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DAUZAT, Albert (1877-1955) : Les Mots nouveaux, origine et acclimatation(1908) Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (09.II.2013) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque du n°19 - VIe série- 1.10.1908 deLA REVUE (ancienne Revue des Revues). Les Mots nouveaux (ORIGINE ET ACCLIMATATION) par ALBERT DAUZAT _____ I. - L'invasion des néologismes. Comme les espèces animales, les mots d'une langue naissent, sedéveloppent, dépérissent et meurent ; ils se reproduisent aussi, enlaissant derrière eux une descendance souvent nombreuse de dérivés etde composés ; ils connaissent enfin et pratiquent supérieurement lalutte pour la vie. Tous les jours, nous voyons de nouveaux termes faireirruption dans la langue, livrer bataille aux anciens mots, sansrespect pour les positions acquises et la possession d'usage : plusjeunes, plus vigoureux, mieux armés sans doute pour le combatlinguistique, ils délogent leurs prédécesseurs d'une situation enviée,et les relèguent peu à peu dans les oubliettes de l'archaïsme. Ces nouveaux venus - les néologismes - scandalisent les puristes, quine leur pardonnent pas l'arrogance et la brutalité de leur intrusion,non plus que leur aspect insolite. Il faut bien reconnaître qu'ils ontabusé de la tolérance avec laquelle ils étaient accueillis. La languefrançaise a connu de nos jours sa Grande Invasion et a été assezmalmenée par ces nouveaux barbares. Mais l'état de guerre ne dure pas indéfiniment, pas plus dans unelangue qu'entre les peuples. Comme jadis la Grèce et plus tard la Gaulelatine vaincues firent la conquête de leurs farouches vainqueurs, lesmots conquérants, à peine installés dans une langue, cherchent às'accommoder avec leur voisins : ils prennent leur costume,s'assimilent leurs mœurs, adoptent leurs usages, - c'est-à-direrevêtent la même orthographe, se déclinent et se conjuguent comme leurscongénères, et se plient aux mêmes combinaisons de syntaxe. Aussi,après avoir cherché l'origine des néologismes, est-il intéressant devoir comment ils s'acclimatent. En général, le néologisme a pour but de désigner une idée ou un objetnouveau. Sans doute on peut se servir, pour cela, de mots anciens :soit à l'aide de la métaphore (par exemple quand on a appelé petit bleula carte pneumatique) ; soit par la composition ou la dérivation (ainsiqu'on procéda en nommant, en 1849, timbres-poste les vignettes créées àce moment pour l'affranchissement des lettres). Mais de tellesappellations, essentiellement populaires, satisfont peu ceux quiinventent ou lancent des objets nouveaux : à leurs yeux, le mot doitêtre inédit, comme la chose. Il serait préférable, disent certains puristes, de laisser au peuple lesoin de nommer lui-même les objets nouveaux : les noms créés ainsigagneraient en pittoresque ; la langue serait plus saine, plushomogène. Mais l'invention, l'institution nouvelles doivent êtreimmédiatement baptisées : c'est une nécessité sociale ou commerciale.L'Etat, lorsqu'il a organisé le télégraphe, les industriels quand ilsont lancé les automobiles, pouvaient-ils attendre que le public eûttrouvé une appellation ? Il ne suffit pas, toutefois, qu'un mot soit créé et mis en circulationpar un inventeur, un savant ou un écrivain, pour que le publicl'accepte - fût-il revêtu de l'estampille officielle - surtout s'ildésigne une chose d'usage courant. Est-il trop long, trop difficile àprononcer ? a-t-il pour l'oreille des ressemblances fortuites avecd'autres mots de la langue ? il est aussitôt abrégé, altéré ; et leterme populaire finit souvent par l'emporter. II. - Barbarismes et déformations. Cependant l'influence des écrivains et des savants n'est pas niable,même pour corriger des