Aller au contenu principal
Corps
DELORD,  Taxile (1815-1877) : L’homme sans nom(1842).

Saisiedutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (06.III.2007)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol.  
 
L’homme sans nom
par
Taxile Delord

~ * ~

IL est une classe d’hommesque la société rejette de son sein, tribu maudite qui se perpétue dansle vice, caste anathématisée dont tout le monde évite le contact. Sousle péristyle des théâtres, chez le marchand de vin à double industrie,au milieu de tous les grands centres où la débauche s’étale sous lasurveillance de la police, on rencontre ces parias que l’on reconnaît àleurs traits flétris, à leur langage cynique, et même à leur costume.Leur existence est vagabonde ; ils passent d’une femme à l’autre pourun peu d’or ; ce sont les condottieri de l’amour ignoble, ils naissentde la prostitution comme ces insectes qui sortent de la boue ; ils enforment la partie la plus honteuse : c’est infamie de l’infamie, et lapourriture de la pourriture.

Pour écrire l’histoirede ces hommes, il faudrait avoir la verve de Juvénal, et s’adresser àun public du temps de Pétrone. Heureusement la société ne se complaîtplus à la peinture des moeurs impudiques : il y a des hontes tellementvieilles, qu’il suffit de les nommer pour les décrire. Cependant il estbon d’en rappeler quelquefois les principaux caractères ; cela devientun devoir dans une époque comme la nôtre, où la morale affaibliesemble, par un pacte tacite, avoir promis sa tolérance au vice, àcondition qu’il ne cherchera pas à lui disputer les dernièresconsciences sur lesquelles elle règne encore.

Lefameux laissez faire, laissez passer, des économistes est devenu unaxiome social ; ce n’est donc pas seulement dans les repaires infâmes,dans les lieux exceptionnels qu’il faut chercher le type que nousvoulons dépeindre. L’homme sans nom porte l’habit crasseux et le fracbrodé : il est pauvre et il est riche ; il est dans le salon et dans larue ; il est père, il est frère, il est époux ; il conduit à son brasune prostituée ou une duchesse ; il est jeune et il est vieux. On letrouve, en un mot, là où il y a de hideux partages d’amour, desconsentements achetés, de silencieuses faiblesses de coeur, de lâchescapitulations de conscience. Vous voyez bien que l’homme sans nom estpartout.

Croyez-vous en effet que nous aurionsconsenti à descendre de nouveau dans cette fange de la prostitutionpour le triste plaisir de faire un pendant au tableau de la fillepublique ; quelque porté qu’il soit à voir une compensation divine, uncôté moins affreux à toutes les misères humaines, l’esprit se fatigue àdécrire des infamies, à sonder perpétuellement des plaies. Nousn’aurions pas écrit cet article si nous n’avions pas jeté nos regardsau-delà de la boutique du marchand de vin. Qu’importe en effet aulecteur intelligent qui nous juge, de savoir comment on est l’amantd’une prostituée, comment on vend des contre-marques ou des chaînes desûreté, comment on est escroc le jour et souteneur le soir ? Cettecorruption, tout le monde la connaît parce qu’elle s’affiche. Elle estsi hideuse, qu’il est à peine besoin de la flétrir. Aussi n’est-ce passeulement de celle-là que nous voulons parler. Il y a des coeurs assezvils pour la pratiquer, il n’y a pas d’esprits assez habiles pour ladéguiser : elle se perpétue, mais elle ne fait pas de prosélytes ;circonscrite dans les basses classes de la population, elle estrégularisée par la police : c’est un fléau administré. Ses ravages nesont à craindre que dans les hautes régions sociales ; là, elle s’étendcomme une épidémie silencieuse, faisant d’autant plus de victimes, quepeu de gens croient à l’activité du mal et même à sa réalité en voyantla spirituelle assurance et l’élégante satisfaction des pestiférés.

Notreintention est plutôt de faire l’histoire d’un vice que celui d’unhomme. Nous retrouverons bientôt notre triste héros au coin de laborne, c’est ailleurs maintenant que nous allons le chercher. Le voici,entre les murailles nues d’une mansarde enfumée, où travaille une jeunefille. La misère est partout autour d’elle, dans les meubles délabrés,dans le réchaud qui grésille au fond de l’âtre, dans les yeux fiévreuxde la travailleuse. L’ange de l’innocence l’a protégée jusqu’à ce jourcontre la démoralisation de la faim : elle souffre, mais elle espère ;son âme n’est ouverte qu’aux sentiments honnêtes, et elle ne sait pasmême quelle idée attacher à ce mot : corruption. Malheureusement cetteenfant a pour père un ouvrier qui dépense au cabaret les deux tiers desa journée. Il sait qu’un voisin riche a fait des offres à sa fille, etlui en veut en secret de ne pas les avoir acceptées. Il est bourru,maussade, dur avec elle ; quand il voit que les plaintes indirectes,les mauvais traitements ne produisent aucun effet, il a recours àd’autres moyens. Il accepte les bienfaits intéressés du voisin, il luiemprunte de l’argent aux yeux de tout le monde, il affecte de lerecevoir chez lui, si bien que la jeune fille compromise, perdue deréputation, n’a plus qu’une ressource, celle de se tuer ou de sedérober à l’infamie par l’infamie. Si elle prend ce dernier parti, elleverra son père lui demander chaque mois, chaque semaine, l’argent qu’illaissera chez le marchand de vin. Ce père vivra heureux et sansremords. N’a-t-il pas établi sa fille ?

