme à moustache. La grille étaitbaissée, je dois en convenir ; mais c’est ce dont il sera inutiled’avertir le public. Comme je savais que cette gentille bégueuledonnait de jolis concerts, exécutés par nos premiers artistes, j’avaisprié l’un d’eux de m’y présenter. Croiriez-vous bien que cetteimpertinente s’est refusée à ma demande, sous le prétexte qu’elle ne meconnaissait pas... Ah ! parbleu ! elle va me connaître, et elle mepayera cher l’affront qu’elle m’a fait éprouver.

- Mais, es-tu certain, Édouard, lui dis-je très-sérieusement, que sesamis prendront bien la chose ?

- Mon cher ami, nous ne signons jamais nos articles ; et puis, comme jete l’ai dit, nous avons un gérant responsable.

- S’il doit répondre de toutes vos sottises, c’est un homme à qui vousserez forcé de donner les invalides au premier jour.

- Mais j’oubliais encore une chose, dit Édouard en m’interrompant. J’aiconçu ce matin, en lisant les journaux de l’opposition, une excellenteidée. Ces braves du mouvement exploitent maintenant la misère publique,je veux les imiter. Cette misère-là peut devenir pour nous une sourcede richesse. Dans mon premier article je ferai un parallèle du dîner dupauvre avec celui du riche.

- Avant de commencer, lui dis-je d’un grand sang-froid, veux-tu que jete serve de ces filets de chevreuil piqués ? ils sont excellents.

- Je montrerai, s’écria Édouard avec chaleur, le misérable ouvrier,encore fatigué de ses travaux, mangeant à peine un pain grossier, touttrempé de ses sueurs...

- Peut-être préfères-tu cette poularde aux truffes ? je vais t’enservir. » Mais il me repoussa la main, en me disant : - « Non, j’aimemieux l’aile que la cuisse, » puis après il continua...

- Je peindrai avec la plus vive éloquence la misère de cet infortuné.Je le représenterai couché sur la paille, tandis que l’opulent étendusur un mol édredon...

- A propos de cela ! ton appartement est charmant, qui te l’a doncmeublé si richement ?

- C’est Darac, répondit étourdiment Édouard, il me coûte plus de 15,000fr. ; » puis revenant à sa première idée. « Oui, messieurs, jereprésenterai cet ouvrier aussi malheureux que le serf du douzièmesiècle, plus esclave que lui, et beaucoup plus à plaindre. Si ledimanche, pour se reposer de ses cruelles fatigues, il veut sepermettre de boire un verre de vin, il est obligé de sortir hors lesbarrières... Et quel vin boit-il ?

- Oh ! à coup sûr, Édouard, il ne vaut pas celui-ci, dis-je en luiprésentant la bouteille.

- Mais verse donc tout plein, me dit Édouard avec humeur...

- Non, non, c’est assez. Parlons de la misère publique. Disons du malde tous ces hommes qui ne songent qu’à eux seuls, plaignons le pauvre,défendons-le contre ce gros financier, ce fastueux propriétaire quidévore en un repas la subsistance de vingt malheureux. Vouons au mépriset à la mort tous ces infâmes riches qui sont toujours des méchants ;mais en attendant que nous les ayons écrasés sous le poids de noséloquentes censures, garçon ! encore du vin de Champagne ! bonne chèreet bon feu, buvons sec et surtout buvons frais.

- Ah le traître ! s’écria Édouard en éclatant de rire, il se moquait demoi, et je ne m’en apercevais pas. Quand je vous disais, messieurs,qu’il était digne d’entrer in nostro docto corpore.Vous le verrez àl’oeuvre. – Mais il est temps de se séparer. Il faut que je fasseconnaître Alfred au théâtre comme mon remplaçant, et le moment est venude nous y rendre. » En effet, après une orgie bien complète, la sociétése sépara, la tête un peu troublée par les fumées du vin et les projetsphilantropiques qui avaient animé nos graves discussions.

