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DAURIAC, Eugèned'Auriac, pseud.Eugène (1815-1891) : Le Griset duMidi (1841).

Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (29.VIII.2013)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
LeGriset du Midi
par
Eugène DAURIAC

~ * ~

                      Rien n’est plus négligé quel’éducation des filles ;
la coutume et le caprice des mères
y décident souvent de tout.
                                     
FÉNELON.



Ce nom semble vous étonner, et vous me demandez déjà si je ne vais pasdépeindre le petit chardonneret qui n'a pas encore pris son rouge etson jaune vif, ou le singe maki, ou l'espèce d'arbousier qui portent cenom. Point du tout ! Cependant, à Paris, me direz-vous, nousconnaissons bien la sémillante grisette, si sincère dans sonattachement, si facile à séduire, et jamais nous n'avons entendu nommerle griset. D'accord, et le midi de la France ne le connaissait pas plusque vous avant le règne de Louis XV.

Mais, si vous daignez vous reporter à cette époque où les seigneurs dela cour dépensaient follement leur argent avec des femmes de théâtre ;si vous vous rappelez le costume gris de ces laquais déposant leurlivrée à Versailles pour apporter des billets doux à de jeunes etpauvres filles de la classe du peuple, que ces mêmes seigneursn'avaient pas honte d'acheter ; si vous n'avez pas oublié la conduiteignoble des Dubarry, il vous sera facile de savoir comment, après leretour à Toulouse du mari de la maîtresse du roi, et après l'exil du roué, le nom de griset fut donnéaux hommes qui s'alliaient ou vivaient avec ces malheureuses parmilesquelles les Dubarry allaient chercher leurs victimes. Les mœurs deVersailles avaient gagné le midi ; le valet du noble donnait son nom àcelle que son maître allait flétrir, la pauvre fille le reportait surcelui qui la relevait de l'opprobre.

Bientôt cette dénomination s'étendit dans tout le Languedoc. Le grisetétait connu auparavant, mais il n'était pas encore qualifié, et de cemoment il commença à être ce que nous le voyons aujourd'hui.

L'existence de l'homme constatée, suivez-moi dans nos belles plainesméridionales : je vais vous conduire auprès de lui afin de vous lefaire connaître entièrement. Mais écoutez : quel bruit vient troublerle silence de la nuit ? Toulouse la savante serait-elle distraite deses travaux par une émeute ? Non : ces accents sont trop doux et troppleins de charmes pour être la cause de quelque tumulte. Un groupe degrisets parcourt les rues en chantant, non pas de ces refrains noyésdans le vin ou les liqueurs spiritueuses, comme dans les contrées dunord, mais de ces chants purs et mélodieux qui vont à l'âme et qu'on nese lasse jamais d'entendre. Orphées populaires, ils attirent tout cequi se trouve sur leur passage : des femmes même les suivent. Paris,avec les voix rauques de ses artisans, a peine à comprendre de quellerare organisation musicale sont doués les habitants du midi ; etpourtant c'est là que l'Académie royale de Musique a été chercher lesartistes qui ont si longtemps soutenu sa gloire ; Laïs, Dérivis,Lavigne, Lafeuillade, Dabbadie et lïnfortuné Nourrit ont vu le jourdans le midi de la France, et jamais les directeurs de théâtres de laprovince ne pourront enlever à celui de Toulouse la juste célébritéqu'il a acquise par ses chœurs.

Le griset, comme tous les Méridionaux, du reste, est doué au plus hautdegré du génie musical ; il chante toujours, et il n'est pas possiblede se faire une idée de son goût exquis et de l'expression délicieusede ses chants, si on ne l'a entendu pendant les belles soirées d'étémoduler des airs simples et mélancoliques, puis des mouvements gais,vifs, pressés, mais toujours des chants suaves et pleins d'harmonie, oùchacun fait sa partie avec une rare intelligence.

Personnage curieux, inconnu de tous, si ce n'est des Méridionaux, legriset semble vivre par lui-même et pour lui-même. Isolé, il se meutpar sa propre force. Le cercle au milieu duquel il s'agite est étroit,et pourtant il ne cherche pas à l'agrandir. Enclin à cette nonchalancenaturelle aux peuples du midi, il reste indifférent aux honneurs, àl'ambition qui dévore les autres hommes. Jamais il ne se mêle auxartisans, non par fierté, il n'en a pas ; mais parce que l'ouvrier,être nomade, a adopté d'autres mœurs, d'autres coutumes, tandis quechez lui rien ne peut apporter de changement a son caractère, à samanière de vivre ou à ses habitudes.