mots qui ont déjà fait leur entrée dans le monde. Nous aurions eu taxamètre, sans une intervention qui fut un véritable deus ex machina. Lorsqu'on mit en circulation, à Paris, les compteurshoro-kilométriques, les loueurs de voitures les baptisèrent taxamètres.Par une lettre adressée au Temps, M. Salomon Reinach protesta aussitôtcontre cette désignation, et n'eut pas de peine à démontrer que taximètre était seul correct. Quelques jours après, les loueurs - qu'onn'aurait pas crus aussi férus d'hellénisme - honteux d'avoir commis unbarbarisme, tinrent à honneur de le réparer, et remplacèrent, sur leursfiacres, par taximètre le malencontreux taxamètre. Quelques mois après,quelques semaines peut-être, il eût été trop tard : le public, habituéau mot, n'aurait pas accepté la substitution. Le linguiste ressemble auDieu de Descartes, qui donne une chiquenaude au monde pour le mettre enmouvement, et ne peut plus, dans la suite, modifier le jeu des loismécaniques : une fois un mot lancé, son auteur n'est plus maître de sonsort, et assiste, impuissant, à son évolution et aux luttes qu'il peutsoutenir. Voici un exemple, encore plus typique, de barbarisme spontané. L'annéedernière, on créait à Paris un nouveau type de voiture publique, auquelon donnait le nom d' « omnibus automobile » : mot trop long, quin'était pas viable. Le lendemain, le mot autobus, que nul n'auraitpronostiqué, avait jailli spontanément sur toutes les lèvres, s'étalaitdans tous les journaux. Pourquoi cette unanimité dans le barbarisme, etbarbarisme particulièrement barbare, qui, à juste titre, a scandaliséles puristes, mais qui, en dépit des anathèmes, n'a fait que croître etprospérer, et est en voie de prendre racine dans la langue, sil'institution dure ? Le linguiste ne saurait avoir peur des monstres,et doit s'efforcer de leur arracher leur énigme. Ici le phénomène estsimple. On se trouvait en présence d'un auto, qui était en même tempsun omnibus : la finale bus fut prise pour un suffixe, et le tour étaitjoué. Attendons-nous maintenant à la voir accolée à d'autres mots (1).Un tel fait n'est pas isolé dans la langue : beaucoup de nos suffixesactuels n'étaient à l'origine que des finales de noms, parfois même desnoms entiers. Les noms déformés - ou créés de toutes pièces - par un procédéartificiel et voulu, sont beaucoup plus rares : mais il y en a pourtantquelques exemples. Le mot gaz fut jadis forgé par Van Helmont. De nosjours, un terme assez récent, l'appel téléphonique allo, doit sonorigine à la même cause, bien que l'altération ne porte que sur lafinale. On croit généralement que ce mot est d'importation anglaise(2). Malgré la vraisemblance apparente de l'étymologie, l'explicationest démentie par l'histoire du mot. L'un des initiateurs du téléphoneen France, M. Ch. Bivort, a rétabli, il y a quelque temps, la véritédes faits (3). C'était vers 1879 : on venait d'apporter d'Amérique letéléphone Bell, et on procédait aux premiers essais dans plusieurspostes établis sur une ligne privée. Comme signal d'appel, on employad'abord : Allons ! Mais la voyelle nasale résonnait mal dans lesappareils. On changea alors allons en allo, qui, déclare M. Bivort, «ne signifiait plus rien, mais sonnait nettement et se transmettaitclairement. » Le mot resta : on connaît sa fortune. III.