Ce ne fut pas sans étonnement que je vis Édouard arrêter son cabrioletdevant le théâtre, jadis témoin de mes plaisirs et de ma honte. Dans uninstant je me rappelai mes amours et ma pièce refusée. – Ah ! dis-je enmoi-même, MM. de la comédie, je vous tiens donc à mon tour. Vous m’avezcondamné à huis clos, et moi je vous jugerai publiquement. Oui, c’estmoi-même qui rédigerai votre arrêt, et qui vous fustigerai selon monbon plaisir. – Édouard m’interrompit dans mes réflexions pour me donnerdes conseils. Il prit à cet effet une gravité si plaisante, que c’étaittout au plus si je pouvais m’empêcher de rire. « Écoute, me ditÉdouard, songe à l’importance des fonctions que tu vas remplir à cethéâtre. Ne te laisse point séduire par les coquetteries des actrices,ou par les éloges des comédiens. Exerce avec sévérité, mais avecjustice, ton emploi de critiques ; songe qu’il y va de ta réputationd’homme intègre et de la prospérité du journal. Seulement je te demandebeaucoup d’indulgence pour la petite B... Tu peux tomber surmademoiselle C... tant qu’il te plaira. Tous les hommes, je te lesabandonne. Quant à la grande coquette, comme je suis presque uncommensal de sa maison, toujours les plus grands éloges. Je suis mêmeconvenu avec elle, et je t’en préviens d’avance, que la pièce nouvellequ’elle jouera demain, et dont tu rendras compte, sera trouvée bonne,quelle que soit la manière dont le public la traite. Te voilà bieninstruit maintenant, vole à la gloire aux dépens de qui ilappartiendra. Ah ! encore un mot. Tu vas m’accompagner dans lescoulisses ; là, ne va pas au moins compromettre ton rang par desfamiliarités qui te placeraient un jour dans une fausse position. Gardeune gravité diplomatique, et cherche plutôt à te faire craindre qu’à tefaire aimer. » Après ces mots nous entrâmes dans le sanctuaire, et ilme présenta aux acteurs qui jouaient en ce moment la comédie, commel’homme d’esprit qui devait le remplacer, et les guider dans leurcarrière. »

Je ne puis vous peindre, mon cher ami, l’effet que produisit cettenouvelle sur ces messieurs et sur ces dames. Tous froncèrent le sourcilou se pincèrent les lèvres. Cependant, comme ils savaient, parexpérience, quelle était la puissance d’un journaliste, ils vinrentbientôt vers moi me rappeler nos anciennes amitiés. Enfin, ils firentsi bien par leurs caresses et leurs flatteries, que nous finîmes parnous quitter les meilleurs amis du monde.

Le lendemain de cette soirée, Édouard me fit connaître au rédacteurprincipal, comme ayant le droit de faire insérer tous les articlesqu’il me plairait de donner au public. En effet, ce jour-là même, jedevais rendre compte de la pièce nouvelle qui n’eut aucun succès. Etquoique Édouard m’eût averti qu’il protégeait l’auteur, je ne fis pasmoins une critique très-juste, mais très-méchante de l’ouvrage.L’épigramme y dominait tellement, que ce jugement ressemblait à unevengeance. Hélas ! je me ressouvins, malgré moi, qu’on avait refusé mapièce, qu’on m’avait préféré celle de mon rival, et que ce rival étaitmon successeur.

Ma tâche remplie, j’allai me coucher ; et le matin, je venais dem’éveiller, quand tout à coup je vois Édouard entrer dans ma chambre lejournal à la main.

- Qu’es-tu fait, malheureux ? me dit-il. Tu viens de tirer sur nostroupes. L’auteur que tu as dépecé si cruellement, et malheureusementavec trop d’esprit, est de notre coterie. Nous voulons faire adopter salittérature, et tu viens de démentir nos principes, et de renverser nosprojets.

