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DAVID,Paul : L’ouvreusede loges(1832).
Saisie du texte et relecture :S. Pestel pour lacollectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (10.IV.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux:nc) de  Paris ou le livre descent-et-un. Tome quatrième.- A Paris: Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,MDCCCXXXII.- 401 p.; 22 cm.
 
L'ouvreuse des loges
par
Paul David

~*~

       
Voici un sujet de théâtre, sur lequel il est impossible de faire del’érudition. Les Romains et les Grecs, toujours cités en fait de chosesd’art, et toujours admirables quand il s’agit de l’art en lui-même,n’avaient pas l’idée d’une ouvreuse de loges. Comment auraient-ilscompris cette mesquine invention de nos siècles d’argent, eux dont lamagnificence large et éclairée ouvrait un cirque à vingt millespectateurs, et faisait applaudir Aristophane ou Térence à tout unpeuple, assis sans distinction sur les vastes dalles de leurs théâtresgéants ! Dans ces jeux des hommes forts, où l’arène rugissait avec destigres, étincelait du fer des gladiateurs, puis se changeait en lacimmense où combattaient des vaisseaux, où trouver place pour cespetites restrictions fiscales, pour ce privilége qui nous talonnepartout, et se déploie avec tant d’empire dans nos salles de cartondoré ? Hélas ! en vieillissant, le monde se polit et se rapetisse. Lesanciens avaient des grilles de fer à leurs cirques, et pour gardien unbelluaire aux cheveux crépus, aux bras tachés de sang ; nous avons desouvreuses élégantes et polies, portant aux mains des bouquets defleurs, et leurs clefs au bout d’un ruban !

Dans les provinces, où sont restés encore quelques vestiges défigurésde l’antiquité, une ouvreuse de loges a peu d’influence. Le spectateurpaie à la porte et va s’asseoir, comme il le peut, sur quatre rangs debanquettes. L’aristocratie de l’argent, seule reconnue au théâtre, ases loges inféodées, dont elle garde la clef dans sa poche, et le roipopulaire de tout ce monde dramatique règle lui-même les raresdifférents qui peuvent s’élever. Mais à Paris ! ville théâtrale, oùtout le monde pose au sortir du lit, où le cabinet d’un directeur a seshuissiers qui vous repoussent comme au ministère, et les solliciteursdes audiences signées du secrétariat, il y a tout un monde de commis,d’employés, de subalternes échelonnés par ordre hiérarchique, entre lepublic et l’entrepreneur de ses jouissances. Tout est pour le mieux, etla centralisation n’est pas un mot. Qui voudrait s’en plaindre ? Lacentralisation est une belle femme pleine de vices, que ses adorateurslui pardonnent en l’admirant. A vous donc, provinciaux, le spectacle àbon marché, la liberté de circuler dans vos salles désertes ; à nous,les loges de six personnes où trois hommes étouffent de gêne et dechaleur ; à nous, les billets d’auteur pour lesquels on n’a pas encoreinventé une place ; à nous, les petitsbancs, le journal-programme, les stalles de six pouces,et les ouvreuses.

Si j’avais à faire la statistique morale d’une grande ville, par uncôté saillant, je choisirais ses théâtres ; si j’avais ces théâtres àclasser dans l’ordre de la civilisation, je me mettrais, pour coupercourt, à observer l’ouvreuse de loges. C’est elle en effet qui voit leplus et doit juger le mieux. C’est un être abstrait, multiple, divers,qui regarde en même temps le monde réel et le monde de la scène ; quiconnaît, du rideau, le devant doré, brillant, lustré, officiel, etl’envers d’un gris sale, troué, confus, plâtré, en papillotes. C’est unobservateur partout dans la même minute, et doué d’une organisationmobile ; il rit aux Variétés, il écoute danser à l’Opéra, il juge unpoint d’orgue aux Bouffes, il bâille à l’Odéon, il frémit à la Gaîté,il répète un pont-neuf au Vaudeville, il s’éteint avec les derniersrayons du Théâtre-Français. Et tout cela, confusément, interrompu, parbouffées, comme dans un rêve ; se levant avant la péripétie, manquantl’exposition, n’ayant jamais entendu une ouverture, voyant cent foisdans un ballet trente jambes gauches et pas une jambe droite, selon quesa place est clouée à telle porte ou vis-à-vis telle lucarne ;voyez-vous quelle confusion dans cette tête ! que de lacunes dans cetteintelligence ! au grincement d’une serrure se mêle un lambeau demélodie suave ; derrière un carreau de vitre, à travers les plumeséchevelées d’un béret, un pas de Taglioni, un entrechat de Montessu ;au milieu du bruit des pas dans le couloir, des murmures énergiquesqu’arrache aux victimes d’un long dîner, ce mot : Plus de place !quelque admirable farce d’Odry, coupée en deux par un bruyant éclat derire. La plus malheureuse encore est l’ouvreuse du Gymnase, qui écouteà loisir sept vers détestables d’un couplet ; le huitième amenait lapointe et faisait passer le reste ; une porte s’ouvre, plus rien !