- Une consultation de l'Académie. C'est un préjugé assez répandu parmi les écrivains, qu'un mot nouveau,pour avoir chance de succès, doit nécessairement être compris àpremière vue, et porter son sens en soi. Cela n'est pas vrai pour lesmots de formation populaire, qui tendent simplement (en général) àévoquer dans l'esprit une des qualités de l'objet. C'est inexact aussipour les mots savants, qui ne sont compris que par une minorité. En 1894, l'Intermédiaire de la timbrologie ouvrait une enquête auprèsdes membres de l'Académie française, dans le but de savoir s'il fallaitdénommer timbrologie, timbrophilie ou philatélie le goût particulierdes collectionneurs de timbres-poste. Bien suggestives sont la plupartde ces réponses, dont l'avenir devait démentir les prophéties. M. JULES CLARETIE. - Je trouve bon le mot timbrologie. Il est plussimple que son rival. M. MÉZIÈRES. - Comme mon ami M. Alexandre Dumas, je me contenterais dumot timbre-poste. En aucun cas, je n'accepterais philatélie, qui nesera compris que des initiés. M. PASTEUR me charge de vous dire qu'il se range à l'avis exprimé parMM....., et que le néologisme timbrologie est préférable à tout autre.- Vallery-Radot. M. DE FREYCINET ne voit aucun inconvénient à l'introduction du mot timbrophilie...... M. SARDOU (consulté par M. G. Brunel). - Timbrophilie a un grandmérite, c'est que tout le monde sait ce qu'il veut dire ; tandis que philatélie, qui est peut-être régulier, est absolument incompréhensiblepour le public. La même erreur, on le voit, est répétée à satiété. Il était pourtant detoute évidence que seule la minorité lettrée pouvait comprendre timbrophilie ou timbrologie : car, pour cela, il est nécessaire d'avoirquelques notions de grec, ce qui n'est pas précisément le cas de « toutle monde ». En revanche, il faut en savoir bien peu pour ne pas pouvoirdécomposer philatélie. C'est justement ce dernier mot qui l'a emporté,en dépit des prophéties unanimes de l'Académie. La raison ? Inutile dela chercher dans les nuages de la rhétorique : elle est fort terre àterre. Le mot timbre, surtout dans tel de ses dérivés, a populairementun sens fâcheux : les amateurs de timbres-poste n'ont pas voulu, enadoptant timbrologie ou timbrophilie, passer pour des « timbrés ».N'était-ce déjà pas assez de timbre pour prêter au jeu de mots ?D'ailleurs les spécialistes ne sont pas effarouchés - bien au contraire- par un terme d'aspect rébarbatif. Tant mieux s'il n'est compris quedes seuls initiés ! La majesté du mot prêtera plus de valeur à la choseaux yeux du public. IV. - La réaction populaire. La réaction populaire n'est plus aussi fréquente qu'autrefois :l'instruction étant alors moins répandue, les mots savants étaient plusdifficilement acceptés. A la fin du XVIIIe siècle, aérostat ne putdevenir populaire : on lui opposa ballon - qui, jusque là, signifiaitexclusivement « grosse balle » - et qui, s'il n'a pas éliminé sonrival, l'a du moins réduit à la portion congrue. Au contraire, de nosjours, télégraphe, téléphone, phonographe - pour ne citer que ceux-là -n'ont pas trouvé de concurrents. Il en va autrement quand le néologisme est un composé. Il est rare,dans ce cas, que le mot soit conservé tel quel. On continue à dire «chemin de fer », sans doute parce que le terme est évocateur : mais laBourse dit des « chemins ». On a conservé également - jusqu'à nouvelordre - canot automobile, bien que l'Académie, consultée à nouveau ettoujours aussi peu chanceuse, ait partagé ses préférences entre autoscaphe, autocanot, motocanot - voire autonef et autoyole ! - Il estvraisemblable qu'une formation populaire surgira, si ce mode denavigation se vulgarise. Le composé est-il formé à l'aide d'une préposition ? l'abréviation peutse produire par ellipse. Ainsi « un bateau à vapeur » devient « unvapeur », mot courant - et déjà ancien - qu'on s'étonne de ne trouverdans aucun dictionnaire. A sa place on y rencontre un terme étrange :mais il faut savoir le découvrir. Sait-on comment l'Académie appelle unbateau à vapeur ? Pyroscaphe ! Beaucoup de lecteurs l'ignoraient sansdoute, comme je l'ignorerais encore moi-même, si l'italien ne m'avaitmis fortuitement sur la voie. Piroscafo a en