Dans ses promenades nocturnes, bourgeois, ouvriers, femmes, enfants,viennent se joindre à lui. Chaque nouvelle rue où il passe grossit lamasse de son cortège. Certains ministres, certains hommes d'état,seraient fiers de se trouver au milieu d'une pareille fouled'admirateurs. Le griset n'y songe seulement pas, car il n'est pointassez simple pour croire qu'elle ne se dispersera pas bientôt. Eneffet, son adulation ne dure pas plus que l'effet qui l'a produite. Leschants finis, le griset regagne seul son faubourg.

A la passion du chant le griset réunit au plus haut degré l'amour desplaisirs et des fêtes. Le progrès n'est pas parvenu jusqu'à lui, il nes'en plaint nullement. Il n'a pas encore besoin d'annonces et deprospectus pour se souvenir des joies de son enfance et du bonheurpassé. Il n'oubliera donc pas la fête prochaine, et saura s'y préparer.

Le premier dimanche de carême commence, et avec lui les beaux jours deToulouse. Partout, sur les routes, les habitants des campagnes et desvilles voisines se pressent pour assister au feretra, à cette fête dontl'origine se perd dans la nuit des temps. Peu importe au griset que lesarchéologues et les savants fassent dériver son nom de JupiterFérétrien, ou que les prêtres, lui cherchant une étymologie toutechrétienne, prononcent fénetra(foi naîtra) ; pour lui c'est une fête que personne n'a droitd'empêcher sans attenter à ses prérogatives, et quelquefois il en coûtequand on veut les restreindre.

Simple et modeste dans ses goûts, il est fanatique et jaloux de sescoutumes au point de devenir féroce. Trop d'exemples sontmalheureusement venus le confirmer. Le massacre de la Saint-Barthélemi,dans lequel il ne le céda pas aux égorgeurs de Paris, le meurtre duprésident Duranti, et l'assassinat récent encore du brave généralRamel, sont autant de preuves que l'on ne peut pas toujours porteratteinte à sa religion et à ses droits. Organisés en compagnies connuessous le nom de secrets ou verdets, il était évident que lesgrisets ne visaient, en 1815, qu'au rétablissement du royaume deToulouse, en faisant une scission avec la France du nord. La résistancedu général Ramel détruisit leurs projets, et sa mort fut le résultat dudésespoir en délire.

Aujourd'hui le griset voit combien il serait difficile de se séparer dela grande capitale. Mais, fier de la sienne, il résiste au frottementde la civilisation, et conserve le langage et les mœurs premières deson pays. Satisfait de lui-même, il pense que tout le monde doitl'être, et rien n'égale son assurance. Dans ses beaux habits de fête,plus grand qu'un souverain, il trône, comme s'il n'était possible àpersonne de mettre le costume national qu'il ne peut encore réformer.Examinez-le avec attention : ses papillotes, ses couleurs fraîches, sesboucles d'oreille, ne vont-elles pas bien sous cette casquette ou cechapeau rond ? cette veste grise ne dessine-t-elle pas bien sa taillecambrée ? Après avoir admiré sa cravate de couleur négligemment nouée,sans vous arrêter au peu de longueur du pantalon qui laisse voir latige de la botte, ne le féliciterez-vous pas de n'avoir pu se décider àla tyrannie des sous-pieds ? Des culottes aux pantalons de 1840 lechemin est long, et il n'est encore qu'à la moitié.

Pendant les dimanches du carême et le lundi de Pâques, les faubourgs deToulouse vont se disputer, chacun à leur tour, l'honneur de servir auxfêtes du fenetra ; aussi legriset se fait-il un plaisir de donner à goûter a ses amis le jourqu'ils viennent visiter sonfaubourg. Tout entier à la joie, il ne l'oublie que lorsqu'un étudiantsemble regarder avec trop d'attention la jeune fille qui est à sonbras. Les grisettes méridionales sont si jolies en effet, qu'il estimpossible de les voir sans les admirer. Petites en général, elleschoisissent ordinairement pour se vêtir les couleurs les pluséclatantes. Sous les plis empesés de leurs coiffes à canons, de beauxcheveux noirs font ressortir la blancheur de leur teint. Leurs traits,sans être beaux, sont piquants et gracieux, et, à tout cela, ellesjoignent une âme tellement aimante, qu'il est bien naturel quel'étudiant cherche à leur plaire.