Vous est-il arrivé quelquefois, l’été, en respirant sous les arbres duboulevard, de suivre cette ligne de théâtres, qui s’étend de l’Opéra au Petit-Lazari? Avez-vous pensé à ces deux points extrêmes de la civilisationdramatique, à ces deux pôles de la misère et du luxe, à ces deuxplanchers de bois, dont l’un ferait envie aux capitales de l’Europe,l’autre la risée d’une sous-préfecture ? Vous le connaissez ce Paris sivarié, si extrême en tout, et pourtant avez-vous cru traverser la mêmeville, selon que vous admiriez au Marais cette foule en guenilles, aurire bruyant, aux mains noires, se presser à l’entrée de quelque cabaneplâtrée, décorée du nom de théâtre, ou qu’au boulevart Italien, vousadmiriez ces hauts chasseurs à épaulettes, ces chevaux frisques, cesmarche-pieds de velours, s’empresser, se cabrer, se dérouler, etquelque gros homme triste, quelque femme frêle et parfumée allantéchanger les coussins d’un landau contre les coussins d’une loge. Ehbien ! ce contraste n’est rien, comparé au contraste des ouvreuses.Observez et jugez.

Si vous entrez aux Funambules (et je ne vous conseille pas d’y aller en partie, avec larésolution prise de tout trouver détestable et de tout vanter lelendemain croyant faire des dupes) ; si donc vous allez voir Debureau,non sur la foi d’un article de journal, mais pour admirer en consciencele plus grand comédien de Paris, je vous recommande l’ouvreuse despremières loges du côté droit. Cela coûte trois sous de moins que lecôté gauche, parce qu’il y a plus de place, parce que vous verrez mieuxla scène et que vous risquez d’être côte à côte avec le peuple. Pourmoi, je ne vais que là. Vous remarquerez une dame d’un âge raisonnablequi se nomme madame Galard ; vous vous mettrez auprès d’elle, car saplace est dans la salle, vous lui offrirez du tabac, et vous tâcherezde lier conversation en attendant l’entrée de Pierrot. Si votre air estle moins du monde goguenard, content de vous, moqueur, je vous enpréviens, elle vous toisera d’un coup d’oeil, vous indiquera poliment etfroidement votre place et coupera court à vos avances. Mais si vousprenez une figure convaincue et curieuse comme l’exige le lieu, surtoutsi vous avez cette aisance d’habitué qui ne s’acquiert pas du premiercoup, elle vous mettra, d’un tour de main, au courant de mille chosescurieuses. Elle vous donnera le nom, l’adresse, l’état social et lesmoeurs des directeurs, auteurs, décorateurs, machinistes, musiciens etmaîtres de ballet. Vous saurez l’histoire secrète des coulisses, lesintrigues d’amour-propre ou d’amour ; pourquoi mademoiselle Charlotte acédé à sa soeur un rôle travesti dans le vaudeville ; pourquoi M.Debureau (car la pauvre femme en est encore à accoler à cette grandecélébrité le nom prosaïque de monsieur) est fidèle à son éternellefarine ; comment il a refusé les séduisantes propositions desentreprises rivales ; pourquoi jamais il ne consentit à prendre un rôleparlé, comprenant bien, le grand homme ! que lui, sublime acteur dansune personnalité qu’il a trouvée, serait tout au plus un talentmédiocre dans les conditions ordinaires du drame. Elle vous dira lesbienfaits de la révolution de juillet, ne laissant qu’un titre menteuraux Funambules, et substituant aux deux X de la corde roide, auxchandelles portées par les nègres du faubourg, les pompes réservées auxthéâtres royaux, l’opéra, le ballet, la comédie, et bientôt le dramehistorique. Vous apprendrez comment la réputation de Debureau a grandien quelques années, comment la presse l’a révélée il y a six ans, et,tout en bénissant les recettes grossies, l’ouvreuse riradédaigneusement avec vous de ces ricaneurs du balcon qui viennentsottement insulter de leur faux goût à la belle et naïve joie de toutce peuple.