Dans l’étageau-dessous, c’est une autre corruption ; il y a là une famillecomplète, famille d’artistes ou de bohémiens : le père est musicien àl’orchestre des Funambules, le fils s’essaye dans la banlieue auxpremiers rôles du répertoire, la fille apprend à danser. Voilà dix ansque cette famille vit dans la misère, qu’elle s’habille d’oripeaux,qu’elle se nourrit d’espérances. Un beau jour la fille débute, elleobtient un grand succès, on lui fait des propositions de la part d’unbanquier ou d’un diplomate. Croyez-vous que le père, le vieil artiste,le musicien va se redresser dans toute sa fierté, et dire à ceux quimarchandent ainsi l’honneur de son enfant : « Retirez-vous, misérables! avec ce qu’elle gagne maintenant ma fille peut nourrir ma vieillesse; je ne veux pas, sur le point de descendre dans la tombe, tendre lamain à l’or de l’infamie ? » Croyez-vous que le frère, un jeune homme,un artiste, lui aussi, dont la mémoire est pleine de tous les plusbeaux sentiments du drame et de la comédie, va prendre en main la causede sa soeur et poursuivre de sa vengeance le riche insolent qui n’a pascraint de lui présenter la honte comme un marché ? Pas du tout. C’estle père qui se charge de débattre lui-même les conditions de l’ignobleengagement qu’on offre à sa fille ; c’est lui qui dresse la liste desmeubles qui lui seront donnés ; c’est lui qui fixe le nombre descachemires, et la valeur des parures. Oh ! l’excellent père nesouffrira pas qu’on fasse tort à sa fille du moindre collier, du pluspetit bracelet ! Il examine une à une toutes les pièces du trousseau,il sourit si les chemises sont de la plus fine batiste, si lesmouchoirs sont entourés de la plus belle dentelle. Remportez cevelours, monsieur le marchand, gardez ces fleurs, madame la modiste,tout cela n’est ni assez riche, ni assez frais pour ma fille qui vadevenir la maîtresse d’un millionnaire. Il presse le tapissier, ilcourt chez le marchand de meubles, il fait antichambre chez un notaire,car les notaires aujourd’hui passent de ces sortes de contrats ; leprix dont on paye sa fille, lui appelle cela une dot ; la somme qui luiest allouée à titre de pension, la manière dont il touchera sontrimestre, tout cela est clairement, nettement, formellement stipulé.Enfin tous les arrangements sont pris, on a terminé avec le tapissier,avec le bijoutier, avec la modiste, avec le marchand de meubles, avecle notaire, avec tout le monde ; le millionnaire s’est exécuté sansmurmure, l’époux n’attend plus que l’épouse. « Allons, mon enfant, disadieu à cette mansarde où tu vécus si longtemps chaste et pure ; laisselà ce tartan sous lequel se cachaient en frissonnant ta beauté et tajeunesse, ne prends pas seulement la peine de te regarder encore unefois à cette glace fêlée : riches appartements, châles de l’Inde,miroirs de Venise, tout cela t’attend, et c’est à moi que tu dois toutce luxe, c’est moi qui t’ai assuré tout ce bonheur ; souviens-toi demes conseils dans ta nouvelle carrière, ne va pas faire la fière aumoins, et garde-toi dans la prospérité d’oublier ton vieux père. »Voilà probablement le discours que ce vieillard tient à cette jeunefille, car que pourrait-il lui dire après ce qu’il a fait ? et cettenuit, cette nuit maudite, il rentre chez lui en trébuchant après avoirpayé à boire à ses amis, tandis que la triste fiancée, livrée à descaresses sans amour, se lamente peut-être au fond de son âme, et seplaint à Dieu de ce qu’il lui a enlevé sa mère !

Quantau frère, c’est bien une autre histoire. Il a eu sa part du prix decette virginité ; mais l’orgie, cette soeur de la honte, a eu bientôtabsorbé ce qui venait d’elle. Cependant il lui faut de l’argent encore,et toujours. Il frappe à la porte de son père, mais le vieillard a prisdes habitudes d’ordre ; il a un appartement propre, une bonne accorte,une cage pleine de serins, toutes les habitudes du rentier heureux ;aussi se hâte-t-il de renvoyer ce fils qui sent le vin et dont lessouliers tachent son parquet si bien ciré ; d’ailleurs il a tropd’expérience pour s’effrayer des emportements d’un jeune débauché. Ilconsigne donc l’aîné de sa race chez son portier, et à la troisièmetentative il lui donne sa malédiction et porte plainte au commissairede police. Alors Caïn se souvient qu’il a une soeur ; après une longuestation au cabaret du coin, il remonte son pantalon, croise son giletsur sa chemise tachée de bleu, nettoie son chapeau avec le pan de saredingote, et le voilà foulant bravement les tapis de sa soeur,l’appelant par son nom, sommant ses gens de l’introduire. Elle,pourtant, la pauvre fille, s’est élancée au-devant de ce frère qu’ellen’a pas vu depuis longtemps ; mais lui la repousse, il parle d’honneurtrahi, d’affront fait au nom qu’il porte, de désordres qui nuisent à saconsidération dans le monde ; il crie, il s’emporte, il menace, jusqu’àce que sa soeur, comprenant enfin ce que signifient cette susceptibilitérogomisée, cette colère tardive, cette indignation feinte, achète latranquillité pour un peu d’or. Pendant plusieurs années le frère vitaussi du prix qu’il met à son éloignement ou à son silence, et celadure jusqu’à ce qu’un matin brumeux l’ignoble cabotin, étendu sur laglace devant la porte d’un bouchon, se fasse écraser par la charrettede quelque maraîcher !

Vous entrevoyez déjàl’interminable série des turpitudes de l’existence intime. Jusqu’icinous n’avons choisi nos exemples que chez des gens qui, à tout prendre,ont encore pour semblants d’excuse le manque d’éducation et la pauvreté; mais que dire de ce mari notaire, agent de change, banquier oumédecin, qui sait qu’au cou de sa femme brille une parure qu’il ne luia point achetée, et qui, préférant sa bourse à son honneur, oublievolontairement de lui en demander la source ? Que penser de ce chef debureau qui envoie sa femme, jeune et belle, solliciter un avancementauquel il n’a aucun droit, et qui ne plaide pas en séparation aprèsl’avoir obtenu ? Ainsi donc dans cette maison où habitent toutes lesclasses de la société, nous avons rencontré partout la même corruption,depuis la mansarde de l’ouvrier jusqu’à la loge du portier, qui a soind’envoyer régulièrement sa fille de dix-huit ans porter ses lettres aulocataire du premier, vieux et riche célibataire qui prend la tailledes jeunes filles sous prétexte de leur caresser le menton. Nous n’enfinirions pas si nous voulions faire la statistique de toutes lesambitions, de toutes les cupidités qui spéculent sur le déshonneur. Quesont la plupart de ceux qui arrivent par les femmes, sinon des hommessans nom absous par la fortune ? Certes, si quelque chose peut excuserla corruption de la borne, c’est bien cette idée qu’elle existe aussigénéralement dans un monde plus élevé. Cependant, comment décrire etcomment faire comprendre cet homme qui consent à vivre des hideuxlabeurs de la prostitution, qui les encourage, qui les protége, qui enpartage le salaire, et qui le fait servir à la satisfaction des plusabjects instincts de l’humanité, à la paresse, à l’ivrognerie, à lagourmandise ? Comment faire l’histoire de cette dépravation qui a unpied dans tous les bagnes, un autre dans tous les lupanars ? Avant depénétrer dans ce chaos obscène, dans cet enfer de la morale, nouscherchons vainement à allumer dans notre âme cette faible lueur decompassion qui éclaira quelques-unes des pages de la vie de Mariette.Peut-être cette compassion invoquée arrivera-t-elle plus tard. L’amantde la femme sans nom n’est-il pas mort sur l’échafaud ?

C’estdonc lui que nous allons prendre pour type. Aussi bien, en parlant desa maîtresse, avons-nous esquissé quelques-uns de ses traits. L’acteursecondaire autrefois va maintenant jouer le rôle principal ; l’hommesans nom est sur la sellette ; faites sortir pour un moment lesfemmes, les enfants, tout le public inutile ; à proprement parler, nousallons faire de la littérature à huis clos.