Vous riez de ce portrait, charmantes Parisiennes, et vous pensez qu'ilen est du Midi comme de la capitale de la France. Eh bien,détrompez-vous ! La grisette du Languedoc fait de l'amour la principaleaffaire de la vie : c'est le besoin de sa jeunesse. Il brûle dans soncœur comme la lave dans le sein du volcan. Constamment occupée de sonamant, même au milieu de ses travaux, ses beaux yeux fendus en amandeet voilés par de longues paupières semblent ne se lever que pour lui.

De tout temps on a accusé les grisettes d'avoir un faible pour lesélèves en droit et en médecine ; c'est encore aujourd'hui comme avantla révolution : les luquets(1), obtiennent presque toujours leurs faveurs. Toutefois, plussensibles qu'avides, elles ne songent pas comme à Paris à tirer partide l'amour de leur amant : aucune idée d'intérêt ne se mêle à leurtendresse ; jamais elles ne reçoivent rien, et si elles acceptent parhasard un cadeau, il a si peu de valeur, qu'il n'est considéré quecomme un souvenir.

On comprendra donc facilement la haine que le griset porte àl'étudiant. Celte aversion semble naitre avec lui, et il n'est pas rarede le voir accompagné d'une centaine de ses amis, attaquer, avecd'énormes bâtons, les élèves à la sortie des écoles. Chacun prend alorsparti pour sa cause ; le sang coule, et ces espèces de combats nefinissent malheureusement trop souvent que par la mort de quelquespersonnes. Ce n'est pas que le griset soit méchant, il est au contrairebon et affectueux ; mais naturellement porté à la colère, ses premiersmouvements sont violents. Mélange de rudesse et de douceur, il estextrême en tout, dans le bien comme dans le mal, et le moment qui suitcelui de la vengeance le retrouve encore aussi bon, aussi aimable,aussi léger qu'auparavant.

Les plaisirs bruyants ont un charme tout particulier pour le griset.Aussi les nombreuses fêtes des campagnes sont-elles un aliment à lamobilité de son esprit : jamais il n'en manque une. La musique, ladanse, plaisent à son caractère, et il faudrait que sa pitchouno fût bien malade pour nepas profiter d'une fête patronaleafin de ranimer la fraîcheur de son teint et l'incarnat de ses lèvres àcet air pur du Midi ; il faudrait qu'elle fût bien triste pour ne passourire aux poulits drollés(jolis garçons) qui la regardent, afin de montrer ses dents blanchespetites et perlées. Le griset sera trop fier de son adresse au jeu dumail pour ne pas lui laisser mettre sa robe d'escot, son fichu a palmeset son tour de gorge garni de mousseline plissée ou festonnée. Heureuxtous deux, ils se rendent donc à la fête, le griset avec quelquesfleurs à la boutonnière, la grisette surchargée de bagues aux doigts,et ornée de sa chaine d'or et de ses grosses boucles d'oreilles, bijouxqu'elle ne met qu'aux grandes occasions.

Parmi les danses du Midi il en est deux particulières aux grisets deMontpellier qui sont trop originales pour être passées sous silence : lou chivalet (le petit cheval) et las treias (les treilles). Lapremière, assez difficile à faire connaître dans une description, estremarquable par la bizarrerie du costume des deux principauxpersonnages dont l'un, homme-cheval, doit se montrer rétif et envoyerdes ruades au second qui fait voir son agilité et son adresse enévitant ses atteintes et en lui présentant un van rempli d'avoine. Lesautres danseurs sont vêtus de blanc et ornés de rubans de couleurs ;ils ont des chapeaux couverts de plumes et quelquefois des culottes etdes bas de soie. Mais rien n'égale la danse des treilles pour laquelle lesgrisets ont une espèce de fureur. Aujourd'hui comme au seizième sièclechacun retient sa place quelquefois une heure d'avance. On se disputela priorité, et très-souvent le divertissement ne commence qu'après bonnombre de coups donnés de part et d'autre. Alors c'est un spectaclevraiment gracieux de voir passer et repasser danseurs et danseusescouverts des plus vives couleurs : des cerceaux, des guirlandes defleurs les enlacent, et tout cela avec un ordre et une précision tels,qu'il n'y a rien de plus animé et de plus curieux. Allez à Montpellier,lecteur, et l'on vous y dira que ce ballet fut exécuté en 1564 devantCharles IX par des danseurs qu'ilfaisait bon voir : allez, et plus d'une fois, j'en suisconvaincu, vous assisterez à cette danse que l'archiduc Philippe,gendre de Ferdinand le Catholique, admira en 1505 et qu'il se rappelaitavec tant de plaisir dans ses états de Flandre.