Vous aurez ici une remarque importante à faire. Madame Galard dit nous, en parlantdu théâtre des Funambules. Elle ne sépare point sa fortune de celle del’entreprise ; elle dira : « Nousavons eu du bonheur ce mois-ci ; presque tous les soirs, salle pleine,et le dimanche, entrenos deux représentations, plus de six cents francs. – Nous allonsremonter l’Hommesauvage. Belle pièce ! un des triomphes de M. Debureau. –Que d’argent nous avons fait avec Ozella! mais aussi, c’est à un monsieur des Nouveautés que nous l’avionscommandée ! – Nous allons retirer notre Boeuf enragé. Certainementc’est beau ; on ne peut pas dire le contraire, mais, voyez-vous, c’estbien connu. Tout Paris le sait par coeur ! »

Il y a mille lieues de cette existence identifiée avec le théâtre oùelle se passe, ne faisant qu’un avec l’administration, touchant dans lamain au régisseur en chef, parlant familièrement avec l’acteur qui faitrecette, donnant de sages conseils à la jeune première, et cette viemercenaire et isolée d’une ouvreuse de l’Opéra, qui n’a jamais vu deprès M. Veron, et qui pourrait se soucier fort peu du grand succès de Robert le Diable,si l’assiduité de la foule n’était aussi pour elle un bénéfice dechaque soir. Celle-là, soyez-en sûr, ne vous dira pas nous, en parlantde M. Meyerbeer, comme madame Galard de M. Laurent, le faiseur depantomimes. – Vous avez sans doute ouï parler d’une servante de curéqui congédiait les pénitentes de son maître en disant : « Aujourd’hui nous ne confessonspas ; »  – mais vous comprenez bien que le valet de chambred’un archevêque sait trop son monde pour répondre au proviseur d’uncollége : Nous n’irons pas chez vous, confirmer, demain.

Du boulevart du Temple sautez sans transition au théâtre Italien. Làvous trouverez l’ouvreuse accoudée sur de moelleuses banquettes, vivantdans une atmosphère tiède et toute empreinte des légères senteursqu’exhalent des fleurs rares. Elle est merveilleusement harmoniée à lasociété qui l’entoure. Ses manières ont un air de convenance et dedignité remarquables ; elle vous rappellera tout-à-fait ces valets degrande maison, si affables pour les égaux de leurs maîtres, et quiréservent aux autres l’accueil et le ton protecteurs.

L’ouvreuse de Favart est une victime de la révolution de juillet. Rienau monde ne lui rendra ce parfum d’aristocratie, cette bonne odeur deparchemins, et ces belles manières d’outre-ponts qui faisaient de cethéâtre un salon de musique pour les honnêtes gens.C’est son expression pour les désigner. Aujourd’hui, elle a perdu legoût, la poésie de son état, et, recueillie en ses souvenirs, ellepleure les anciens jours avec amertume. C’est le type le plus fidèle dudévouement à la légitimité. Un intérêt blessé l’a jetée dansl’opposition ; au besoin, elle écrirait dans la Mode, et M. deGenoude est son prophète. Surtout elle abaisse un triste regard sur cebeau tapis rouge que M. Robert réservait au peuple crotté de juillet,et que trois mois de grosses bottes et de socques boueux ont plusfatigué que ne l’auraient fait en dix ans le soulier mince et lechausson de satin de la restauration. Elle gémit en écoutant le bourdonmélodieux de Lablache, la voix instrumentale de Rubini, regrettant devoir jeter de si belles choses à de tels connaisseurs. Les équipages dela porte, elle sourit de pitié à voir leurs panneaux ornés d’un chiffremesquin, pensant à ces belles armoiries dont chaque jour le secret s’enva. Toute sa consolation est dans le foyer, où les dames ne vont pluset qui reçoit chaque soir l’élite des hommes purs dans les deuxchambres. Elle saisit au vol les excellentes choses qui s’y débitent,les bons principes glissés entre l’annonce d’un début et la savanteappréciation d’une Cabalettade Rossini. Elle admire avec quelle facilité miraculeuse ces martyrslarmoyants des barricades, après avoir gémi dans l’après-dînée sur lesmalheurs du roi Charles et l’exil du pauvre enfant, se consolent lesoir, lavant leur visage triste, selon le conseil de l’Évangile, etretouchent leurs cravates devant les glaces, devisant entre eux debals, de musique et de fins soupers. L’ouvreuse est avide de cesinstructions édifiantes et, ses clientes l’attendent un quart d’heuredans le couloir.