Crochard,qui devint plus tard célèbre sous le nom de Main-Fine, était filsd’un chiffonnier et d’une chiffonnière, c’est-à-dire qu’il n’eut à peuprès ni père ni mère, car il fut complétement privé de ces soins et decette tendresse qui font la paternité ; dans ce monde misérable, laplupart des mères n’allaitent pas leurs nouveau-nés, c’est l’État quise charge de ce soin. Dans toutes les grandes villes, il y a desétablissements où l’on fait nourrir les enfants du pauvre par la femmedu pauvre. Quand le malheureux rejeton, soigneusement noté et étiqueté,est en âge d’être sevré, on le rend à ses parents ; mais souvent leprolétaire est trop misérable pour vivre en famille. On a fait ménagependant quelque temps, mais la misère survient qui prononce un fataldivorce, et chacun reprend la hotte qu’il a apportée dans la communauté; on se partage les chiffons recueillis pendant la nuit dernière, etl’on se dit adieu quelquefois la larme à l’oeil, quelquefois aussi lesourire sur la bouche. L’enfant ne retrouve donc ni père ni mère aulogis, alors on le ramène à l’hôpital. Ou bien, s’il a encore assez debonheur pour rencontrer encore le couple paria qui lui a donné le jour,il prend place au foyer, et la mère, après avoir passé la nuit àfouiller la boue des ruisseaux, prend son fils dans ses bras, etdemande l’aumône le jour. Ainsi firent les parents de Crochard. Commentil vécut jusqu’à quinze ans, Dieu seul peut le savoir ; ce qu’il y a decertain, c’est qu’à cet âge, nul ne possédait mieux que Crochard cettegaieté sombre, ce triste scepticisme, cette dépravation précoce etfatale des sens et de l’esprit contre laquelle les fils du prolétairecherchent longtemps à se débattre, mais qu’ils ne peuvent parvenir àsecouer. A quinze ans, il avait la richesse et la science de tous ceuxqui n’ont rien et qui ne savent rien, l’envie ! Il vivait de ce qu’ilgagnait en ouvrant la portière des fiacres, ou en vendant sa place à laqueue des théâtres, saluant ironiquement ceux qui le payaient bien,injuriant sans vergogne ceux qui ne le payaient pas, spirituel etméchant comme tous ceux qui n’ont pas d’autre muse que la faim. Unsoir, une femme du trottoir remarqua en passant sa bonne mine et sajeunesse, elle lui lança un regard, puis deux, puis trois, si bien quele jeune Crochard comprit enfin ce que cela voulait dire, et devint sonamant. C’était probablement une courtisane de trente ans, unedésillusionnée qui sentait reverdir son dernier amour ; quoi qu’il ensoit de l’état de son âme, celui de sa fortune était assezsatisfaisant. Notre amoureuse avait fait des économies, elle possédaitdes meubles, du linge, et une cinquantaine de louis cachés dans un basde laine au fond de sa paillasse. Il est dans la destinée de toutes lesdouairières de faire des folies ; celle-ci en commit une bien grande entirant Crochard de son obscurité. Quel bonheur pour un homme qui amarché nu-pieds toute sa vie, qui n’a eu pour tout vêtement d’été etd’hiver qu’un bourgeron délabré, qui n’a jamais fumé que des bouts decigare ramassés dans la rue, de faire crier sur le pavé de bonnessemelles de bottes, de se promener en redingote d’alpaga, une piped’écume à la bouche, une casquette sur le côté de l’oreille ; oh ! lacasquette ! la casquette ! mot magique qui fait battre tant de coeurs !Que d’enfants, trop pauvres pour en acheter, se consument de désirspour elle, et combien de fois Crochard s’était dit qu’il donnerait unan de sa vie pour avoir seulement une de ces toques rouges à laBuridan, comme en portaient les garçons coiffeurs et les rapins, il y aquelques années ! Il l’eut, cette casquette, et du plus beau rougeencore ; il eut de plus un pantalon quadrillé à large plis, un gilet àla Robespierre et un col en crinoline. Ce fut ce qui le perdit. Unefois au milieu de ce luxe et de cette abondance, il contracta deshabitudes de plaisirs et de parure immodérés ; il réalisa la comédie dela vieille femme et du jeune mari, il fit si bien qu’au bout de troismois tous les meubles étaient brisés, tout le linge était en gage, tousles napoléons étaient partis avec Crochard, devenu l’amant heureuxd’une plus jeune maîtresse.

Nous n’avons pas besoinde vous dire quel succès obtinrent dans le monde de la prostitutioncette intelligence, cette beauté, cette jeunesse. Tout de suite, il fitpartie de l’élite de cette fashion qui se réunit chez les marchands devin. Le soir, il se promenait sur le boulevard au milieu d’un haremambulant, dont les faciles odalisques réservaient pour lui leurssourires les plus gracieux, leurs regards les plus furtifs ; le jour,il vendait des bijoux contrôlés, quand ses amours lui laissaientquelque loisir. Le chapeau sur l’oreille, les cheveux harmonieusementpeignés, le cigare à la bouche, les mains dans les poches de sonpantalon, il dominait au Prado, et n’aurait pas été déplacé à laChaumière. Il buvait avec modération, battait rarement ses maîtresses,et ne jouait pas au billard. Sa réputation d’homme comme il faut étaitsi bien établie, qu’un chef de claque lui fit proposer de s’associeravec lui, peut-être même aurait-il consenti, au bout de quelque temps,à lui donner sa fille. Crochard refusa, parce qu’il voulait conserverson libre arbitre au théâtre, et son indépendance dans la vie.

Maisce n’est pas là le type que vous nous aviez promis, s’écrierontpeut-être quelques lecteurs impatients ; ce n’est point là l’homme dontvous voulez parler ; celui dont il devait être question dans cetarticle est bien autrement terrible, bien autrement corrompu : notre homme sans nom est assassin et voleur, il porte un poignard et unetrique, il vit à coups de stylet, et il aime à coups de bâton, il atoujours dans le regard le vin ou le crime, ces deux grandes colères…Il se peut que notre héros, puisque héros il y a, ait été ainsi fait,il se peut même qu’il soit tel encore dans certains quartiers de Paris,mais, en général, ses moeurs ont bien changé. Ce qui était autrefois larègle est devenu aujourd’hui l’exception. L’oeil vigilant de la policese promène sur ce chaos, et l’observateur, qui veut se rendre compte decette immoralité, la trouve sinon corrigée dans son essence, du moinssingulièrement modifiée dans ses détails. Remarquez en effet leschangements subis par l’homme sans nom, depuis le moyen âge jusqu’ànos jours. D’abord c’est un horrible mendiant, ripaillant avec saribaude dans la cour des Miracles, un affreux bandit blotti dans unbouge de la Grande-Truanderie, ou bien un pauvre étudiant qui ne croitpas déroger en échangeant les minces arguments dont Abeilard l’a nourrile matin sur la paille de la place Maubert, contre le fricot plussubstantiel de quelque gaillarde de la rue Glatigny. Plus tard, c’estun grand drôle à la plume insolente, au feutre retroussé, à la rapièretraînante, assassin à gages, gouailleur le jour, sinistre le soir. SousLouis XV, il endosse l’uniforme, enrôle les niais et vise à un emploide concierge au Châtelet ; du raccoleur à l’entremetteur, il n’y a quele Pont-Neuf, le trajet est bientôt fait, et le voilà portant lesbillets doux des grands seigneurs aux jolies marchandes de la halle,exerçant le soir pour son propre compte, et se cachant volontiers dansune armoire quand sa maîtresse reçoit une visite chez elle. Que d’abbéstrop galants, que de graves procureurs, que de riches traitants ont étépris à ce piége, sous l’empire il coupe des bourses dans les foules ;sous la restauration il fait le foulard devant les magasins de gravures; maintenant il vend des chaînes de sûreté et des contre-marques. Letemps et les révolutions successives ont bien changé son caractère. Cen’est plus le bandit toujours prêt à dégainer et à braver la loi, letraître caché derrière une tapisserie, c’est à peine s’il est encore unpeu filou, et s’il ose battre sa maîtresse.