effet triomphé en Italie,tandis qu'en France, l'Académie - ou plutôt son dictionnaire - estseule à connaître le mot. Vérité au delà des Alpes!... Si le composé est formé d'un substantif et d'un adjectif, l'un des deuxtermes disparaît simplement. Il est rare que l'adjectif soit éliminé.Le fait se présente quand le substantif n'est plus, d'un emploicourant. Dépêche avait singulièrement vieilli et tournait àl'archaïsme, lorsque la dépêche télégraphique, réduite couramment à dépêche, lui infusa une nouvelle sève. Je crois que c'est dans une ellipse qu'il faut chercher l'origine desabréviations si nombreuses aujourd'hui - métro, auto, pour métropolitain, automobile, etc. - et qui n'ont pas encore reçud'explication scientifique. Les premières abréviations, historiquement,ont porté en effet sur des composés assez facilement reconnaissables.Quand on a dit piano au lieu de piano-forte, et surtout kilo au lieu de kilogramme (à côté de gramme) n'a-t-on pas obéi à la même ellipse qu'enréduisant dépêche télégraphique à dépêche ? De nos jours, le phénomènea été accéléré et facilité par la présence de la voyelle o dans laplupart des néologismes savants : voyelle qui attirait immédiatement lacoupure et provoquait l'ellipse, par son identité auditive avec notresuffixe eau, si fréquent. La création populaire spontanée en face d'un néologisme officiel, estaujourd'hui assez rare. On peut citer le cas de (carte) pneumatique,qui, rebelle, à cause du groupe pn, à la prononciation française, a vuse dresser en face de lui le métaphorique petit bleu, qui a acquis unecélébrité mondiale. Elle a surtout sa raison d'être quand il se produit une hésitationentre plusieurs vocables. Il y a une quinzaine d'années, le mot vélocipède était un terme générique, englobant toutes les catégories decycles, en face des noms d'espèces : tricycle, bicycle, bicyclette. Aubout de quelque temps, le bicycle et le tricycle ayant disparu, on setrouva, en présence de deux mots pour désigner le même objet : aucund'eux ne s'imposant de façon absolue, il y avait place pour untroisième. L'analogie populaire créa bécane, très usité aujourd'huidans la langue familière et qui dispute le terrain à bicyclette. Car àl'heure actuelle, tout au moins dans la région parisienne, vélocipède est complètement abandonné et n'est plus guère usité que sur lesregistres des Contributions Directes. V. - Le féminisme dans les mots. Notre époque a vu éclore de nombreuses professions féminines, inconnuesde nos aïeux, et qui n'avaient pas de noms dans la langue. La formationdu féminin a été parfois aussi laborieuse que l'admission de la femmeaux emplois désignés. Avocate a soulevé des résistances, malgré la régularité de la formation. Doctoresse - s'en doute-t-on ? - date du XVe siècle. Employé parJean-Jacques Rousseau, le mot n'a passé que récemment dans la languecourante avec une restriction assez curieuse. Il est le féminin de «docteur » (au sens de « médecin »), et de « médecin » lui-même : il nefallait évidemment pas songer à « médecine », qui existe depuislongtemps avec un tout autre sens. Au contraire (dans l'état actuel dela langue courante), docteur reste invariable quand il s'agit du gradeuniversitaire. On dit : « J'ai été opérée par une doctoresse » et «Mlle X..., docteur en médecine ». Faut-il ajouter que le mot est trèsmal constitué, et vient encore jeter un nouveau trouble dans notremalheureux suffixe eur, qui ne saura bientôt plus à quel saint se vouer? Plus récente est la cochère, qui date de l'avant-dernier hiver. Lehasard me fit annoncer le premier dans les journaux ce petit événementde la vie parisienne. Ici la forme du néologisme s'imposait, mais jen'ai pas voulu risquer moi-même le mot, afin de saisir sur le vif