- Ma foi ! mon cher ami, le genre de littérature m’a paru détestable etje l’ai dit : Je ne vois pas trop d’ailleurs quel intérêt peut avoirvotre journal à soutenir des absurdités.

- Comment, quel intérêt ! mais celui de varier nos plaisanteries etd’être tous les jours piquants. En nous moquant aujourd’hui de lavieille littérature, nous avons un fonds inépuisable de bons mots àfaire tomber sur les vieux académiciens ; quand ce genre classique seraanéanti, et que nous aurons porté très haut la nouvelle école, lesjeunes gens qui la composent, feront nécessairement des extravagancesd’un genre nouveau ; ils fouleront aux pieds toutes les règles du bonsens ; ils manqueront de goût, de décence, de morale ; et alors, noustournerons contre eux les armes qui les ont défendus. Cela est si vrai,que je vais au premier jour commencer les hostilités contre la littérature chèvre.

- Mais, qu’arrivera-t-il de tout cela ? c’est que vous n’aurez àl’avenir ni ancienne ni nouvelle littérature.

- Vous n’aurez plus que les petits journaux, et il faut que vous n’ayezque cela pour former votre esprit. Le génie qui domine à nos rédactionsa un but encore plus élevé ; nous espérons bien, à force de ridicule,rapetisser tous ces grands intérêts qui agitent maintenant les hommes.Que nous font à nous des constitutions, des lois, un gouvernement ?Nous ne voulons, nous, qu’un mouvement général dans la société, quinous offre de nouveaux traits à la satire. L’ordre et la raison noustueraient infailliblement. Pourquoi recherche-t-on notre journal ?parce qu’on y trouve un aliment à des passions. Maintenant, nouspoursuivons le gouvernement, nous livrons au mépris tous lesministériels ; mais, aussitôt que la chance cessera d’être favorableaux hommes du mouvement, eh bien, mon cher ami, nous rentrerons dans labonne voie jusqu’à ce qu’un nouvel événement nous en fasse sortir pourle plus grand avantage de notre spéculation. Nous devons tout dire ettout faire pour avoir des abonnés. Les abonnés donnent de l’or, et autemps où nous vivons, il ne faut que de l’or pour être heureux etconsidéré.

- Moi, jusqu’à ce jour, j’avais cru le contraire. Je m’imaginais qu’unevie irréprochable...

- Une vie irréprochable ne vaut pas une once d’or.

- Mais pourtant, l’homme d’honneur qui se respecte...

- Mourra de faim s’il n’a pas d’or.

- Tu n’as donc pas de religion politique ? car enfin, il faut uneopinion, et la raison est d’un côté ou de l’autre.

- Elle est toujours du côté de l’or.

- Combien tu m’étonnes ? moi qui te croyais le plus zélé patriote, etmême un peu républicain...

- Tu peux ajouter constitutionnel, henriquinquiste, et Saint-Simoniensi j’y trouve de l’argent à gagner. Ah ! mon cher ami, que tu melaisses encore de préjugés à déraciner de ta pauvre tête ; mais j’yparviendrai ; et j’espère bien qu’un jour mon élève surpassera sonmaître. L’article que tu as fait hier, quoiqu’il me contrarietrès-fort, me donne sur toi les plus grandes espérances ; non, je neferais pas mieux moi qui m’en pique ; aussi c’est cet article qui medétermine tout à fait à te faire partager mes plus secrets travaux.Commence d’abord par prendre ces vingt louis dont tu peux avoir besoin,nous compterons à la fin du mois. Je te le répète, j’ai juré de faireta fortune et tu peux m’en croire, car tu nous aideras bien à faire lanôtre, et, comme le dit Figaro, mon intérêt te répond de moi. –Maintenant je viens au fait ; voici une liste de quelques députés et deplusieurs hommes d’état qu’il faut châtier rudement dans nos premiersnuméros. J’ai mis des commentaires à chaque nom, qui t’indiqueront lamanière dont il faut les livrer au ridicule ; ton esprit fera le reste; d’ailleurs il ne s’agit pas de frapper juste, mais de frapper fort.Adieu, mon cher Alfred, je t’ai mis sur la route de la fortune, c’est àtoi maintenant de faire ton chemin... » A ces mots, il me quitta, et melaissa tout surpris et même épouvanté de ses odieux principes et del’emploi qu’il me destinait.