Sousl’empire, il n’était pas rare qu’une maison tout entière fût mise enémoi par une querelle sanglante entre une fille publique et son amant.Quelquefois même la scène avait lieu dans la rue, on voyait un hommes’emparer d’une pauvre femme et l’accabler de coups de bâton ; si lebâton volait en éclats, l’énergumène se servait de la main, quand lamain venait à se lasser, l’assassin se servait de son talon de botte ;elle pourtant, la malheureuse, appelait vainement au secours, la policene se dérangeait pas pour si peu de chose, et les voisins regardaient àla fenêtre sans s’émouvoir, sachant bien que de pareilles gens nevalaient pas la peine qu’on s’occupât de leurs affaires. C’était lamode alors de croire que plus on battait une femme plus elle vousaimait. Raison souveraine pour rester neutre. Les philanthropesdisaient en voyant commettre ce meurtre : « C’est la justice de Dieuqui passe, » et ils passaient aussi. Aujourd’hui ces solennelséreintements appelleraient une répression immédiate et sévère, il n’estplus permis aux gens en dehors de la morale de se croire en dehors dela loi. La prostituée battue peut faire envoyer son persécuteur à lapréfecture, et celui-ci se montre moins prompt à lever la mainqu’autrefois. Ce n’est pas à dire pour cela que l’homme sans nom nebatte plus sa maîtresse, mais du moins il la bat dans l’intimité, commepourrait le faire un mari mal élevé, et il ne la massacre quetrès-rarement. Ce qui domine dans le caractère de l’homme sans nomactuel, c’est la crainte de la police. Nous ne répondrions pas que dansquelques repaires de la Cité, dans deux ou trois rues de Paris fortconnues et fort surveillées du reste, il n’y eût des hommes prêts àcourir les chances de l’échafaud pour quelques pièces de cent sous,mais ce sont pour la plupart des repris de justice, des gens quicumulent deux corruptions. Ce n’est point l’ouvrier honteux, le soldatpauvre qui tenteraient leur cupidité. Si le sang coule dans ces lieuxmaudits, c’est dans des querelles particulières ; car entre ceux quiles fréquentent et ceux qui les protégent la différence n’est pasgrande. Le souteneur de ce soir pourra assassiner demain, mais ce nesera pas dans l’exercice de ses fonctions de la veille. S’il vole, ils’adressera à quelque ivrogne, auquel sa mémoire fournira à peine lelendemain quelques vagues indices d’accusation ; quant à la violence,il ne l’emploiera que par mégarde et pour ainsi dire dans le feu del’improvisation ; ces messieurs sont trop prudents pour appelerl’attention de la police déjà suffisamment éveillée à leur égard.

Laclasse des hommes sans nom se divise en plusieurs catégories. Cen’est point ici le lieu de les désigner spécialement, les termesd’ailleurs nous manqueraient pour une telle pornographie. Cependant lelecteur ne perdra rien à cette retenue, nous ne laisserons rien endehors de notre sujet, nous gravirons un à un tous les échelons decette corruption que nous avons essayé de décrire, et pour cela il noussuffira de raconter la vie d’un homme. Mettons-nous donc de nouveau àla suite de Crochard, et, après avoir vu sa prospérité, rendons-nouscompte de sa chute. Nous l’avons laissé dans toutes les jouissances dela fortune, mais, hélas, cette période brillante dura peu. Une foisentré dans la honte, il faut en parcourir tous les degrés. L’abîmeattire. Crochard y fut bientôt précipité. Vous vous souvenez qued’abord il a été marchand de billets, c’était alors le beau temps de savie ; l’argent abondait dans ses poches, il choisissait à son gré sesmaîtresses parmi les plus belles ; une fois la vente terminée à laporte de l’Opéra, si la soirée était belle, si la brise qui vient dubois de Boulogne apportait de champêtres émanations sur le boulevard,Crochard arrachait sa belle à ses travaux, et, bras dessus, brasdessous, ils allaient sabler la bière et rompre l’échaudé desChamps-Élysées. Qu’importe à Crochard qu’un air chaud ait soufflé surParis pendant le jour, que la foule soit nombreuse sur l’asphalte deTortoni, que la soirée s’annonce sous les plus brillants auspices ; sidemain sa bien-aimée trouve son escarcelle vide, n’est-il pas là pourla remplir ? car Crochard est généreux, il comprend les nécessités dela vie, il veut que toute union soit un partage, et non uneexploitation. Encore un verre pour toi, Mariette, pour moi encore unepipe. Après une bouteille ou deux ils revenaient, elle enchantant, lui en fumant au clair de lune. Le dimanche à la barrière,une fois par semaine à l’Ambigu-Comique, tous les soirs à la porte del’Opéra, voilà comment s’écoulait l’existence de Crochard. Hélas ! ilne pouvait pas toujours vivre d’une vie aussi platonique. Il tombemalade, et voilà que pendant sa maladie son associé pactise avec laconcurrence, son industrie passe en d’autres mains, c’est en vain qu’ilveut essayer de lutter, sa place est prise, ses meilleures pratiquesl’ont abandonné, il est obligé, lui, le négociant presque patenté, lefier marchand de billets, de descendre à la contre-marque. Plus depromenades aux Champs-Élysées, plus de dîners à la barrière, plus dedouces émotions à l’Ambigu. L’homme déchu n’est plus le même homme.Crochard a perdu toute son élégance, il est ivre tous les jours ; et sisa maîtresse, fatiguée, veut rentrer chez elle, lorsque la boue et lapluie rendent le pavé désert, c’est lui qui la ramène sur le trottoir,et la contraint, malgré sa faiblesse, à poursuivre, jusqu’à l’heure desrondes de surveillance, les chances d’un gain illusoire. Tantôtclaqueur, tantôt marchand de contre-marques, tantôt allumeur dechalands autour de la boutique volante du marchand de bijoux contrôlés,Crochard tourne peu à peu au grinche, on le surnomme Main-Fine, etles sergents de ville l’honorent d’une surveillance toute particulière.

