Aller au contenu principal
Corps
DUVAL, Paul : L'Employé(1840).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (23.III.2006)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 1 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
L'Employé
par
Paul Duval

~ * ~

ILen est de l’employé comme de ceslépidoptères dont les naturalistes comptent desvariétés innombrables. Il existe mille nuancesd’employés, mais pour l’observateur quiles examine avec soin, la loupe à l’oeil, toutesont entre elles de nombreuses ressemblances, de frappantes analogies. Aquelque espèce de la grande famille administrativequ’ils appartiennent, on reconnaît toujours en euxl’influence d’un but unique, les mêmespréoccupations, une commune destinée.

Voici en quelques mots cette destinée commune del’employé. A trente ans,l’employé qui émarge 1,800 francsd’appointements, se marie avec unehéritière qui lui apporte en dot six ou huitcents livres de rentes. Il prend au fond du Marais ou dans la banlieuede Paris un logement dont le prix ne doit pas excéder 400francs. Il fait tous les jours deux lieues pour aller remplir desregistres, copier des lettres, mettre des paperasses en ordre,délivrer des ports d’armes, des passe-ports, desacquits-à-caution, desrécépissés ; enregistrer ceux quiviennent, et ceux qui s’en vont, et ceux quel’impôt de la conscription menaced’atteindre ; préparer un pont à cettecommune, une école primaire à celle-ci, unegarnison de cavalerie à celle-là ; faire circulerles pensées, les mensonges de Paris dans la France et dansle monde entier ; surveiller du fond de son fauteuil de cuir teljoueur, tel forçat, tel complot ; que sais-je encore ? avoirl’oeil sur les trente-huit mille communes de France,épier leurs besoins, leurs voeux, leur opinion, sur tout cequi se rattache à la politique, au commerce, à lafortune publique, à la religion, à la morale,à l’hygiène, sur tout enfin. Tellessont les fonctions de l’employé pendant six heurespar jour et pendant six jours de la semaine. Vient le dimanche. Cejour-là, l’employé dort voluptueusementjusqu’à dix heures et fait sa barbe beaucoup plustard que de coutume. Vers trois heures, il quitte les profondeurs duMarais ou les hauteurs de Belleville, se dirige vers Paris avec safemme, se promène encore deux heures pour gagner del’appétit, et va dîner à 40sous chez Richefeu avec de la perdrix aux choux, une salade de homard,une sole au gratin et une meringue à la crèmepour dessert ! Après le dîner, il se rend auxChamps-Élysées, si c’est enété, et au concert Musard, en hiver. Puis,à dix heures et demie, il reprend à pied lechemin du logis, où il n’arrive guèreavant minuit, parce que sa femme succombe à la fatigue. Lajournée est finie.

Cependant les enfants sont venus, et l’employé ena au moins deux, souvent trois. Après avoirpesté, maugréé, juré toutesa vie contre l’état que lui a donnéson père, après avoir dit mille et mille foisavec ce personnage des Fourberiesde Scapin : Qu’allais-je faire dans cettegalère ? l’employé s’estimetrès-heureux de pouvoir y faire entrer son fils, etcelui-ci, à son tour, dira et agira comme a fait sonpère. Telle est, jusqu’àl’époque de sa mise à la retraite, dontnous ne parlerons qu’en terminant, la destinéeordinaire de l’employé qui s’estmarié.