O vous qui me lisez, bénissez Dieu s'il vous a permis au moins une foisdans votre vie de visiter notre Midi favorisé ; sinon faites en sortequ'il vous soit possible d'y faire un pèlerinage d'artiste. Et puis, àla Fête-Dieu, libre de toute préoccupation, mêlez-vous à cette fouled'oisifs qui encombrent la voie publique, allant et revenant, lorgnantà droite, à gauche, comme s'ils passaient en revue toutes les tenturesneuves et vieilles, les draps blancs et les sombres tapisseries quiornent le devant des maisons dans le chemin que le cortège de laprocession doit parcourir. En vérité, l'on dirait que toutes cesfenêtres, ces portes, bariolées de jolies femmes depuis le hautjusqu'en bas, ne doivent être vues que par ces hommes. Ils envahissentla rue ; faites comme eux. Écoutez-les surtout, et à ce patois si joli,à cet entraînement, à cet amour des plaisirs, vous reconnaîtrez legriset. Ces processions sont celles qu'il voit tous les ans, cellesqu'il accompagna dans son enfance, et pourtant il ne les quitte quelorsque les tentures sont enlevées et que les feuilles et les fleursrépandues à terre rappellent seules le passage du saint Sacrement.

La paresse du griset approche de celle du Tourangeau : elle ledistingue même des autres Méridionaux en général peu portés au travail.Assez riche ou du moins dans l'aisance, il ne travaille que pourcontinuer l'état de son père. Ordinairement sa profession est de cellesqui ne réclament que quelques heures de la journée. Marchand blatier,aubergiste ou mesureur de grains, voilà son état. Certes ce sont destravaux qui ne sont pas pénibles ; la parole seule en fait tous lesfrais, et Dieu sait comment il s'en acquitte. Il dîne vers une heure,et c'est une règle invariable chez lui de ne traiter aucune affaireaprès ce repas. Alors il est réellement satisfait quand une main à sapapillote et l'autre près de son verre, il raconte à ses compagnonsattentifs le premier mensonge qui lui passe par la tête. Ne sachantrien à fond et n'appréciant des hommes et des choses que la surface, ilaune tout à sa mesure devant les savants-ignorants qui l'entourent. Sonauditoire indulgent l'écoute et accueille par des éclats de rirebruyants les piquantes saillies dont il assaisonne ses discours. Legriset rit lui-même le premier de ce qu'il dit, et peu lui importe quesa personne ou ses bouffonneries excitent ainsi l'hilarité générale.

Cependant, n'entend pas qui veut les plaisanteries de ce modèle desprovinciaux, car celui qui n'est pas né dans le pays ou dont l'oreillen'aura pas été habituée depuis longtemps à ce langage harmonieux etflexible, plus propre à exprimer les légères émotions de l'âme qu'àpeindre les passions violentes, celui-là, dis-je, ne pourra comprendreces spirituelles niaiseries pour lesquelles les femmes surtout ont tantd'indulgence. Le griset ne parle que son idiome national : le patois. Les révolutions ont passé ;ses faciles et douces mœurs ont été troublées par la présence desétrangers, et jamais il n'a voulu consentir à parler une autre langueque celle de ses pères C'est un bien qu'on ne peut lui enlever. Iln'est même pas étonnant d'en rencontrer à Paris quelques-uns, que leursaffaires y appellent, apportant la même assurance et les mêmeshabitudes qu'ils avaient dans leur département, et ne pouvants'exprimer en français.