Lemétier qu’il a jusqu’alors exercé en amateur, et dont il n’a vu que lebeau côté, il faut qu’il en subisse toutes les conséquences. Dans cesantres obscènes de la Cité, dans les fossés des boulevards extérieurs,ce n’est pas d’une protection illusoire dont sa maîtresse a besoin. Là,tous les jours, il faut payer de sa personne ; les plus récalcitrantsdoivent être mis à la raison ; que deviendrait l’existence de Crochard,où prendrait-il du tabac, de l’eau-de-vie, si l’on pouvait frustrer sacompagne de son salaire ? cette femme qui travaille pour lui,permettra-t-il qu’on la batte ? Non certes, et quand viendra le jourdes règlements de compte avec l’horrible hôtelière, quand il faudramettre en règle le doit et l’avoir de la prostitution, qui mettra satrique dans la balance qu’on veut faire pencher d’un seul côté ; quivérifiera avec le poing les chiffres de cette monstrueuse tenue delivres, si ce n’est Crochard ? Faire tort à sa maîtresse, mais c’est leréduire lui-même à la mendicité : aussi nulle rigidité sur ce point nepeut être comparée à la sienne ; les plus habiles sorcières perdentleur grimoire à essayer de le voler, ce qui ne l’empêche point de volerles autres.

Entouré de compagnons plus vieux que luidans l’infamie, son amour-propre consista dès lors à les égaler ; iln’eut pas de peine à y parvenir, il les dépassa même, parce qu’il étaitplus intelligent. Il fut l’un des héros de cette école qui commentaitRobert-Macaire à coups de poignard. A vingt et un ans, il était déjàrepris de justice et meurtrier. Caché dans les carrières de Montmartre,rôdant quelquefois des jours entiers, comme une bête fauve, autour deParis sans oser y entrer, il finit par tomber entre les mains de lapolice. Les funestes semences de la jeunesse, cette ivraie de la misèrequi étouffe toujours le bon grain, avaient trop profondément germé dansson coeur ; elle le poussèrent sur les bancs de la cour d’assises. C’estau milieu de ce triste drame des débats que cet homme, qui avait traînéle boulet et assassiné en riant peut-être, fit voir qu’il tenait àl’humanité, du moins par un côté. Une femme avait partagé ses longuesmisères, une femme n’avait pas eu peur d’essuyer ses mainsensanglantées ; cette femme, qu’il couvrait de coups et demeurtrissures, elle est là derrière le banc fatal, cachée parmi lesauditeurs ; eh bien, lui, Crochard, le forçat, il oublie de disputer satête au bourreau, il cherche à rencontrer le regard de Mariette : s’ila été assez heureux pour l’apercevoir, il rentre presque joyeux dans saprison. Condamné, il demande à la voir, et ne sachant comment laconsoler, il lui promet de mourir avec courage. Le voilà, lui aussi,redevenu homme par l’amour. Nous avions bien raison de croire que lacompassion viendrait avant la fin de ce récit.

Quedire maintenant de ces corruptions banales, de ces immoralités qui ontpour commencement unique, et pour toute fin, la brutalité des sens,chaos que rien ne peut débrouiller, marais infects dont il est inutilede sonder la profondeur ? Les préoccupations, les instincts, leshabitudes ordinaires de l’homme sans nom, vous les devinez tous. A quoibon vous faire pénétrer dans ces repaires où l’on parle argot, dans cesréunions où s’agitent tant de questions criminelles ou obscènes ? Laseule chose que nous devions dire à la louange de celui que nousn’osons pas appeler notre héros, c’est qu’au rebours de ses confrèresdes autres pays, il est amant et non pourvoyeur. Dans sa bassesse il ya un certain orgueil, dans son humiliation il y a une espèce dedignité. Les fonctions de l’affranchi romain et de l’abbé italien nesont plus guère remplies en France que par des femmes. L’entremetteuseprend toutes les formes, porte tous les costumes, exerce tous lesmétiers. Courtisane sur le retour et grand dame, vieille femme, etpauvrement vêtue comme cette revendeuse à la toilette que vous avez dûrencontrer bien souvent. Nous ne nous étendrons pas davantage sur cemétier plus infâme que l’infamie ; que dire de ces femmes quiavilissent leur âme, après avoir avili leur corps, qui font servirl’expérience de leur premier amour à tromper d’innocentes jeunesfilles, sinon qu’elles sont maudites de Dieu, et que si Satan reparaîtencore quelquefois sur la terre, à coup sûr c’est sous les traits vilsd’une entremetteuse !

Il y a cependant des individusqui passent pour de fort honnêtes gens du reste, qui ne craignent pasd’exercer cette petite industrie à leurs moments perdus, et comme pourse distraire. C’est une branche qu’ils ajoutent à leurs revenus, unléger gain qui ne leur donne aucune peine, aucun souci à obtenir, uncommerce commode et facile, dont le produit leur sert plus tard àétablir leur fille. Le conducteur de diligence est au fait de lachronique scandaleuse de tous les relais. Ici Marguerite a étéabandonnée ; là Goton fait la coquette ; plus loin Jeanne a envie devoir Paris. Tous les jours en passant il offre une place sur labanquette à Marguerite ; il dit à Goton qu’il y en a bien peu d’aussijolies qu’elle à Paris ; il promet à Jeanne de lui trouver uneexcellente condition. Marguerite consent la première, puis l’une, puisl’autre. Elles sont toutes les trois confiées à une vieille femme quien fait ce que vous savez ; l’honnête conducteur, qui prenait tantd’intérêt à ces trois jeunes filles, touche sa prime et remonte sur sonimpériale, cherchant partout des yeux d’autres victimes sur la routequ’il parcourt. Dans chaque ville, il y a des gens qui font ainsi du proxénétisme par correspondance, et parmi ceux qui exercent cehonteux négoce, on a trouvé des officiers de santé !

Onnous dira peut-être encore que cette existence que nous venons dedécrire est une exception dans la réalité. Nous ne soutenons pas lecontraire, mais nous avons choisi notre modèle dans l’exception, parceque la réalité vulgaire est impossible, parce qu’elle n’apprend rien,parce qu’elle n’éclaire aucun côté du coeur. Du reste, qu’on ne s’ytrompe pas, il y a dans le fléau dont nous parlons des exceptions bienplus douloureuses que celle de Crochard, et nous aurons le courage deles dire.