Car il y a les employés célibataires, etl’on en compte un plus grand nombre que des premiers.« A quoi bon se marier ? se dit en effet lecélibataire. Si je fais un mariage d’inclination,que n’aurais-je pas à souffrir de ne pouvoirdonner à ma femme ces mille distractions, ces rienscharmants, ces rubans et ces gazes, ces fleurs et ces perles quientrent pour une si grande partie dans le bonheur des femmes de Paris !Si, au contraire, mon ménage doit ressembler àtant d’autres, pourquoi me jeter de gaieté decoeur, et sans compensation aucune, dans l’affreuxguêpier des échéances, des modistes,des nourrices et des médecins ? Est-il donc impossible devivre autrement ? Essayons. » C’est ainsi,c’est par ces douloureux motifs d’insuffisancepécuniaire que la plupart des employés se vouentau célibat. Mais pour ceux-là la vie estpeut-être plus triste encore que pour ceux de leursconfrères qui ont accepté les charges du mariage.Il est vrai que l’employé célibataireest heureux, libre, et fier de sa libertéjusqu’à l’âge de quarante ans.Il dîne aux tables d’hôte à 52sous, fréquente les promenades, les concerts, lesspectacles, les bals champêtres et autres, et se ranime detemps en temps aux feux voyageurs d’une existenceaventureuse. Mais peu à peu la décoration changed’aspect : l’employé agrisonné, il a quarante-cinq ans, etl’âge des illusions est passé pour neplus revenir. Alors, ni les promenades, ni les concerts, ni lesspectacles, ni les bals de toute sorte, rien ne l’amuse plus.Que faire ? à quelle innocente passion se livrera-t-il ?comment remplir les longues matinéesd’été et les interminablessoirées d’hiver ? Quelle solitude ! D’unautre côté, la vie des tablesd’hôte lui est devenue insupportable, odieuse. Quoi! voir tous les jours en face, à sescôtés, des visages nouveaux qu’on nereverra plus ! quel ennui ! Et puis, s’il compare les potagessans saveur et les invariables liquides où nagent lesviandes de sa table d’hôte aux succulentsconsommés et aux sauces si habilement nuancéesdes dîners de famille, quelle différence !C’est alors qu’une grande révolutions’opère dans la vie del’employé célibataire. Il renonce aumonde, à ses divertissements, aux bruyantesréunions, pour étudier quelque bonne et doucescience, pour se livrer à quelque tranquille manie. Il faitde l’ornithologie ou de la numismatique, recueille desminéraux, classe des papillons ou des coquillages, empaille,tant bien que mal, les serins du voisinage, et s’abonneà cinq ou six éditions pittoresques. Enfin ilprend une gouvernante, mange chez lui, et s’arrange, ma foi !comme il peut.

Étrange inconséquence ! C’està l’État, sans contredit,qu’il appartient de favoriser le développement dela vie de famille, car le mariage est en même temps unegarantie de moralité individuelle et de stabilitésociale ; et, à ne considérer cette institutionque dans ses rapports avec la politique, il est évidentqu’un pays où le nombre descélibataires dépasserait celui des hommesmariés, serait en proie à deperpétuels bouleversements. Cependant voilà quela plupart des employés de l’État, enFrance, restent garçons malgré eux, et se mettentforcément en révolte flagrante avec les lois dela morale et de l’Évangile. Ainsi, c’estl’État lui-même…. Il estsuperflu, je pense, de pousser plus avant ce raisonnement.

On a calculé que la moyenne du traitement desemployés du gouvernement en France était de 1,500francs environ. 1,500 francs d’appointements !...

Et pourtant quel empressement, quelle foule, quelle cohue dansl’antichambre des distributeurs d’emplois !C’est à qui entrera avant les autres dans labienheureuse phalange. On se pousse, on se heurte, on se renverse, onse dénonce, on se calomnie. Voyez-vous ladéputation, je dis la députationentière d’un des premiers départementsdu royaume ? Elle va solliciter du ministre del’intérieur ou des finances une place desurnuméraire ou de commis à mille francs.Peut-être réussira-t-elle.

Il faut tout dire : il y avait autrefois quelques existencesd’employés bien faites pour fasciner les regardset pour éveiller l’ambition de la multitude desprolétaires qui ont reçul’éducation des colléges. Jeunesencore, ces employés avaient dix ou douze mille francsd’appointements, arrivaient tard à leurministère, et en partaient de bonne heure. Du reste,qu’ils y vinssent ou n’y vinssent pas, la besognese faisait toujours à son temps, ni mieux, ni plus mal, carils s’y entendaient médiocrement, et la France neparaissait pas souffrir de leur paresse. Jeter les yeux sur un dossier,conférer un quart d’heure avec le chef dedivision, le secrétaire-général ou leministre, répondre aux lettres des solliciteurs importants,jeter les demandes obscures dans le panier, telle était leurtâche de tous les jours. Puis le soir, vous pouviez les voirétaler leur ruban rouge et leur frais visagetantôt à la promenade des Tuileries,tantôt àl’amphithéâtre del’Opéra ou au balcon des Italiens.C’étaient là d’heureux jourset un facile travail. Mais les employés de cettecatégorie s’en vont. Les temps sontchangés, et c’est au gouvernementreprésentatif, c’est aux honorables scrutateurs dubudget de l’état, qu’on auradû de voir disparaître peu à peu cesscandaleuses sinécures. Cependant la multitude, qui ignoreencore cette réforme, se rue toujours sur les emploispublics avec la même ardeur, comptant, du reste, surl’éternité de ses protecteurs.Solliciteurs imprudents, examinez donc l’époqueoù vous vivez ? y a t-il rien de stable, de solide ? Quisait sur quelle influence d’aujourd’huil’ouragan parlementaire soufflera demain ! Voyezplutôt. Chaque jour, tel employé qui avaitrêvé douze mille francs d’appointements,le ruban rouge et un emploi sans travail, regarde autour de lui,cherche en vain son protecteur évanoui, ets’aperçoit avec effroi qu’il lui faudravégéter toute sa vie dans les sous-lieutenancesde l’administration.