Après son départ je restai tout pensif, je ne sais quel sentimentrégnait dans mon coeur ; mais je me trouvai tout mécontent de moi-même ;il me semblait qu’en acceptant l’or qu’il m’offrait et que je devaisgagner, je faisais une mauvaise action ; cette idée me tourmenta toutela journée. Après mon dîner, j’allai me promener sur les boulevartspour rêver au genre d’épigrammes que je devais lancer à des gens quim’étaient inconnus. En vain je ramenais ma pensée sur l’objet de marêverie, j’en étais aussitôt détourné par un sentiment que je ne puisexprimer, il me semblait enfin qu’on me payait pour faire une mauvaiseaction. Tout en m’occupant de ce travail, le hasard me conduisit toutprès de la maison de mon ami le conseiller d’état, que, depuis mesmalheurs et mes folies, j’avais complètement délaissé. Arrivé à saporte, il me prit une palpitation causée par mes souvenirs. Labelle-soeur de mon ami, une jeune personne charmante, m’avait faitéprouver l’amour le plus vif et le plus secret. Si elle devina l’étatde mon coeur, au moins n’ai-je-pas à me reprocher de le lui avoirdécouvert. Hélas ! sans le vouloir, sans le savoir, mon aimable Cécileétait devenue la cause de ma perte ; après ma rupture avec cetteactrice qui me parlait si bien morale, je m’étais montré très-assidudans la maison de mon ami ; comme on ignorait mes erreurs, et que l’onme croyait encore riche de mon patrimoine, j’espérais que, protégé parle hasard, je pourrais recouvrer ma fortune entière, et par amour, jedevins le joueur le plus effréné. Mon lecteur sait déjà quel fut lerésultat de cette dernière folie, et que, honteux de ma misère, jem’éloignai pour jamais de la société.

Cependant, ce soir-là, je me trouvais si près de la maison du baron deB*** que je ne pus résister au désir d’apprendre des nouvelles de lafamille. Comme j’étais vêtu d’une manière à me présenter partout, jen’hésitai plus à monter l’escalier ; ne rencontrant personne dansl’anti-chambre pour m’annoncer, j’ouvris la porte du salon. Quelspectacle s’offrit à mes yeux ? je trouvai toute cette bonne familledans le désespoir. Un ancien militaire, le vieux père de madame B***infirme, goutteux, cloué sur son fauteuil, s’agitait en s’écriant avecfureur : - « Et je ne tirerai pas vengeance de cet infâme journaliste !– Oh mon père ! disait la jeune baronne, calmez-vous, je vous en prie,vous allez encore augmenter vos souffrances.

- Ah ! si mon frère était ici ! s’écria la jeune Cécile en s’approchantde moi, il nous vengerait de cette atroce calomnie.

- Oh ma soeur ! que parles-tu de notre frère ? quoi ! compromettre savie contre des calomniateurs ?

- Mais de quoi est-il donc question ? m’écriai-je à mon tour.