C’est quelquefois une conséquence des plusfortes passions et des plus nobles, de conduire aux plus grandsdésordres. Il est des coeurs mobiles chez lesquels l’amour ne laissejamais de traces profondes, il en est d’autres qui, une fois le germereçu, en sont atteints pour toujours. Choisissons un homme qui possèdece triste privilége ; prenons le jeune et candide. Il aime une femme,la première venue, une grisette du quartier latin, si vous voulez. Aquoi bon parler de leur amour et de leur bonheur, vous les devinez,n’est-ce pas ? Pendant un an, nul cri d’oiseau de proie, nulle tempêtene trouble le nid des deux amants ; malheureusement la jeune ouvrière(appelons-la Madeleine) fait la connaissance d’une certaine madame deSaint-Ange pour laquelle elle travaille quelquefois. On ne sait niquelle est la famille, ni en quoi consiste l’industrie de cette femme,et cependant elle étale un luxe des plus grands. Un beau jour Madeleineet la Saint-Ange disparaissent ensemble. Qu’étaient-elles devenues ?

Voilàdonc notre jeune homme en proie à tous les tourments de l’abandon. Unan s’écoule, il se console, on le croit guéri, un autre n’y aurait pasmanqué à sa place. Il est tranquille, il est gai ; eh bien ! cettetranquillité n’est qu’apparente comme cette gaieté : un soir qu’ilrumine sa douleur, caché sous les arbres des Tuileries, il se trouveface à face avec son infidèle. Adieu ses beaux projets de dédain, sespromesses de fermeté, le passé lui remonte au coeur, il est amoureux, ilest fou. On a beau lui dire que sa maîtresse, gagnée par la Saint-Ange,est devenue femme galante, que lui importe ? c’est toujours Madeleine,il la cherche, il la poursuit, il redevient son esclave, et tous lesdeux vivent ensemble dans tous les plaisirs, dans toutes lesjouissances, dans tous les oublis du luxe ; au bout de trois mois, desix mois, ou d’un an, on a mangé l’héritage paternel. Le moment seraitbien choisi, il semble, pour songer à une séparation ; mais, bah !Madeleine ne veut pas qu’il soit dit qu’elle a quitté son amant parcequ’il n’avait plus rien ; l’amant, de son côté, a compromis saposition, il est brouillé avec ses amis, avec sa mère, avec sa soeur quia des enfants, avec toute sa famille, il ne sent qu’une chose au monde: son amour pour cette femme. On continue donc la même existence,aujourd’hui riche, demain pauvre, sans s’inquiéter d’où vient lafortune, sans chercher à combattre la pauvreté. On vit dans une espècede veille magnétique. Cependant le jour du réveil arrive. Le jeunehomme découvre que sa maîtresse a un amant ; il veut punir, mais laforce lui manque ; d’ailleurs une voix lui crie qu’il fallait bien quecette femme trouvât quelque part les moyens de payer ce luxe qu’ellelui faisait partager. Il s’indigne, il s’emporte contre lui-même :Scélérat, lâche, misérable, ô ma mère, ô mes amis, ô ma soeur, ô mesillusions perdues, mon honneur évanoui ! Mais l’habitude est plus forteque toutes ces déclamations ; vaincu par les premières larmes d’unefemme perdue, perles fausses qui s’échappent d’un oeil menteur, ilaccepte le passé et dicte l’arrêt de son avenir !

Etqu’on ne dise pas que ceci est une histoire inventée à plaisir. Cettevariété de l’homme sans nom est plus répandue qu’on ne le croit. Ilest encore grand, quoi qu’on en dise, le nombre de ces malheureux quisentent que la solitude pourrait leur refaire une moralité, et qui nepeuvent consentir à choisir ce dernier refuge. Une femme représente,pour eux, ce qu’ils ont de plus pur et de plus ignoble dans la vie ;avec elle, ils ont passé leurs meilleurs comme leurs plus mauvaisjours. Ils sont, pour ainsi dire, rivés à elle par la chaîne de lahonte. Dans une situation semblable, les muettes mélancolies et lesmornes douleurs ne suffisent pas ; il faut, pour ainsi dire, que ledésespoir qu’on éprouve se venge ; où trouver une femme qui reçoive voscoups et qui vous rende vos caresses ? Retenus par un lien invisible ;devenus nécessaires l’un à l’autre ; honteux de leur amour, mais nepouvant vivre sans lui ; éprouvant sans cesse la douleur d’êtreensemble, mais ne pouvant se séparer, cet homme et cette femme endurentun supplice qui ne finit qu’avec la vie, et montrent ainsi que la hontene détruit pas toujours l’amour, et qu’elle l’augmente quelquefois enen faisant l’unique refuge de deux grandes misères.

ManonLescaut s’est repentie, elle est morte réconciliée de coeur avec elle etavec Desgrieux ; mais ne faites pas attention à ce dénoûment qui est lamoralité de l’admirable livre de Prévost ; poursuivez le roman,continuez-le dans votre esprit ; supposez Manon vivante, de retour àParis avec son chevalier : ne craignez-vous pas, en vous souvenant dece coeur facile, de cet esprit nonchalant, de cette coquetterie, decette curiosité, de cet abandon dont l’héroïne a donné tant de preuves,de voir recommencer les souffrances de Desgrieux ? Que Manon letrahisse, il lui pardonnera encore ; il lui pardonnera toujours, sibien que Manon, malgré elle, le méprisera comme il se mépriseralui-même ; ils se mépriseront tous les deux, et cependant ils serontattachés l’un à l’autre, celui-ci par amour, celle-là parreconnaissance ; il vivra de la beauté de cette femme, comme elles’appuiera sur la force de cet homme ; ils se trouveront avilis, ils seferont pitié mutuellement, mais ils resteront ensemble, et vous aurez,dans cette Manon morte si à propos, dans ce Desgrieux inconsolable, lesdeux héros du drame que nous venons de raconter, et la peinture la plusémouvante d’une des plus terribles maladies de l’âme, si elle étaitfaite par un homme de talent.

Du reste, et ce n’estmalheureusement pas un progrès dont nous ayons à nous féliciter,l’homme sans nom s’en va. Ce type exceptionnel tend à devenir moinscommun de jour en jour. Il disparaît en se généralisant. Depuis qu’on aprêché la réhabilitation de la chair, et que les doctrines humanitairesont poétisé la fille publique, depuis surtout que tant d’existences ontété déplacées, tant d’ambitions éveillées, tant de vanités mises enmouvement, les clercs de notaire, les prétendus artistes, les prétenduslittérateurs, les industriels dégommés, les acteurs, tous les bohémiensde l’existence, si nombreux par le temps qui court, font uneconcurrence terrible à l’homme sans nom, qui n’avait autrefois derivaux que parmi les sous-officiers de l’armée. L’homme sans nom aété forcé de prendre une industrie ; le temps n’est pas loin où ilpayera patente, et sera électeur sous le pseudonyme de marchand debillets. La honte de l’homme sans nom est devenue un mal social.Avant d’aborder ce côté, le plus grave et le plus sérieux de notrearticle, il est bon de jeter un coup d’oeil en arrière et de voir sinous avons clairement indiqué et caractérisé toutes les particularitésdu genre. Hélas ! notre tâche a été incomplète. Nous vous avons montrédes gens coupables par ignorance, d’autres par faiblesse de coeur, nousavons traversé le carrefour sombre, nous avons vu vaciller dans lelointain la lampe fumeuse de l’orgie, nous nous sommes arrêtés unmoment chez le marchand de vin. Poursuivons maintenant notre route,pénétrons dans le grand monde, et voyons si l’homme sans nom ne s’ycacherait point par hasard ?