Nous voici arrivés à la monographie de l’espèce ouvreuse. Jusque-là,nous n’avons considéré que des sommités échappant à l’analyse par leurnature d’exception.

Le caractère dominant chez l’ouvreuse est l’intelligence. M. deSpurtzheim et Lavater, le premier, en tâtant les crânes, l’autre, enobservant les lignes du visage, n’ont pas mieux compris l’homme, nisaisi avec une sagacité plus rapide ses bons ou ses mauvais penchants.Un coup d’oeil suffit à l’ouvreuse pour vous classer, soit dans votreposition sociale, comme banquier, artiste, avocat, médecin, épicier,Saint-Simonien ; soit dans vos rapports de famille, comme père, mari,frère, amant ou cousin. Il est bien rare que ces appréciations sifugitives ne soient pas exactes, et si vous voulez un peu réfléchir,vous comprendrez tout de suite que la profession d’ouvreuse ne seraitplus possible sans l’emploi de cette seconde vue, qui ne se développequ’à la lueur du gaz. Il est bon de vous dire que, le jour durant,c’est un être tout-à-fait commun, soumis à se mouiller quand il pleut,à souffler ses doigts pendant la gelée, et que vous coudoyez cent fois,sans que le moindre signe un peu remarquable vous fasse apercevoir quevous passez à côté d’une notabilité.

Mais le soir arrive et avec lui le règne des femmes. Les affaires, quitout un jour ont ridé le front des hommes, sont remises au lendemain.On réfléchit à l’emploi d’une soirée, et quoi de meilleur pour dévorerces longues heures de brouillard et de froid que le théâtre, seulplaisir dont la vogue ait quatre mille ans de date, sans menacer des’affaiblir ? Je parle contre l’opinion des directeurs et desjournalistes ; mais je n’ai pas les mêmes raisons que ces messieurs,pour croire à la ruine de l’art dramatique, n’ayant pas plus decapitaux à compromettre que d’ouvrages morts à déplorer.

Vous arrivez donc au théâtre, et voici qu’à peine échappés aux cerbèresaboyants de la porte d’entrée, c’est à l’ouvreuse que sont confiés vosdestins. Vous êtes à elle pour quatre heures. Prenez garde ! votre air,votre tournure, vos inflexions vocales en faisant valoir vos droits, lebillet à la main, vont décider du plus ou du moins de bien-être dontvous jouirez. Un geste, un regard vous condamneront à n’entrevoir lascène que de côté, derrière un double rang de chapeaux étagés d’énormes dahlias,ou vous auront valu de choisir enter une loge placée de face, solitudephilosophique où vous pourrez méditer, et la société de deux jeunesfemmes, qui vous feront place avec empressement. Votre amour-proprefera son profit de la réception.