Un exemple fera mieux apprécier encore quelsdésenchantements sont réservésà la majorité des employés et de quelstrésors de patience ils doivent avoir fait provision, pourne pas se laisser décourager par les raisons dilatoiresqu’on oppose à leur impatience. Il est pris auhasard entre mille.

Félicien a l’honneur d’appartenirà une administration publique. Il avait vingt ans quand il yfut admis, et il en a trente-deux aujourd’hui. Il compte doncdouze ans de service, et ses supérieurs ont toujours faitles plus grands éloges de son travail. Cependant,Félicien n’a que douze cents francs de traitement,et, comme il n’est pas sans quelque ambition, il languit, ils’impatiente, il sollicite de l’avancement. Que delettres n’a-t-il pas écrites du fond de saprovince pour faire valoir ses droits, et ses bons services, et sonâge, et les favorables rapports de ses chefs ! Combien defois n’a-t-il pas prié, supplié,conjuré sondéputé d’aller le recommander enpersonne au ministre duquel dépend son avenir ! Soinsinutiles ! Un beau jour, pourtant, Félicien, furieux,désespéré, prend unerésolution énergique : il écorne sonpatrimoine d’un millier de francs, et vient àParis. Le voilà dans l’antichambre de son chefsuprême, dans le sanctuaire de la faveur. Querépondre à un homme de trente-deux ans, qui adouze ans d’excellents services, 1,200 francsd’appointements et qui sollicite deux ou trois cents francsd’augmentation ? Le ministre lui promet lapremière place vacante.

« Celle de Verrières le sera bientôt,répond Félicien préparéà tout.

- Eh bien ! vous l’aurez. »

Cependant huit jours se passent, et sa nomination n’est passignée. Qu’apprend-il alors ? La place deVerrières est vivement sollicitée par leprotégé d’un personnage puissant etelle vient de lui être promise. «Malédiction ! s’écrieFélicien, aurai-je donc fait un voyage inutile ? »Le voilà qui se remet en course. Bon gré malgré, il amène, deux ou troisdéputés chez son ministre, il lui faitécrire par des pairs et deslieutenants-généraux ; il obtient mêmeune lettre de quelqu’un de la cour. Enfin, grâceà ce formidable déploiement de forces, sonconcurrent est évincé, et quelques joursaprès il se rend tout joyeux au ministère. Maislà, au lieu d’une commission qu’ils’attendait à recevoir, un chef de service laissetomber sur lui ces foudroyantes paroles : « M. le ministreéprouve un vif regret, monsieur, de n’avoir puvous accorder la place que vous avez sollicitée. La justicequi dirige ses actes lui a fait un devoir d’y nommer unemployé, père de famille, qui compte vingt-deuxans de service. Du reste, soyez assuré, monsieur…- Eh quoi ! dit Félicien s’écartantvisiblement, en cette circonstance, de sa prudence ordinaire, est-ce mafaute si vous avez été injuste envers cepère de famille pendant douze ans ? Il faudra donc quej’aie vingt-deux années de service et unedemi-douzaine d’enfants pour aspirer à untraitement de quinze cents francs ! La perspective estagréable. » Le lendemain de cette fatalejournée, Félicien avait repris le chemin de sondépartement.

Combien d’employés se seraient fait dans lecommerce, dans l’industrie, dans les arts libérauxou mécaniques, une position considérable,s’ils y avaient consacré le quart de lapersévérance, de l’habileté,du tact, de l’esprit de suite et quelquefois du talentréel dont il leur a fallu faire preuve pours’avance médiocrement dans les fonctions publiques!

Il y a ensuite l’employé qui est jaloux et celuiqui ne l’est pas du tout, le trembleur, le flâneur,le malade imaginaire, le piocheur, le flatteur, le pêcheurà la ligne, le cumulard, celui qui professe pour lapolitique une indifférence profonde, et celui qui, attentifaux moindres mouvements de l’Égypte, del’Angleterre et de la Russie, suppute chaque matin, dans sonintelligence, les futures destinées des empires.