Nous n’imiterons pasces observateurs passionnés qui prétendent que, dans les hautes régionssociales, le vice est bien plus répandu, bien plus général, et surtoutbien plus toléré que dans les classes infimes. Non, les gens dont nousvoulons parler sont partout signalés, partout cités comme des exemplesfunestes ; et si, à l’extérieur, il semble qu’on ne leur fasse pointsentir l’infériorité morale de leur position, on s’en dédommage à coupsûr d’une manière qui ne perd rien de sa force à n’être pointapparente. Qu’une femme connue pour entretenir des liaisons illicitesse présente dans un salon, certes, la maîtresse de la maison la recevraen apparence avec la même distinction, le même empressement qu’elleaccorde à toutes les autres. Mais pour un homme habitué à interpréterles habitudes du grand monde, cette distinction et cet empressementauront une signification toute différente de celle qu’on leur attribueordinairement ; le geste, au besoin, commentera la parole ; il y auramême certaines prévenances, une foule de petites attentions dont lafemme tarée ne sera jamais l’objet, et dont l’absence, remarquée,restera comme un blâme infligé à des fautes que l’on veut bien fairesemblant d’ignorer, mais qu’on ne veut pas entièrement absoudre. C’estlà sans doute un châtiment bien léger pour des égarements qu’on punitsouvent d’une façon bien plus cruelle ; mais le monde est ainsi fait,on sent la nécessité des concessions dans un milieu où chacun seconnaît, et où l’affront fait au coupable peut rejaillir sur des têtesinnocentes. Ce que nous venons de dire des femmes peut égalements’appliquer aux hommes. On s’étonne quelquefois qu’un individu dontl’existence est notoirement tachée d’infamie reçoive chez lui lameilleure société, et fréquente à son tour les plus brillants salons dela capitale ; tenez pour certain que cet individu n’y est que toléré,et qu’en refusant ses invitations, on craindrait de déshonorer tantôtdes aïeux illustres, tantôt une soeur sur le point de se marier, tantôtune vieille mère qui ignore seule le déshonneur de son fils, et quimourrait en l’apprenant. Il ne nous appartient pas de condamner unetelle tolérance, elle est vraiment coupable alors seulement qu’elle estdictée par les exigences de l’intérêt particulier.

Jetonsun rapide coup d’oeil sur tous ces vices amnistiés, sinon entièrementpardonnés. Au premier rang de cette série, nous trouvons l’homme qui apour toute ressource une pension que lui fait sa femme. Celui-là, parexemple, vit en garçon, mais il a recours à toutes sortes desubterfuges pour se soustraire à cette solitude dont il a perdul’habitude. Il installe chez lui une maîtresse en qualité de demoisellede compagnie d’une tante infirme ; il prend jour pour recevoir sesamis, il donne des bals, des soirées, des dîners, dont la prétenduedemoiselle de compagnie fait les honneurs ; les gens qui vont chez untel amphitryon n’appartiennent pas, si vous voulez, à l’élite de lasociété : ce sont des coulissiers, de vieux négociants qui vivent enconcubinage, de jeunes débauchés, des acteurs, des directeurs dethéâtre même ; mais enfin cet homme a des flatteurs qui le vantent, desparasites qui se font ses valets, il est un des administrateurs de soncercle, et cependant personne n’ignore que la fortune dont il jouit,provient de la source la plus ignoble. Mari d’une femme riche, il l’asurpris un jour en flagrant délit d’adultère. Il a consenti à se tairemoyennant finances ; il s’est fait assurer une pension, et pendant quesa femme est notoirement la concubine d’un autre, il consommetranquillement et sans remords ses 15,000 francs de honte par an.

Ilen est d’autres plus malheureux qui payent encore leur déshonneur auprix d’un esclavage de tous les jours. Voyez-vous là-bas, dans cetteavant-scène de l’Opéra, ce spectateur aux cheveux gris, au frontchauve, aux traits distingués ; à côté de lui est une femme de quaranteans, mais qui a toutes les prétentions et la mise coquette de lajeunesse. Cet honnête vieillard, que vous prendriez pour un député ouun pair de France, est tout simplement le mari d’une actrice. Elles’est trouvée enrichie quand il a été ruiné. Après l’avoir longtempsentretenue, il s’est laissé entretenir ; mais la bienfaitrice a finipar mettre un prix à ses bienfaits, elle a désiré avoir un nom, uneposition, elle a voulu se faire épouser ; l’ancien amant avait toutessortes de raisons pour refuser ; devait-il donner une telle belle-mèreà sa fille, honorablement mariée en province ? Non certes ; aussia-t-il essayé de résister aux prétentions de sa maîtresse. Mais alorson a parlé de séparation, on a pris un autre amant, si bien que lemalheureux, habitué à de somptueux festins, à un riche mobilier, à uneexistence confortable, a fini par consentir. Il a donné son nom honoréjusqu’alors à une femme perdue, il l’a conduite dans le monde oùquelques personnes l’ont accueillie par commisération pour lui, et afinqu’il pût se faire encore illusion sur sa triste position ; il est làsur le devant de la loge pour servir d’enseigne et satisfairel’amour-propre d’une courtisane, tandis que, derrière elle, se pavaneson amant avoué. Quelle existence pourtant pour un homme qui pourraitvivre tranquillement à la campagne, occupé à faire sauter les enfantsde sa fille sur ses genoux, et qui a sacrifié la considération de savieillesse au plaisir d’avoir encore une voiture et une loge à l’Opéra !

Nouslui préférons même ce beau et splendide fashionable, dont l’uniquemétier est de conduire au concert, au spectacle, aux eaux, unemaîtresse de maison fort connue à Paris. Pourtant on l’a chassé à Badend’une table d’hôte avec sa compagne, et il n’a rien dit, il ne s’estpas vengé, il n’a pas même rougi !

A la rigueur, unepareille faiblesse peut s’excuser, mais il en est d’autres que rien nesaurait absoudre. Est-il quelque chose de plus lâche, de plus misérableau monde que la conduite de ces jeunes gens qui, se voyant perdus dedettes, abusent de la légèreté d’une vieille femme, feignent auprèsd’elle tous les transports de l’amour, et l’épousent pour mangerensuite sa fortune au milieu de toutes sortes de débauches ! Si lafemme trompée se ravise, si elle parle de prendre des mesures deprécaution contre le dissipateur, comme ils deviennent rampants auprèsd’elle, comme ils la flattent, comme ils l’accablent de protestations,jusqu’à ce qu’elle ait de nouveau montré son secrétaire d’un airattendri ! Oh ! le hideux mensonge, l’affreuse perversité ! L’homme dela borne nous paraît moins dégoûtant ; celui-là au moins ne ment pas,il ne simule point la tendresse, il ne parle jamais de repentir. Il selaisse mettre à l’encan, et il appartient à celle qui lui donne le plus; mais c’est son métier de se livrer ainsi à l’enchère, il se considèrecomme une marchandise ; s’il abandonne une femme, il sait que bientôtil sera remplacé et qu’on le pleurera tout juste le temps de laissersécher une cicatrice ; tandis que le misérable qui spécule sur laconfiance que l’on accorde à la jeunesse, sur l’involontairefascination qu’exerce la beauté, n’a rien qui le relève à ses yeux et àceux des autres, rien qui puisse le justifier !