- Tenez, lisez, me dit Cécile en m’attirant dans un coin del’appartement. Nous ne sommes point abonnés à cet affreux journal, ehbien, par un raffinement de barbarie, on a eu l’insolence de nousenvoyer ce numéro, afin de ne pas nous laisser ignorer le coup qu’onnous portait. » Elle me présenta alors le journal, et je reconnus toutde suite celui auquel je m’étais engagé, celui-là même qui contenaitmon article sur la pièce nouvelle. Ah ! pourrai-je vous exprimer, cherlecteur, quel fut mon trouble, ma honte... En prenant le journal desmains de ma Cécile, je tremblai, la rougeur couvrit mon front, et jesuis convaincu que toute autre personne qu’une jeune fille aurait pu mecroire le coupable. En lisant l’odieux article qui jetait toute cettefamille dans la douleur, j’en eus bientôt reconnu l’auteur. Je merappelai la vengeance qu’Édouard méditait contre une femme estimablequi n’avait pas voulu l’admettre à ses concerts. Quand j’eus fini lalecture de cet infâme article, il me prit un tremblement si excessif,mes lèvres pâlies s’agitèrent avec une telle expression de colère, quela jeune personne s’en effraya, et courut vers sa soeur en lui disant :« Ah ! ma chère amie, retiens Alfred, je vois ce qu’il va faire. » Moi,sans attendre de réponse, je balbutiai d’une voix troublée par toutesles émotions pénibles que j’éprouvais : - « O femme de mon ami ! femmeaussi bonne que respectable ! je m’empare de tous les droits de votrefrère, vous serez vengée. » Cela dit, je disparus avec une promptitudequi ne permit à personne de m’arrêter.

Je parcourus l’espace qui me séparait de la maison d’Édouard, avec larapidité d’un homme qui a perdu l’esprit ; aux yeux des passants, jedevais avoir l’air d’un véritable fou, tant la colère m’agitait. Oh !quand je réfléchissais surtout que j’avais pu consentir à devenir lecomplice d’un pareil homme, il me prenait des mouvements de rage.J’arrive enfin à la maison d’Édouard ; je m’attendais bien à ne pas l’ytrouver, à cette heure il était toujours absent, mais je voulais savoiroù je pourrais le rencontrer. Son domestique que j’interrogeai à ceteffet, me dit qu’il ignorait où son maître avait dîné, et qu’il necroyait pas que, ce jour-là, je pusse le rejoindre à aucun spectacle.Après avoir été quelque temps à me remettre de mon trouble, je pris unparti plus sage, ce fut celui d’écrire à mon digne ami la lettresuivante :

    Monsieur,

« Je rentre chez vous pour la dernière fois, et j’y rentre l’âmeindignée.

En acceptant la proposition que vous m’avez faite de travailler à votrejournal, j’ai plutôt considéré la position misérable dans laquelle mesextravagances m’avaient conduit, que le genre de travail auquel vous medestiniez. Jusqu’à ce jour, je n’avais vu dans votre entrepriselittéraire qu’un moyen spirituel et léger de venger la morale et legoût, en corrigeant les méchants, et en ridiculisant les sots.Maintenant, votre journal s’offre à mes yeux sous un tout autre aspect; il n’est plus que l’écho perfide d’un parti, qu’un dépôt d’injures,de mensonges et de calomnies. Vous avez abandonné vos joyeux attributs; et si vous agitez encore quelquefois les grelots de la folie, c’estafin d’étouffer les plaintes des malheureux que vous faites. Au traitde l’épigramme vous avez substitué un fer aigu, vous ne piquez plus,vous poignardez ; rien n’est sacré pour vous, ni le rang, ni le sexe,ni l’âge. Les services rendus à la patrie sont oubliés, le caractère leplus noble est lâchement outragé ; quand vous n’osez pas attaquerl’honneur, vous humiliez la personne, vous la punissez des torts de lanature en lui reprochant sa laideur ; vous pénétrez dans sa famille,vous calomniez jusques aux femmes... Vous faites enfin tout ce que laloi défend, et vous le faites lâchement... car vous vous mettez àl’abri sous le voile de l’anonyme, et de la crainte qu’éprouve toujoursun honnête homme à se commettre avec des méchants.