La finesse du regard d’une ouvreuse va plus loin que vos traits ; ellefouille insolemment dans vos poches, elle perce le filet de votrebourse, elle en voit le contenu ; surtout elle sait apprécier avecquelle facilité vous pouvez en faire glisser les coulants, ou si lenoeud des cordons est tellement serré, qu’il soit impossible de ledéfaire. D’abord, c’est par un refus qu’elle vous éprouve : « Toutes ses places sontlouées, toutes ses loges sont remplies, » et au besoin une feuilleparaphée, un écriteau mis au-dessus de chaque porte, vont lui servir depièces à l’appui. Mais essayez de la séduction, et après un moment deréflexion savamment calculée, il y aura encore un petit coin ; uneloge restera vide qu’elle avait oubliée de proposer à monsieur. Puis,c’est le petit banc,qui vous arrive, offert avec une profonde connaissance du coeur humain.N’ayez pas peur qu’elle vous dise : Voulez-vous un petit banc ? – Elles’adresse à madame, et lui dit d’un air naturel : Madame veut sansdoute un petit banc ? Cela n’a pas l’air d’une offre de services, c’estun désir qui ne pouvait manquer d’être exprimé, et qu’elle a le mérited’avoir prévenu. Alors, libre à vous de mieux aimer dix sous dans votregousset, que de reconnaître un procédé si délicat ; mais si vousrefusez, un air froid et poli sera votre première punition, enattendant une occasion meilleure, et si vous revenez au même théâtre,vous pourrez, comme certain ministre de la restauration, dont le nomm’est échappé, apprécier la distance énorme qu’il y a du droit à la convenance.

Puis viendra la longue série des impôts volontaires en apparence, etforcés en réalité. C’est un bouquet de fleurs que votre compagne nepeut se dispenser de sentir... et de garder ; c’est votre manteau donton vous débarrasse avec vitesse ; c’est le châle et le chapeau demadame ; c’est votre parapluie soigneusement mis à l’écart, à côté devos claques qui vous fatigueraient les pieds, c’est lejournal-programme ; c’est la facilité qui vous est offerte de nequitter le théâtre pour aucune raison. Tout cela vaut de l’argent, ettout cela est laissé à l’arbitraire, pour que votre caractère ait leloisir de se déployer en bien ou en mal. L’expérience est choseprofitable quand on possède la mémoire des physionomies. Au reste, ilvous faut savoir que l’administration ne donne rien à l’ouvreuse, quela chance de ces bénéfices incertains ; et malgré ce défaut d’avantagesfixes, ces places sont recherchées avidement. Dans plusieurs théâtres,même, la vénalité de cette charge a survécu à 1789. Ceci vous expliquecomment, si vous vous adressez, pour entrer dans une loge, à l’ouvreusequi ne la compte pas dans sa division, elle vous priera d’attendre leretour de sa compagne, et se gardera bien d’empiéter sur ses droits. Lafinesse n’empêche pas la probité.

L’ouvreuse déteste le journaliste, d’instinct et cordialement. D’abordle journaliste est garçon ; il n’a pas de femme à laquelle on puisserien offrir ; sa maîtresse, il ne la conduit jamais à son théâtre. Etpuis, je ne sais si ce droit d’occuper toutes les places sans payer àla porte, ne paraît pas un abus à l’ouvreuse, bien qu’elle soitmalicieusement habile à le restreindre dans son exercice. Ne serait-cepas encore que l’opinion émise par ces fiers critiques,comme dit Beaumarchais, sur les pièces qu’elle aussi est appelée àjuger, lui inspire une certaine antipathie contre ses auteurs trop outrop peu indulgents ? Pour moi, j’avoue qu’obligé de choisir entre cesdeux autorités également respectables, c’est peut-être à l’ouvreuse queje donnerais la palme du criticisme. Elle sait à quoi s’en tenir sur l’ouvrage puissant et large,sur le drame hors deligne, qui ont fourni quatre recettes de cent écus, et «la pièce assez médiocre sauvée par le jeu des acteurs », qui, parvenueà la centième représentation, remplit encore la caisse. O messieurstels et tels ! ô grandes illustrations dramatiques ! ô académiciensennemis du romantisme ! ô jeunes hommes qui placez Racine et Corneilledans les fossiles ! quel bonheur pour vous tous, que les feuilletons nesoient pas faits par les ouvreuses, qui n’ouvrent rien quand vous êtesaffichés !