sonéclosion, en observateur passif. Celui qui m'avait annoncé la nouvelle,ne l'avait pas créé, pas plus que son entourage ; il m'avait ditsimplement: « Nous allons avoir une femme cocher ». Je me contentai derépéter ce terme dans le journal du soir où paraissait mon article, -bien convaincu que le public trouverait une autre désignation, facile aprévoir. Cela ne tarda pas. Dès le lendemain matin, deux ou troisjournaux avaient baptisé simultanément la cochère. Le mot fit fortune et ne rencontra pas d'opposants, pas même àl'Académie qui, consultée derechef, voulut bien consentir, cette fois,à homologuer le jugement populaire. Seul M. Faguet - et encore dans unefantaisie humoristique - déclara qu'il préférait cochette : ilalléguait (ce qui est juste en soi) qu'à l'oreille du peuple lessuffixes er et et sont identiques, et que, par suite, cocher pouvaitfort bien recevoir un tel féminin, en évitant une fâcheuse confusionavec porte cochère. Mais c'était oublier que les noms relatifs auxprofessions sont de la forme boucher, bouchère, à l'exclusion del'autre suffixe. Quant à la confusion avec porte cochère, elle n'estguère à craindre à l'heure actuelle. La phrase de Saint-Simon que M.Faguet a citée - « Il a passé par toutes les portes et même par les cochères », - fleure aujourd'hui un fort parfum d'archaïsme. Lalocution s'est cristallisée à tel point que nous ne pourrions plusséparer les deux mots, sous peine de n'être pas compris par une grandepartie de nos contemporains. Dans tous les cas, le verdict populaire a prononcé : et c'est lui quijuge en dernier ressort, et qui consacre, définitivement etsouverainement, les néologismes. VI. - Les créations des écrivains. Les écrivains, qui accusent volontiers inventeurs et savants de forgerdes mots barbares, créent aussi beaucoup de néologismes qui n'échappentpas à toute critique. Mais au lieu de fabriquer, de toutes pièces, destermes avec des matériaux grecs et latins, ils recourent de préférenceà la greffe linguistique, - je veux dire aux dérivés. Les journalistessurtout usent et abusent de ce procédé, si commode en français. Engénéral, ils ne sont pas bien inventifs, et ne semblent guèresoupçonner la richesse et la délicatesse de notre langue en matière desuffixes. La plupart de ces mots répugnent aux amoureux du beau langage : etcertes on ne peut dire qu'ils sont jolis, jolis ! Mais en revanche - ilfaut bien le reconnaître - ils traduisent souvent ; sinon toujours uneidée, du moins une nuance nouvelle de pensée, qui ne pouvait êtreexprimée qu'à l'aide d'une périphrase. Sectionner n'est pas couper, caril désigne une coupure anatomique. Sélectionner n'est pas le synonymeexact de choisir il éveille l'idée d'un choix rationnel etscientifique, d'où le caprice est exclu. Auditionner l'emporte par laconcision sur « donner une audition ». Du moment qu'on admet les noms,pourquoi rejeter les verbes, qui sont formés par un procédé aussifrançais que raisonner ? Et l'esthétique des mots, somme toute,n'est-elle pas surtout une question d'habitude ? L'actualité politique ou littéraire crée chaque jour une foule de motsen isme et en iste, qui disparaissent le plus souvent avec elle. Sesouvient-on encore des soumissionnistes, dont on parlait tant, voiciquinze ou dix-huit mois ? Si barbare semble-t-il, le mot avaitcependant son utilité, puisque, pour en donner l'équivalent exact, ilfaut recourir à cette interminable périphrase : « Catholiques partisansde la soumission à la loi portant séparation de l'Eglise et de l'Etat.» L'hervéisme, qui date à peine de deux ans, est curieux à cause del'hiatus : quinze ou vingt ans plus tôt, on aurait dit l'hervisme,comme le gambettisme ou le boulangisme. Le leader de l'antipatriotismeaura-t-il attaché son nom à