Je sais, monsieur, que ce langage dans ma bouche doit vous surprendre.Vous n’avez toujours vu dans moi que le joyeux compagnon de vos folies; et, dans nos orgies, parce que je me livrais à ma gaieté naturelle,et parce qu’en discourant avec vous, je ripostais à une épigramme parun trait de satire, vous avez imaginé qu’il ne devait y avoir dans moncoeur ni morale ni probité. Convaincu de cette idée, vous vous êtes dit: Achetons cet esprit pour quelques habits et quelques écus, etemployons-le à perdre, à flétrir, à déshonorer les plus honnêtes gensde la société. Vous en avez agi avec moi comme un chef de brigands,qui, après avoir recueilli un jeune misérable encore novice dans sonmétier, le protége, l’instruit et l’arme, et lui dit après : Va, sousma direction, assassiner sur les grands chemins.

Ne vous révoltez pas, monsieur, de cette comparaison, car je mets unassassin des grands chemins bien au-dessus de vous ; celui-là du moinsrisque sa vie pour attaquer ; et l’on peut l’éviter en prenant desprécautions, en ne marchant pas la nuit ; et puis, le brigand ne vousprend que votre or ; et vous, c’est à l’honneur que vous en voulez. Envain vous me direz : la loi peut vous défendre ; non, la loi ne faitque punir le calomniateur ; mais elle n’efface pas la trace de lablessure ; et cette loi même protége si peu, que lorsqu’on l’implore etqu’elle agit, elle devient un nouvel attentat au repos de la victime.

Vous allez me demander, monsieur, quelle est la cause qui m’a faitchanger si subitement d’opinion sur votre journal, et qui me fait vousécrire sur ce ton injurieux et provoquant. Cette cause, vous la devezau hasard heureux qui m’a sauvé du précipice où vous m’entraîniez, enme révélant l’un des crimes que vous commettez tous les jours... A cemot crime, je vous vois sourire... Eh quoi, des plaisanteries,dites-vous, de malignes interprétations, un trait d’épigramme surmonsieur un tel ou madame une telle, sont des crimes ? Oui, vousrépondrai-je, car vos malignes interprétations peuvent porter ladéfiance dans un ménage, le désespoir dans une famille ; et cela seulest un délit qui appelle la vengeance : où il y a vengeance, souvent ily a mort ; où il y a mort, il y a crime.

La suite de ma lettre va vous prouver ce que j’avance. Vous avezcalomnié une femme que vous ne connaissez pas, dont le mari vousdéplaît, parce qu’il n’a pas votre opinion politique du moment ; carvous me l’avez dit vous-même, vous en changez selon les circonstances ;mais que dis-je, vous n’avez d’opinion sur rien, ou plutôt vous n’enn’avez qu’une seule, celle de vous procurer de l’or, et, pour yparvenir, tous les moyens vous sont bons.

Mais j’en reviens à votre calomnie sur la respectable madame de B***.Vous ne pouvez nier que vous en soyez l’auteur ; car au dîner de laréunion vous avez annoncé, sans nommer votre victime, tout le mal quevous alliez faire. Réjouissez-vous, monsieur, tous vos coups ont porté.J’ai trouvé la famille de madame de B*** dans le désespoir ; j’aientendu lancer sur votre tête les malédictions d’un vieux militaireimpotent. J’ai vu une jeune femme irréprochable verser des pleurscausés par la crainte que produirait sur le public une pareille attaqueà sa réputation.

Vous avez osé dire dans votre dernier numéro que vous aviez vu à l’undes petits spectacles du boulevard madame de B*** tête à tête avec unbeau jeune homme à moustache, se cachant au fond d’une loge grillée.Vous avez appuyé cette calomnie de tous les commentaires qui peuventéveiller les soupçons du public et de tous les mots piquants quipeuvent humilier un mari et le blesser dans son honneur. Vous avez faitenfin, pour satisfaire votre haine politique et votre ressentimentcontre madame de B***, tout ce qu’il y a de plus vil et de plus bas. Ehbien ! monsieur, jugez-vous maintenant : ce beau jeune homme àmoustache est le propre frère de madame de B***.