Le griset a besoin de distractions continuelles, et il semblen'appliquer son intelligence et son esprit qu'à les augmenter. S'il estmusicien, ce n'est pas par l'étude, mais par un don particulier de lanature. Les romances qu'il affectionne sont toutes en patois ; presquetoujours il les apprend par tradition. Enfant, il a su lire et écrire,pourtant il a tellement perdu l'habitude de voir des livres, qu'ilignore même parfois s'il en existe. Son éducation n'est pas plusavancée que son instruction. Le salon lui est aussi inconnu que lecomptoir ; les bals publics et les cafés sont ses lieux deprédilection, parce que là il est tout à fait lui. Il fume, mais sans excès, et,s'il boit largement, il s'enivre peu. Enfin, le spectacle, qui a tantde charmes pour les habitants de Paris, est sans attraits pour legriset. Il ne pourrait y contenir sa bruyante gaieté, et puis on yparle un langage que son oreille est peu accoutumée à entendre.Mettrait-il un habit ou une redingote pour briller au parterre ou auparadis, cela le gênerait trop, et il n'est pas homme à changer sesallures. Il veut avoir ses coudées franches, rire à gorge déployée,chanter à tue-tête. Il se passe donc sans peine du théâtre, et contentde lui, il porte à sa gentille grisette un beau bouquet de cesviolettes de Parme dont à Paris nous cherchons en vain le parfum.

Ainsi s'écoule, heureuse et pleine de joie, la vie de cet habitant desfaubourgs du midi de la France jusqu'au moment où il pense à se caser, c'est-à-dire jusqu'àvingt-cinq ans au plus tard. Les railleries de ses camarades nemanqueront pas de l'assaillir, s'il retarde ce moment qu'il a attenduavec autant d'avidité que nous semblons le fuir. Avant son mariage, quede preuves d'amour il donnait à sa maîtresse ! que de coups donnés etrendus ! petites tapes d'amitié, il est vrai, mais qu'en vérité je nevoudrais pas recevoir, dussent-elles me prouver l'amour le plus violent.

Du moment où il prend femme, le griset n'entend perdre aucun de sesprivilèges de garçon, et laisser passer les beaux jours sans participeraux divertissements de la jeunesse. Sa vie n'est ni plus calme, ni plustranquille qu'auparavant. Quelquefois il s'adonne au jeu, passionnourrie par son oisiveté continuelle. Il s'y livre avec fureur, y passeles nuits et ne s'arrête qu'au moment où la nécessité le force desubvenir à ses besoins.

Comme dans la société on ne doit pas tout baser sur des exceptions, ilest bon de remarquer que tous ne sont pas ainsi. S’ils n'évitent pasplus les rixes qu'au temps de leur adolescence, on doit regarder lejoueur comme un être à part, moins rare pourtant chez le grisetjouissant de l'aisance que parmi les artisans, obligés, s'ils veulentvivre, de gagner leur pain à la sueur de leur front, on parmi lesbourgeois presque toujours occupés de leurs affaires ou de leurs études.

Ordinairement, le jour où le griset se marie, il ne désire pas jouir decet agréable coin du feu, de cette vie régulière et douce, dernierrefuge des âmes fatiguées de respirer les légères et parfois troplourdes émotions de plaisir. Ni plus grave, ni plus réfléchi, nes'inquiétant nullement des soins et des soucis du ménage, il ne vousentretiendra pas davantage d'affaires domestiques. Sans passion, sansdésespoir, sans espérance, prenant la vie comme elle vient, vous leverrez désormais passer la journée avec ses amis, et rentrer toujoursavec l'un d'eux ; car le griset ne peut jamais manger sans uneinvitation donnée ou reçue. Diner seul est presque la mort.

Donc, si vous rencontrez un griset dans la rue, ne vous étonnez pas dumelon, des pancétos (grasdouble) et du vin blanc de Gaillac qui surchargent ses bras et sesmains. Vous avez devant les yeux l'amphitryon du faubourg, si fier detraiter ce jour-là, que, si vous ne vous hâtiez de passer de l'autrecôté, il vous inviterait à mangerune salade avec lui. Maintenant l'omelette au lard accompagnerala tranche de jambon ; les pommes de terre et les morceaux de bœuf sesuccéderont avec une rapidité effrayante. La gaieté la plus franche etla plus folle feront les honneurs du repas ; l'égalité la plus parfaiteet l'appétit le plus dévorant y régneront également. Calembours, grosrires, vont animer les convives. L'un imitera le glouglou d'unebouteille en se donnant des chiquenaudes sur la joue, l'autre boira lablanquette de Limoux sans approcher le verre de ses lèvres. Chez legriset, point d'étiquette, liberté pleine et entière : on dîne sansveste et sans cravate. Enfin, les chants succèdent aux nombreusesbouteilles qui n'ont fait que passer sur la table, sans s'y arrêter uneseconde, surtout les chants patriotiques qui doivent parvenir à lapostérité, comme les souvenirs de nos aïeux nous sont parvenus.