La politesse, le savoir-faire et la complaisance varient chezl’ouvreuse, selon chaque théâtre, et à divers degrés. J’ai formulésoigneusement la proportion, et je crois pouvoir indiquer l’apogée deces qualités dans les couloirs de Feydeau, et leur somme inverse auxportes des loges du Gymnase. C’est à ce théâtre, aristocratique parexcellence, et privilégié pour l’ennui, que l’ouvreuse trancheadmirablement par ses manières sèches, hargneuses et souvent impolies,avec le répertoire ambré, les acteurs de sucre de pomme, et lesspectateurs confits de l’endroit.

Voici la partie la plus délicate du sujet. Nous avons à considérer lesmoeurs publiques dans leurs rapports avec les loges fermées. Il faudraitêtre vrai, sans risquer de se brouiller avec personne ; mais unsouvenir est là, qui me gêne comme la conscience d’un malhonnête homme.Pour avoir parlé, en 1818, d’un billet doux glissé parune ouvreuse, au théâtre de Bordeaux, M. de Jouy, l’ermite voyageur enprovince, fut actionné devant les tribunaux compétents par la victimede ses observations. Or, comme il y a à Paris, quelque dix-huitthéâtres, dans chacun à peu près dix ouvreuses, et que les juges de1832 ont trop d’affaires pour s’occuper promptement de ces misères,absorbés qu’ils sont par les écrivains séditieux, je ne me soucie pasde rester quelques mois sous le poids d’une accusation de calomnie, etje me vois forcé d’être extrêmement circonspect là-dessus : il est bond’ailleurs de laisser quelque chose à deviner.

Une ouvreuse de loges ne glisse point de billets doux ; d’abord, parcequ’il n’y a plus de billets doux, ensuite, pour éviter le doubleemploi. Pourquoi, s’il vous plaît, demanderiez-vous à une femme unquart d’heure de tête à tête, quand vous avez toute une longue soirée àvous presser contre elle, à écouter son souffle, à partager sesémotions ? une loge, n’est-ce pas un boudoir commode à soupirer ? quelvalet intelligent, quelle adroite femme de chambre eussent mieuxdisposé cet espace étroit, où vous pouvez faire de l’éloquence avec desyeux où des pantomimes ? Voyez-vous comme toutes ces chaises sontplacées avec art, comme l’éloignement de ces banquettes est tour à tourindulgent ou convenable ? Point de voisin qui vous gêne, point delaquais incommodes, penchés sur une porte entrebaillée, et cherchant àvous surprendre. Vous êtes chez vous, et plus en sûreté : l’ouvreuse nevous regarde pas, ne veut pas vous regarder ; l’ouvreuse a vingt logessous sa surveillance. Je sais bien que personne n’est mieux placéqu’elle, et si l’habitude ne lui avait affadi tout le sel de cesdécouvertes de hasard, elle aurait, certes, matière à raconter. Il y aune charmante chanson de M. Scribe, qui a couru manuscrite dans lemonde, et que je ne vous dirai pas. Si les belles dames du Gymnase quila connaissent, savaient que c’est l’auteur du Diplomate qui l’afaite, sans doute après un déjeuner de garçons, elles seraient de forceà lui en vouloir. Eh bien ! la singulière position du héros de cettejoyeuse folie, est justement celle que tous les soirs une ouvreuseoccupe sur une plus grande échelle. Mais pour elle, c’est le pâtéd’anguilles, devenu insipide à force de se répéter.

Il est tard quand vous entrez au théâtre, et tout le monde est arrivédéjà. Vous reconnaissez une ouvreuse qui vous sait par coeur et qui vousplacera à votre fantaisie. Vous avez gagné ses bonnes grâces, etl’ouvreuse possède éminemment la mémoire du coeur. Sans lui rien dire,elle a deviné votre idée. Parmi les loges, une est restée vide. Vousauriez là le premier rang, vous seriez libre, et pourtant ce n’est pascette porte qu’elle va vous ouvrir. Plus loin, dans une baignoire, deuxdames seules, ou bien une jeune femme avec son mari qui dort, ou encoreun vieux bourgeois, flanqué de ses deux demoiselles, c’est là quel’ouvreuse vous introduit. Elle sait qu’au théâtre vous tenez moins àécouter la pièce qu’à jouir de la société ; d’ailleurs, habitué fidèle,vous êtes blasé sur le répertoire, et vous vous contenterez de voir àpeu près. Cette haute faveur n’est accordée qu’à un très-petit nombrede personnes. Il faut bien du temps et des attentions avant d’en venirlà !