Esquissons rapidement quelques-unes de ces intéressantessilhouettes.

Être employé et jaloux ! imagine-t-on un plusterrible supplice ? Vous écrivez à un maire,à un curé, à un receveur del’enregistrement, n’importe, ou bien vousréglez les dépenses de telle communesituée à deux cents lieues de Paris. Toutà coup une idée, une affreuse idée seprésente à votre esprit : « Et mafemme, où est ma femme ? est-elle chez elle ? qui est avecelle ? » A cette pensée, votre tête setrouble, la phrase suspendue se fige dans votre cerveau, vous serrez laplume avec rage entre vos doigts, vous faites d’immenseserreurs d’addition. Subjugué, poussé,entraîné par le démon de la jalousie,vous vous esquivez furtivement de votre bureau, vous arrivez chez vous,haletant, sous un prétexte quelconque, et vous embrassez,avec une joie mêlée de honte, votre femme, quidéchiffrait à son piano une contredanse de Musardou quelque valse de Julien ; puis vous revenez vous mettre au travailun peu plus tranquille pendant quelques heures. C’esttrès-bien… Mais malheur à vous si cesvisites sans motifs se renouvellent un peu trop souvent ! La crainte duMinotaure vous précipite entre ses griffes, etdès l’instant où l’on voussoupçonne d’avoir des soupçons, vousêtes un mari perdu sans retour.

L’employé à qui les rages de lajalousie sont inconnues n’est-il pas mille fois plus heureux? Voyez comme il est calme, tranquille, reposé.D’abord il se lève à son heure, avantou après sa femme, comme il lui plaît, commandechez lui, mange tous les jours un plat de prédilection etarrive à son bureau quand il veut, pour n’y faireque ce qu’il veut. Peut-être qu’enexaminant son visage avec attention dans certains moments, on ysurprendrait un pli de colère, un froncement de sourcil, unevelléité de révolte ; mais quelquessecondes se sont à peine écoulées, etce nuage s’est évanoui ; le teint del’employé est redevenu serein, pur, transparent.Au fait, que manque-t-il à son bonheur ? Il a une joliefemme, il avance rapidement sans avoir jamais sollicité, etil récolte d’abondantes gratifications ; sonsecrétaire-général, qui a les plusgrandes tendresses pour sa dernière fille, le charge souventd’aller inspecter telle prison, tel haras ou tel receveur deprovince, et ses collègues disent malicieusement de lui,sous le manteau de la cheminée : « Ilparaît que la femme de Léopold va le doterbientôt d’un nouveau gage de son amour,car on vient de le nommer sous-chef. E sempre bene

N’oublions pas le trembleur. Ce type comporte plusieurssubdivisions. Il y a d’abord l’employéqui a peur des révolutions, des dénonciations etdes destitutions. Mais passons légèrement surcette variété ; elle est digne de compassion.Vient ensuite l’employé très-exact :celui-là tremble pendant trente ans d’arriver troptard à son bureau, et la peur de ne pouvoir signer lelendemain ce que, dans le langage administratif, on nommel’état de présence, le poursuit jusquedans son sommeil. Aussi se défie-t-il des accidents, desrues barrées, des encombrements, des embellissements, de samontre, des horloges publiques et particulières, de toutenfin. Mais, hélas ! il peut se trouver une fois en sa vieretardé de cinq minutes, et vous pouvez alors lereconnaître à son airpréoccupé, effaré, à lamanière dont il se fait place à travers la foule,à la légèreté avec laquelleil rase l’asphalte des trottoirs. Qu’a-t-il besoind’un omnibus ? il les laisse tous derrière lui.Enfin, il arrive, et il n’est pasréprimandé. N’importe, il nes’exposera pas de longtemps au reproched’inexactitude, et pendant un an son nom figurera enpremière ligne sur l’état deprésence.

J’ai connu un martyr de ce terrible état deprésence. Il avait vingt-quatre ans et il étaitamoureux, très amoureux. Un jour, il obtint de sa belle unrendez-vous pour le lendemain à dix heures du matin.« Dix heures ! pensa-t-il quand il se trouva seul, et leministère, et mon avenir, et l’état deprésence !  Moi qui jusqu’àprésent n’ai pas manqué de le signerune seule fois ! Que dira mon Chef ? » Le pauvre diablen’alla pas à son rendez-vous ; mais quinze joursaprès, il aperçut l’objet de ses amoursau bras d’un de ses camarades qui était maladerégulièrement deux fois par semaine.