A Paris les airs nationaux durent moins que les causes qui les ont faitnaître ; dans le Midi ils sont toujours agréables, surtout au griset,qui en compose quelquefois, sinon la musique, du moins les paroles.Afin de montrer son talent poétique, je me bornerai a citer deux versformant le refrain d'une chanson faite en l'honneur de M. de Villèle àson retour à Toulouse. L'auteur voulant comparer l'ex-ministre àl'astre qui éclaire le monde et dont les rayons bienfaisants sont siagréables et si utiles aux hommes, ne crut pouvoir mieux exprimer sapensée que par ces mots :

Aquel moussu Villélo,
Es uno candèlo (2).

Y a-t-il en effet une chose qui ressemble plus au soleil que cettemodeste lumière, servant à éclairer nos veilles et faisant de la nuitle jour pour nous ? Et cette rime des plus riches n'est-elle pas uneétincelle de l'esprit pétillant de l'auteur ? Pour ma part, je n'hésitepas à donner mon approbation à ces vers, fruit de l'enthousiasmepopulaire, et je ne doute pas qu'un jour mes petits-enfants, en parlantde M. de Villèle, ne chantent en chœur le refrain du poëte-griset.

Jusqu'à la fin de ses jours le griset reste le même : son corps seul,par suite de son amour pour la bonne chère et par sa grandeconsommation continuelle, éprouve de légères modifications ; mais ilconserve la même indépendance de caractère et la même insouciance.Égoïste et plein d'amour-propre, il est la personnification del'ignorance et de la routine des provinces. Les heures s'enfuient, lesannées s'écoulent, sans qu'il cherche un seul instant à développer lesqualités qui germent en lui. Le cercle de son existence est tracédepuis des siècles : ses enfants et lui doivent y mourir heureux.Toujours menteur, il se plait à inventer des contes que le plus aimabledes deux sexes approuve et trouve agréables. Aussi faible en cela queles dames, j'en ris le premier, sauf à ne le pas croire, et j'admire lecaractère de ce faubourien doux et emporté, ayant tout pour être bon ouméchant, et qui passe au milieu des écueils, sans vice et sans vertu.

Le griset ne regrette que les anciennes coutumes. Assis sur sa porte,au milieu de rues étroites et mal bâties, il semble guetter au passageles derniers privilèges de ses municipalités que Louis XIV commença àenlever pièce à pièce. Il proteste alors, il crie à l'illégalité, maissa colère s'apaise comme les tourbillons de neige apportés des Pyrénéesse fondent au soleil du midi. Foncièrement assez bon, il agit peu, etson esprit naturel et le bon sens dont il est doué l'empêchent de selivrer à ses premiers transports.

Sa vie uniforme ne manque pas non plus d'originalité ; j'aime l'audacede cet homme qui parle, qui tranche, qui juge de tout sans rien savoir.J'écoute avec plaisir ses chansons, et je comprends son patriotisme quiserait plus utile, je crois, à son pays, s'il était développé parl'éducation ; car ici le griset n'est pas le Languedocien : celui-ciaime l'étude, elle fait fuir celui-là. Personne, moins que lui, neconnaît les antiquités de sa ville natale. A Montpellier, c'est à peines'il a vu une fois le lieu où repose la fille de Young et le beau siègede marbre trouvé dans les arènes de Nîmes. A Toulouse, il traverse laGaronne sur un des plus beaux ponts de France, et pas un ne sait quecette vieille capitale du Languedoc en a eu cinq. Toutes les semaines,tous les jours peut-être il voit le canal de Brienne, et jamais il nepense à l'illustre archevêque qui sut rattacher ainsi son nom à celuide l'immortel Riquet.

A l'extérieur comme à l'intérieur, la différence est aussi grande entrele citadin et le griset, qu'entre ce dernier et l'ouvrier ou le paysan.Par ses mœurs, il s'éloigne autant de la ville que de la campagne ;mais il est l'anneau qui les réunit. S'il accordait à l'étude et audésir de parvenir le temps qu'il emploie à se divertir, sa supérioritése ferait vite remarquer, et nous le verrions bientôt député,académicien, ministre ou maire de village.

EUGÈNE DAURIAC.

NOTES :
(1) Nom que l'on donne aux étudiants, à cause de la Saint-Luc, époque àlaquelle ils se rendent aux universités, ou peut-être aussi à cause deleur taille mince et dégagée. En patois, luquet veut dire allumette
(2) « Ce monsieur Villèle est une chandelle. »