Nousavons parcouru rapidement, et comme il convenait de le faire, ce tristealbum de la corruption ; il ne reste plus rien à montrer au lecteur.Deux dessins seulement ont été oubliés, mais à quoi bon revenir enarrière pour les étaler ? on les a vus partout, ils sont connus, ilssont populaires. L’un représente le lion, l’amant aristocratique d’uneactrice, dont il mange les appointements sous prétexte de la protégerauprès de son directeur ; l’autre est tout bonnement la silhouette dumari de la maîtresse de table d’hôte.

Nous avonsépuisé autant qu’il était moralement et matériellement possible toutesles variétés de l’homme sans nom. Nous l’avons pris dans les rues etdans les salons, nous l’avons envisagé au point de vue de la morale etde la psychologie ; nous avons fait au coeur la faible part qui luirevenait, et à l’intérêt particulier la part énorme qu’il est en droitde revendiquer. Après avoir montré le malade, il nous reste maintenantà préciser l’état actuel de la maladie. Au premier coup d’oeil, onserait tenté de croire qu’il y a amélioration, et non pas recrudescencedans le fléau. La statistique des vices du grand monde ne donne pas untotal plus effrayant qu’à une autre époque à l’addition de toutes lesindividualités qui se vendent aux femmes. D’un autre côté, lessouteneurs de filles publiques deviennent moins nombreux et pluscivilisés, leurs moeurs se sont adoucies en même temps que leuraffiliation a diminué. L’homme sans nom est né de la nécessité danslaquelle se trouvaient les prostituées abandonnées par la police, de sefaire protéger par quelqu’un. L’administration a compris qu’enautorisant la prostitution, elle devenait pour ainsi dire responsablede ces excès. En consacrant à ce fléau une surveillance de tous cesinstants, en l’entourant d’une protection qui tourne en définitive auprofit de tous, les prostituées ont moins eu besoin de recourir àl’appui intéressé qui leur coûtait si cher autrefois ; elles ontobtenu, elles aussi, l’égalité devant la loi. Elles n’ont donc plusbesoin de payer quelqu’un pour leur faire avoir justice.

Félicitons-nousde ce résultat, s’écrieront les philanthropes, bénissons la police, etfondons des prix de vertu ! Attendez, bonnes gens, avant de vousréjouir, et permettez-moi, pour vous désabuser, de vous raconter unepetite fable. L’apologue doit être de votre goût, vertueux académiciens!

Il y avait donc autrefois, dans les environs d’unecapitale, un vaste emplacement destiné à abattre les chevaux. On voulutdétruire ce foyer qui lançait à plusieurs lieues à la ronde ses miasmespestilentiels. On atteignit ce but. Malheureusement les ratsinnombrables qui habitaient ces lieux infects se répandirent dans laville en telle abondance et avec une telle audace, que les habitantsregrettèrent l’ancien état de choses et maudirent ceux qui l’avaientchangé.

Ce Montfaucon que l’on a voulu assainir etdéplacer, c’est la prostitution ; ces rats immondes, qui ont faitinvasion dans tous les domiciles, vous représentent l’homme sans nom.

Savez-vousce qu’ont produit toutes les déclamations modernes sur la prostitution? Nous allons vous le dire. Les ouvriers, et même les gens d’un rangplus élevé n’ont pas honte d’aimer ouvertement des filles publiques, etde vivre avec elles comme si c’était la chose du monde la plusnaturelle. Oui, l’homme sans nom disparaît, mais pour faire place àl’amant de coeur, autre fléau non moins dangereux. Il n’est pasaujourd’hui de prostituée, pour peu qu’il lui reste encore une certaineblancheur sur les épaules, une certaine vivacité dans le regard, quin’ait son ouvrier, compagnon menuisier, ébéniste ou bijoutier, qui setatoue pour elle, qui lui prête son bras dans tous les lieux publics,qui lui porte le gain de sa journée, et tout cela au détriment de safamille. Félicitez-vous après cela de voir diminuer tous les jours lenombre des hommes sans nom ; comment voulez-vous que les malheureuxsoutiennent la concurrence ?

Un homme d’un grandsavoir et d’une grande moralité, qui, séduit par la gloire si pure deParent-Duchâtelet, consacre sa vie à étudier la grande question quenous avons effleurée dans deux articles, nous a confirmé lui-même lavérité de tous ces détails. Pour le moment, il paraît que ce sontsurtout les ouvriers bijoutiers qui sont en possession de fournir leplus grand nombre d’amants de coeur. Une chose à dire à la louange desgarçons perruquiers ou coiffeurs, c’est que jusqu’à présent ils ne sesont point présentés dans cette lice immonde, soit que, changeantfréquemment de pays, ils ne puissent contracter de liaisons, soit quel’habitude de voir des grandes dames, de tresser des cordons decheveux, de fabriquer des chiffres amoureux, les rende plus fiers, soitenfin que le coeur du perruquier contienne une délicatesse inconnuejusqu’à ce jour !

Que voulez-vous que devienne cemalheureux homme sans nom au milieu de tous les progrès, de toutesles améliorations de la prostitution moderne ? Dans quelle maison detolérance voudrait-on le recevoir, lui habitué à un costume négligé, àune sobriété assez équivoque, lui dont la botte crottée tacherait lestapis, et qui pourrait un jour de trop grande gaieté se permettre debriser une glace de 1,500 francs. D’ailleurs à qui ce bohémienpourrait-il plaire ? les poches de ces demoiselles sont pleines dedéclarations. Elles peuvent même en montrer en vers, Dieu me pardonne !Amanda, Julie, Euphrosine, ont chacune leur étudiant qui les mène à laChaumière, au spectacle, au café, partout où elles veulent aller. Ojeunes gens, jeunes gens, vos pères valaient mieux que vous ; ilsn’entendaient pas aussi bien la phraséologie de la tendresse, ilsignoraient ce que c’est que l’amour humanitaire, mais à coup sûr ilsauraient rougi rien qu’à la pensée d’aller chercher leurs maîtresses làoù vous les prenez, et ils auraient dégainé contre l’insolent qui eûtosé faire peser une telle accusation sur leur pauvre petite grisette.

Laissonsà chacun le soin de tirer la conclusion de tout ceci ; quant à nous,attristé par le sombre paysage que nous venons de parcourir, nous laferions peut-être trop désolante.                                                          

TAXILE DELORD.