Pour éviter les rapports trop intimes, trop exclusivement complaisantsde l’ouvreuse avec le public, et aussi, pour balancer les petitsprofits des hautes places avec les gros bénéfices des loges du premierrang, l’administration fait, de mois en mois, voyager ces dames du paradis àl’orchestre, et réciproquement. Cela n’empêche en rien que la liste unefois épuisée, ce roulement, à la façon des Cours royales, ne ramèneauprès des fidèles de vieilles connaissances dont ils savent tirer bonparti. Les quatre ouvreuses du balcon de l’Opéra ont seules leprivilége d’y demeurer à poste fixe. Encore est-ce un abus del’ancienne direction que M. Veron parle déjà d’abolir. Ce serait lemoyen d’établir légalement ces distinctions aristocratiques, qui déjàdans le monde empêchent l’ouvreuse de l’Opéra de fréquenter l’ouvreusedu Vaudeville. C’est bien le moins que l’égalité règne entre desconditions semblables.

Dans tous les sujets, même les plus frivoles, il y a des choses gravesà observer, surtout lorsqu’une société s’en va comme la nôtre, faute demoralité, de croyances religieuses et de foi en l’avenir. Par malheur,dans les conditions de ce titre, la transition serait trop brusque dequelques plaisanteries inoffensives à des tableaux d’une crudité plusqu’énergique. Je laisse à l’imagination le soin de parcourir à son aisele vaste champ des conjectures, ou plutôt à l’observation de comblerune lacune forcée que je m’impose. Le résultat de ce travail facile,sur les moeurs de notre époque, paraîtra au moins inattendu. Qu’onessaie de suivre jusqu’au bout la donnée effleurée par ce titre : une Ouvreuse de loges,et dans tous les cris de vertueuse indignation contre nosbisaïeuls,  il y aura quelque adoucissement. C’est dansl’étude sérieuse des moeurs modernes qu’il faut chercher la vérité destableaux faits de nos jours sur l’histoire d’il y a cent ans. Onentasse aujourd’hui des mémoires où l’on flétrit largement lacorruption des derniers siècles ; et il se dépense tant d’indignationcontre le vice en perruque poudrée, qu’il n’en reste plus contre levice habillé par Staub !

Essayez donc de prendre l’ouvreuse sur le fait, moins dans sesattributions avouées que dans sa tâche officieuse ; voyez tout ;expliquez-vous tout ce mécanisme savant de placements et de places,tout ce trafic de positions relatives, et puis dites si nous avonsbeaucoup gagné à voiler d’une gaze nos vices publics et nos débauchessecrètes. Je voudrais bien vous précéder ou vous suivre, mais encoreune fois, je ne dis rien de peur de dire trop.

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Comme il faut en tout une moralité, je vais vous dire celle que j’aitrouvée. Le monde, c’est une baraque en planches où l’on joue lacomédie sans spectateurs. Tous les hommes ont un rôle dans ce drameinnombrable et éternel. Les uns se drapent à l’antique, d’autres rêventl’avenir couverts d’habits retournés ; ceux qui ont du flegme et despoumons déclament et sont vertueux ; ceux qui n’ont que des passions etdes vices se vautrent dans le grand bourbier malgré les sermons.Rousseau, le poète, vous a dit à peu près cela ; vous savez par coeur sabelle épigramme. Ce qu’il a oublié de vous dire, c’est qu’il y a aussides ouvreuses de loges à ce théâtre de confusion ; ce sont ceux quiméprisent les hommes, qui servent leurs passions pour les exploiter, etqui font leurs affaires en ne s’occupant que de celles d’autrui. Cesont, si vous voulez, les courtiers de mariage qui gagnent gros sur lesadultères futurs ; les courtiers de poivre et de cannelle qui trouventun bénéfice dans les malheureuses spéculations de leurs clients ; lesagents-de-change qui achètent des châteaux en signant à leurs dupes despasse-ports pour la Belgique, et, enfin, les courtiers de révolutions,si bons ménagers de celles qu’ils ne font pas.

PAULDAVID.