Il y a de ces nuances d’employés sur lesquelles ilserait oiseux d’insister, et que le nom dont on lesdésigne peint suffisamment. Tel est le flâneur,qui trouve le moyen de travailler une heure par jour ; le piocheur, quise fait scrupule de perdre une minute ; le malade imaginaire, qui estmenacé pendant trente ans d’une grave maladie dansl’attente de laquelle il se repose, se fait saigner, prendmédecine tous les quinze jours ; le loustic,chargé de la partie des calembours et des mystifications ;le flatteur, auquel ses camarades attachent ordinairement le grelotd’espion, etc. etc. : mais le cumulard demande un coup depinceau spécial et un cadre à part.

La vie administrative commence généralementà dix heures du matin et finit à quatre. Tantqu’un employé est garçon, il passeà dormir ou à ne rien faire les dix-huit heuresde liberté que lui laisse l’état. Maissi cet employé se marie et que la misère arriveavec les enfants, il faut bien songer à tirer parti de sontemps. Alors commence pour lui la vie la plus laborieuse et la plusremplie qui se puisse imaginer. Il est à peine six heures dumatin, et le voilà déjà qui copie desactes ou des matrices de rôles, colorie des gravures, donnedes leçons de danse ou de cornet à piston,rédige des articles pour les magasins pittoresques,barbouille des romans ou des résumés àcinquante francs le volume, suivant l’intelligence ou lavocation qu’il tient de Dieu. De dix à quatre, ilest à l’état. A six heures, sondîner fini, il va jouer de la contrebasse àquelque théâtre du boulevard, ou bien, si lanature ne l’a pas fait artiste, tenir les livres du tailleur,du grainetier, de l’épicier ou de tout autrenégociant de son quartier. Voilà son existence detous les jours jusqu’à onze heures du soir. Pauvremartyr du mariage ! quelle activité, queldévouement ! Moyennant cela, il est vrai, grâceà ce travail constant de dix-sept heures par jour,l’employé cumulard parvient à donnerdes vêtements et du pain à sa femme, àses enfants ; il augmente de huit ou neuf cents francs les quinze centsfrancs dont l’engraisse le budget del’état.

Tels sont les principaux types de l’employé. Lavie de l’employé dans les départementsdiffère un peu de celle qu’il mèneà Paris. D’abord, presque tous lesemployés de province sont mariés àtrente ans ;

    Car, que faire en province, àmoins qu’on s’y marie ?

et, mariés ou non, ils sont plus heureux que leursconfrères de la capitale. Là au moinsl’existence n’est pas matériellementimpossible, et ils peuvent voir de riches négociants etd’aisés propriétaires vivre aussisobrement qu’eux. Et puis, dans les petites villes deprovince, l’employé est entouréd’une certaine considération. Garçon,ses quinze ou dix-huit cents francs font envie à bien desmères, et plus d’une demoiselle lepréfère à quelque bon marchand dupays, parce qu’avec lui elle n’aura pas de magasinà surveiller, parce qu’elle pourra dînerà cinq heures, parce qu’elle sera reçueà la préfecture. Marié, il estinvité, recherché, admis dans les maisons lesplus considérables de la ville, sauf dansl’OEil-de-Boeuf de l’endroit, lorsqu’uneparticule bien positive ne précède pas son nom.Si sa femme est jeune, jolie ou spirituelle, elle estl’intime de madame la Préfète, demadame la Générale, de madame la Sous-Intendante(pardonne, Académie, mais ces mots ont cours en province) ;il est de tous les dîners, et il va les jours des grandes etdes petites soirées chez lereceveur-général. Quelle douce existence ! Et cen’est pas tout. Chaque soir, quand le marchand aune encoreses mousselines, quand l’ouvrier regarde le ciel avecdépit, impatient de voir le soleil disparaîtreà l’horizon, quand la couturièrelaborieuse redouble d’ardeur en s’apercevantqu’elle n’a pas encore gagné ses vingtsous, l’employé et sa femme, frais, bienattifés, pimpants, vont se promener nonchalamment au jardindes plantes de l’endroit, à l’esplanade,sur les lices, dans la campagne ; ou bien, si l’hiver estvenu, ils se réunissent à d’autresemployés pour jouer la bouillotte à un centime lafiche, caqueter, contrôler les dames du pays, lire les revuesnouvelles, et parler de leurs droits àl’avancement jusqu’à onze heures du soir.