Vous ne doutez pas que si ce frère n’eût point été obligé de rejoindreson corps, que s’il était en ce moment à Paris, il ne vînt vousdemander satisfaction de cet outrage. A son défaut, c’est moi quiremplirai ce devoir. L’estime dont m’honore cette bonne famille,l’attachement et le respect que je lui porte, tout me fait un devoir dela venger, et je la vengerai. C’est vous dire, monsieur, que j’auraivotre vie ou que vous aurez la mienne.

Mais en attendant que vous m’ayez indiqué le lieu et l’instant de notrerencontre, je cours au journal rétracter en votre nom l’injure odieusedont vous vous êtes rendu coupable. Triste moyen qui ne réparera qu’àdemi le mal que vous avez fait !

Maintenant je n’ai plus besoin de vous dire que je renonce à l’infâmeemploi que vous m’avez donné... En littérature, je veux bien que l’onsoit spirituel et malin ; mais je ne concevrai jamais qu’un honnêtehomme puisse consentir à remplir le vil métier d’un journaliste qui,par intérêt, se fait méchant, lâche, et calomniateur.

Avant de quitter votre appartement, je dépose dans l’un des tiroirs devotre bureau tout l’argent que vous m’avez avancé. Je dépouille de mêmeles habits élégants dont vous m’avez couvert. Je reprends mes haillonset ma misère, et je retourne chez mon écrivain. C’est là, monsieur, quej’attends votre réponse. Elle sera, je l’espère, conforme au désir devengeance qui me possède. Vous me l’accorderez cette satisfaction quim’est due, ou vous aurez tout à craindre de ma haine et de mon méprispour vous. »

Cette épître ne m’attira du lâche et misérable Édouard que cetteréponse.

« Pauvre Alfred ! que je te plains ! avec tes principes tu mourras àl’hôpital. Quant aux suites des erreurs qui peuvent se glisser dans monjournal, adresse-toi, si cela te convient, au gérant responsable.

ÉDOUARD. »

Confondu de tant de lâcheté, je remis au lendemain la visite que je mepromettais de lui faire ; mais ce jour même l’événement le plusinattendu changea subitement ma fortune. Un homme de lettres, puissantdans l’état, dont j’avais précédemment copié un important ouvrage surl’histoire, et auquel j’avais osé faire remarquer, par une notedétachée, une grande erreur (il s’agissait d’un fait qu’il avait avancéet qui se trouvait démenti par deux historiens contemporains que jecitais), est devenu la cause de mon bonheur présent. Ce savantrecommandable, éclairé par la justesse de mes observations, me fitprier de passer chez lui.

Je m’empressai de me rendre à son invitation. Après s’être entretenulong-temps avec moi, et avoir entendu l’histoire de ma vie, il approuvama conduite avec Édouard. – « Mais, ajouta-t-il, il ne faut pas, monjeune ami, que pour quelques hommes qui déshonorent l’utile emploi dejournaliste, vous jugiez trop sévèrement tous ceux qui travaillent àdes écrits périodiques. Comme presque tous les gens de lettres, j’aicommencé ma carrière par écrire dans les journaux, et j’ai toujours eupour confrères les hommes les plus recommandables. Presque tous sontdevenus mes amis, ils pourront aussi devenir les vôtres. Je vais vousassocier à leurs travaux, dans une feuille qui jouit de l’estimepublique. C’est là que vous commencerez à faire connaître vos talents,et à mériter l’emploi que je pourrai bientôt vous faire obtenir. Cetemploi, en vous donnant des droits à la main de votre Cécile, vousprouvera en même temps qu’avec l’amour du travail, un esprit juste etun coeur droit, un jeune homme peut toujours réparer les folies de sajeunesse. »                    

ALEXANDRE DUVAL.