une petite révolution... grammaticale, enattendant l'autre ? De son côté, la littérature nous a donné le renanisme, le bovarysme, etc. Quelques mots isolés sont assez curieux. Nous avons vu plusieurs foisimprimé hugolâtre, intéressant exemple de métissage linguistique, formépar le croisement de Hugo avec idolâtre : le hugolâtre n'est-il pasl'idolâtre de Hugo ? La création est vraiment jolie : c'est à sedemander si son auteur (dont j'ignore nom) pensait, comme celui dufameux « quoi qu'on die », y mettre tant d'esprit. Plus hardi est un autre genre de dérivation qui commence à apparaître.On sait qu'aujourd'hui beaucoup d'associations sont désignéescouramment par les initiales dé leur titre complexe. La réunion de ceslettres constitue un nouveau mot susceptible, à son tour, d'engendrerdes dérivés. Le T. C. F. (Touring Club Français) appelle - depuisquelque temps - ses adhérents les técéfistes. Ce cas ne doit pas êtreisolé. Au moment où l'on parlait beaucoup de la C. G. T., je ne seraisnullement surpris si des journaux avaient appelé cégétistes ou cégétards - suivant qu'ils étaient amis ou adversaires - les membres dela Confédération Générale du Travail. C'est là un indice curieux del'importance toujours plus grande qu'acquiert de nos jours laphysionomie graphique des mots. VII. - Les mots étrangers et l'anglomanie. L'invasion des néologismes étrangers inquiète les puristes plus encoreque celle des mots savants. Une ligue s'est fondée dernièrement, sousla présidence de M. Abel Hermant, pour parer à ce danger ; il en existeune analogue au Canada français. On ne saurait pourtant prétendre que ce soit là un événement nouveau :on le rencontre à chaque pas dans notre histoire. Les mots italiensfirent irruption en abondance pendant la Renaissance jusqu'à la régencede Marie de Médicis. Avec Anne d'Autriche, ce fut l'Espagne qui nousenvoya une légion de néologismes de cape et d'épée. L'anglomaniecommença au siècle suivant : il est juste de reconnaître qu'elle n'acessé de s'accroître jusqu'à nos jours, bien qu'elle sévisse surtoutdans la langue des snobs et des hommes de sport. Viennet s'en plaignaitdéjà en 1855, et, dans sa Lettre à Boileau, protestait, non sansesprit, contre la mode d'anglicisme qui faisait déjà fureur. Onn'entend, disait-il, Que des mots à déchirer le fer : Le railway, le tunnel, le ballast, le tender, Express, trucks et wagons. Une bouche française Semble mâcher du fer et broyer de la braise... Faut-il, pour cimenter un merveilleux accord, Changer l'arène en turf et le plaisir en sport ? Demander à des clubs l'aimable causerie ? Flétrir du nom de grooms nos valets d'écurie ? Traiter nos cavaliers de gentlemen riders ? Et, de Racine enfin, pariodant les vers, Montrer, au lieu de Phèdre une lionne anglaise Qui, dans un handicap ou dans un steeple chase, Suit de l'œil un wagon, de sportsmen escorté, Et fuyant sur le turf par un truck emporté ? La langue courante écrème les emprunts étrangers, et, après avoir faitson choix, elle les digère, si l'on peut dire, et les assimilelentement. L'acclimatation des néologismes étrangers est souvent longue etdélicate. Adaptation extérieure, d'abord : car il est nécessaire que lemot modifie sa physionomie. Rien n'est plus pédant, rien n'est plusinsupportable à l'oreille que d'émailler une phrase française de termesanglais ou allemands, prononcés exactement comme dans la langueétrangère. Si le mot pénètre chez nous, il doit s'harmoniser avec laprononciation française. Mais comment se fera l'assimilation ? Autrefois la question ne se posait pas. Tous les néologismes arrivés del'étranger étaient transmis par la parole : leur orthographe, dans leurlangue d'origine, ne comptait point. Les sons étrangers étaient renduspar les sons