Cependant ces mêmes employés ne sont pas heureux,ils ont un chagrin, un ver rongeur dans l’imagination. Lecroirait-on ? ils portent envie aux employés de Paris.« Ah ! si nous étions à Paris, on nenous oublierait pas ainsi ! se disent-ils. Il n’y ad’avancement, de faveurs, de gratifications, que pour lesemployés de Paris. On gagne toujours quelque choseà vivre près du soleil. Quandpourrons-nous aller à Paris ? » Le jour vientenfin où, après mille privationspréalables, il leur est possible de faire le grand voyage,et comme ils ont su capter la bienveillance desdéputés, pairs de France etlieutenants-généraux de toutes leursrésidences, ils ne doutent pas qu’en lesfaisant donnerhabilement, ils n’emportent la place objet de leurs voeux.Mais ici je m’arrête. On n’a pasoublié le désenchantement etl’exaspération de l’infortunéFélicien. Ces déconvenues se renouvellent plusd’une fois tous les jours.

On le voit donc, l’employé se plaint àParis, il se plaint en province, il n’est heureux nulle part.Règle générale, il n’y a pasde plus triste condition, d’imagination plusmécontente et plus tourmentée que celle del’employé. Qu’on se figure un hommegagnant à peine de quoi vivre, obligé desolliciter, de s’abaisser, de ramper pour obtenir justice, etconvaincu par les plus tristes expériences ques’il ne sollicite pas, ne s’abaisse pas, ne rampepas, s’il se borne à attendre, se confiant dansl’impartialité des dispensateursd’emplois, il pourrira au pied ou sur les derniers barreauxde l’échelle administrative. Que faire ? danscette dure alternative, il se résigne auxnécessités que l’intrigue lui a faites: il intrigue à son tour, il sedémène, il s’ingénieà deviner les hommes qui deviendront puissants,s’attache à eux et parvient quelquefois, encoudoyant celui-ci, renversant celui-là, laissantderrière lui des droits réels, incontestables,à se carrer dans une sinécure de huità dix mille francs.

Quoi qu’il en soit, tandis que les uns et les autresmaugréent, se lamentent, maudissent l’intrigue ouprofitent de l’intrigue, le temps a marché pourtous. L’époque de la retraite est venue etl’employé compte trente ans de service. Mais ici,nouvelles doléances, nouveaux sujets dedésolation. Tant que l’employé aété jeune, il a soupiréaprès le jour où il pourrait prendre sa retraite,briser ses chaînes, recouvrer sa liberté, sonindépendance, son franc-parler, etc. ; mais viennel’époque jadis tant désirée,et son langage n’est plus le même. On dirait lebûcheron de la fable en face de la Mort. « Quoi !déjà ! s’écrie-t-il ; quelleinjustice ! quelle barbarie ! A peine commençais-jeà recueillir le fruit de mes travaux, à pouvoirvivre de ma place, et l’on me renvoie, et l’onsupprime d’un trait de plume la moitié de mesrevenus ! Moi, qui ai tant de plaisir à juger, classer,rédiger, calculer, expéditionner ! que vais-jedevenir ? » L’employé oublie alorsqu’il fut un temps où il s’indignait dece que des vieillards, des ganaches, s’obstinaientà barrer le chemin aux jeunes gens. N’importe ; onle met à la retraite à son tour, contre songré, en dépit de ses réclamations, etsi tous ses enfants sont mariés ou placés, sirien ne le retient plus à Paris, il se retire dans quelquepetite ville des environs où il vit d’ordinairejusqu’à quatre-vingt ans. Heureux quand seséconomies lui ont permis d’acheter uncarré de terre et de s’abonner, demoitié avec le maire de l’endroit, auvétéran des journaux de l’opposition !

Cependant cette résignation et cettelongévité rencontrent des exceptionsfâcheuses. « Connaissez-vous la nouvelle ? ditquelquefois, en taillant sa plume, un employé àses camarades de bureau ; notre ancien Chef ?

- Eh bien ?

- Vous savez qu’il s’étaitretiré dans les environs de Chantilly, aux portesd’un charmant village, en face d’unevégétation magnifique, admirable ; mais, lepauvre homme ! c’est la verdure de ses cartonsqu’il lui fallait. Dès qu’il acessé de la voir, sa santé est alléeen dépérissant, il a langui six mois, lui, sicontent et si heureux dans la poussière de son bureau !Enfin, l’ennui a voûté son dos, faitvaciller ses jambes ; il s’est peu à peu affaibli,affaissé…..

- Et comment va-t-il maintenant ?

- Très-bien : il est mort. »

PAUL DUVAL.

l'employé (259 ko)