français les plus voisins, l'accent tonique étaitconservée les finales étaient assimilées à des désinences connues, etsouvent l'étymologie populaire brochait sur le tout. Ainsi l'ancienalsacien sûerkrut (prononcez : soueurkroutt) s'est altéré en choucroute, parce qu'on a pensé au chou. - Le point de départ étaittoujours la prononciation étrangère. Plus récemment roastbeef et beefsteack furent modelés sur laprononciation anglaise, mais on laissa tomber le t du premier et l's dusecond. L'orthographe finit par suivre, et on écrit aujourd'hui depréférence rosbif et bifteck. De nos jours la question est plus complexe. Par suite de la diffusiondu journal et du livre dans toutes les classes de la société, lesnéologismes étrangers ne sont plus transmis à la majorité du public parla voix et par l'oreille, mais bien par l'écriture, par la vue. Avantde les avoir entendus, le peuple commence par les épeler, et il les litnaturellement, tant bien que mal, à la française ; en revanche, leshommes de sport et les gens cultivés continuent, pour la plupart, àmodeler la prononciation de ces mots sur celle de la langue d'origine(généralement l'anglais). Ces deux courants produisent une série dedoublets - suivant le milieu social : high life, meeting, toast, parexemple, sont prononcés par les uns higuelife, métingue, toâste, et parles autres haïlaïfe, mitigne (ou mitine), toste. Si le linguiste avait à émettre un avis, ce n'est pas - pour une fois -au peuple qu'il donnerait raison ; car l'orthographe, à ses yeux, n'aqu'une importance minime : comme la rime pour le poète, elle doit obéiret suivre la prononciation. Le sens aussi peut être altéré. Et d'abord, un mot étranger n'a guère chance de s'implanter dans unelangue, s'il n'apporte pas avec lui une idée nouvelle ou s'il nedésigne pas un objet nouveau. Avions-nous besoin – a-t-on dit - dechallenge et de match, quand nous possédions défi et concours ? Maisces mots ne sont pas synonymes : le challenge est un « défi sportif »,le match un « concours sportif », ce qui est bien différent d'un défiordinaire ou d'un simple concours. N'en déplaise à Viennet, le sportest tout autre chose que le plaisir, et nul ne s'avisera de confondrele groom avec le valet d'écurie. Et ne rirait-on pas au nez du Monsieurassez « pompier » pour appeler arène le turf (4) de Longchamps ? Tous ces termes sont donc utiles. On aurait pu créer les équivalentsexacts avec les seules ressources de la langue : c'est incontestable.Mais le fait ne s'étant pas produit, force est bien de les acceptercomme pis aller, en nous rappelant, pour nous consoler, que beaucoup demots anglais nous ont été empruntés au moyen âge et que nous exerçonssimplement, à leur égard, le droit de reprise. L'anglais challenge,entre autres, vient de l'ancien français. Parfois, la ressemblance est fort lointaine entre le mot français etson père étranger. Dock signifie « entrepôt », en français, et « bassin» en anglais. De l'autre côté de la Manche, le square est une placecarrée, le tramway un chemin à traîneau, le wagon un tombereau. Quantau snob - suprême ironie! - il désigne, dans l'argot des artistes, le «philistin », l' « épicier » de nos rapins. Voilà un terme qui asingulièrement gagné en « chic » en traversant le détroit ! On le voit, même lorsqu'elle emprunte, la langue française est encorecréatrice. ALBERT DAUZAT. NOTES : (1) M. Michel Provins a déjà hasardé « aérobus ». (2) C'est, notamment, l'opinion du « Dictionnaire général » de MM.Hatzfeld, Darmesteter et A. Thomas. (3) Dans une lettre publiée par le « Bulletin de l'Association desabonnés au téléphone », juin 1906. (4) Ce mot, d'ailleurs, a perdu du terrain dans le monde des sports, eta vu se dresser en face de lui divers concurrents. |